1904

"Le Socialiste", 5-12 juin 1904.

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La politique des “ petits profits ”

Charles Rappoport


Briand a dit vendredi dernier, à la Chambre, le mot de la situation. Du coup, il a enrichi le vocabulaire politique d’un terme nouveau et important. Nous connaissions, jusqu’ici, la “ politique des résultats ” des opportunistes bourgeois de falote mémoire. Les néo-opportunistes, qui, au lieu de se contenter d’avoir inventé et organisé le combisme, s’obstinent – on ne sait plus pourquoi – à se considérer comme socialistes, nous annoncent, par la bouche de Briand, la politique des “ petits profits ”.

Nous connaissons les fameux résultats de la politique dite des résultats. Après trente-cinq ans d’existence du programme de 1869, nos politiciens radicaux sont encore à déclarer que la séparation des Eglises et de l’Etat, un des articles de ce programme non réalisé, n’est pas encore mûre même pour la discussion. Parler sérieusement au Parlement français de cette réforme – nous déclarent les syndics gouvernementaux de la faillite du radicalisme – c’est attenter traîtreusement à la vie précieuse du gouvernement.

Ce gouvernement est pourtant un gouvernement radical, un gouvernement de laïcisation complète et décisive. On conçoit que, dans ces conditions, on n’ose plus parler de la “ politique des résultats ” sans risque de provoquer un rire général. Briand, en homme avisé, l’a compris. Et le néo-opportunisme se réclamant verbalement du socialisme parle des “ petits profits ”.

Quels sont donc ces “ petits profits ” d’ordre socialiste, les autres ne nous intéressant guère ?

Le socialisme international, qui est la nôtre, promet à l’humanité exploitée qui travaille et qui souffre de changer du tout en tout la face du monde. Allant au fond des choses, il a donné l’analyse scientifique de l’histoire sociale de l’humanité en démontrant qu’en substanceelle représente la lutte des classes aux intérêts opposés pour la domination économique et politique. Il a dévoilé la vraie physionomie du régime capitaliste se disant mensongèrement celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ayant à sa base la division de plus en plus accentuée, de plus en plus consciente de la nation en deux classes : celle des bourgeois exploiteurs et celle des prolétaires exploités.

En outre, le socialisme mondial, ainsi que viennent de le proclamer nos camarades américains dans leur dernier Congrès, revendique, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’organisation consciente de la société.

L’anarchie de la production capitaliste est remplacée par une organisation rationnelle du travail basée sur la propriété collective des moyens de production.

Le socialisme moderne ne renie aucune conquête du progrès humain, si petite qu’elle soit. Il revendique et accepte la réforme laïque, démocratique et sociale. Mais se défiant des phrases et des phraseurs, il ne prend pas des vessies pour des lanternes, des promesses pour des réalités. Il sait également que la réforme ne supprime pas le régime capitaliste, la source principale des maux dont nous souffrons. La réforme, même sincère et efficace, n’est pas la victoire. C’est un moyen de lutte.

Instrument de duperie dans les mains de gouvernants, elle devient, par la propagande et l’organisation socialistes, celui de l’émancipation de la classe ouvrière et de l’humanité. Le but de la réforme, dans la conception des gouvernants de toute nuance, est conservateur et contre révolutionnaire. L’action socialiste la vivifie, la transforme. De réforme jaune, elle devient réforme rouge. L’exemple le plus frappant, c’est le suffrage universel. Octroyé par Bismarck dans un but réactionnaire, il a contribué à un développement sans précédent du socialisme. Les classes dominantes s’en sont aperçues. Elles demandent sa suppression. Trop tard. La reforme conservatrice a produit son effet révolutionnaire. Tel sera probablement aussi le sort de la reforme de la journée de huit heures.

Ce programme clair et défini du socialisme international, d’accord avec les données de la science et les exigences du bon sens et de la réalisation immédiate, a révolutionné la conscience des éléments avancés du prolétariat. A la flamme ardente de notre idéal se sont fondus à vue d’œil pour toujours de nombreux préjugés populaires. Les choses qui leur paraissaient éternelles, commencèrent à se mouvoir. A la clarté éblouissante de la conception socialiste, des illusions politiques, sociales et religieuses ont disparu ou sont trouvées en voie de disparition. Le socialisme scientifique – ou marxiste – a discipliné, élevé la conscience des prolétaires, les a rempli de fierté de dignité. Ils ont acquis une conscience d’hommes qui portent en eux un monde vraiment nouveau, un avenir glorieux et sans tache, en un mot une conception supérieure de la vie. Les prolétaires de tous les pays ont formé une véritable armée socialiste redoutée et respectée. Voilà quels sont nos “ profits ”.

Où sont les “ petits profits ” de messieurs les néo-opportunistes ? Ils ont remplacé le socialisme par le combisme, l’éducation et l’organisation socialistes par la glorification d’un ministère bourgeois. Ils ont exagéré à plaisir toute réforme bourgeoise en déclarant toute concession hypocrite des classes dominantes “ une étape ” vers le socialisme.

Il y a mieux. Ils sont en train de découvrir des difficultés sans nombre et la redoutable “ complexité ” dans l’œuvre purement bourgeoise et démocratique. En reprenant ainsi l’argument opportuniste qui a servi pendant trente ans à paralyser toute action réformiste, ils font le jeu de la conservation et de la duperie sociale et politique. Au lieu de pousser les gouvernants en avant, ils se font volontairement les complices les plus zélés, les plus accommodants de leur inaction sociale. Ils sont devenus les avocats les plus éloquents des ajournements perpétuels. Et au lieu de servir le mouvement en avant, ils favorisent de leur mieux l’inertie naturelle des hommes et des choses.

Avec cela, aucune critique de principe du régime capitaliste, aucune conception générale de la société et de sa base économique. Résultat : aucun enthousiasme conscient et vraiment populaire ; désorganisation partielle des forces socialistes ; manque inévitable d’élan et de confiance ; arrivisme triomphant, l’intrigue des couloirs remplaçant l’action socialiste au grand jour.

Avec ce système de “ petits profits ”, qui est le triomphe de la théorie du “ Bilan ” chère à Jaurès, nos ministérialistes sont arrivés au résultat que voici. Ils sont désormais condamnés à s’exténuer dans la modération et dans la prudence pour réaliser non le programme socialiste mais le programme radical lui-même. Ils sont des opportunistes du radicalisme ! Et c’est M. Clemenceau, un radical indépendant et logique, qui leur fait la leçon. Leçon méritée et juste !

En criant de toutes leurs forces à la difficulté, en l’exagérant, ils la créent et la rendent de plus en plus insurmontable. Ils font le jeu de la réaction qui à chaque coup d’épingle hurle : à l’assassin ! La politique des “ petits profits ” de Briand-Jaurès, c’est la politique de beaucoup de bruit pour peu de chose.


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