1946

Le débat sur l'URSS dans la IV° Internationale à l'issue de la guerre mondiale : un des principaux documents....

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Les révolutionnaires devant la Russie et le stalinisme mondial

G. Munis


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La politique extérieure russe et le stalinisme mondial

"La façon traditionnelle dont la Russie poursuit la réalisation de ses buts est loin de justifier le tribut d'admiration que lui paient les politiciens européens. Le résultat de cette politique héréditaire montre bien la faiblesse des puissances occidentales mais l'uniformité stéréotypée de cette politique accuse également la barbarie intérieure de la Russie  . . . Quand on parcourt les plus fameux documents de la diplomatie russe on constate qu'elle est très rusée, très subtile, rouée et madrée lorsqu'il s'agit de découvrir les côtés faiblesses des rois de l'Europe et leurs ministres et de leurs cours, mais que sa sagesse fait régulièrement naufrage quand il faut comprendre les mouvements historiques des peuples de l'Europe occidentale . . . La politique russe peut, par ses ruses, ses intrigues traditionelles et ses subterfuges en imposer aux cours européens fondées elles-mêmes sur la tradition ; elle n'en imposera pas aux peuples en révolution."

Ces paroles de Marx, écrites, il y a près d'un siècle, sont redevenues valables par la grâce de la contre-révolution staliniste. L'œuvre d'Octobre détruite, le gouvernement russe renoue la tradition avec la brutalité propre à une époque qui se survit et avec l'horrible cruauté particuliére au stalinisme. Toute la conduite de la diplomatie muscovite est contenue dans ces paroles de Marx. Les sots tributs d'admiration ne manquent même pas. S'y joignent cette fois non seulement les mercenaires mais aussi, béats et apeurés, une partie des leaders ouvriers réformistes et quelques autres qui croient avoir conscience de la signification du stalinisme.

C'est sans doute par manque d'occasion que la politique des tsars n'a jamais donné d'aussi horribles preuves de son ignorance des mouvements historiques des peuples comme en a donné le stalinisme. Déjà en Espagne, au milieu d'une guerre civile qui aurait dû liquider quatre siècles de décadence, le stalinisme prêcha la réconciliation des masses avec les classes pourries et la pratiqua en annulant les conquêtes socialistes et en assassinant les révolutionnaires. Pendant la guerre impérialiste, la politique extérieure du Kremlin, suivie avec une fidélité servile par les partis stalinistes du monde entier, a débuté en se mettant au service de Hitler-Staline et a continué au service de Churchill-Roosevelt-Staline, à partir de juillet 1941. Grâce à la capitulation générale de la bourgeoisie européenne devant Hitler et à la maturitè des conditions objectives, la résistance des peuples occupés tendait spontanément à s'orienter vers la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, opposant à l'oppression de l'Europe par un impérialisme, l'unification socialiste de l'Europe sous le prolétariat. L'occupation militaire elle-même, avec toutes les facilités qu'elle offrait à la fraternisation entre les populations occupées et les soldats allemands, était un gage de succès de plus. L'Histoire sonnait le hallali contre le capitalisme. Il fallut toute l'activité du stalinisme pour arrêter le cours historique des peuples vers la guerre civile et pour les emprisonner de nouveau dans la guerre impérialiste. Le nationalisme étroit, barbare et réactionnaire naufrageait dans la dernière orgie nationaliste du fascisme ; seule la politique extérieure de Moscou réussir à saisir le chaudron par la même anse que Hitler et à continuer l'orgie nationaliste au rythme marqué à Moscou, Londres et Washington. Les fractions alliadophiles de la bourgeoisie n'en auraient jamais obtenu autant, même en tenant compte de l'appui anglo-américain et l'inaltérable obéissance de la IIe Internationale. Dans tous les pays, les mouvements de résistance commencèrent à devenir pro-impérialistes et pro-russes dès que le stalinisme, sautant d'un camp à l'autre, entra le premier dans ce dernier en mobilisant ses immenses ressources. Le mouvement historique des peuples vers la guerre civile fut ainsi déformé jusqu'à être métamorphosé en une extravagance nationaliste et bourgeoise ; au lieu de la victoire internationale des peuples en révolution on aboutit à la victoire réactionnaire des Trois Grands.

Jusqu'à la guerre, la contre-révolution staliniste n'avait pas eu occasion de formuler des plans de politique extérieure, sinon de caractère défensif, ce qui freinait ses aspirations et dissimulait ses méthodes. Mais, à mesure que s'esquissait la défaite de l'Allemagne elle commença de sortir de ses poches toutes les antiquailles tsaristes du panslavisme et, d'abord, l'église orthodoxe en tant qu'instrument de pénétration. Avec la victoire, Moscou, exultant, sûr de soi et fort, renverse toutes les barrières et se montre tel qu'il est : la réalisateur des projets tsaristes par les méthodes d'une contre-révolution triomphante. Il s'est emparé de la Pologne orientale jusqu'à la ligne Curzon considérée par Lénine comme injuste pour la Pologne, il s'est emparé de la Carélie, de la Lithuanie, de l'Esthonie, de la Lettonie, de la Bessarabie, de la Bukovine, de la Moldave, sans parler de la péninsule de Petsamo et d'une partie de la Prusse orientale ; il domine entièrement de Finlande, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie, une partie de l'Autriche et la moitié de l'Allemagne, il a pillé l'industrie et la richesse en général de tous ces pays ; il a exigé de lourdes indemnités de guerre et s'est emparé comme d'esclaves de millions de soldats allemands, autrichiens, italiens, etc., sans parler des éléments ouvriers d'opposition qui sont condamnés à l'esclavage lorsqu'ils ne sont pas assassinés. Moscou a suivi une conduite identique en Mandchourie, en Corée et en Mongolie extérieure, mais nous nous occuperons principalement de l'Europe parce qu'elle déterminera le succès ou l'échec final de toute la politique staliniste.

Le Kremlin s'est imposé dans des territoires aussi étendus, d'abord par le moyen de ses armées habituées, en Russie, à harceler la population, en second lieu, grâce aux trois éléments suivants : le panslavisme, l'église orthodoxe et les partis stalinistes. Staline, sûr que ses partis accapareront la haine des masses, compte pour l'apaiser sur l'opium religieux et l'étouffoir racial. L'exemption de confiscations pour l'Eglise - catholique ou orthodoxe - dans les pays occupés, la restitution au clergé orthodoxe russe de quelques terres, la livraison au même d'importants moyens de publicité, la cérémonie du couronnement du patriarche de Moscou et les photographies du "Père des peuples" avec les "pères de l'Eglise" sont autant d'autres preuves de la nature contre-révolutionnaire de la politique extérieure russe. Sans cesser d'utiliser les services des partis stalinistes, essentiellement services de police, le Kremlin se constitue un second point d'appui plus durable dans l'Eglise orthodoxe russe n'est qu'un des canaux du panslavisme, la vieille ritournelle expansionniste des maîtres de la Grande Russie. Moscou a paré, pour la répresentation d'un nouveau rétable, toutes les ordures de "l'unité slave", qu'il avait recueillies de ci et de là. La vaste fraternité raciale sous la protection du principal membre de la famille, proclamée au cours du Congrès Panslave tenu sous le patronage et avec l'argent de Moscou, n'a rien à envier à la pseudo-théorie hitlérienne de la supériorité de la race aryenne. Pratiquement, et cela dés le premier jour, toute la zone occupée par la Russie a été infestée de préjugées raciaux. Les Non-Slaves ont des difficultés pour travailler et se déplacer d'un lieu à un autre, même si leurs papiers sont en règle et ils sont en général écartés. Imitant une fois de plus Hitler, Staline a donné le signal de déracinement des populations non slaves qui, depuis des centaines d'années, travaillaient et vivaient en Pologne, en Russie, en Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. Le panslavisme et l'église orthodoxe constituent ainsi la clé de toute politique extérieure russe qui n'est pas révolutionnaire, de celle de Staline comme celle des Romanov.

A propos de la signification historique et des effets du panslavisme, il n'y a rien de plus approprié que de rappeler l'appréciation de Marx : "Le panslavisme n'est pas un mouvement d'indépendance nationale, c'est un mouvement qui ne veut effacer ce qu'a crée une Histoire de mille ans, un mouvement qui ne peut aboutir sans balayer de la carte de l'Europe la Turquie, la Hongrie et la moitié de l'Allemagne, un mouvement qui, ce but atteint, ne pourrait se maintenir que par l'assujettissement de l'Europe." [1]

Il était réservé à la contre-révolution antibolchevique de s'approcher de ce but plus qu'aucun des Romanov. La première partie est déjà largement accomplie. Si la Turquie n'a pas été balayée de l'Europe, cette faiblesse est largement compensée par l'occupation de la Bulgarie, de la Roumanie, de la Yougoslavie et de l'Autriche. Nous sommes déjà en face de la seconde étape : domination de l'Europe pour maintenir la suprématie slave ou l'écroulement de celle-ci et de la contre-révolution staliniste.

La domination de l'Europe par la Russie ne peut être évitée que par la révolution prolétarienne ou échangée pour la domination yankee, de la même manière que la domination yankee de l'Europe et du monde ne peut être empêchée que par la révolution prolétarienne ou échangée pour la domination russe. Nous donnons pour acquis que l'Angleterre a été reléguée au second plan, malgré son empire, et que sa capacité d'action est réduite approximativement à celle de bélier du colosse impérialiste américain. Pour cette raison même, il ne faut pas dédaigner la possibilité que les États-Unis apaisent la Russie aux dépens de l'Angleterre, en échange de concessions russes en Asie. On obtiendrait ainsi une trêve de quelque durée préparant une guerre décisive entre les États-Unis et la Russie. C'est précisément la solution immédiate que recherche le Kremlin. Les deux autres Grands s'en sont rendu compte, mais bien que les États-Unis paraissent décidés à défendre l'Empire britannique et ses indispensables positions en Europe et en Asie mineure, la solution de compromis entre les deux principaux chefs de bande n'est nullement exclue. A défaut de celle-ci, l'occupation militaire de l'Europe par les deux rivaux continuera, de même que les respectifs gouvernements Quislings, jusqu'à la prochaine guerre, sauf interférence des masses soulevées. La perspective s'en dessinait déjà bien clairement alors que la défaite de l'Allemagne apparaissait encore incertaine.

Les rivaux immédiats en Europe étant l'Angleterre et la Russie, cette dernière ne manquera sans doute pas d'exploiter, à l'aide de ses agences - les partis stalinistes - l'hostilité méritée que la premier a, depuis des siècles, recueillie sur tout le continent en tant que nation impérialiste. De son côté, l'Angleterre mettra à contribution les pillages économiques et les particularités du totalitarisme staliniste, révélées par les occupations à des échelles fantastiques, pour conjurer le danger de son écroulement. Dans certains endroits où la domination des uns et des autres est incertaine, surtout en Allemagne dont l'inclination future sera déterminante pour la domination russe ou anglo-américaine, la concurrence se transformera nécessairement - toujours sauf révolution sociale - en une course désespérée à la conquête des classes possédantes allemandes. L'Allemagne alliée de la Russie ou des Anglo-Américains, tel est le problème qui, pour les deux rivaux, émergera avec le plus d'évidence de l'écheveau embrouillé de l'occupation. Mais observons en passant que la Russie a le désavantage d'être plus obligée que l'Angleterre et les États-Unis à maintenir l'occupation militaire car après avoir montré aux peuples ce que signifie son occupation, son influence sombrera instantanément dès qu'elle retirera ses baïonnettes, sans compter que, sur le terrain de la pénétration économique, elle est loin de pouvoir se mesurer avec ses rivaux et complices.

Un dilemme de très graves proportions, positivement insoluble sans changer complètement de politique à l'égard de la Russie et du stalinisme se présente et à IV° Internationale en particulier. Ce dilemme ne consiste pas à choisir entre le bloc russe et le bloc anglo-américain, ce qui conduirait d'ores et déjà à une honteuse prévarication, quelque bloc qu'on choisisse. Il s'agit d'unifier les masses européennes contre les Trois Grands ou de disparaître en tant que courant prolétarien indépendant. L'évolution des événements et de la caste gouvernante russe condamnent à un misérable suivisme toute politique qui ne considère pas les Trois comme un tout contre-révolutionnaire en face des peuples. Prétendre que le Grand oriental a, dans ses querelles avec les Grands occidentaux, une partie même infinitésimale d'intérêts communs avec le prolétariat, constitue aujourd'hui une fiction de plus, c'est du bourrage de crâne. Le parti qui s'oriente dans ce sens se révélera inévitablement et se laissera attraper dans les fils embrouillés du stalinisme, quelles que soient ses intentions et les traditions qu'il prétende représenter.

Nous avons soutenu tout au long de ces pages que la propriété, en Russie ne conserve plus aucun des caractères de la révolution d'Octobre, que l'État, loin de se laisser définir comme un "État ouvrier dégénéré", réclame désespérément la qualification de capitalisme d'État et qu'à cette notion doivent se lier tous les attributs décadents d'une société mondiale qui pourrit faute d'une révolution, le principal étant l'exaspération de la fonction oppressive et centralisatrice del'État. Les aventures de la politique extérieure moscovite ont cette réalité contre-révolutionnaire intérieure pour soutien et guide. Le plus lointain vestige d'Octobre en est absent et de toutes parts s'en écoulent des flots de sang, d'oppression et de barbarie.

Il est absolument impossible dans un travail de ce genre d'énumérer tous les vols et les extorsions commis par le Kremlin dans les territoires où il a pénétré. Il faut dire qu'on n'en connaît qu'une faible partie, mais exceptionnellement impressionnante car, malgré leurs bagarres, les Trois Grands se cachent et protègent mutuellement. C'est la qualification de l'œuvre  du Kremlin hors de ses frontières qui nous occupe essentiellement ici : elle émousse ou aiguise la lutte contre le stalinisme selon qu'on l'estime positive ou négative.

Enumérons-en seulement quelques traits. Moscou a pris pour lui divers territoires ou en a fait cadeau à ses amis sans autre droit que celui des armes en se moquant de la volonté des populations ; il a exigé des vaincus de lourdes indemnités de guerre, il a saisi comme butin ou détruit d'énormes installations industrielles sans parler du bétail et des produits industriels et agricoles ; il s'est adjugé en qualité de travailleurs-esclaves, tous les prisonniers qu'il lui a plu (de 5 à 10 millions d'hommes) ; il occupe militairement douze nations de 17 millions d'habitants approximativement et de plus de 2 millions de kilomètres carrés; il y maintient des gouvernements fantoches en collaboration avec des militaristes, des réactionnaires, des fascistes d'hier et le clergé, dans lesquels le ministère de la police est presque toujours entre les mains d'un stalinien, c'est-à-dire de la Guépéou ; il regarde avec convoitise les anciennes colonies italiennes ; il a remis en circulation le panslavisme réactionnaire et pratique le déplacement des populations si cher au racisme hitlérien.

Peut-on considérer cette œuvre  autrement que réactionnaire et anti-historique ? Moscou ne fait qu'imiter l'œuvre et les procédés des grands pays capitalistes et les porte à un degré de brutale perfection sans autre précédent que celui de l'expansionnisme nazi. Le camarade Logan a entièrement raison de qualifier d'impérialisme la politique extérieure russe. Pour tout révolutionnaire dont la sensibilité n'est pas flétrie, la haine qu'inspire l'occupant dans les pays occupés par la Russie suffit comme élément de conviction. Le fait que l'impérialisme stalinien présente quelques traits différents de l'impérialisme classique ne lui enlève pas ce caractère et ne le change pas en moindre mal pour les masses. Il impose seulement aux révolutionnaires un devoir supplémentaire de contre-enseignement et de lutte. Quelques-uns de ces traits nouveaux, telle la transformation de millions d'hommes en travailleurs-esclaves, l'appropriation et la destruction d'industries par la vainqueur sont des inventions de Hitler et comportent la décomposition du prolétariat en tant que classe et de la civilisation.

Cependant, certains dans notre Internationale, faisant silence sur la menaçante signification de ces faits ou les masquant, voient dans les réalisations de la politique extérieure russe un reflet du système de propriété instauré par la révolution prolétarienne et les défendent comme une chose positive. "Voyez, mous disent-ils, Staline s'est vu obligé à nationaliser l'industrie des pays qu'il occupe et à distribuer la terre aux paysans. Cela ne prouve-t-il pas son incompatibilité avec la propriété capitaliste, n'est-ce pas digne d'être défendu contre les impérialistes d'Occident ?" Si ceux qui nous parlent ainsi essayaient d'éclaircir le problème au lieu de l'obscurcir, ils reconnaîtraient alors que ce qu'ils appellent survivance du système de propriété établi par la révolution se reflète à l'extérieur de la manière suivante :

Premier pas : réduction à l'esclavage pour des travaux forcés en Russie, des millions d'ouvriers mobilisés comme civils.

Second pas : vol systématique d'industries et destruction de beaucoup d'autres, sinon de la totalité comme ce fut le cas en Mandchourie, ce qui représentent un coup décisif porté aux conditions de vie et à l'existence du prolétariat en tant que classe. Vol de bétail et d'outillage agricole.

Troisième pas: Nationalisation de quelques industries dans quelques pays et réforme agraire.

Mais nos contradicteurs défensistes ne peuvent  pas imposer cette rigueur à leur analyse parce que cela les obligerait à en déduire que le Kremlin commence par détruire les conditions de travail du prolétariat pour, ensuite, prendre dans quelques endroits la mesure qu'ils prônent et brandissent comme très progressiste : la nationalisation. Et comment prétendre alors que c'est là le reflet de la prétendue survivance de la propriété socialiste en Russie ? Impossible. Tout le schéma s'écroule au seul contact de l'œuvre  du Kremlin à l'extérieur. Mais nous voyons aujourd'hui, dans nos rangs, les défensistes faire le silence sur les deux premiers pas ou les minimiser, cependant qu'ils s'époumonent à gonfler le troisième. Leur manière de raisonner revêt le caractère du soutien artificiel d'un mythe.

En nous écartant de leur système, voyons ce qu'il y a derrière la nationalisation et la réforme agraire. Dans aucun pays la nationalisation et l'expropriation des terres n'a été une mesure générale, pas même chez les vassaux les plus chers au Kremlin: Yougoslavie, Tchécoslovaquie et Pologne. Les usines et les terres des grands industriels [2], généraux et junkers qui surent à temps se transformer en amis de Staline, ont été exclues de l'expropriation. Il en a été de même, pour toutes les propriétés agraires et industrielles des diverses maisons régnantes et de l'Eglise orthodoxe. La mesure dévoile ainsi, non un but social, mais des représailles militaires. En second lieu, étant donnée la faiblesse économique de la Russie, la nationalisation par des pays que ses baïonnettes encerclent et ses pantins gouvernent, n'est qu'une manière de plier à ses intérêts impérialistes de puissants groupes industriels qui, indépendants, ne se laisseraient pas si facilement ni si économiquement placer sous la dépendance de Moscou. Mais le jour où l'on pourra avoir des renseignements complets et véridiques, on apprendra certainement que quelques trusts capitalistes des pays occupés travaillent en parfaite harmonie avec ce "capitaliste collectif idéal" qu'est l'État russe. Dans ce domaine également, Hitler fut le maître de Staline. Faible en capital financier, l'impérialisme allemand n'ayant ni le temps ni l'occasion de le créer, alla au plus court, expropriant des actions d'industries et de banques dans les pays qu'il avait conquis. En troisième lieu, la nationalisation, comme il a été dit au chapitre précédent, est une mesure à laquelle tous les pays industrialisés se voient contraints dans le triple but de renforcer le caractère de plus en plus militaire de l'économie, de la maintenir dans le système d'exploitation du travail salarié dépassé par les possibilités mêmes de l'économie et de maintenir les masses en respect devant la propriété de l'État "représentant de la collectivité" [3]. L'unique nationalisation qui peut aujourd'hui être considérée comme progressiste en Europe et aux États-Unis est celle qui part du pouvoir prolétarien et est contrôlée, en toute démocratie, par les travailleurs. En somme, le genre de nationalisation pratiquée par Staline et ses sbires n'est qu'une manifestation de plus de la pénétration du nouvel impérialisme russe ; c'est sa consécration en tant que tel.

La soi-disant réforme agraire a été également précédée du pillage du bétail, de l'outillage agricole, des animaux de labour et des récoltes. Les conditions de travail du paysan ont été délibérément ruinées, de même que celles du prolétariat. Les terres expropriées ne sont en aucune manière livrées aux paysans, mais vendues. Le paysan pauvre et l'ouvrier agricole sans terre, manquant d'argent pour se procurer les outils et les bestiaux, dont les occupants on fait hausser le prix par leur pillage, restent pratiquement exclus de tout bénéfice, mais, pourquoi la caste des exploiteurs russes qui se vante de ses kolkhoziens millionnaires s'intéresserait-elle aux exploités des champs ? La période de la collectivisation staliniste, commencée en 1928, ne peut pas se répéter dans les pays occupés. La bureaucratie cherchait alors des appuis contre le danger de restauration des vieilles classes possédantes ; elle est aujourd'hui un capitaliste collectif en Russie et, à l'extérieur, elle ne recherche pas l'appui de ceux d'en-bas, mais l'amitié soumise de ceux d'en-haut. Sa "réforme" agraire a pour but de créer des noyaux de paysans satisfaits pour s'y appuyer contre les paysans pauvres et la ville. Par ailleurs, le problème de la paysannerie est insoluble s'il n'est pas placé dans le cadre de la révolution socialiste. Tant que celle-ci n'a pas triomphé, toute réforme agraire se fera au bénéfice d'une minorité de la population rurale. On ne doit pas oublier non plus que, secondant Londres et Washington, Moscou s'est proposé de désindustrialiser les pays ennemis en les rendant à l'agriculture, entreprise la plus contre-révolutionnaire qu'on ait jamais vue. En définitive, ce désir se verra contrecarré par les nécessités militaires des deux blocs en perspective, mais il n'en subsistera pas moins, pour les chefs, la nécessité de maintenir les industries de leurs respectives zones d'influence en état d'infériorité, surtout en Allemagne.

Ajoutons que l'impérialisme staliniste ne manque pas non plus du trait classique de l'impérialisme financier. La déclaration de Postdam établit : "Le gouvernement soviétique renonce à toute réclamation à titre de réparations sur les actions des entreprises situées dans les zones d'occupation de l'occident de l'Allemagne de même que sur les valeurs déposées par les Allemands dans tous les pays, excepté" en Bulgarie, Roumanie, Finlande, partie orientale de l'Autriche et zone russe de l'Allemagne. L'Angleterre et les États-Unis prenaient le même engagement pour les zones et pays dominés par la Russie. Evidemment la Russie, dans son domaine, s'est approprié, comme butin de guerre, toutes les actions et valeurs qui lui ont convenu, industries et capital financier devant lesquels s'arrête respectueusement la nationalisation de ses gouvernements Quislings [4]. Mais si cela ne suffit pas pour annihiler le mythe de la progressivité de l'occupation russe, nous venons d'observer le spectacle édifiant de la dispute autour de l'Iran. La soi-disant contradiction de système de propriété entre la Russie et ses deux complices-rivaux s'est manifestée exactement de la même manière que s'il s'agissait de deux groupes impérialistes déclarés. L'enjeu de la Russie était 51% des actions du pétrole du nord de l'Iran, outre les servitudes politiques nécessaires pour garantir son exploitation sans grèves ni revendications ouvrières. Si tout cela n'est pas impérialisme financier, le concept même s'en évanouit alors dans les zones de l'irréel. Et le prolétariat iranien devrait embrasser la cause de la Russie contre l'Angleterre et les États-Unis ? Ce serait une trahison à soi-même, au prolétariat russe, au prolétariat mondial.

L'œuvre de la Russie à l'extérieur est le reflet d'une économie intérieure d'exploitation, c'est la contre-révolution qui déborde. Le prolétariat des pays occupés et, en général, celui du monde entier doivent la combattre avec acharnement de même que celle de l'Angleterre et des États-Unis et, hier, celle de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon. A propos du Japon, on doit remarquer, en passant, que si les mesures prises par l'impérialisme américain - dédivinisation de la monarchie, destruction de trusts, "réforme" agraire, élections parlementaires, vote des femmes et autres mesures pseudo-démocratiques - pouvant être portées au compte de la politique extérieure russe, les partisans de la formule défensiste ne manqueraient pas de nous les présenter comme autant des signes du "système soviétique de propriété". Cependant, personne ne doute que le général Mac Arthur est en train d'enfoncer les serres de l'impérialisme yankee dans le Japon et, simultanément, de sauver les classes supérieures autochtones d'une attaque sérieuse de la part des masses. Le Kremlin joue le même double jeu dans les territoires qu'il domine. Et sa lutte contre la révolution - il faut le dire - porte un sceau de perfidie et d'extermination que seuls connaissent bien, outre les travailleurs "libérés" par l'armée staliniste, les travailleurs russes et espagnols.

L'existence de graves contradictions entre la Russie d'une part, l'Angleterre et les États-Unis d'autre part, est considérée, les yeux fermés, par la tendance défensiste comme une preuve irréfutable de la contradiction entre deux systèmes de propriété antagoniques. S'est-on arrêté ou veut-on s'arrêter à considérer l'objet de ces disputes ? Il s'agit invariablement de l'oppression économique et politiques de peuples entiers, de débouchés sur la mer, de voies de communication vers les territoires dominés, de positions stratégiques, de matières premières, de marchés. Que les défensistes considèrent un moment que la Russie est restée l'empire des tsars : son antagonisme avec les impérialistes occidentaux ne se manifesterait-il pas essentiellement sous la même forme ?

Il est impossible d'imaginer une politique impérialiste russe radicalement différente de celle que pratique le Kremlin. En échange, la contradiction entre un système de propriété capitaliste et un autre, socialiste, devrait se manifester d'une manière non équivoque, même si nous imaginons ce dernier, abâtardi par une "excroissance" quelconque. Elle devrait se traduire non en une lutte pour substituer sa domination à celle du capitalisme, mais par la libération économique de toute domination, y compris la domination russe. L'œuvre  dévastatrice et oppressive du Kremlin ne donne pas le moindre prétexte à croire cela. Il faut être un véritable croyant et un fieffé dogmatique pour le nier.

Bien avant que se terminât la guerre, les impérialistes occidentaux avaient commencé de faire des concessions substantielles à la Russie. En partant de Téhéran pour terminer par Postdam et l'Azerbaïdjan, le Kremlin s'est arrangé pour étendre sa pénétration avec l'entier consentement de ses alliés-rivaux. Il y a quelques mois, on révélait brusquament qu'à Yalta, Roosevelt, le représentant du plus puissant impérialisme de l'Histoire, avait fait cadeau à Staline du sud de Sakhaline, de quelques-unes des îles Kouriles, après lui avoir accordé le droit d'emporter ou de s'approprier des industries chinoises. Les troupes anglo-américaines, ayant pu avancer sans résistance et diminuer la zone d'occupation russe en Europe, s'arrêtèrent sur le Danube, pour céder le pas à l'armée staliniste, et lui laisser l'honneur d'entrer la première à Berlin. On a révélé aussi il y a quelques semaines que Roosevelt lui-même s'était opposé à ce que le second front fût ouvert dans les balkans comme le désirait l'Angleterre. Les impérialistes d'Occident, a déclaré Byrnes, attendent seulement pour reconnaître les gouvernements Quislings russes, que leur soit accordé le droit de commercer avec eux, même en conditions d'infériorité par rapport au "pays le plus favorisé" : la Russie. De tout cela, on devait déduire que les impérialistes aveugles et bêtes laissent paisiblement que le "système de propriété socialiste" gagne du terrain. Mais il n'en est rien. Les masses de France ou d'Italie peuvent être trompées par le faux éclat ouvrier du stalinisme, surtout quand d'honnêtes révolutionnaires contribuent à perpétuer la tromperie, mais les impérialistes savent à quoi s'en tenir. Les véritables difficultés entre les Trois Grands commencent au moment où l'impérialisme staliniste menace les lignes de communication et les points de sécurité de l'impérialisme anglais. C'est la dispute du XIXe siècle entre l'Angleterre et la Russie mais agrandie et au désavantage de l'Angleterre. Déjà, Walter Lippman, un des plus sagaces défenseurs de l'impérialisme yankee, prévoyant que les peuples se soulèveraient un jour contre les Trois Grands, proposait une entente avec la Russie sur la base de plus grandes concessions dans la Méditerranée, ce qu n'est pas du goût de la Grande-Bretagne. Mais les peuples ne trouveront leur salut qu'en détruisant la domination des Trois. Il était réservé à la contre-révolution staliniste de replacer l'Europe en face de son dilemme maximum : "Etre cosaque ou être jacobine".

En somme, la guerre entre le bloc russe et le bloc anglo-saxon, qu'elle éclate demain ou dans vingt ans - et sans la révolution européenne elle est inévitable - ne sera qu'une guerre impérialiste de plus. Entre les deux blocs, il n'existe pas de contradiction de systèmes de propriété [5]. Ils s'entendent parfaitement sur le système ; ils combattent pour ce qui revient à chacun dans le partage du butin et pour des positions stratégiques en vue de la future boucherie. Le prolétariat doit combattre également les deux blocs, tracer audacieusement sa politique de révolution sociale et, en cas de guerre, pratiquer le défaitisme révolutionnaire dans les deux camps.

Dans tout cet imbroglio - au fond simple comme une ligne droite - issu de la guerre "démocratique", le rôle des partis staliniens mérite une considération particulière. Nous nous référons aux partis staliniens des pays non occupés par la Russie. Heureusement, dans les pays qu'elle occupe, aussi bien le prolétariat que les révolutionnaires en particulier seront définitivement guéris de toute illusion accordant au stalinisme un rôle progressiste dû à des "restes" cachés de la révolution d'Octobre. La réalité est trop brutale, trop sanglante, trop coûteuse et contre-révolutionnaire pour laisser le moindre doute. Même sans aucune analyse théorique, l'incompatibilité des intérêts du prolétariat avec la défense de la Russie, doit s'imposer aux révolutionnaires avec d'autant plus d'évidence que l'empire des armées de Staline et de ses mercenaires locaux est plus grand.

Cette expérience nous permettra de tirer quelques conclusions sur le stalinisme en général. Considérons-là brièvement. Depuis la Finlande jusqu'à la Bulgarie en passant par la Yougoslavie, l'Autriche et l'Allemagne, les partis staliniens s'offrent à nous sous un jour nouveau qui se distinguait déjà nettement dans la guerre civile espagnole. Leur arrivée au pouvoir, seuls ou en compagnie des fascistes d'hier et des mollusques social-démocrates, n'a pas représenté un pas en avant, ni plus de libertés et de facilités pour le prolétariat, ni même un moment de démocratie bourgeoise. Les mouvements révolutionnaires qui, avec plus ou moins de force, existaient dans tous les pays où est entrée l'armée russe, furent brusquement jugulés et l'élévation au pouvoir de gouvernements stalinistes ou soumis au stalinisme, stabilisa la situation, transformant ces gouvernements en autant de dictatures ouvertes ou masquées sous des formes plébiscitaires. L'emploi, dans certains pays, de termes agréables aux oreilles des masses, tels que "contrôle ouvrier", "comités d'usines", etc. a la même valeur que l'emploi du terme "soviet" en Russie. Il s'agit invariablement d'organismes contrôlés et surveillés par le stalinisme, autant dire par la Guépéou. Comités et contrôle constituent un des bras exécuteurs de l'État et l'État est le même organisme réactionnaire d'hier avec le stalinisme le chevauchant et les mitrailleuses de l'armée "rouge" le protégeant. La mission révolutionnaire du prolétariat commence avec la destruction complète de l'État actuel, monstrueuse armature réactionnaire. Au contraire, dans les pays occupés par le stalinisme, celui-ci et l'armée occupante remplissent une mission diamétralement opposée à celle du prolétariat. Personne ne peut le nier sans être amené à défendre cette absurdité que la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, etc. ont commencé par être, par un tour de passe-passe, des "États ouvriers dégénérés". Rappelons l'expérience de l'Espagne qui aujourd'hui se répète et se complète en Europe orientale. Le contrôle "ouvrier" du stalinisme, sa nationalisation, sa "démocratie", son ordre, en un mot, ont asséné un coup mortel à la révolution espagnole en restaurant l'État capitaliste au point que Negrin se vantait, avec raison, s'avoir imposé un ordre plus complet que n'importe lequel des gouvernements des 50 dernières années.

Mais s'il existait en Espagne une guerre civile qui rendait difficile, sans toutefois l'empêcher complètement, la conservation de l'ordre stalino-bourgeois représenté par Negrin, la situation est totalement différente en Europe orientale. Là, aucun ordre réactionnaire n'est possible hormis l'ordre stalino-bourgeois, c'est-à-dire l'ordre bourgeois fondu avec le stalinisme et soumis aux intérêts des encaisseurs de revenus russes. Pour le détruire, il faut une révolution. Pour en éliminer seulement le facteur staliniste, une guerre entre les Trois serait nécessaire dans la majorité des cas. Dans l'éventualité d'une défaite russe, il s'ensuivrait une nouvelle galopade des capitalistes et généraux qui, déjà, dans les huit dernières années ont couru de Londres-Washington à Berlin, puis de Berlin à Londres-Washington et, ceux d'Europe orientale, à Moscou. Nous sommes en face de gouvernements staliniens qui représentent une impasse réactionnaire pour la révolution et le mouvement ouvrier en général. Ils ne peuvent pas être comparés avec les gouvernements réformistes qu'on a vu entre les deux guerres, du type Kerensky, Noske ou Blum, instables par nature et forcément destinés à être renversés par la droite ou par la révolution prolétarienne. Loin de favoriser le mouvement révolutionnaire, l'arrivée au pouvoir des partis staliniens en Europe orientale a produit des effets destructeurs et régressifs comparables à ceux de l'arrivée au pouvoir d'un parti contre-révolutionnaire. Le simple exercice du droit de grève ou de revendications ouvrières devient délit de haute trahison entraînant la prison, les travaux forcés ou l'assassinat des dirigeants [6]. Ceci introduit de nouveaux éléments dans nos idées sur le stalinisme qui engendrent d'importantes modifications valables pour le monde entier.

Il apparaît évident et irréfutable qu'en Europe orientale au moins, le mot d'ordre : les staliniens au pouvoir ! équivaut à celui de: Hitler au pouvoir ! employé par le stalinisme allemand en 1932. Celui-ci comportait également l'idée d'expérience : les masses comprendraient ce qui signifiait Hitler et alors, dans l'espace de quelques mois (on donnait même le chiffre de six), nous aurions la révolution. Telle était l'explication tactique du mot d'ordre stalinien. Mais la source des mots d'ordre autrefois employés pour pousser au pouvoir les partis ouvriers sur la base de l'État bourgeois n'était pas l'expérience des masses - auquel cas le stalinisme aurait eu raison en 1932 - mais deux autres conditions qui rendaient possible la condensation de l'expérience en des formes d'organisation et de lutte plus élevées. C'était, qu'avant tout, l'arrivée au pouvoir des partis réformistes représentait plus de libertés pour les masses, condition essentielle de tout progrès révolutionnaire ; en second lieu, que l'opposition entre les partis ouvriers au pouvoir et les partis réactionnaires rendait impossible la création d'un gouvernement "fort", point mort pour la révolution. A tous égards, ces conditions font défaut en Europe orientale. Au pouvoir, le stalinisme, bien qu'il montre indubitablement aux masses sa nature contre-révolutionnaire, empêche que l'expérience se condense en des formes plus élevées de lutte, supprime toutes les libertés, représente un point mort pour la révolution. Un parti qui adopte le mot d'ordre du stalinisme au pouvoir donne l'ordre de, feu ! à son propre peloton d'exécution.

Les caractéristiques montrées par le stalinisme en Europe orientale sont également applicables au stalinisme d'Europe occidentale et, en général, au stalinisme de tous les territoires asiatiques en contact direct avec le territoire russe ou proches. Cela ne signifie pas qu'il convienne, dans les autres parties du monde, de porter au pouvoir les partis staliniens, mais simplement que le problème se pose avec un maximum d'acuité là où ils ont de la force et où le Kremlin cherche à substituer sa domination à celle de l'impérialisme anglo-américain. Il est vrai que, dans les pays non occupés par la Russie, le stalinisme peut apparaître comme un courant ouvrier semblable au réformisme, partisan de la démocratie bourgeoise, capable d'organiser des grèves et d'obtenir certaines améliorations compatibles avec le capitalisme. Il s'orientera plus ou moins dans ce sens selon que les relations de Moscou avec Washington et Londres s'amélioreront ou empireront. Mais la valeur de l'expérience d'Europe orientale pour le mouvement ouvrier mondial consiste précisément en ce qu'elle a montré le stalinisme tel qu'il est, agissant et se manifestant dans les conditions les plus idéalement imaginables. C'est cela le stalinisme au pouvoir ; par là, on peut juger ce qu'il serait en Grèce, en Italie, en Espagne, en France, etc. Ce qu'il fait en Europe orientale est un exemple de ce qu'il prétend faire dans tout le vieux continent. Il dévient impossible d'assimiler le stalinisme à une tendance réformiste. Ses bases ne résident pas dans l'aristocratie ouvrière et dans l'idée d'une évolution progressive du capitalisme, mais dans un État puissant et vainqueur produit d'une contre-révolution qui ne peut être considéré aujourd'hui que comme le "capitaliste collectif idéal". De là, le répugnant manque de principes du stalinisme, sa rampante élasticité, son absence complète de scrupules, sa nature totalitaire, même quand il "lutte" pour la "démocratie", et son effronterie sans précédent pour vendre les masses de n'importe quel pays soit à Moscou soit à n'importe quel allié de Moscou. Dans toute l'Europe, l'avenir du stalinisme est entièrement lié à celui de la contre-révolution russe. En le poussant au pouvoir en France, en Italie, etc., on aide à la consolidation de celle-ci dont l'avenir dépend, en grande partie, de ses manœuvre s diplomatiques et celles-ci, à leur tour, de la participation au pouvoir des divers partis stalinistes d'Europe occidentale. De nouveau, l'exemple de l'Espagne nous montre, qu'à mesure que grandit l'influence du stalinisme au pouvoir, la liberté des masses diminue jusqu'à disparaître complètement et que les conquêtes révolutionnaires sont détruites. Et, pendant la guerre civile espagnole, la caste russe n'avait pas encore connu toute la corruption de la guerre, pas plus que le parti staliniste espagnol ne bénéficiait du soutien de l'armée russe. Aujourd'hui, ce soutien se fait sentir même en France. Ajoutons, pour que ne manque pas une touche indispensable à ce tableau, que les partis social-démocrates tendent à se diviser en un secteur staliniste et un autre jouant par rapport à l'impérialisme anglo-américain, le même rôle que le stalinisme vis-à-vis de la contre-révolution russe.

Les occupations ne peuvent manquer de miner le pouvoir de la contre-révolution staliniste. Elles constituent son apogée mais aussi l'annonce de son écroulement, à moins que se soit épuisé le souffle de rébellion qui, pendant 200 ans, a permis à l'Europe de renverser tant de tyrannies et de surmonter la dégradation où la plongeaient les classes dominantes. La ligne de développement économique et territorial marquée par les occupations indique aux encaisseurs de revenus russes le chemin de leur consolidation ; mais ce développement se heurte violemment aux nécessités de progrès économique et de liberté politique des peuples occupés. Plus l'occupant cherchera à s'enraciner, plus violente sera la haine qu'il éveillera, de la Corée jusqu'à Berlin et à Vienne. Les partis bourgeois et réactionnaires se divisent en un camp économiquement et politiquement fondu avec le nouveau maître et en autre dépendant des intérêts anglo-saxons qui finira par s'entendre également avec l'occupant, même si un accord entre les Trois n'intervient pas ; les partis staliniens, fréquemment unis aux fascistes, apparaissent comme une force de police de l'armée occupante ; la social-démocratie se soumet. Tout mouvement révolutionnaire, tout pas des masses en avant doit être directement et immédiatement dirigé contre la coalition de staliniens, fascistes d'hier, réactionnaires et social-démocrates, soutenue par les baïonnettes de l'armée russe. Malgré la terreur de la Guépéou, la situation est exceptionnellement favorable à la création d'un vaste mouvement révolutionnaire antistalinien.

Seule la IV° Internationale, de par sa tradition de principal ennemi du stalinisme et de continuatrice de la tradition révolutionnaire d'Octobre, est en condition de profiter de l'occasion et d'organiser politiquement la haine des peuples opprimés et ruinés par le Kremlin. Mais elle ne pourra pas le faire sans abandonner radicalement le schéma de la "défense de l'URSS". Dans le cas contraire, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes se réduit à des mots. Le schéma de la défense inconditionnelle, tel qu'il a été défini pendant la guerre contre la Finlande, faisait passer les intérêts du prolétariat finlandais et polonais par les intérêts de la défense militaire tusse. Avant tout, appuyer l'armée rouge car, même si celle-ci apportait avec soi l'oppression staliniste, les résultats révolutionnaires qu'on attendait de la victoire militaire de l'URSS détruiraient le stalinisme. Contrairement à ce que quelques camarades prétendent aujourd'hui, l'appui que Trotsky et la IV° Internationale donnèrent à l'armée stalinienne en 1939-40 ne se basait pas sur telle ou telle mesure de nationalisation ou de "réforme" agraire prise par elle, mais sur les plus strictes nécessités de défense militaire de la Russie. L'intérêt particulier d'un prolétariat déterminé se subordonait à ce qu'on considérait comme l'intérêt supérieur du prolétariat international.

La Russie a triomphé militairement mais le stalinisme a complété son pillage économique du prolétariat soviétique par celui des pays qu'il occupe. Des deux possibilités d'évolution que nous prévoyons comme conséquence de la guerre - la révolutionnaire et la réactionnaire - la dernière s'est produite. Dans ces conditions, faire passer les intérêts du prolétariat des pays occupés par les nécessités de la défense militaire russe, est une erreur d'envergure historique capable d'entraîner les plus graves conséquences. Cela équivaut à renoncer à une lutte sérieuse contre l'occupant, première condition de tout développement révolutionnaire. Même pour qui croit que l'économie planifiée survit tant bien que mal en Russie, le problème suivant se pose anxieusement : vaut-il mieux pour la révolution mondiale faire précéder les intérêts du prolétariat des pays occupés de l'Europe orientale par ceux de la défense militaire russe ou l'inverse et profiter à fond d'une occasion aussi favorable et asséner des coups graves et multiples à la contre-révolution staliniste ? Compte tenu du côté nébuleux et larvé dus système de propriété russe, on conçoit que quelqu'un se prononce dans le second cas, sans concorder avec notre analyse économique, mais il est inconcevable que de véritables révolutionnaires soutiennent encore la défense militaire russe parce que cela équivaut au suicide idéologique et organique dans toute la zone dominée par Staline, à ne travailler dans le reste du monde qu'en vue de la guerre future entre le monde capitaliste et le monde "socialiste". L'Histoire ne peut pas marcher en avant en Europe orientale sans passer par dessus le stalinisme. Les intérêts de la défense de l'URSS se sont révélés incompatibles avec la révolution. Pendant toute la période en perspective, il deviendra impossible, où que ce soit, de défendre inconditionnellement les intérêts de la révolution européenne si l'on impose au prolétariat le devoir de soutenir le Kremlin contre Washington et Londres. Demandez à Berlin et à Vienne l'évacuation des armées anglo-américaines en réclamant en même temps le soutien de l'armée de l'État "ouvrier dégénéré" et vous verrez la réaction des masses !

Oui, la IV° Internationale doit se débarrasser de la défense de l'URSS, fardeau paralysant, et se lancer à fond à la lutte contre l'occupant russe, américaine et anglaise. La  IV° Internationale doit s'appliquer à organiser immédiatement la fraternisation des trois principales armées occupantes avec les populations occupées : la IV° Internationale doit unifier le prolétariat de l'Europe contre les Trois Grands. C'est uniquement par cette voie qu'elle se montrera capable d'intervenir dans l'histoire de l'humanité. Dans le cas contraire, les conditions objectives de la révolution prolétarienne entreront franchement dans un processus de putréfaction et, avec elles, la IV° Internationale également bien que celle-ci, pour la consolation des mentalités religieuses, pourrir à gauche des autres organisations ouvrières.

 

Notes

[1] Karl Marx : Œuvres politiques, T. VI, p. 196, éd. Costes, Paris, 1930.

[2] Dans un télégramme publié par le journal stalinien américain, la Chambre des industriels bulgares félicitait Dimitrof, en lui souhaitant bonne santé pour qu'il continue à la conseiller.

[3] Aux États-Unis la manière la plus expéditive de liquider une grève est de nationaliser l'industrie affectée et, dans la majorité des pays, les grèves contre les industries étatisées constituent un crime de lèse-patrie ou sont un exploit à peu près irréalisable. En Angleterre, les propriétaires de mines ont poissé les ouvriers à demander la nationalisation.

(Post-scriptum). - Au moment où cette brochure entrait sous presse, les journaux annonçaient la nationalisation, par le gouvernement autrichien, de 81 industries, dont plus d'une dizaine convoitées par les occupants russes. Ils sont donc entrés en conflit immédiat avec le gouvernement et le parlement au point d'arrêter plusieurs dépurés. La nationalisation, si follement vantée dans les documents de la IV° Internationale comme un résultat naturel et progressif de la "survivance" du système de propriété instauré par la révolution d'Octobre, apparaît clairement cette fois comme un résultat du système de propriété régnant aux États-Unis et en Angleterre car se sont indubitablement ces pays qui ont inspiré cette mesure. Par contre, le gouvernement russe, touché dans ses visées impérialistes, s'y oppose. Le schéma de la contradiction entre deux systèmes de propriété, l'un progressif et l'autre réactionnaire, s'écroule. Ses partisans seront-ils capables de se dégager des décombres ?

[4] En Hongrie, on a découvert dernièrement que les Russes acceptent généreusement comme indemnité de guerre 50% des actions de compagnies de pétrole et de bauxite dont le capital est intégralement versé par l'État ou des bourgeois particuliers. Et l'on peut être sûr que les hautes autorités russes occupantes savent profiter de l'occasion pour faire leurs propres investissements privés ou les voler à l'instar du Kremlin.

[5] Dans la correspondance entre Hitler et Mussolini, immédiatement avant et après la rupture du pacte Hitler-Staline, il n'est pas une seule fois parlé du "péril bolchevik" ni du "système de propriété soviétique". On laissait cela pour la galerie. La nécessité de l'attaque se base uniquement sur des considérations militaires et sur l'espoir d'exploiter l'Ukraine. Par ailleurs, un des amiraux de Mussolini déclarait dans la revue américaine Life que son maître, opposé à la guerre contre la Russie, considérait l'alliance avec elle comme une garantie de victoire parce que Staline avait liquidé le péril bolchevique en assassinant les "chiens féroces de la révolution". Ajoutons que l'occupation hitlérienne conserva les kolkhozes en leur imposant "l'efficience allemande".

[6] Le premier acte du parlement finlandais élu après la capitulation - où les staliniens se trouvaient en minorité - fut, sur l'initiative de ceux-ci, d'interdire les grèves préjudiciables au paiement des réparations. Dans aucun des autres pays occupés par le "père des peuples" les droits des masses ne sont traités avec plus d'égard.


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