1923

 Discours de Radek prononcé lors d’une session du Comité exécutif élargi du Komintern (20 juin 1923), Rote Fahne, 26 juin 1923.
Source : Philippe BOURRINET, «La lutte du prolétariat n’est pas seulement internationale mais antinationale», INTERNATIONALISME CONTRE «NATIONAL-BOLCHEVISME», hors commerce sept. 2014. – Le deuxième congrès du KAPD (1er - 4 août 1920) ; notes revues par MIA.


Schlageter, le Marcheur du néant

Karl Radek


Nous avons écouté le discours ample et profond de la camarade Zetkin sur le fascisme international, ce marteau-pilon qui - destiné à retomber pour fracasser la tête du prolétariat - rencontre en premier lieu l’adhésion des couches petites-bourgeoises, qui l’agitent dans l’intérêt du grand capital. Je ne peux ni développer ni compléter ce discours de notre vieille cheffe. Je ne pouvais pas une seule fois bien la suivre, car j’avais sans cesse devant les yeux le cadavre de ce fasciste allemand, notre adversaire de classe condamné à mort et exécuté par les sbires de l’impérialisme français, cette solide organisation d’une autre fraction de nos ennemis de classe. Durant tout le discours de notre camarade Zetkin sur les contradictions du fascisme, dans ma tête revenait sans cesse le nom de Schlageter, son destin tragique. Nous devons nous souvenir de lui en ce lieu, où nous prenons politiquement position contre le fascisme. Le sort de ce martyr du nationalisme allemand nous ne devons pas l’oublier, ni l’honorer de quelques mots de circonstance. Ce destin a beaucoup à nous dire, est très parlant pour le peuple allemand. Nous ne sommes pas des romantiques sentimentaux qui oublient leur inimitié devant un cadavre, et nous ne sommes pas des diplomates qui disent : devant une tombe il faut discourir en bien ou faire silence. Schlageter, le courageux soldat de la contre-révolution, mérite de recevoir des honneurs sincères et virils, les nôtres à nous, soldats de la révolution.

Si ceux des fascistes allemands qui veulent loyalement servir leur peuple ne comprennent pas le sens de la destinée de Schlageter, alors celui-ci est bien mort en vain, et ils peuvent écrire sur sa tombe : «Le Marcheur du Néant». Son ami politique Freska a publié en 1920 un roman où il retrace la vie d’un officier tombé en combattant Spartakus. Freska intitula ce roman : Le Marcheur du Néant (Der Wanderer ins Nichts). Si les cercles fascistes allemands qui veulent sincèrement servir le peuple allemand ne comprennent le sens du destin de Schlageter, alors ce dernier est bien mort en vain, et ils doivent graver sur son monument funéraire : «Marcheur du néant».

L’Allemagne gisait sur le sol, battue. Seuls des fous croyaient que l’Entente capitaliste triomphante traiterait autrement le peuple allemand que le capitalisme allemand victorieux a traité le peuple roumain. Seuls des fous ou des poltrons, qui redoutaient la vérité, pouvaient croire aux promesses de Wilson, aux déclarations que seul le Kaiser, et non le peuple allemand, aurait à payer le prix de la défaite. À l’Est, un peuple se dressait pour combattre, il luttait affamé, mourant de froid, contre l’Entente sur 14 fronts : la Russie des soviets. Un de ces fronts était constitué d’officiers et de soldats allemands. Dans le corps franc [Von] Medem [1] qui prit Riga combattait Schlageter. Le commissaire du gouvernement d’alors, le social- démocrate Winnig, et le général Von der Goltz [2], le dirigeant du Baltikum, savaient ce qu’ils faisaient. En accomplissant un travail de sbires contre le peuple russe, ils voulaient conquérir les bonnes grâces de l’Entente. Afin que la bourgeoisie allemande vaincue ne paye aucun tribut de guerre aux vainqueurs, elle louait les services du jeune sang allemand, que les balles de la guerre mondiale avaient épargné, comme mercenaires de l’Entente contre le peuple russe. Nous ne savons pas ce que Schlageter pensait à cette époque. Son chef Medem s’est plus tard rendu compte qu’il marchait dans le néant avec le Baltikum. Cela, tous les chefs nationalistes l’ont-ils compris ? Lors des honneurs funèbres à Munich, le général Ludendorff prit la parole, le même qui propose jusqu’à maintenant ses services à l’Angleterre et à la France comme colonel d’une croisade dirigée contre la Russie. Schlageter est pleuré par la presse de Stinnes. Monsieur Stinnes fut précisément, dans la société Alpina Montana, le compagnon de Schneider au Creusot, l’armurier des assassins de Schlageter. Contre qui veulent combattre les Nationaux- Allemands : contre le capital de l’Entente ou contre le peuple russe ? Avec qui veulent-ils contracter alliance ? Avec les ouvriers et paysans russes pour se libérer du joug du capitalisme de l’Entente, ou avec le capitalisme de l’Entente pour réduire en esclavage les peuples allemand et russe ?

Schlageter est mort. Il ne peut pas répondre à la question. Sur sa tombe, ses compagnons de lutte ont juré de poursuivre son combat. Ils doivent répondre : contre qui, au côté de qui ?

Schlageter se transféra de la Baltique à la région de la Ruhr. Pas seulement en 1923, mais déjà en 1920. Savez-vous ce que cela signifie ? Il participa à l’agression menée par le capitalisme allemand contre les ouvriers de la Ruhr, il combattit dans les rangs des troupes qui devaient soumettre les mineurs de la Ruhr aux magnats du charbon et du fer. Les troupes de [Von] Watter, dans les rangs duquel il combattait, usèrent du même plomb utilisé par le général Degoutte [3] pour calmer les ouvriers de la Ruhr.

Nous n’avons aucun motif de croire que Schlageter ait contribué à écraser les mineurs affamés pour des raisons égoïstes.

Le choix d’emprunter le chemin du péril mortel parle et témoigne pour lui, montre qu’il était convaincu de servir le peuple allemand. Mais Schlageter croyait mieux servir le peuple en aidant au rétablissement de la domination des classes qui jusqu’ici avaient dirigé le peuple allemand et l’avaient amené à ce malheur innommable. Schlageter voyait dans la classe ouvrière une populace destinée à être dirigée. Et il partageait très sûrement l’opinion du comte [Zu] Reventlow qui dit froidement que toute lutte contre l’Entente est impossible tant que l’ennemi intérieur n’est pas écrasé. L’ennemi intérieur, c’était bien pour Schlageter la classe ouvrière révolutionnaire. Schlageter pouvait voir de ses propres yeux les conséquences de cette politique, lorsqu’il parvint en 1923 dans la Ruhr pendant l’occupation. Il pouvait voir que, même si les ouvriers luttent unanimement contre l’impérialisme français, aucun peuple uni ne lutte et ne peut lutter dans la Ruhr. Il pouvait voir la profonde méfiance que les ouvriers montraient au gouvernement allemand, à la bourgeoisie allemande. Il pouvait voir combien la profonde coupure de la Nation paralyse sa capacité de défense. Plus encore. Ses camarades politiques accusaient la passivité du peuple allemand. Comment une classe ouvrière écrasée peut-elle être active ? Comment peut être active une classe ouvrière que l’on a désarmée, dont on exige qu’elle se laisse exploiter par des mercantis et des spéculateurs ? Ou alors peut-être devrait-on remplacer l’activité de la classe ouvrière allemande par celle de la bourgeoisie allemande ? Schlageter lisait dans les journaux comment ces gens qui se présentent en protecteurs du mouvement national font le trafic de devises à l’étranger, pour appauvrir le Reich et s’enrichir eux-mêmes. Schlageter ne nourrissait très certainement aucun espoir dans ces parasites, et on lui épargna de lire dans les journaux comment les représentants de la bourgeoisie allemande, comment le Dr Lutterbeck [4] contacta ses bourreaux, pour demander de bien vouloir permettre aux rois de l’acier et du fer de traiter avec des mitrailleuses accouplées les affamés, les fils du peuple allemand, les hommes qui mènent la résistance dans la Ruhr.

Maintenant que la résistance allemande en raison de la friponnerie du Dr Lutterbeck, et plus encore en raison de la politique économique des classes possédantes, est devenue un objet de risée, nous demandons aux masses intègres et patriotes, qui veulent lutter contre l’invasion impérialiste française : Comment voulez-vous combattre, sur qui voulez-vous vous appuyer ? La lutte contre l’impérialisme de l’Entente signifie guerre, même si les canons se taisent. On ne peut pas mener une guerre sur le front, lorsque l’arrière se soulève. On peut réprimer une minorité à l’arrière. La majorité du peuple allemand est composée d’êtres qui travaillent, qui doivent lutter contre la détresse et la misère que la bourgeoisie allemande leur apporte. Si les cercles patriotiques de l’Allemagne ne se décident pas à faire leur la Cause de cette majorité de la Nation et ainsi à former un front contre le capitalisme de l’Entente et le capitalisme allemand, alors la voie de Schlageter est celle du néant, alors l’Allemagne en raison de l’invasion étrangère, du danger durable représenté par les vainqueurs, deviendrait un champ des bataille pour de sanglants combats intérieurs, et il sera facile à l’ennemi de la briser et de la dépecer.

Lorsqu’après [la bataille de] Iéna, [Von] Gneisenau et [Von] Scharnhorst [5] se demandaient comment pouvoir relever le peuple allemand de son abaissement, ils répondaient là à la question : c’est seulement en libérant les paysans de la sujétion et de l’esclavage des barons. Seuls les libres arrières de la paysannerie allemande peuvent fonder la libération de l’Allemagne. Si les paysans allemands au début du XIXe siècle étaient le destin de la Nation allemande, c’est la classe ouvrière allemande qui en est le destin au début du XXe siècle. C’est seulement avec celle-ci que l’on peut libérer l’Allemagne des chaînes de l’esclavage. C’est de lutte que parlent les camarades de Schlageter penchés sur sa tombe. Cette lutte exige du peuple allemand qu’il rompe avec ceux qui non seulement l’ont mené à la défaite, mais avec ceux qui éternisent cette défaite, l’impuissance du peuple allemand, en traitant en ennemi la majorité du peuple allemand. C’est seulement si la Cause allemande est celle du peuple allemand, c’est seulement si la Cause allemande consiste en une lutte pour les droits du peuple allemand qu’elle recrutera pour le peuple allemand des amis actifs. En faisant de la Cause du peuple la Cause de la nation, faites de celle-ci la Cause du peuple. C’est cela que doit affirmer le Parti communiste d’Allemagne, c’est cela que doit affirmer l’Internationale communiste sur la tombe de Schlageter. Il n’a rien à cacher, car seule la pleine vérité est en mesure de se frayer le chemin vers les masses nationales d’Allemagne qui sont en recherche, sont brisées intérieurement et souffrent profondément. Le Parti communiste d’Allemagne doit s’adresser ouvertement aux masses nationalistes petites-bourgeoises : quiconque, en se mettant au service des mercantis, des spéculateurs, des magnats du fer et du charbon, tentera de réduire en esclavage le peuple allemand et de le jeter dans les bras d’aventuriers, celui-là se heurtera à la résistance des ouvriers communistes allemands. Ils répondront à la violence par la violence. Nous combattrons par tous les moyens tous ceux qui par bêtise pactiseront avec les mercenaires du capital. Mais nous croyons que la grand,e majorité des masses de sentiment national n’appartient pas au camp du capital, mais à celui des ouvriers. Nous voulons chercher et trouver le chemin qui nous conduit à ces masses, et nous y parviendrons. Nous ferons tout pour que des hommes comme Schlageter, qui étaient prêts à rejoindre la mort pour une cause commune, ne soient pas les marcheurs du néant, mais les pèlerins d’un meilleur futur pour l’humanité toute entière, tout pour qu’ils ne répand.ent pas inutilement leur sang ardent et généreux pour le profit des barons du fer et du charbon, mais le donnent pour la Cause du grand peuple allemand des travailleurs, qui appartient à la famille des peuples luttant pour leur libération. Le Parti communiste dira cette vérité aux plus larges masses du peuple allemand, car il n’est pas seulement le parti des ouvriers d’industrie luttant pour un petit bout de pain, il est le parti des prolétaires combatifs, qui luttent pour leur libération, pour une libération qui coïncide avec celle du peuple tout entier, la liberté de tous ceux qui travaillent et souffrent en Allemagne. Nous sommes sûrs que des centaines de Schlageter l’entendront et le comprendront.

(Applaudissements généralisés de l’Exécutif élargi du Komintern)

[1] Le commandant Walter von Medem (1887-1945) était à la tête du corps franc qui s'empara de Riga en mai 1919. Retourné en Allemagne, il devient membre du Stahlhelm, puis du parti nazi, et enfin des S.A.

[2] Le général Von der Goltz (1865-1946) fut envoyé par le Kaiser en Finlande en mars 1918 pour écraser la révolution dirigée par les bolcheviks finlandais. Ses troupes marchèrent sur Helsinki, tenue par les Rouges, qui tomba le 13 avril. La majeure partie du pays passa ainsi sous contrôle du gouvernement nationaliste. Conseiller du général finlandais Mannerheim, il fut l'artisan de l'écrasement des insurgés de la Garde Rouge, mais aussi celui de l'organisation de l'Armée finlandaise naissante. Nommé général allemand de Finlande par Guillaume II, il pensa même devenir roi du pays, avant que Mannerheim ne soit nommé régent de Finlande... Après l'Armistice de novembre 1918, il fut contraint de rapatrier ses troupes. Mais la Commission militaire interalliée de l'Entente décida que les troupes allemandes stationnées dans les Pays baltes devaient y rester pour combattre l'Armée rouge. Différents corps francs, dont la Division de fer, furent constitués et déployés à Riga et ses alentours afin de retenir l'avancée des Rouges russes et lettons. Von der Goltz commanda alors tous les corps francs et troupes composées de territoriaux, lettons, russes et germano-baltes. Dans ses mémoires, il confia que son but suprême était d'organiser une vaste campagne militaire sur Petrograd au côté des Russes blancs afin de renverser le pouvoir bolchevik, et ainsi de mettre en place un gouvernement pro-allemand à la tête de la Russie.

[3] Le général Degoutte (1866-1938) dirigea les troupes d'occupation de la Ruhr, où il resta jusqu'à son évacuation totale en 1925. Il est l'un des concepteurs de la ligne Maginot, prenant en 1925 le commandement de l'armée des Alpes et consacrant ses dernières années à la fortification de la frontière franco-italienne.

[4] Le ministère des affaires étrangères français donnait l'information suivante sur cette affaire : «Le représentant du Regierungsprâsident, l'Oberregierungsrat Dr Lutterbeck a adressé au général Denvignes une lettre dont les journaux du 27 (mai) publient de larges extraits : il se plaint qu'on n'ait pas accueilli sa demande d'envoi dans la zone menacée de la police de sûreté de Duisbourg et d'Hambarn. Il rappelle qu'avant les incidents l'éloignement de la Police de sûreté avait accru l'insécurité. Le commandement français paraît ne voir dans les troubles que des incidents locaux ; c'est méconnaître que l'unité du bassin y facilite l'extension du mouvement qui ne s'arrêtera plus au Rhin et à la frontière placée plus à l'ouest de l'Allemagne. Il y a risque que l'armée d'occupation ne soit contaminée et ne ramène en France des germes de désordres ; il renouvelle donc sa demande et demande qu'on y fasse suite promptement » (Ministère des affaires étrangères, Bulletin périodique de la presse allemande n° 271, mercredi 13 juin 1923, p. 7). Les autorités d'occupation françaises le condamnèrent néanmoins le premier juin à 10 mois de prison.
Le général français Joseph Denvignes (1866­1941) était membre de la Commission interalliée pour la région de Hesse. Dans son livre de souvenirs, il notait que les organisations d'extrême-droite étaient « antisémites, antifrançaises et antisocialistes » (Ce que j’ai vu et entendu en Allemagne, Tallandier, Paris, 1927, p. 279).

[5] Von Gneisenau (1760-1831) et Von Scharnhorst (1755-1813) étaient des généraux prussiens qui luttèrent contre Napoléon, après la Retraite de Russie en 1812. Von Scharnhorst organisa le soulèvement de la Prusse. Von Gneisenau s'illustra en 1814 comme chef d'état-major du maréchal Blücher (1742-1819), le futur vainqueur de Watterloo. Il reprit du service, en mars 1831, pour écraser la révolte de Varsovie. Il mourut peu après du choléra.


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