1904

Extrait de la préface au livre "La Philosophie de l’histoire comme science de l’évolution".

"Le Socialiste", 3-10 janvier 1904.

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Le marxisme

Charles Rappoport


La doctrine marxiste a su s’identifier avec le mouvement social le plus important de notre époque et en déterminer la portée et le sens général ; tandis que la sociologie moderne est restée, pour ainsi dire, en dehors de l’histoire contemporaine. Elle ne nous explique pas la vie sociale de notre temps – ni celle des temps passés. Elle plane au-dessus de la réalité, de cette même réalité sociale qu’elle est tenue à expliquer. Car une science qui n’explique rien n’est pas une science.

Nos sociologues se réfugient, pour la plupart, dans les nuages de l’abstraction. Ils formulent des lois abstraites dont – même dans le cas où elles seraient justes – nous ne saurions que faire. On peut dire que plus leurs “ lois générales ” sont exactes, plus elles sont stériles et inapplicables à la compréhension de la vie réelle. Le moment du triomphe de la “ sociologie générale ” est celui de sa déchéance.

En voici quelques exemples. Prenons “ la loi de l’imitation ” de Gabriel Tarde. Admettons que cette “ loi ”, qui ne voit dans la vie sociale que répétitions, reproductions, en un mot qu’un processus “ d’imitation ” infinie, soit on ne peut plus juste. Mais nous explique-t-elle, si peu que ce soit, la nature de chacune des sociétés antiques, féodale ou capitaliste ? Non. Cette “ loi ” quasi-universelle nous donne-t-elle une idée sur l’origine des causes des révolutions politiques, sociales et religieuses survenues dans ces sociétés ? Est-ce que cette “ loi ”, constatant l’imitation comme un fait universel et conséquemment comme commun à tous les régimes, contribue à faire comprendre le caractère spécifique de la vie sociale agitée de notre temps qui, somme toute, nous intéresse le plus ? On peut en dire autant de la théorie de “ l’organisme biologique ” de Spencer, de celle de “ l’organisme contractuel ” de Fouillée et de tant d’autres théories sociologiques.

Ni Spencer, ni Fouillée, ni Tarde, ni Wundt, n’ont prévu le mouvement socialiste, son rôle historique, son évolution, ses victoires.

Par contre, Karl Marx a non seulement prévu ce mouvement, mais il lui a tracé pour ainsi dire, son chemin d’avance. Il a défini les facteurs économiques et sociaux qui décideront de son rôle historique et de sa victoire. Dédaignant des généralités abstraites, il chercha à comprendre le processus concret de l’évolution sociale. La loi de la concentration des capitaux et de la prolétarisation, pour ne citer qu’une des thèses marxistes, nous en dit plus long sur la nature de la société contemporaine que tous les traités de la sociologie abstraite réunis.

Si savoir est prévoir, ceux qui ont le plus prévu ont nécessairement le plus su. Marx est de ces derniers. Sa doctrine est donc socialement et scientifiquement supérieure aux autres doctrines sociologiques restées étrangères à la vie qu’elles sont appelées pourtant à expliquer.

La doctrine de Marx apparaît, au point de vue pratique, comme la plus grande force organisatrice de notre temps. Saint-Simon et Auguste Comte, les fondateurs de la sociologie positiviste et scientifique, ont consacré tous les efforts de leur génie pour trouver une doctrine sociale qui fût en état de séduire le plus grand nombre de cerveaux, un corps d’idées capable de mettre fin à “ l’anarchie intellectuelle ” et de diriger vers un but supérieur les sociétés modernes. C’était leur idéal. Ce fut le but suprême de toute leur œuvre. Or, là où ils ont échoué, Marx a réussi. Des millions de socialistes, dans tous les pays civilisés, ont formé des organismes puissants, ayant pour base théorique et pratique la doctrine marxiste.

Le marxisme a mis fin à l’anarchie doctrinale des partis socialistes. Il les a dotées des idées directrices qui les mènent de succès en succès. Et de plus en plus, tous les partisans résolus du progrès sont obligés – tout en faisant des réserves sur le “ but final ” du socialisme scientifique – de suivre le parti socialiste, qui se trouve ainsi placé à la tête du progrès social. Il apparaît, de plus en plus clairement, que le sort de l’humanité dépend, dès maintenant, de celui du socialisme.

Les progrès du marxisme, qui a réalisé l’unité intellectuelle d’une élite se trouvant à la tête du socialisme international, rappellent ceux du christianisme. Et dire qu’il s’est à peine écoulé un demi-siècle depuis que cette doctrine fut proclamée au milieu de l’indifférence universelle ! Une fois connu, le marxisme a rencontré une résistance formidable. Mais il a vaincu les résistances et forcé l’attention. A présent, il n’existe pas une doctrine plus débattue dans les milieux scientifiques et plus répandus parmi les masses populaires que le marxisme. La devise : “ Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ” a remplacé – et avantageusement ! – le précepte : “ Aimez-vous les uns les autres ”, de l’évangile. Jésus est vaincu – ou dépassé – par Marx.

La rapidité avec laquelle s’est répandue le marxisme confirme une loi formulée par Marx lui-même à savoir que l’histoire brûle ses étapes avec une vitesse toujours croissante.

Les progrès du marxisme sont d’autant plus significatifs que ni Marx ni Engels n’ont jamais eu recours, à leur grand honneur, aux moyens artificiels empruntés aux régimes passés, pour propager leurs idées. Marx ne prétendit pas, comme l’a fait Auguste Comte, fonder une nouvelle “ religion de l’humanité ”. Il n’a pas imité Saint-Simon, qui avait imaginé des “ rêves ” pendant lesquels une Voix inconnue lui révéla un plan de la régénération humaine. Il ne s’est pas entouré non plus, ainsi que les nombreux fondateurs des sectes socialistes de la période utopique, du mystère pour frapper les imaginations. Il éloignait toute idée de révélation, scientifique ou autre. Il raillait les faux prophètes d’un cataclysme social soudain et immédiat. Il méprisait leurs panacées réformatrices et prouvait leur insuffisance par l’analyse des bases économiques de la société capitaliste. Et contrairement au génial Charles Fourier, il a mis toute sa gloire dans le fait de n’avoir rien inventé.

Marx déteste le style solennel, obligatoire pourtant pour tout prophète ou fondateur d’un culte. Il a un dédain souverain pour la phraséologie des idées éternelles. Il mania, toute sa vie, l’ironie et le sarcasme, armes terriblement profanes qui disposent les esprits plutôt à la critique qu’à la foi aveugle.

Une doctrine qui a su organiser et discipliner des masses considérables, mérite autre chose que des “ réfutations ” hâtives et superficielles. On ne la supprimera pas non plus, car l’air dédaigneux que nos grands seigneurs de la sociologie contemporaine affectent, dans leur morgue scientifique ou plutôt anti-scientifique, vis-à-vis des “ exagérations marxistes ” ou même par un silence obstiné et peu intelligent. Un sociologue de nos jours qui n’a pas approfondi le marxisme mérite d’être placé dans un musée d’antiquités. Un philosophe de notre temps n’a pas le droit d’ignorer Kant ; il est encore moins permis à un sociologue de méconnaître Marx.


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