1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VIII. La tendance majoritaire est le principal danger

1. Nous connaissons d'avance la réponse du camarade Germain.

Cela fait de nombreuses années que Trotsky a défini le mode de raisonnement de la pensée opportuniste et sectaire. Cette définition prend toute son actualité dans cette polémique, car c'est ce mode de raisonnement qu'emploient les camarades de la majorité et particulièrement le camarade Germain.

« La pensée marxiste est concrète, c'est-à-dire qu'elle prend en compte tous les facteurs décisifs et importants d'une question donnée, non seulement dans leurs rapports réciproques mais aussi dans leur développement. Elle ne dissout pas la situation du moment dans la perspective générale, mais c'est grâce à la perspective générale qu'elle éclaire l'analyse de la situation présente dans toute sa particularité. C'est précisément par cette analyse concrète que commence la politique. La pensée opportuniste ainsi que la pensée sectaire ont un trait commun, elles tirent toutes deux de la complexité des circonstances et des forces un ou deux facteurs qui leur paraissent les plus importants - et qui quelquefois le sont de fait - en les isolant de la réalité complexe et en leur attribuant une force sans limite. » (Trotsky, "Ecrits" tome 3 p.525).

C'est ce que font systématiquement les camarades de la majorité. Ils isolent un facteur de la réalité - quelquefois le plus important, d'autres fois un facteur secondaire -, lui attribuent une « force sans limite » ni restriction et le transforment en une loi générale. Ils isolent la tendance et la loi générale selon laquelle sans lutte armée il n 'y aura pas de révolution et en font une loi unique de notre politique pour toute l'Amérique latine. Ils séparent la tendance vers le contrôle ouvrier de toutes les circonstances qui peuvent le rendre actif à un moment déterminé, et seulement à ce moment-là de la lutte de classes, et la transforment en une stratégie et une tactique quasi permanente pour l'Europe. Ils abstraient un élément de la montée actuelle du mouvement de masses en Europe - celui de l'existence d'une nombreuse avant-garde qui ne suit pas les appareils réformistes - et le transforment en une catégorie sociale (alors que c'est un phénomène épisodique et conjoncturel de cette montée des masses) pour en faire l'axe stratégique de notre activité. Pourquoi continuer ? Toujours, dans chaque analyse et dans chaque orientation de la majorité, nous retrouvons la même erreur.

Cette erreur fondamentale se combine à d'autres qui rendent encore plus fausse cette façon de raisonner et de polémiquer. Dans presque tous les documents de la majorité, il y aune tendance très manifeste à l'impressionisme (consistant à se laisser entraîner par les événements spectaculaires ou les analyses intellectuelles et journalistiques plus ou moins brillantes), au subjectivisme (donnant l'importance fondamentale aux questions de type idéologique, ou de conscience, laissant de côté la

situation objective de la lutte de classes), à l'économisme (surévaluant le facteur économique et le transposant mécaniquement à l'analyse politique), et à l'érudition (utilisant une avalanche de citations prises au pied de la lettre et hors de leur contexte pour asseoir une position). Tout cela se transforme au cours de la polémique en coups de théâtre, effets spectaculaires, manœuvres intellectuelles ou jeu sur les sentiments, afin d'impressionner l'auditoire. Nous nous sommes efforcés tout au long de ce document de démontrer et de donner des exemples de ces vices de raisonnement et de façon de polémiquer.

Le camarade Germain intervient toujours comme un avocat de la défense : il est moins préoccupé d'aller droit dans le vif du sujet et d'exposer avec netteté ce qu'il pense et propose de faire, que de se défendre d'avance contre toutes les attaques possibles que l'on pourra lui faire, et sous tous les angles imaginables. C'est ainsi que se comprennent les sommets mais aussi les profonds abîmes par lesquels passe le camarade Germain : quand la cause qu'il défend est juste, elle brille de tous ses feux, solidement protégée par cette carapace défensive qui l’entoure ; mais lorsqu’elle est injuste, ces qualités se transforment en défauts. La véritable position défendue par le camarade Germain reste cachée, confuse derrière cette carapace défensive, recouverte d'une toile d'araignée inextricable, où des affirmations s'amoncellent et se mêlent à d'autres totalement opposées et qui ne servent finalement qu'à démontrer qu'il a toujours raison. Si on l'attaque parce qu'il a dit « blanc », il peut toujours nous démontrer que quelque part il a dit « noir » ; si on le critique parce qu'il a dit « oui », il peut toujours nous montrer que, quelques lignes plus bas, il a dit « non ».

Malheureusement, le camarade Germain n'a pas toujours défendu des causes justes. Et, comme toujours, le plus important est de savoir au service de quelle politique est mise une certaine façon de raisonner et de polémiquer. La trajectoire du camarade Germain, dans ce sens, est très contradictoire, car elle suit deux constantes: la défense du trotskysme (une cause juste) et la défense de son prestige de dirigeant (une cause injuste, même s'il était réellement un dirigeant irréprochable). Les documents du camarade Germain peuvent alors servir à n'importe quoi (principalement à se défendre contre des attaques futures) plutôt qu'à armer nos cadres pour leur activité militante, surtout lorsque ces documents se rapportent à une polémique interne au mouvement trotskyste où son prestige de dirigeant risque de souffrir quelque dommage.

C'est de là que découle le titre de ce sous-chapitre, car nous sommes sûrs que le camarade Germain, ainsi que tous les autres camarades de la majorité, nous répondront en nous opposant trois ou quatre citations de leurs documents (où ils disent exactement le contraire) pour chacune des citations que nous avons employées. Par exemple, à la citation où le camarade Germain soutient que les bourgeoisies nationales sont capables de rompre totalement avec l'impérialisme et de mener à bien une lutte victorieuse contre l'oppression étrangère, ils nous opposeront de nombreuses autres où est dit, avec la meilleure orthodoxie trotskyste, qu'elles ne peuvent pas le faire. (Afin de leur éviter la peine de cher­cher, nous pouvons leur dire où en trouver une : dans la dernière lettre du camarade Germain à Horowitz). Et cela n'est qu'un exemple. Nous sommes certains qu'il existe (et ils les sortiront) des citations exactement opposées à celles que nous avons utilisées pour chaque problème théorique que nous avons soulevé dans cette polémique. Nous sommes même convaincus qu'après cet afflux de citations, le camarade Germain nous accusera d'avoir falsifié sa pensée. Nous n'obtiendrons jamais qu'un camarade de la majorité discute des citations que nous avons prises et reconnaisse que dans ces citations il a commis une erreur et qu'il accepte notre critique. Et c'est ainsi que se terminera toute possibilité de continuer à polémiquer car, si nous acceptions la méthode d'addition et de multiplication des affirmations du camarade Germain, la discussion entre marxistes cesserait d'être une tâche militante pour devenir un travail de découpe, de collage de citations et de calcul de leurs poids sur une balance. Parce que si l'on recoupait et regroupait les affirmations théoriques correctes du camarade Germain, on pourrait faire un des plus grands volumes de théorie trotskyste orthodoxe; mais si l'on faisait la même chose avec les affirmations incorrectes, on pourrait faire un autre volume aussi gros sinon plus que le premier, du révisionnisme trotskyste. Mais cela n'a rien à voir avec la méthode marxiste, la théorie est également dialectique et une affirmation erronée peut faire tomber cent affirmations correctes, selon le contexte du problème concret discuté lorsque cette affirmation a été formulée.

Il en sera ainsi pour les questions théoriques, mais en ce qui concerne les orientations politiques concrètes, dont nous traitons dans ce document et dans d'autres textes des camarades de la minorité, ce sera encore plus grave. Les orientations se confrontent aux faits et les faits sont connus par les jeunes cadres de notre Internationale, contrairemen­t aux questions théoriques. Personne ne peut nier par exemple que depuis le IXème Congrès à nos jours, l'Amérique latine a été la scène de grandes mobilisations ouvrières et populaires (c'est-à-dire le contraire de ce qui était prévu dans les résolutions de ce Congrès). C'est un fait impossible à controverser, comme tout autre fait contemporain. Et même les faits du passé sont beaucoup plus difficiles à controverser que les questions théoriques. Cette vertu possédée par les faits concrets et les lignes politiques concrètes (exprimées dans les journaux, les tracts et autres documents d'agitation) déterminera la façon d'intervenir des camarades de la majorité. Nos affirmations documentées sur l'incapacité de l'orientation de la majorité à donner des réponses aux faits concrets de la lutte de classes seront démontrées directement. Cela fait 20 ans que nous leur demandons de nous expliquer leur politique de soutien critique au MNA qui a entraîné la défaite de la révolution bolivienne en 1952. Pourquoi ne nous répondent-ils pas quand nous insistons pour savoir à quelle date le journal du POR(C) a commencé sa campagne de lutte contre les Coups d'Etat en Bolivie ? Nous ont-ils répondu s'il fallait ou non participer aux élections en Argentine ?

Les réponses faites par les camarades de la majorité à nos questions ont toujours été les mêmes: le silence, encore le silence. C'est en réalité un silence plein de cris, de rideaux de fumée, d'argumentations longues et lourdes, mais un silence en définitive, car il n'a jamais été rompu par une réponse catégorique. Le jour où les camarades nous diront : « Oui nous avons fait un soutien critique au gouvernement du MNA en Bolivie de 52 à 56, bien que le mouvement ouvrier et populaire eût liquidé l'armée bourgeoise et se fût organisé en milices ouvrières, et nous pensons aujourd'hui que ce fut une erreur tragique. » (ou le contraire : « cette politique était correcte pour telle ou telle raison... »). Ou bien, lors­qu'ils nous diront : « Vous avez tort, le journal du PORs(C) a développé une campagne de lutte politique contre les putschs, à partir de tel numéro ou telle date et l'a maintenue pendant tant de numéros et d'une manière conséquente » (ou le contraire : « Ils ne l'ont jamais fait et nous reconnaissons avoir menti ») ; ou bien encore : « Effectivement, il fallait participer aux élections argentines » (ou il ne fallait pas le faire). Le jour où les camarades nous diront simplement cela, nous reconnaîtrons que leur méthode a changé.

Mais pour l'instant, nous n'en voyons aucun symptôme. Nous pensons donc que notre dénonciation - du fait que la majorité a commis dans son document européen un des plus grands crimes de l'histoire en oubliant le « Vietnam » de l'impérialisme européen, les guérillas des colonies portugaises - subira le même sort que toutes nos dénonciations de leurs erreurs politiques antérieures. Nous pensons que, une fois de plus, la réponse sera le silence. Au lieu de nous répondre - mais allez savoir ce qui sortira de l'imagination fertile et polémique du camarade Germain et des autres dirigeants de la majorité - comme de véritables dirigeants prolétariens qui, lorsqu’ils se trompent ou oublient des positions fon­damentales, disent simplement : « Nous nous sommes trompés, étudions ensemble les raisons de cette erreur », nous sommes sûrs qu'ils répandront un rideau de fumée.


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