1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)

Felix  Morrow

 

ch. X – Les journées de Mai : barricades à Barcelone


La Catalogne était, plus encore qu'avant la guerre civile, le centre économique principal de l'Espagne.  Et cette puissance économique était maintenant entre les mains des ouvriers et des paysans (du moins le pensaient-ils).  L'industrie textile espagnole dans sa totalité était concentrée.  Ses ouvriers produisaient maintenant des vêtements et des couvertures pour l'armée et la population civile, et des marchandises d'une nécessité vitale pour l'exportation.  Comme le fer et les aciéries de Bilbao étaient virtuellement coupés du reste de l'Espagne, les travailleurs de la métallurgie et de l'industrie chimique de Catalogne avaient créé avec la rapidité la plus héroïque une vaste industrie de guerre pour équiper les armées antifascistes.  Les collectivités agricoles, qui avaient réalisé les plus grandes récoltes de toute l'histoire espagnole, nourrissaient l'armée et les villes et fournissaient des agrumes pour l'exportation.  Les marins de la C.N.T. transportaient les produits exportés qui procuraient à l'Espagne des crédits étrangers, et ramenaient de précieuses cargaisons pour la lutte contre Franco.  Les masses de la C.N.T. tenaient les fronts de l'Aragon et de Teruel ; elles avaient envoyé Durruti et leurs meilleures milices sauver Madrid juste à temps.  En un mot, le prolétariat catalan constituait la colonne vertébrale des forces antifascistes, et le savait.

Qui plus est, après le 19 juillet, son pouvoir avait été reconnu par Companys lui-même.  Le président catalan, s'adressant pendant les journées de juillet à la C.N.T.-F.A.I., avait dit :

" Vous avez toujours été sévèrement persécutés, et moi-même, avec beaucoup de peine mais contraint par les réalités politiques, moi-même, jadis à vos côtés, je me suis vu plus tard obligé de m'opposer à vous et de vous poursuivre.  Aujourd'hui vous êtes les maîtres de la ville et de la Catalogne, parce vous seuls avez vaincu les soldats fascistes. J'espère que vous ne trouverez pas déplacé que je puisse vous rappeler maintenant que l'aide des hommes de mon parti et de la Garde, plus ou moins nombreux, ne vous a pas manqué [... ] Vous avez vaincu, et tout est en votre pouvoir.  Si vous n'éprouvez pas le besoin ou le désir que je sois président, dites-le maintenant, et je deviendrai un soldat de plus dans la lutte antifasciste. Si, au contraire, vous me croyez quand je dis que je n'abandonnerai ce poste au fascisme victorieux que transformé en, cadavre, je pourrai peut-être, de mon nom et de mon prestige, vous servir avec mes camarades du parti.

La crainte et la rage des masses catalanes devant les empiétements de la contre-révolution étaient par conséquent des sentiments d'hommes libérés et maîtres de leur destin en danger de redevenir esclaves.  Il était hors de question de se soumettre sans combattre !

Le 17 avril – au lendemain du ralliement des ministres de la C.N.T. à la Generalidad – un régiment de carabiniers arriva à Puigcerda et demanda aux patrouilles ouvrières de la C.N.T. de rendre le contrôle des douanes.  Tandis que les dirigeants les plus en vue de la C.N.T. se hâtaient vers Puigcerda pour négocier une solution pacifique – c'est-à-dire pour persuader les travailleurs de céder le contrôle de la frontière – on envoyait les Gardes civiles et d'assaut à Figueras et dans d'autres villes de province pour arracher le contrôle policier aux organisations ouvrières.  En même temps, à Barcelone, les gardes d'assaut procédaient au désarmement  à vue des travailleurs dans les rues.  Durant les dernières semaines d'avril, ils rapportèrent qu'ils en avaient désarmé trois cents de cette manière.  La nuit, des heurts se produisaient entre ouvriers et Gardes.  Des camions de gardes désarmaient les travailleurs isolés.  Les travailleurs usaient de représailles.  Ceux qui refusaient de se soumettre étaient fusillés.  En retour, des gardes étaient abattus.

Le 25 avril, Roldan Cortada, dirigeant du syndicat du P.S.U.C., fut assassiné à Molins de Llobregat.  On ne sait toujours pas qui l'a tué.  La C.N.T. dénonça ce meurtre et demanda une enquête.  Le P.O.U.M. fit remarquer avec bon sens que Cortada avait soutenu Caballero avant la fusion et qu'il était connu pour désapprouver l'esprit de pogrom engendré par les staliniens.  Mais le P.S.U.C. profita de cette occasion pour dénoncer les " agents fascistes cachés ", " incontrôlables ", etc.  Le 27 avril, des représentants de la C.N.T. et du P.O.U.M. parurent aux funérailles de Cortada, ils y trouvèrent une manifestation des forces de la contre-révolution.  Pendant trois heures et. demie, " l'enterrement " – les soldats et la police du P.S.U.C. et du gouvernement, rameutés de partout et armés jusqu'aux dents – défila dans les quartiers ouvriers de Barcelone.  C'était un défi, et les masses de la C.N.T. le prirent comme tel.  Le jour suivant, le gouvernement envoya une expédition punitive à Molins de Llobregat qui interpella les dirigeants anarchistes locaux et les ramena menottes aux mains à Barcelone.  Cette nuit-là et les suivantes, les groupes de la C.N.T. et des gardes d'assaut du P.S.U.C. se désarmèrent mutuellement dans les rues.  Les premières barricades surgirent dans les quartiers ouvriers.

Les carabiniers, renforcés et rejoints par les forces locales du P.S.U.C., attaquèrent les patrouilles ouvrières à Puigcerda.  Antonio Martin, maire et dirigeant de la C.N.T., populaire dans toute la Catalogue, fut tué par balles par les staliniens.

Le 1er mai, la plus ancienne et la plus chère des journées ouvrières, le gouvernement interdit tout meeting et manifestation dans toute l'Espagne.

Pendant ces dernières journées d'avril, les travailleurs de Barcelone apprirent pour la première fois, dans les pages de Solidaridad obrera, ce qu'il était advenu de leurs camarades de Madrid et de Murcia aux mains de la G.P.U. stalinienne.

La Telefonica, principal centre téléphonique de Barcelone qui dominait sa place publique la plus affairée, avait été occupée par les troupes fascistes le 19 juillet, les gardes d'assaut envoyés par le gouvernement la leur ayant rendue.  Les travailleurs de la C.N.T. avaient perdu beaucoup des leurs pour le reconquérir.  Ils ne tenaient que plus à le conserver.

Depuis le 19 juillet, le centre téléphonique avait été dirigé par un comité U.G.T.-C.N.T., avec une délégation gouvernementale installée dans l'immeuble.  L'équipe de travailleurs appartenait presque intégralement à la C.N.T., de même que les gardes armés qui défendaient le bâtiment contre les incursions fascistes.

Le contrôle de la Telefonica était une instance concrète de double pouvoir.  La C.N.T. était en mesure d'écouter les appels gouvernementaux.  Tant qu'il serait possible aux travailleurs de contrôler les contacts téléphoniques des forces gouvernementales, le bloc bourgeois-stalinien ne serait jamais maître de la Catalogne.

Le lundi 3 mai, à 3 heures de l'après-midi, trois camions de gardes d'assaut sous le commandement personnel de Salas, commissaire à l'ordre public, membre du P.S.U.C. [1] , arrivèrent à la Telefonica.  Surpris, les gardes des étages inférieurs furent désarmés.  Mais une mitrailleuse empêcha les gardes d'assaut d'occuper les étages supérieurs.  Salas appela des gardes en renfort.  Les dirigeants anarchistes lui demandèrent de quitter l'immeuble.  Il refusa.  La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre aux usines et aux faubourgs ouvriers.

Deux heures après, à 17 heures, les travailleurs se précipitaient dans les centres locaux de la C.N.T.-F.A.I. et du P.O.U.M., s'armaient et dressaient des barricades.  Depuis les cachots de la dictature de Rivera jusqu'à aujourd'hui, la C.N.T.-F.A.I. avait toujours organisé des comités de défense locaux, avec une tradition d'initiative locale.  Ces comités de défense assurèrent la direction dans la semaine qui s'ouvrait, pour autant qu'il y en ait eu une.  On ne tira presque pas la première nuit, car les travailleurs étaient incomparablement plus forts que les forces gouvernementales.  Dans les faubourgs ouvriers, beaucoup de membres de la police gouvernementale, qui n'avaient pas assez d'estomac pour lutter, rendirent pacifiquement leurs armes.  Loïs Orr, témoin, écrivit

" Le matin suivant (mardi 4 mai), les travailleurs armés contrôlaient la plus grande partie de Barcelone.  Les anarchistes tenaient le port tout entier, et avec lui la forteresse de Montjuich, qui domine la ville et le port de ses canons; tous les faubourgs de la ville étaient entre leurs mains.  Et les forces gouvernementales, à l'exception de quelques barricades isolées, étaient complètement débordées par le nombre et concentrées au centre de la ville, dans le quartier bourgeois, où elles pouvaient facilement être encerclées de tous côtés comme les rebelles le furent au 19 juillet 1936. "

Les récits de la C.N.T., du P.O.U.M. et d'autres confirment cela.

A Lerida, les gardes civils rendirent leurs armes aux travailleurs la nuit du lundi, de même qu'à Hostafranchs.  Les militants du P.O.U.M. et de la C.N.T. s'emparèrent des quartiers généraux du P.S.U.C. et de l'Etat Catala à Tarragone et à Gerone en tant que " mesure préventive ". Ces premiers pas manifestes n'étaient qu'un début, car les masses catalanes s'étaient rangées, à une écrasante majorité, derrière les bannières de la C.N.T. La prise officielle de Barcelone, la constitution d'un gouvernement révolutionnaire auraient conduit, dans la nuit, au pouvoir ouvrier.  Ni les dirigeants de la C.N.T. ni le P.O.U.M. ne contestent sérieusement que telle en aurait été l'issue   [2] .

C'est pourquoi l'aile gauche de la C.N.T. et du P.O.U.M., des sections de la Jeunesse libertaire, les Amis de Durruti et les bolclieviks-léninistes appelèrent à la prise du pouvoir par les travailleurs au travers du développement d'organes démocratiques de défense (soviets).  Le 4 mai, les bolcheviks-léninistes publièrent le tract suivant, distribué sur les barricades :

" VIVE L'OFFENSIVE REVOLUTIONNAIRE!

Aucun compromis ! Désarmement de la Garde nationale républicaine et des gardes d'assaut réactionnaires.  C'est le moment décisif.  Plus tard il sera trop tard.  Grève générale dans toutes les usines, sauf celles qui sont liées à la poursuite de la guerre, jusqu'à la démission du gouvernement réactionnaire.  Seul le pouvoir ouvrier peut assurer la victoire.

Armement total de la classe ouvrière

Vive l'unité d'action C.N.T.-F.A.I.-P.O.U.M. ! Vive le front révolutionnaire du prolétariat ! Comités de défense révolutionnaires dans les ateliers, les usines et les districts ! Section bolchevik--léniniste d'Espagne (pour la IVème  Internationale). "

Les tracts des Amis de Durruti, qui appelaient à une " Junte révolutionnaire ", au complet désarmement des gardes d'assaut et de la Garde nationale républicaine, qui saluaient le P.O.U.M. pour avoir rejoint les travailleurs sur les barricades apprécièrent la situation de la même manière que les bolcheviks-léninistes.  En adhérant toutefois à la discipline de leurs organisations, et sans publier de propagande autonome, la gauche du P.O.U.M. et de la C.N.T., la Jeunesse libertaire avaient la même perspective que les bolcheviks-léninistes.

Ils avaient sans aucun doute raison.  Aucun apologiste de la direction du P.O.U.M. et de la C.N.T. n'a avancé contre la prise du pouvoir un quelconque argument qui résiste à l'analyse.  Aucun d'eux n'ose nier que les travailleurs auraient pu aisément prendre le pouvoir en Catalogne.  Ils apportent trois arguments principaux pour défendre la capitulation : La révolution aurait été isolée, limitée à la Catalogne, et défaite de l'extérieur ; les fascistes auraient pu, dans cette conjoncture, faire irruption et vaincre ; l'Angleterre et la France auraient écrasé la révolution par une intervention directe.  Examinons successivement ces trois arguments .

1) L'isolement de la révolution : la forme la plus plausible. la plus radicale donnée à cet argument, est fondée sur une analogie avec la " manifestation armée " de juillet 1917 à Pétrograd. "En juillet 1917, même les bolcheviks ne décidèrent pas de prendre le pouvoir, et se limitèrent à la défensive, dirigeant les masses hors de la ligne de feu avec le moins de victimes possible." Curieusement, le P.O.U.M., l'I.L.P., les pivertistes [3] et autres apologistes qui utilisent cet argument sont précisément ceux qui ont toujours rappelé aux " trotskystes sectaires " que "  l'Espagne n'était pas la Russie ", et que, par là même, la politique bolchevique n'était pas applicable.

L'analyse trotskyste, c'est-à-dire bolchevique, de la révolution espagnole s'est toujours fondée sur la situation concrète en Espagne.  En 1931, nous avons averti que le rythme rapide des événements russes de 1917 ne se répéterait pas en Espagne.  Au contraire, nous faisions alors l'analogie avec la grande Révolution française, qui, commencée en 1789, franchit une série d'étapes avant d'atteindre son point culminant en 1793.  Justement parce que nous, trotskystes, ne schématisons pas les événements historiques, nous ne pouvons prendre au sérieux l'analogie avec juillet 1917 [4] .

A Petrograd, la manifestation armée éclata quatre mois seulement après la révolution de Février, trois mois après que les thèses d'Avril de Lénine aient fixé une perspective révolutionnaire au parti bolchevique. " La masse écrasante de la population de ce pays gigantesque commençait tout juste à émerger des illusions de Février.  Il y avait au front une armée de douze millions d'hommes qui venaient à peine d'être touchés par les premières rumeurs concernant les bolcheviks.  Dans ces conditions, l'insurrection isolée du prolétariat de Petrograd aurait été inévitablement écrasée.  Il fallait gagner du temps.  Telles furent les circonstances qui déterminèrent la tactique des bolcheviks."

Par contre, en Espagne, mai 1937 survenait après six années de révolution pendant lesquelles les masses avaient acquis une expérience gigantesque dans tout le pays.  Les illusions démocratiques de 1931 avaient été détruites.  Nous pouvons citer le témoignage des dirigeants de la C.N.T., du P.O.U.M., de socialistes, selon lesquels les illusions démocratiques redorées du Front populaire n'eurent aucune influence sur les masses.  En février 1936, elles ne votèrent pas pour le Front populaire, mais contre Gil Robles, et pour la libération des prisonniers politiques.  Les masses avaient montré maintes et maintes fois qu'elles étaient prêtes à aller jusqu'au bout : les nombreuses luttes armées dirigées par les anarchistes, les prises de terres pendant six ans, la révolte d'octobre 1934, la Commune des Asturies, la prise des usines et de la terre après le 19 juillet ! L'analogie avec juillet 1917 est infantile.

En 1917, douze millions de soldats russes à peine touchés par la propagande bolchevique pouvaient être envoyés contre Pétersbourg.  Mais en Espagne la C.N.T. dirigeait plus d'un tiers des forces armées, un autre tiers ou presque était dirigé par l'U.G.T. dont la plupart des membres étaient socialistes de gauche ou sous leur influence.  Même si l'on accorde que la révolution n'aurait pas gagné immédiatement Madrid ou Valence.  Cela ne revient aucunement à affirmer que le gouvernement de Valence aurait trouvé des troupes pour écraser la république ouvrière de Catalogne ! Tout de suite après les événements de mai, les masses de l'U.G.T. firent la preuve de leur hostilité déterminée à l'égard de mesures répressives contre le prolétariat catalan.  C'est une des raisons pour lesquelles Caballero dut quitter le gouvernement.  Elles auraient encore moins pu être utilisées contre une république ouvrière victorieuse.  Même les rangs staliniens n'auraient pas fourni une telle armée massive : c'est une chose que d'amener les travailleurs et les paysans arriérés à limiter leur lutte à un combat pour une république démocratique ; c'en est une autre entièrement différente que de les amener à écraser une république ouvrière.  Toute tentative du bloc bourgeois-stalinien de rassembler des forces prolétariennes n'aurait pu que précipiter l'extension de l'Etat ouvrier à toute l'Espagne loyaliste.

Nous pouvons dire plus : l'exemple de la Catalogne aurait été suivi immédiatement ailleurs.  La preuve ? Le bloc stalinien-bourgeois, alors qu'il cherchait à consolider la république bourgeoise, était toutefois poussé par l'atmosphère révolutionnaire à avancer le mot d'ordre : " Finissons-en d'abord avec Franco, nous ferons la révolution après. > C'était un mot d'ordre habile,. bien propre à faire attendre les masses.  Mais le fait même que la contre-révolution ait eu besoin de ce mot d'ordre démontre qu'elle fondait ses espoirs de victoire sur la révolution, non sur l'accord des masses, mais sur leur tolérance impatiente.  Grinçant des dents, les masses disaient : " Nous devons attendre d'en finir avec Franco, puis nous en finirons avec la bourgeoisie et ses laquais. " Ce sentiment sans aucun doute, rarement répandu se serait évanoui devant l'exemple de la révolution catalane, celle-ci aurait mis un terme à ce : " Nous devons attendre. "

L'exemple de la Catalogne n'aurait pas touché la seule Espagne loyaliste.  Car une Espagne ouvrière se serait lancée dans une guerre révolutionnaire contre le fascisme qui aurait désintégré les rangs franquistes, par les armes politiques plus que par les armes militaires.  Toutes les armes politiques contre le fascisme dont le Front populaire n'avait pas autorisé l'utilisation, et dont seule une république ouvrière pouvait user, auraient été désormais dirigées contre Franco.  Peu après le 19 juillet, Trotsky écrivait :

" Comme chacun sait, une guerre civile ne se mène pas seulement avec des armes militaires, mais aussi avec des armes politiques.  D'un point de vue strictement militaire, la révolution espagnole est beaucoup plus faible que son ennemi.  Sa force réside dans sa capacité à jeter les larges masses dans l'action.  Elle peut même arracher l'armée [de Franco] à ses officiers réactionnaires.  Pour ce faire, le programme de la révolution socialiste.

Il faut proclamer qu'à partir de maintenant, la terre, les usines, les ateliers passeront des capitalistes aux mains du peuple.  Il faut se diriger immédiatement vers la réalisation de ce programme dans les provinces où les travailleurs sont au pouvoir.  L'armée fasciste ne pourrait pas résister à l'influence d'un tel programme.  Les soldats lieraient les pieds et les mains de leurs officiers et les livreraient aux quartiers généraux des milices ouvrières. les plus proches.  Mais les ministres bourgeois ne peuvent accepter un tel programme.  En freinant la révolution sociale, ils poussent les ouvriers et les paysans à répandre dix fois plus de leur propre sang qu'il n'en faut dans la guerre civile. "

La thèse de Trotsky ne s'est avérée que trop vraie.  Craignant la révolution plus que Franco, le gouvernement de Front populaire ne fit aucune propagande en direction des paysans des forces franquistes, et derrière leurs lignes.  Le gouvernement refusa absolument de promettre la terre à ces paysans, et cette promesse n'aurait eu aucun impact tant que le gouvernement n'aurait pas décrété effectivement la remise des terres aux comités paysans dans ses propres zones, à partir desquelles les nouvelles se seraient répandues, par des milliers de canaux, jusqu'aux paysans du reste de l'Espagne.  Craignant la révolution plus que Franco, le gouvernement avait rejeté tout projet (y compris celui d'Abd El Krim et d'autres Maures) de provoquer la révolution au Maroc par une déclaration d'indépendance.  Craignant la révolution plus que Franco, le gouvernement appela le prolétariat international à pousser

" ses " Gouvernements à aider l'Espagne – mais il ne fit jamais directement appel au prolétariat international en dépit et contre ses gouvernements.

Nous ne sommes pas des doctrinaires.  Nous ne proclamons pas la révolution tous les ' jours.  Nous jugeons à partir de notre analyse concrète de la situation espagnole en mai 1937 : si la république ouvrière avait été instaurée en Catalogne, elle n'aurait pas été isolée ou écrasée.  Elle se serait rapidement étendue au reste de l'Espagne.

2) Les fascistes seraient immédiatement intervenus.  La deuxième justification de l'inopportunité de la prise du pouvoir en Catalogne recoupe la première, dans la mesure où elle nie implicitement l'impact de la prise du pouvoir sur les forces franquistes [5] .

Admettant qu'une révolution prolétarienne en mai se soit étendue dans toute l'Espagne loyaliste, les dirigeants de la C.N.T. expliquent :

"Il est évident que, si nous l'avions voulu, le mouvement de défense se serait transformé en un mouvement purement libertaire.  C'est très bien, mais... les fascistes auraient sans aucun doute profité des circonstances pour briser toutes les lignes de résistance ."

(Garcia Olivier) [6]

Bien qu'il traite ostensiblement de la situation spécifique de la Catalogne en mai, ce raisonnement est, en fait, beaucoup plus fondamental : " C'est un argument contre la prise du pouvoir par la classe ouvrière au cours de la guerre civile. " C'était également la ligne du P.O.U.M. Son comité central soutint que, dans le cas où le gouvernement refuserait de signer son propre arrêt de mort en convoquant une assemblée constituante (congrès de délégués des soldats, des paysans et des délégués syndicaux), ce serait une erreur que de lui arracher le pouvoir par la force :

"Il [le P.O.U.M] croyait que les ouvriers protesteraient à temps contre la contre-révolution à laquelle le gouvernement procédait, et que la revendication d'une telle assemblée constituante deviendrait si forte que le gouvernement serait obligé de se soumettre.  Il soutenait qu'une insurrection serait erronée et peu opportune tant que les fascistes ne seraient pas défaits, et même sur la question de déclencher ou non l'insurrection à ce moment là, les opinions divergeaient en son sein [7] ."

En d'autres termes, la C.N.T. et le P.O.U.M. appelaient au socialisme par le biais du gouvernement.  Mais si le gouvernement ne donnait pas son accord, alors il fallait attendre au moins jusqu'à la fin de la guerre.  Cela revenait en pratique à s'adapter de façon camouflée au mot d'ordre bourgeois-stalinien : " Finissons-en avec Franco, nous ferons la révolution après. "

La tactique du P.O.U.M. et de la C.N.T. – attendre d'en avoir fini avec Franco – signifiait concrètement la condamnation de la révolution.  Car, comme nous l'avons déjà fait remarquer, le mot d'ordre bourgeois-stalinien d' "  attente " était destiné à neutraliser les masses jusqu'à ce que l'Etat bourgeois soit rétabli.  Pour cette raison précise, le bloc bourgeois stalinien et ses alliés anglo-français n'avaient pas l'intention d'en finir avec Franco, ou (plus vraisemblablement) de faire la paix avec lui, tant que la contre-révolution n'avait pas consolidé son pouvoir en Espagne loyaliste.

Nous avons commenté l'incapacité du Front populaire et de son Gouvernement à faire de la propagande révolutionnaire pour désintégrer les forces franquistes.  Mais le gouvernement ne réussit pas plus à combattre Franco avec succès sur le plan militaire.  Plus précisément, dans la guerre civile, il n'y a pas de séparation entre tâches politiques et tâches militaires.  Craignant la révolution plus qu'il ne craignait Franco, le gouvernement concentrait d'énormes forces de soldats d'élite et de police dans les villes, détournant par là même des hommes et des armes nécessaires au front.  Craignant la révolution plus qu'il ne craignait Franco, le gouvernement poursuivait une stratégie de guerre dilatoire, qui ne pouvait donner aucun résultat décisif, tant qu'il procédait à la contre-révolution.  Craignant la révolution plus qu'il ne craignait Franco, le gouvernement était en train de subordonner les travailleurs basques et asturiens au commandement de la bourgeoisie basque traître qui allait bientôt capituler sur le front Nord.  Craignant la révolution plus qu'il ne craignait Franco, le Gouvernement était en train de saboter directement les fronts de l'Aragon et du Levant tenus par la C.N.T. Craignant la révolution plus qu'il ne craignait Franco, le gouvernement donnait aux agents fascistes (Asensio, Villalba, etc.) la possibilité de livrer des forteresses loyalistes à Franco (Badajoz, Irun, Malaga) [8] .

La contre-révolution portait des coups terribles au moral des troupes antifascistes. " Pourquoi mourrions-nous en combattant Franco quand nos camarades sont fusillés par le gouvernement ? " Cet état d'esprit si dommageable à la lutte contre le fascisme prédominait après la journée de mai et était très difficile à combattre.

De ce fait, par tous ces moyens, la politique gouvernementale facilitait les incursions militaires de Franco.  L'instauration d'une république ouvrière aurait mis fin à la tromperie, au sabotage, à la démoralisation.  Dotée de l'instrument de la planification étatique, la république ouvrière aurait pu utiliser comme aucun régime capitaliste l'intégralité des ressources matérielles et morales de l'Espagne loyaliste.

Loin de permettre aux troupes fascistes de percer, seul le pouvoir ouvrier pouvait conduire à la victoire sur Franco.

3) La menace d'intervention : La C.N.T. se réfère confusément aux navires de guerre anglais et français apparus dans le port le 3 mai, et à des plans de débarquement de troupes anglo-françaises. " Dans l'éventualité d'un triomphe du communisme libertaire, il aurait été écrasé un peu plus tard par l'intervention des puissances capitalistes et démocratiques. " (Garcia Oliver)

Les références de la C.N.T. à des navires de guerre précis, à un complot précis, obscurcit délibérément le caractère fondamental du problème . Toute révolution sociale doit affronter le danger de l'intervention capitaliste.  La révolution russe dut survivre tant à la guerre civile financée par les capitalistes qu'à l'intervention impérialiste directe.  La révolution hongroise fut écrasée par l'intervention aussi bien que par ses propres erreurs.  Néanmoins, quand les sociaux-démocrates allemands et autrichiens justifièrent la stabilisation de leurs républiques bourgeoises par le fait que les puissances alliées pourraient intervenir contre les Etats socialistes, les socialistes révolutionnaires et les communistes du monde entier – comme les anarchistes – dénoncèrent les Kautsky et les Bauer comme des traîtres, et ils eurent raison.

Le prolétariat autrichien et allemand, disaient alors les révolutionnaires, doit compter avec la possibilité d'une défaite due à l'intervention anglo-française, parce que les révolutions courent toujours ce danger, mais attendre le moment hypothétique où les Alliés seraient trop préoccupés pour intervenir, c'était manquer la conjoncture favorable à la révolution.  Mais les sociaux-démocrates l'emportèrent... et finirent dans les camps de concentration de Hitler et Schuschnigg.

Ni les cercles de la C.N.T. ni ceux du P.0,U.M. n'osèrent avancer qu'il existait une quelconque situation conjoncturelle spécifique qui rendait en mai 1937 l'intervention capitaliste plus menaçante qu'à un autre moment.  Les défenseurs de cette thèse se réfèrent simplement au danger d'intervention, sans y ajouter d'analyse spécifique.  Nous posons la question l'intervention était-elle plus dangereuse en mai 1937 qu'au moment de la révolution d'avril 1931 par exemple ?  En mai 1937, les travailleurs avaient tous les avantages.  En 1931, le prolétariat européen était prostré au fond du puits de la crise mondiale.  Les travailleurs allemands n'avaient pas encore été livrés à Hitler par leurs dirigeants – sans combat – mais le prolétariat français était aussi assoupi que s'il était accablé par un dictateur.  La situation en France, pays limitrophe, est décisive pour l'Espagne.  Et, en mai 1937, le prolétariat français entamait la deuxième année du soulèvement ouvert par les grèves révolutionnaires de juin 1936.  Il est inconcevable que les millions de travailleurs socialistes et communistes de France, déjà irrités par la neutralité, et maintenus dans cette ligne avec les plus grandes difficultés, par leurs dirigeants, aient permis l'intervention capitaliste en Espagne, qu'elle soit le fait de la bourgeoisie française ou d'une autre.  La transformation de la lutte en Espagne, de combat pour la sauvegarde d'une république bourgeoise, en combat pour la révolution socialiste, aurait enflammé les prolétariats français, belge et anglais, bien plus que ne le fit la révolution russe, car cette fois la révolution aurait été à leur porte.

Face à un prolétariat vigilant, qu'aurait pu faire la bourgeoisie ? La bourgeoisie française aurait ouvert ses frontières à l'Espagne, non pour l'intervention mais pour le commerce, permettant au nouveau régime de s'assurer des marchandises – ou bien elle aurait eu à affronter immédiatement la révolution chez elle.  La république ouvrière espagnole n'aurait pas, comme le firent Caballero et Negrin, aidé et encouragé la " non-intervention ". L'Angleterre, indissolublement liée au sort de la France, n'aurait pas pu intervenir, non seulement à cause du poids de la France, mais aussi à cause du poids de sa propre classe ouvrière, pour laquelle la révolution ibérique aurait ouvert une nouvelle époque.  Le Portugal aurait dû immédiatement faire face à la révolution.  L'Allemagne et l'Italie auraient, bien entendu, cherché à augmenter leur aide à Franco.  Mais la politique anglo-française aurait toujours été : ni une Espagne socialiste, ni une Espagne tenue par Hitler ou Mussolini.  En voulant jouer indistinctement sur les deux tableaux, l'impérialisme anglo-français aurait été contraint de restreindre l'intervention italo-allemande dans les limites qui puissent empêcher l'axe Rome-Berlin de dominer la Méditerranée.

Moins que tout autre, nous avons à apprendre que toutes les puissances capitalistes ont comme commun intérêt, et cherchent toutes la destruction de toute menace de révolution sociale.  Il est néanmoins clair que les deux facteurs qui sauvèrent la révolution russe de l'anéantissement par l'intervention auraient joué en mai 1937 : en 1917, le prolétariat mondial, inspiré par la révolution, imposa l'arrêt de l'intervention, tandis que les impérialistes ne pouvaient pas oublier suffisamment leurs divergences pour ne pas s'unir autour d'un plan unique d'anéantissement de la république ouvrière.  Le prolétariat européen étant à nouveau mobilisé, c'est à leurs risques et périls que les impérialistes auraient cherché à éteindre l'incendie espagnol.

Oui nous invoquons par-dessus tout l'aide du prolétariat mondial Vous, les staliniens pour qui les masses ne sont désormais rien d'autre que des carcasses que vous offrez en sacrifice sur l'autel de l'alliance avec les impérialistes démocratiques; vous les bureaucrates dont le mépris des masses, sur le dos desquelles vous vous dressez, vous fait oublier que ces mêmes masses, qui vous servent encore de capital moral et matériel, et qui s'amenuise sous votre gestion incompétente, ont conduit victorieusement la révolution d'Octobre et la guerre civile!  Nous savons que vous n'aimez pas que l'on vous rappelle qu'en 1919-1922, le prolétariat mondial a sauvé l'Union soviétique des impérialistes.  Les capacités révolutionnaires de la classe ouvrière sont une chose que vous en êtes venus à haïr et à craindre, car ils menacent vos privilèges.

Ce sont les staliniens qui croient à la possibilité d'une coexistence pacifique des Etats capitalistes et ouvriers, pas nous.  Il est certain que l'Europe capitaliste ne supporterait pas indéfiniment l'existence d'une Espagne socialiste.  Mais la conjoncture spécifique de mai 1937 était assez favorable pour permettre à une Espagne ouvrière d'installer son régime intérieur et de se préparer à résister à l'impérialisme en étendant la révolution à la France et à la Belgique, puis de mener une guerre révolutionnaire contre l'Allemagne et l'Italie, dans des conditions qui auraient précipité la révolution dans les pays fascistes.  C'est la seule perspective révolutionnaire en Europe, dans cette période qui précède la prochaine guerre, que la révolution commence en France ou en Espagne.  Qui ne l'accepte pas rejette la révolution socialiste.

Les risques ? " Il serait évidemment fort commode de faire l'histoire si l'on ne devait engager la lutte qu'avec " des chances infailliblement favorables " écrivait Marx pendant que la Commune vivait encore.  Clairvoyant, il voyait :

" le " hasard " malheureux et décisif (. . .) dans la présence des Prussiens en France et dans leurs positions si près de Paris.

Les travailleurs parisiens devant l'alternative ou de relever le défi ou de succomber sans combat.  Dans le dernier cas, la démoralisation de la classe ouvrière serait un malheur bien plus grand que la perte d'un nombre quelconque de " chefs ". Grâce au combat livré à Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et l'Etat capitaliste est entrée dans une nouvelle phase.

Quelle qu'en soit l'issue, nous avons obtenu un nouveau point de départ d'une importance historique universelle."

(Lettre à Kugelmann, du 17 avril 1871, éd.  Anthropos.)

Berneri avait raison.  Ecrasée entre les Prussiens-franquistes et Versailles-Valence, la Commune de Catalogne aurait pu faire jaillir une flamme embrasant le monde.  Et dans des conditions incomparablement plus favorables que celles de la Commune !

Nous avons tenté d'analyser le plus sérieusement possible les raisons que la direction centriste a données pour ne pas engager une lutte pour le pouvoir contre la contre-révolution.  Comme ils ne sont pas des réformistes invétérés, mais des centristes, ils sont tentés de justifier leur capitulation en faisant référence à la situation "spéciale", " spécifique ", de l'Espagne de mai 1937, mais sans donner de détails précis.  A l'examen, nous avons trouvé que, comme toujours dans le cas d'alibis de ce type, les références à la situation spécifique sont dénuées de sens et cachent un retrait fondamental par rapport à la voie révolutionnaire.  Ce ne sont pas des erreurs de fait, mais des divergences de principe qui, d'un point de vue mondial et de classe, séparent les révolutionnaires tant des dirigeants réformistes que des centristes.

Le mardi 4 mai au matin, les travailleurs armés des barricades qui recouvraient Barcelone se sentirent à nouveau, comme le 19 juillet, les maîtres de leur monde.  Comme le 19 juillet, les éléments bourgeois et petits-bourgeois terrifiés se cachaient dans leurs maisons.  Les syndicalistes dirigés par le P.S.U.C. restaient passifs.  Seule, une fraction de la police, les gardes armés du P.S.U.C. et les voyous armés d'Estat Catala se tenaient sur les barricades gouvernementales qui se limitaient au centre de la ville, entourées par les travailleurs en armes.  Le premier discours radiodiffusé de Companys, une déclaration selon laquelle la Generalidad n'était pas responsable de la provocation de la Telefonica, indique l'état de la situation.  Chaque faubourg de la ville, sous la direction des comités de défense locaux aidés par les groupes du P.O.U.M., de la F.A.I. et de la Jeunesse libertaire, était fermement contrôlé par les travailleurs.  Il n'y eut pour ainsi dire aucun coup de feu lundi soir tant la domination ouvrière était totale.  Tout ce qui manquait aux travailleurs pour instaurer leur pouvoir, c'était la coordination et l'action commune sous la direction du centre... Au centre, la Casa C.N.T., les dirigeants interdirent toute action et ordonnèrent aux travailleurs de quitter les barricades [9] .

Les dirigeants de la C.N.T. ne s'intéressaient pas à l'organisation des masses armées.  Ils étaient occupés par une négociation interminable avec le gouvernement.  C'était un jeu qui convenait parfaitement à ce dernier : retenir les masses sans direction derrière les barricades, en les berçant de l'espoir que l'on trouverait une solution décente.  La réunion au palais de la Generalidad traîna jusqu'à 6 heures du matin.  Ainsi, les forces gouvernementales gagnèrent assez d'espace vital pour fortifier les bâtiments gouvernementaux, et, à l'instar des fascistes en juillet, elles occupèrent les tours de la cathédrale.

Le mardi matin à 11 heures, les dirigeants se rencontrèrent, non pour organiser la défense, mais pour élire un nouveau comité pour négocier avec le gouvernement.  Alors Companys trouva un nouveau truc : Bien sur, nous pouvons en arriver à un accord à l'amiable, nous sommes tous des antifascistes, etc., etc., disaient Companys et le Premier ministre Taradellas. – Mais nous ne pouvons pas engager de négociations tant que les rues ne sont pas désertées par les hommes armés.  Sur quoi le comité régional de la C.N.T. passa le mardi avec un micro, appelant les travailleurs à quitter les barricades. " Nous vous appelons à baisser vos armes.  Pensez à notre grand but, commun à tous... L'unité avant tout.  Déposez vos armes.  Un seul mot d'ordre : Nous devons travailler à abattre le fascisme ! " Solidaridad obrera eut l'audace de paraître, avec, en page 8, la relation de l'attaque du lundi contre la Telefonica, sans mentionner l'édification des barricades, ne donnant d'autres directives que " restez calmes " afin de ne pas alarmer les miliciens du front auxquels parvenaient des centaines de milliers d'exemplaires du journal.  A 5 heures, des délégations du Comité national de l'U.G.T. et de la C.N.T. arrivèrent de Valence et publièrent en commun un appel au " peuple :" pour qu'il dépose les armes.  Vasquez, secrétaire national de la C.N.T., se joignit à Companys dans l'appel radiodiffusé.  On passa la nuit en nouvelles négociations (le Gouvernement était toujours prêt à passer un accord incluant l'abandon des barricades par les travailleurs !) dont sortit un accord pour un cabinet provisoire de quatre membres, appartenant à la C.N.T., au P.S.U.C., à l'Union paysanne et à l'Esquerra.  Les négociations furent ponctuées d'appels aux dirigeants de la C.N.T. qui avaient de l'autorité, les invitant à se rendre sur les points où les travailleurs menaient l'offensive.  C'est ainsi qu'à Coll Blanch, il fallait persuader ceux-ci de ne pas occuper les casernes.  Tandis que d'autres appels arrivaient – des quartiers généraux des ouvriers du cuir, de l'Union médicale, du centre local de la Jeunesse libertaire, qui demandait du renfort au Comité régional, parce que la police attaquait...

Mercredi : Ni les nombreux appels à la radio, ni l'appel commun de l'U.G.T.-C.N.T., ni l'établissement d'un nouveau cabinet n'avaient arraché les travailleurs aux barricades.  Sur les barricades, les travailleurs anarchistes déchiraient Solidaridad obrera et brandissaient les poings et les fusils vers les radios quand Montseny – rappelée de toute urgence de Valence après l'échec de Vasquez et de Garcia Oliver – les exhortait à la dispersion.  Les comités de défense locaux transmirent à la Casa C.N.T. que les travailleurs ne se rendraient pas sans conditions.  Très bien, donnons-leur des conditions.  La C.N.T. fit parvenir par radio les propositions qu'elle faisait au Gouvernement : que les hostilités cessent, que chaque parti reste sur ses positions, que la police et les civils qui combattaient aux côtés de la C.N.T. (sans en être membres) s'en retirent complètement, que les comités responsables soient avertis dès que le pacte est rompu quelque part, que l'on ne réponde pas aux coups de feu isolés, que les défenseurs des locaux syndicaux restent passifs et attendent d'autres informations.  Le gouvernement annonça bientôt son accord avec la C.N.T. Et comment pourrait-il en être autrement?  Le seul objectif du gouvernement était de mettre fin au combat des masses, pour mieux briser leur résistance, définitivement.  De surcroît, " l'accord " n'engageait en rien le gouvernement.  Le contrôle de la Telefonica, le désarmement des masses n'étaient pas mentionnés – et ce, non par hasard.  L'accord fut suivi dans la nuit d'ordres de reprise du travail venant des centres locaux de la C.N.T. et de l'U.G.T. (cette dernière, il faut s'en souvenir, étant contrôlée par les staliniens). " Les organisations et les partis antifascistes réunis en session au palais de la Generalidad ont résolu le conflit qui a créé cette situation anormale ", déclarait le manifeste commun. " Ces événements nous ont appris que nous devrons désormais établir des relations de cordialité et de camaraderie, dont nous avons beaucoup regretté l'absence ces derniers jours. " Cependant, comme l'admettait Souchy, les barricades restèrent toutes en place dans la nuit de mercredi. Mais le jeudi matin, le P.O.U.M. ordonna à ses membres de quitter les barricades qui, pour la plupart, étaient encore sous le feu.  Le mardi, le manifeste des Amis de Durruti, jusqu'alors assez froid avec le P.O.U.M., avait salué sa présence sur les barricades, présence qui démontrait qu'il s'agissait là d'une " force révolutionnaire ",.  La Batalla du mardi était restée dans les limites de la théorie selon laquelle il ne devait pas y avoir de renversement insurrectionnel du gouvernement pendant la guerre civile, mais elle avait appelé à la défense des barricades, à la démission de Salas et Ayguadé, à l'abrogation des décrets de dissolution des patrouilles ouvrières.  Si limité que fut ce programme, il contrastait tellement avec l'appel du Comité régional de la C.N.T. à déserter les barricades que le prestige du P.O.U.M. s'accrut très fort dans les masses anarchistes.  Le P.O.U.M. avait là une occasion sans précédent de prendre la tête du mouvement.

Au lieu de cela, la direction du P.O.U.M. s'en remit une fois de plus à celle de la C.N.T. : elle ne fit pas de propositions publiques d'action commune avec la C.N.T., propositions qui auraient doté la rébellion embryonnaire d'un ensemble de revendications auxquelles devait accéder sa directive en toute une année, le P.O.U.M., d'une déférence servile à l'égard des dirigeants de la C.N.T., n'avait pas fait une seule proposition présentant un net caractère de front uni.  Mais elle proposa une conférence en coulisses avec le Comité régional de la C.N.T. Quelles que fussent les propositions du P.O.U.M., elles étaient rejetées – Vous n'êtes pas d'accord ? alors n'en parlons plus Et le matin suivant (5 mai) la Batalla n'eut pas un mot à dire sur les propositions que le P.O.U.M. fit à la C.N.T., sur le comportement timoré des dirigeants de la C.N.T., de leur refus d'organiser la défense, etc. [10] . Au lieu de cela : " le prolétariat de Barcelone a remporté une victoire partielle sur la contre-révolution ". Et 24 heures plus tard, " la provocation contre-révolutionnaire ayant été repoussée, il faut quitter la rue.  Travailleurs, retournez aux usines " (la Batalla, 6 mai).  Les masses avaient réclamé la victoire sur la contre-révolution.  Les bureaucrates de la C.N.T. avaient refusé le combat.  Les centristes du P.O.U.M. avaient ainsi lancé un pont sur le gouffre qui séparait les masses des bureaucrates, en assurant celles-ci que la victoire était d'ores et déjà acquise.

Le mercredi, les Amis de Durruti avaient couru au front, appelant les travailleurs de la C.N.T. à ne pas tenir compte des ordres de désertion de la Casa C.N.T. et à continuer la lutte pour le pouvoir ouvrier.  Ils avaient chaleureusement accueilli la collaboration du P.O.U.M. Les masses restaient sur les barricades.  Le P.O.U.M., qui comptait au moins 30 000 travailleurs en Catalogne, pouvait faire pencher la balance dans n'importe quel sens.  Sa direction la poussa vers la capitulation.

Coup plus terrible encore contre les travailleurs en lutte le Comité régional de la C.N.T. dénonça à toute la presse y compris la presse stalinienne et bourgeoise – les Amis de Durruti comme des " agents provocateurs " (en français dans le texte) ; ce qui, naturellement, fut publié partout en première page le jeudi matin.  La presse du P.O.U.M. ne défendit pas les anarchistes de l'aile gauche contre cette calomnie répugnante.

Le jeudi fut rempli d'exemples de " victoires " au nom desquelles le P.O.U.M. appela les travailleurs à quitter les barricades.

Au matin, on trouva le corps brisé de Camillo Berneri là où les gardes du P.S.U.C., qui avaient enlevé cet homme fragile chez lui, la nuit précédente, l'avaient abandonné.  Berneri, chef spirituel de l'anarchisme italien depuis la mort de Malatesta, chef de la révolte d'Ancône en 1914, échappé des griffes de Mussolini, avait combattu les réformistes (les dirigeants de la C.N.T. compris) dans Guerra di Classe, son journal très influent.  Il avait caractérisé la politique stalinienne en trois mots "  cela pue Noske  ".  Il avait défié Moscou par des mots retentissants : " Ecrasée entre les Prussiens et Versailles, la Commune de Paris avait allumé un incendie qui enflamma le monde.  Que le général Goded de Moscou s'en souvienne. "Il avait déclaré aux masses de la C.N.T. : " Le dilemme : guerre ou révolution n'a plus aucune signification.  Le seul dilemme, c'est : la victoire sur Franco, grâce à la guerre révolutionnaire, ou la défaite. " Son identification des staliniens à Noske était terriblement juste.  Les staliniens-démocrates ont assassiné Camillo Berneri comme Noske, le social-démocrate, avait enlevé et assassiné Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.

Honneur à notre camarade Camillo Berneri.  Souvenons nous de lui avec l'amour que nous portons à Karl et à Rosa.  En écrivant, camarades, je ne peux m'empêcher de pleurer, de pleurer Camillo Berneri.  La liste de nos martyrs est aussi longue que la vie de la classe ouvrière.  Heureux ceux qui tombent en combattant l'ennemi de classe, qui tombent en pleine lutte au milieu de leurs camarades.  Il est bien plus terrible de mourir seul du poignard de ceux qui se disent socialistes ou communistes, comme Karl et Rosa, comme nos camarades qui meurent dans les chambres d'exécution de l'exil sibérien.  Le supplice de Camillo Berneri fut spécial.  Il mourut entre les mains de " marxistes-léninistes staliniens ", tandis que ses amis les plus proches, Montseny, Garcia Oliver, Peiro, Vasquez, abandonnaient le prolétariat de Barcelone à ses bourreaux.  Le jeudi 6 mai 1937. Gardons ce jour en mémoire.

Les dirigeants anarchistes et gouvernementaux étaient allés à Lerida le mercredi pour arrêter une force spéciale de 500 membres du P.O.U.M. et de la C.N.T. qui se hâtaient depuis Hucsca, pourvus d'artillerie légère.  Les représentants de Valence et de la Generalidad avaient promis que si les troupes ouvrières n'avançaient pas, le gouvernement ne tenterait pas d'envoyer des troupes supplémentaires à Barcelone.  Les troupes ouvrières s'étaient arrêtées, grâce à cette promesse et aux exhortations des dirigeants anarchistes.  Cependant, le jeudi, on reçut des appels téléphoniques de militants de la C.N.T. des villes qui sont sur la route de Valence à Barcelone : " 5 000 gardes d'assaut sont en route.  Devons-nous les arrêter ? " demandèrent les travailleurs de la C.N.T. Leurs Dirigeants leur ordonnèrent de laisser passer les gardes, ne dirent rien aux troupes ouvrières qui attendaient à Lerida, et turent la nouvelle de la venue des gardes.

Le jeudi à 3 heures, la Casa C.N.T. ordonna à ses gardes d'évacuer la Telefonica.  Le gouvernement et la C.N.T. avaient passé un accord : chaque partie devait retirer ses forces armées.  Dès que les gardes de la C.N.T. furent partis, la police occupa le bâtiment tout entier, et fit entrer des partisans du gouvernement pour accomplir le travail technique exécuté auparavant par des travailleurs de la C.N.T. La C.N.T. s'en plaignit au gouvernement qui n'avait pas tenu sa promesse.  La Generalidad répondit : On ne peut pas revenir sur le " fait accompli " (en français dans le texte).  Souchy, le porte-parole de la C.N.T., admit que " si les travailleurs des districts extérieurs avaient été immédiatement informés du cours des événements, ils auraient certainement insisté pour que des mesures plus fermes soient prises, et seraient retournés à l'attaque ". Ainsi, les dirigeants anarchistes ultra-démocratiques avaient tout simplement censuré les nouvelles !

Sous les ordres de la Casa C.N.T., les employés du téléphone avaient transmis tous les appels pendant les combats  révolutionnaires ou contre-révolutionnaires.  Alors que, dès que le gouvernement eut pris la place, les locaux de la C.N.T. et de la F.A.I. furent coupés du centre.

Dans les rues que les travailleurs devaient emprunter pour retourner au travail, la police et les gardes du P.S.U.C. fouillaient les passants, déchiraient les cartes de la C.N.T. et arrêtaient ses militants.

A 4 heures, la gare principale de Barcelone, qui était aux mains de la C.N.T. depuis le 19 juillet, fut attaquée par le P.S.U.C. et les gardes d'assaut, avec des mitrailleuses et des grenades. Les faibles forces de la C.N.T. qui la gardaient tentèrent de téléphoner pour obtenir du renfort... A 4 heures, le général Pozas se présenta lui-même au ministère de la Défense de la Catalogne (dont le ministre appartenait à la C.N.T.) et informa poliment les camarades ministres que le poste du ministère catalan de la Défense n'existait plus, et que les armées catalanes constituaient désormais la IVe  brigade de l'armée espagnole dont Pozas était le chef.  Le cabinet de Valence avait pris cette décision sous l'autorité de décrets militaires demandant un commandement unifié, signés par les ministres de la C.N.T. Bien entendu, la C.N.T. remit le contrôle à Pozas.

Des nouvelles terribles arrivaient de Tarragone.  Une imposante force de police était arrivée le mercredi matin et avait occupé le central téléphonique.  Ce sur quoi, la C.N.T. avait appelé à l'inévitable conférence.  Tandis que les négociations se déroulaient, les républicains et les staliniens s'armaient.  Le jour suivant, ils prirent d'assaut le quartier général de la Jeunesse libertaire.  Là-dessus, la C.N.T. demanda une nouvelle conférence, où on l'informa que la Generalidad avait envoyé des instructions explicites pour détruire les organisations anarchistes si elles refusaient de rendre les armes. (Il faut se rappeler que ces instructions provenaient d'un gouvernement qui comptait des ministres anarchistes.) Les représentants de la C.N.T. consentirent à rendre leurs armes, si le gouvernement libérait tous ceux qui avaient été arrêtés, remplaçait la police et les gardes du P.S.U.C. par l'armée régulière, et garantissait l'immunité pour les membres et les locaux de la C.N.T.

Bien entendu, le capitaine Barbeta, délégué du gouvernement, accepta.  La C.N.T. déposa les armes et, pendant la nuit, les gardes d'assaut occupèrent ses locaux et tuèrent nombre d'anarchistes, dont Pedro Rua, l'écrivain uruguayen, venu combattre le fascisme, et qui était devenu commandant des milices.  La Casa C.N.T. remarqua que c'était " renier la parole d'honneur donnée la soirée précédente par les autorités ". Pas un mot de tout cela ne fut rapporté aux masses de Barcelone, bien que la Casa C.N.T.-F.A.I. ait été très tôt au courant des événements [11].

Jeudi, à 18 heures, la nouvelle parvint à la Casa C.N.T. les premiers détachements de Valence,

1 500 gardes d'assaut, étaient arrivés à Tortosa, en route pour Barcelone.  La Casa C.N.T. avait dit de ne pas s'y opposer, tout était arrangé, etc.  Les gardes d'assaut occupèrent tous les locaux de la C.N.T.-F.A.I. et de la Jeunesse libertaire de Tortosa, arrêtèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, et en conduisirent certains, menottes aux mains, vers les prisons de Barcelone.

Les masses ne savaient rien des événements de Tarragone, de, Tortosa, de la Telefonica, de Pozas, de l'arrivée des gardes de Valence.  Mais les attaques de travailleurs dans les rues, à la gare, le renouveau des combats sur les barricades, y rappelèrent beaucoup de ceux qui les avaient quittées.

Pour répondre aux événements catastrophiques du jeudi, la Casa C.N.T. " envoya une nouvelle délégation au gouvernement pour savoir ce que celui-ci avait l'intention de faire (Souchy), mais sans attendre de le savoir, elle publia un nouveau manifeste d'apaisement : tandis que les barricades retentissaient toujours, la Casa C.N.T. déclara :

" Maintenant que nous sommes revenus à la normale, que les responsables de la révolte ont été démis de leurs responsabilités publiques, que tous les ouvriers ont repris le travail, et que Barcelone est à nouveau calme [... ] la C.N.T. et la F.A.I. continuent à collaborer loyalement comme par le passé avec toutes les organisations politiques et syndicales du front antifasciste.  La meilleure preuve en est que la C.N.T. continue à participer au gouvernement central, au gouvernement de la Generalidad et à toutes les municipalités. La presse de la C.N.T. a appelé au calme et a appelé la population à retourner au travail.  Les nouvelles transmises par radio aux syndicats et aux comités de défense n'étaient que des appels au calme.

Une preuve supplémentaire que la C.N.T. ne voulait pas briser et n'a pas brisé le front antifasciste, c'est que lorsque le nouveau gouvernement de la Generalidad a été formé, le 5 mai, les représentants de la C.N.T. de Catalogne ont tout fait pour que sa tâche lui soit facilitée, et que le secrétaire de la C.N.T. en fasse partie."

Les membres de la C.N.T. qui contrôlaient le conseil de Défense (ministère) de la Generalidad ordonnèrent à toutes leurs forces de n'intervenir dans le conflit ni d'un côté ni de l'autre.  Et ils veillèrent à ce que leurs ordres soient exécutés.

Le comité de Défense de la C.N.T. ordonna également à chaque district de Barcelone de ne pas venir au centre répondre aux provocations.  Ces ordres aussi furent suivis, puisque, effectivement, personne n'y vint.

" Jusqu'à la fin, nombreux furent ces pièges tendus à la C.N.T., mais elle resta fermement sur ses positions et ne répondit pas à la provocation.

Jeudi soir : les gardes d'assaut et du P.S.U.C. continuent leurs raids, leurs arrestations, leurs fusillades.  Et [...] la Casa C.N.T.-F.A.I. envoie une nouvelle délégation au gouvernement avec de nouvelles propositions pour cesser les hostilités : tous les groupes doivent se contraindre à retirer leurs gardes armés et leurs patrouilles des barricades; relâcher tous les prisonniers; éviter les représailles. "

Des nouvelles arrivèrent de Tarragone et Reus, " où les membres du P.S.U.C. et d'Estat Catala, profitant (!) de la présence de quelques gardes d'assaut qui passaient en allant vers Barcelone, utilisèrent leur avantage passager fourni par cette occasion pour désarmer et tuer les ouvriers " (Souchy).

" La C.N.T. tenta d'obtenir du gouvernement de Barcelone et de Valence la promesse que les gardes d'assaut n'entrent pas immédiatement (!) dans la ville, mais restent hors de ses limites jusqu'à ce que la situation se soit éclaircie... Il y eut quelques sceptiques quant à l'assurance que les troupes qui arrivaient seraient loyales envers les travailleurs. " Mais ce scepticisme (quand surgit-il ?) n'avait pas été partagé par les ministres de la C.N.T. des cabinets de Catalogne et de Valence qui avaient voté pour que le gouvernement central reprenne le contrôle de l'ordre public en Catalogne.  Le ministère de l'Ordre public de Catalogne avait cessé d'exister depuis le 5 mai.

Dans la nuit du 6 au 7 mai : " Les anarchistes ont proposé maintes et maintes fois de négocier, impatients de terminer le conflit. " Naturellement, le gouvernement était toujours prêt à négocier, pendant que ses forces brisaient les reins de la classe ouvrière sous le couvert de la Casa C.N.T. Les travailleurs proches des anarchistes s'étaient rassemblés pour défendre Tortosa et Tarragone.  A 4 heures, le Comité provincial – la direction de la C.N.T. catalane hors de Barcelone – informa la Casa C.N.T.-F.A.I. qu'il était prêt à retenir les gardes de Valence.  Non, il ne faut pas, répondit la Casa C.N.T. A 5 h 15, le gouvernement et la Casa C.N.T. passèrent un autre accord . armistice, évacuation des barricades, libération des prisonniers de part et d'autre, reprise de leurs fonctions par les patrouilles ouvrières.  Le comité régional transmit à nouveau par radio aux travailleurs : " Comme nous sommes parvenus à un accord [... ] nous voulons vous informer [... ] du rétablissement complet de la paix et du calme Gardez ce calme et voire présence d'esprit. "

Vendredi : Selon les ordres de la Casa C.N.T.-F.A.I., quelques travailleurs commencèrent à démolir les barricades. Mais celles des gardes d'assaut, de l'Estat Catala et du P.S.U.C. restaient intactes.  Les gardes d'assaut désarmèrent systématiquement les travailleurs.  Voyant que les forces gouvernementales continuaient l'offensive, les travailleurs retournèrent sur les barricades, contre la volonté de la C.N.T. comme du P.O.U.M. Mais la désillusion et le découragement gagnaient : beaucoup de travailleurs anarchistes avaient fait confiance jusqu'au bout à la C.N.T.-F.A.I., d'autres l'ayant perdue, s'étaient retournés vers la direction des travailleurs du P.O.U.M. jusqu'à ce qu'on leur ordonne de quitter les barricades.  Les Amis de Durruti et les bolcheviks-léninistes furent capables de ramener les travailleurs sur les barricades les nuits de jeudi et de vendredi, mais ils n'étaient pas assez forts, pas assez implantés dans les masses pour les organiser pour une lutte de longue haleine.

Dans la nuit du vendredi, les gardes de Valence arrivèrent.  Ils s'emparèrent immédiatement de la presse et de la direction des Amis de Durruti.  Des groupes de gardes patrouillaient dans les rues pour intimider les travailleurs. " Le gouvernement de la Generalidad a réprimé l'insurrection avec ses propres forces ", déclara Companys.  Voyons, s'écrièrent les dirigeants de la C.N.T., vous savez que ça n'était pas une insurrection, vous l'avez dit.  "  Nous devons déraciner les incontrôlables ", répondit Companys.

La promesse de libérer les prisonniers ne fut pas tenue.  Au contraire, les arrestations de masse commencèrent.  On avait également promis qu'il n'y aurait pas de représailles ; mais les semaines suivantes, il y en eut de brutales contre les villes et les quartiers qui avaient osé résister.  Le gouvernement, naturellement, garda le contrôle de la Telefonica – ce pour quoi il s'était lancé dans la lutte.  Valence détenait maintenant le contrôle de la police, qui allait vite revenir aux staliniens.  Valence s'était approprié le ministère de la Défense et l'armée de Catalogne, qui allaient rapidement tomber sous le contrôle de Prieto.  Les patrouilles ouvrières seraient dissoutes sans retard, avec l'application du décret de Ayguade sur l'ordre public.  L'autonomie catalane avait cessé d'exister avec l'arrivée des forces armées de Valence.  Ayguade, " démissionné " d'après la C.N.T., allait dans une semaine siéger à Valence en tant que représentant de la Generalidad au gouvernement central... auquel la C.N.T. participait toujours.

Après l'entrée des gardes d'assaut à Barcelone, la Batalla se plaignit : " C'est une provocation.  Ils tentent de changer notre victoire en défaite par une démonstration de force. " Et de pleurnicher : " C'est le P.O.U.M. qui a conseillé d'arrêter la lutte, d'abandonner les rues, de retourner au travail.  Nul ne peut douter qu'il lut de ceux qui contribuèrent le plus au retour à la normale. " La pusillanimité de l'agneau poumiste ne l'avait donc pas sauvé de la gueule du loup.  Pauvres politiciens en vérité, qui ne savent pas distinguer la victoire de la défaite !

Le mardi, un membre de l'exécutif central du P.O.U.M. avait dit à Charles Orr " nous ne nous sentons pas assez forts spirituellement ou physiquement pour prendre la tête de l'organisation des masses pour la résistance ". Ainsi... ils avaient théorisé leur impuissance en " victoire ", pour justifier l'arrêt de la lutte.

Supposons que le P.O.U.M. se soit mis en avant et, en dépit de la C.N.T., ait essayé de diriger les travailleurs au moins vers un réel armistice, c'est-à-dire, ait maintenu les travailleurs en armes et les entreprises prêtes à résister à une offensive ultérieure.  Supposons même que cela ait échoué, et que le P.O.U.M. et les travailleurs aient été battus par la pure force des armes. " Dans le pire des cas, fit remarquer l'opposition au sein du P.O.U.M., on aurait pu organiser un comité central de défense, fondé sur la représentation des barricades. Pour cela, il aurait suffi de tenir d'abord un meeting des délégués de chacune des barricades du P.O.U.M. et de quelques barricades de la C.N.T., et de nommer un comité central provisoire.  C'est ce à quoi travaillait le comité local du P.O.U.M., le mardi après-midi.  Mais il ne rencontra aucune volonté d'exécution de la part de la direction centrale. " A tout le moins, un tel organe central directement enraciné dans les masses aurait pu organiser la résistance aux raids, aux arrestations, à l'interdiction de la presse, à la mise hors la loi des Amis de Durruti et du P.O.U.M. qui suivirent.

Il est certain que l'organisation de la résistance n'aurait pas fait plus de victimes que la capitula-

tion : 500 morts et 1 500 blessés, surtout le mardi après midi, lorsque la C.N.T. commença à se retirer ; des centaines d'autres morts ou blessés dans les " rafles " des semaines suivantes ; " l'épuration " des troupes du P.O.U.M. ou anarchistes envoyées les semaines suivantes sur la ligne de feu sans protection de l'aviation ou de l'artillerie ; l'assassinat de Nin et Mena, et d'autres dirigeants du P.O.U.M., des milliers et des dizaines de milliers de prisonniers dans la période qui suivit.  La capitulation fit au moins autant de victimes que n'en auraient fait la lutte et la défaite.

L'opposition du P.O.U.M. – et elle n'était pas trotskyste n'avait que trop raison lorsqu'elle déclarait dans son bulletin du 29 mai :

Cette retraite, ordonnée sans conditions, sans avoir obtenu le contrôle de l'ordre public, sans la garantie des patrouilles ouvrières, sans organes concrets du front uni des travailleurs, sans explications satisfaisantes à la classe ouvrière, mettant tous les éléments en lutte (révolutionnaires ou contre-révolutionnaires) dans le même sac, constitue l'une des plus grandes capitulation et trahison du mouvement ouvrier."

La logique de fer de la politique est inexorable.  Un cours erroné entraîne ses partisans dans des gouffres insoupçonnables.  La direction anarchiste, déterminée à poursuivre sa politique de collaboration avec l'Etat bourgeois – il semble pourtant que ces hommes défiaient hier encore la monarchie au risque de leur vie – sacrifiait la vie et l'avenir de ses partisans de la manière la plus lâche.  S'agrippant aux basques de la C.N.T., les dirigeants du P.O.U.M. chassaient les travailleurs des barricades en plein combat.  Moins que tout autre, ils se seraient cru capables de tomber aussi bas une année auparavant. Des dirigeants qui ont trahi les travailleurs de telle façon sont irrévocablement perdus pour le mouvement révolutionnaire.  Ils ne peuvent pas revenir en arrière, admettre leur terrible complicité.  Ils sont également pitoyables, car, au lendemain de leur trahison, la bourgeoisie renforcée se dispensera de leurs services.

Rappelons aux partisans du P.O.U.M. un autre point sur lequel leur comparaison avec Pétersbourg en juillet, 1917 ne tient pas.  L'échec de la " manifestation armée  " fut suivi d'une chasse sauvage aux bolcheviks.  Trotsky fut emprisonné, Lénine et Zinoniev durent se cacher, les journaux bolcheviques furent interdits.  On cria " les bolcheviks sont des agents de l'Allemagne ". Toutefois, en quatre mois, les bolcheviks en arrivèrent à la révolution d'Octobre.  J'écris six mois après les journées de mai, et le P.O.U.M. est toujours écrasé, mort.  L'analogie ne tient pas sur ce point parce que telle est la différence : les bolcheviks s'étaient mis courageusement à la tête du mouvement de Juillet, et ils étaient devenus de ce fait la chair et le sang des masses, tandis que le P.O.U.M. leur tourna le dos, et, en retour, elles ne virent pas l'urgence de le sauver.


Notes

[1] La question épineuse de la justification de la reprise par les armées de la Telefonica fut " résolue " dans la presse stalinienne par quatre explications différentes, au moins :

1 – " Salas envoya la police républicaine armée pour y désarmer les employés, dont la plupart étaient membres des syndicats de la C.N.T. Pendant très longtemps, le service téléphonique avait été dirigé d'une manière qui appelait les critiques les plus graves, et il était impératif pour toute la conduite de la guerre que l'on remédie aux défauts du service. " (Le Daily Worker de Londres, 11 mai.)

2 – La police " occupa le central téléphonique.  Ce faisant, la police n'entendait en aucune manière porter atteinte aux droits des travailleurs garantis par la loi (comme l'ont prétendu par la suite les provocateurs trotskystes). Ce que la police voulait, c'était mettre toutes les connections téléphoniques sous le contrôle immédiat du gouvernement. " (Imprecorr, 22 mai.) Toutefois, ce qui était " garanti par la loi ", c'était le contrôle ouvrier, sanctionné par le décret de collectivisation du 24 octobre 1936 !

3 – Une semaine plus tard, ce fut une nouvelle histoire , " Le camarade Salas se rendit à la Telefonica qui avait été occupée la nuit précédente par cinquante membres du P.O.U.M. et plusieurs éléments incontrôlables.  Les gardes pénétrèrent par la force dans l'immeuble et chassèrent ses occupants.  L'affaire fut rapidement réglée. Surpris par la rapidité de mouvement du gouvernement, les cinquante individus quittèrent le bâtiment et le central téléphonique fut à nouveau ( ! )) aux mains du gouveriieinent. " (Inprecorr, 29 mai.)

4 – La version finale fut publiée par la section catalane du Komintern comme l'histoire rapportée par Salas : " Tout d'abord, il n'y eut pas d'occupation de la Telefonica, pas plus qu'il ne fut question de l'occuper. Je reçus un ordre signé de Ayguade, ministre de l'Ordre public, selon lequel un délégué du gouvernement devait y être installé, et j'avais la responsabilité de veiller à ce qu'il le soit.  Dans ce but, nous pénétrâmes dans le central téléphonique, le capitaine Menendez et moi, avec une escorte personnelle de quatre hommes.  J'expliquai mon affaire et j'émis le souhait de parler avec un membre responsable du comité.  On nous dit qu'il n'y en avait pas dans l'immeuble.  Nous attendîmes toutefois en bas de l'escalier pendant qu'ils allaient voir.  Deux minutes plus tard, quelques individus commencèrent à nous tirer dessus du haut des escaliers. Aucun de nous ne fut touché. Je téléphonai immédiatement aux gardes de venir, non pour occuper l'immeuble dans lequel nous étions déjà, mais pour l'entourer d'un cordon et empêcher quiconque d'entrer [...] Eroles [fonctionnaire anarchiste de la police] et moi sommes montés au sommet de l'immeuble, où ils étaient installés avec une mitrailleuse, des grenades à main et des fusils.  Nous sommes montés ensemble sans escorte et sans arme.  Au sommet, j'ai expliqué le but de ma visite.  Ils sont descendus.  Le délégué fut installé selon les ordres.  Les forces ont été évacuées.  Il n'y eut ni heurts ni arrestations. " Le témoignage de la C.N.T. stigmatise cette histoire comme un mensonge.  Salas commença par désarmer les gardes et contraindre les travailleurs du téléphone à lever les mains.  Les gardes des étages supérieurs ne sortirent que le jour suivant, après un accord selon lequel les deux parties devaient évacuer les lieux – accord promptement violé par le gouvernement.  Les quatre versions staliniennes différentes attestent la difficulté de camoufler la simple vérité ; ils voulaient la fin du contrôle ouvrier sur la Telefonica et ils l'ont obtenue.

 

[2] Même le dirigeant de l ' I.L.P., Fermer Brockway, toujours àla droite du P.O.U.M., concède dans ce cas que " pendant deux jours les travailleurs dominèrent la situation.  Une action audacieuse et unie des dirigeants de la C.N.T. aurait renversé le gouvernement ".

[3] Partisans français de Marceau Pivert, dirigeant du Parti socialiste ouvrier et paysan.

[4] Léon Trotsky, la Révolution espagnole (1930-1940), les Editions de Minuit.

[5] Un dirigeant anarchiste bien connu m'a dit " Vous, trotskystes, vous êtes des utopistes encore pires que nous ne l'avons jamais été.  Le Maroc est aux mains de Franco, dirigé d'une main de fer.  Notre déclaration d'indépendance du Maroc serait sans effet. " Je lui ai rappelé que la déclaration d'émancipation des esclaves de Lincoln avait été publiée alors que la Confédération tenait toujours le Sud.  Les marxistes au moins devraient savoir que Marx et Engels donnèrent à cet acte politique un poids énorme dans la défaite du Sud.  Un autre anarchiste disait : " Nos paysans ont déjà pris beaucoup de terres, et cependant cela n'a eu aucun impact sur les paysans dominés par Franco. " A force de questions, il admit toutefois que les paysans craignaient que le gouvernement ne tente de reprendre la terre après la guerre.  En Russie aussi, les paysans s'emparèrent de beaucoup de terres en novembre 1917.  Toutefois, ils la cultivèrent maussadement et craintivement.  Le décret soviétique de nationalisation des terres eut un effet psychologique sur les paysans, et en fit dans leur grande maiorité des partisans du régime soviétique.

[6] Discours de Paris, l'Espagne et le monde (anarchiste), 2 juillet 1937.

[7] Fermer Brockway, secrétaire de l'I.L.P. (Parti indépendant du travail), la Vérité sur Barcelone, Londres 1937.

[8] La politique militaire du gouvernement est analysée en détail dans les chapitres XV et XVI.

[9] Pour les témoignages critiques des événements des jours suivants, je suis redevable à deux camarades américains, Lois et Charles Orr (ce dernier était l'éditeur de Spanish Revolution, journal du P.O.U.M. de langue anglaise), et au rapport long et documenté des bolcheviks-léninistes espagnols paru dans la Lutte ouvrière du 10 juin 1937.

[10] Le bulletin du P.O.U.M. en langue anglaise (cf. note 29) du 19 mai 1937 dit " Pris dans les rênes du gouvernement, [la C.N.T.] tenta de ménager les deux côtés par une " union " des opposants [...] L'attitude de la C.N.T. ne manqua pas de provoquer des résistances et des protestations.  Le groupe des Amis de Durruti fit émerger la volonté des masses de la C.N.T., mais il ne fut pas capable d'en prendre la direction [ ] Les travailleurs, profondément éprouvés par la capitulation de leur fédération syndicale, regardent ailleurs pour trouver une nouvelle direction.  Le P.O.U.M. devrait la leur fournir. "Ces lignes radicales n'étaient destinées qu'à l'exportation.  Rien de tel ne parut dans la presse régulière du P.O.U.M. D'une façon générale Spanish Revolution a donné aux lecteurs anglais qui ne pouvaient pas suivre sa presse espagnole une image déformée de la conduite du P.O.U.M. : ce fut sa " face gauche ". Ceci dit sans aucune volonté de mettre en doute l'intégrité révolutionnaire du camarade Charles Orr, son éditeur, qui ne peut guère être tenu pour responsable de la disparité existant entre le bulletin anglais et la volumineuse presse du P.O.U.M. en espagnol.

[11] Ils ne rapportèrent l'événement que dans Solidaridad  obrera des 15 et 16 mai.


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Suite Haut de la page Table Fin