1919-23

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine

Alfred Rosmer

APPENDICE


I : Ultimes recommandations de Lénine au Comité central du Parti communiste russe

considérées comme son testament politique

Par stabilité du Comité central j’entends les mesures propres à prévenir une scission, pour autant que de telles mesures puissent être prises. Car le garde-blanc de Russkaïa Mysl (je pense que c’était S. E. Oldenbourg) avait évidemment raison quand, dans sa pièce contre la Russie soviétique, il misait en premier lieu sur l’espoir d’une scission de notre Parti, et quand, ensuite, il misait, pour cette scission, sur de graves désaccords au sein de notre parti.

Notre Parti repose sur deux classes, et, pour cette raison, son instabilité est possible, et s’il ne peut y avoir un accord entre ces classes sa chute est inévitable. En pareil cas il serait inutile de prendre quelque mesure que ce soit, ou, en général, de discuter la question de la stabilité de notre Comité central. En pareil cas nulle mesure ne se révélerait capable de prévenir une scission. Mais je suis persuadé que c’est là un avenir trop éloigné et un événement trop improbable pour qu’il faille en parler.

J’envisage la stabilité comme une garantie contre une scission dans le proche avenir, et mon intention est d’examiner ici une série de considérations d’un caractère purement personnel.

J’estime que le facteur essentiel dans la question de la stabilité ainsi envisagée, ce sont des membres du Comité central tels que Staline et Trotsky. Leurs rapports mutuels constituent, selon moi, une grande moitié du danger de cette scission qui pourrait être évitée, et cette scission serait plus facilement évitable, à mon avis, si le nombre des membres du Comité central était élevé à cinquante ou cent.

Le camarade Staline en devenant secrétaire général a concentré un pouvoir immense entre ses mains et je ne suis pas sûr qu’il sache toujours en user avec suffisamment de prudence. D’autre part, le camarade Trotsky, ainsi que l’a démontré sa lutte contre le Comité central dans la question du commissariat des Voies et Communications, se distingue non seulement par ses capacités exceptionnelles - personnellement il est incontestablement l’homme le plus capable du Comité central actuel - mais aussi par une trop grande confiance en soi et par une disposition à être trop enclin à ne considérer que le côté purement administratif des choses.

Ces caractéristiques des deux chefs les plus marquants du Comité central actuel pourraient, tout à fait involontairement, conduire à une scission ; si notre Parti ne prend pas de mesures pour l’empêcher, une scission pourrait survenir inopinément.

Je ne veux pas caractériser les autres membres du Comité central par leurs qualités personnelles. Je veux seulement vous rappeler que l’attitude de Zinoviev et de Kaménev en Octobre n’a évidemment pas été fortuite, mais elle ne doit pas plus être invoquée contre eux, personnellement, que le non-bolchévisme de Trotsky.

Des membres plus jeunes du Comité central, je dirai quelques mots de Boukharine et de Piatakov. Ils sont, à mon avis, les plus capables et à leur sujet il est nécessaire d’avoir présent à l’esprit ceci : Boukharine n’est pas seulement le plus précieux et le plus fort théoricien du Parti, mais il peut légitimement être considéré comme le camarade le plus aimé de tout le Parti ; mais ses conceptions théoriques ne peuvent être considérées comme vraiment marxistes qu’avec le plus grand doute, car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n’a jamais appris et, je pense, n’a jamais compris pleinement la dialectique).

Et maintenant Piatakov - un homme qui, incontestablement, se distingue par la volonté et d’exceptionnelles capacités, mais trop attaché au côté administratif des choses pour qu’on puisse s’en remettre à lui dans une question politique importante. Il va de soi que ces deux remarques ne sont faites par moi qu’en considération du moment présent et en supposant que ces travailleurs capables et loyaux ne puissent par la suite compléter leurs connaissances et corriger leur étroitesse.

25 décembre.


Post-scriptum. Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue de Staline par une supériorité - c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. Cette circonstance peut paraître une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour prévenir une scission, et du point de vue des rapports entre Staline et Trotsky que j’ai examinés plus haut, ce n’est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une signification décisive.

4 janvier.


II

Ces “ notes ” ne furent connues d’abord et pendant plus d’une année que de deux personnes : de la secrétaire à qui Lénine les avait dictées, M. Voloditchéva, et de la compagne de Lénine, N. Kroupskaïa, qui les tint soigneusement enfermées aussi longtemps qu’il fut possible de garder l’espoir, sinon d’une guérison, du moins d’une atténuation du mal... Lénine mourut le 21 janvier 1924. Kroupskaïa remit alors le Testament au secrétariat du Comité central du Parti communiste russe pour qu’il soit, selon la volonté de Lénine, communiqué au prochain congrès du Parti, le treizième.

La troïka (Zinoviev, Kaménev, Staline) qui s’était octroyé le pouvoir durant la maladie de Lénine projeta d’abord d’étouffer le document ainsi qu’elle avait projeté d’étouffer l’article dénonçant les méfaits de l’appareil bureaucratique. Sur l’insistance de Kroupskaïa, elle prit les dispositions suivantes : les chefs des délégations provinciales au congrès seraient rassemblées ; Kaménev donnerait lecture du Testament - ce qu’il fit avant la séance du 22 mai 1924 ; puis il serait lu ensuite devant chaque délégation séparément ; il serait formellement interdit de prendre des notes pendant les lectures et interdit également de faire une référence quelconque au Testament en séance plénière. Kroupskaïa avait fait remarquer qu’une telle procédure était contraire à la volonté de Lénine ; par l’intermédiaire du Congrès, la question devait être portée devant le Parti ; la troïka s’était montrée irréductible, persistant dans la procédure qu’elle voulait imposer.

Cependant, le Testament était désormais connu ; il était impossible d’éviter qu’on en parlât, en Russie et hors de Russie, et même d’empêcher que son texte ne fût publié. La consigne des triumvirs était alors une dénégation pure et simple : le soi-disant testament n’était qu’un faux fabriqué par l’Opposition. Un moment vint pourtant où cette tactique n’était plus possible - ni nécessaire. Il fallut avouer. L’authenticité du document fut confirmée par Staline. Dans un discours prononcé à la séance plénière d’octobre du Comité central et de la Commission centrale de contrôle du Parti communiste de l’Union soviétique, il déclara :

“ On prétend que Lénine, dans ce Testament, proposait au Congrès du Parti d’examiner la question du remplacement de Staline au poste de secrétaire général du Parti par un autre camarade. C’est exact. ” (Correspondance internationale, 12 novembre 1927.)

Il avait attendu pour parler le moment où, régnant seul après avoir évincé ses deux partenaires, Zinoviev et Kaménev, et ayant placé ses hommes de confiance à tous les postes importants du Parti, il n’avait plus rien à craindre : aucune voix ne pouvait plus s’élever contre lui.


III
Dernier discours prononcé par Lénine devant l'Internationale Communiste

(IV° Congrès - 13 novembre 1922.)

J’ai dit que nous avons commis un nombre énorme de sottises. Mais je dois ajouter quelque chose aussi au sujet de nos adversaires. Si ceux-ci nous arrêtent pour nous dire : Lénine lui-même reconnaît que les bolchéviks ont commis une quantité énorme de sottises, je leur répondrai : oui, mais nos sottises sont d’une tout autre nature que les vôtres. Nous avons seulement commencé à apprendre et nous apprenons si systématiquement que nous pouvons être persuadés d’obtenir de bons résultats... Ce n’est pas difficile à prouver. Prenez, par exemple, la convention conclue avec Koltchak par l’Amérique, l’Angleterre, la France et le Japon. Je vous le demande : y a-t-il au monde des Etats plus cultivés et plus puissants ? Or, que résulta-t-il de cette convention ? Ils promirent à Koltchak de l’aider sans penser, sans voir qu’ils couraient à un échec ; je ne peux pas même humainement le comprendre. Voilà un autre exemple plus près de nous et plus important : le Traité de Versailles. Je vous le demande, qu’est-ce que ces glorieuses puissances ont fait là ? Comment peuvent-elles trouver une issue à ce non-sens ? Je crois que je n’exagère pas en disant que nos sottises ne sont rien à côté de celles que les capitalistes du monde entier, l’Etat capitaliste et la 2e Internationale commettent tous ensemble.

C’est pourquoi je crois que les perspectives de révolution mondiale - je traite très brièvement ce thème - sont bonnes, et dans certaines conditions, j’en suis persuadé, elles deviendront encore meilleures. Je voudrais ajouter quelques mots au sujet de ces conditions. Au 3e Congrès en 1921, nous avons adopté une résolution sur la structure des partis communistes et sur les méthodes et le contenu de leur action. Cette résolution est excellente. Mais elle est presque entièrement russe, c’est-à-dire qu’elle a été prise dans le développement russe. C’est son bon côté. C’en est aussi le mauvais ; c’en est le mauvais parce que presque pas un étranger - c’est ma conviction, je viens de la relire - ne peut la lire : 1° elle est trop longue, cinquante paragraphes ou plus. Habituellement les étrangers ne peuvent pas lire des morceaux de pareille étendue ; 2° si même ils la lisent, ils ne peuvent la comprendre, précisément parce qu’elle est trop russe, non pas qu’elle soit écrite en russe car elle est excellemment traduite en toutes les langues, mais elle est pénétrée, imbue d’esprit russe ; 3° si par exception il se trouve un étranger qui la comprenne, il ne peut pas l’appliquer. Voilà le troisième défaut.

J’ai un peu parlé avec quelques délégués et j’espère encore, au cours du congrès, avoir la possibilité - non pas de prendre part à ce congrès, car je ne le puis malheureusement pas - de parler en détail avec un plus grand nombre de délégués des différents pays. Mon impression est que nous avons commis une grosse erreur en votant cette résolution, notamment en nous fermant la voie vers un nouveau progrès. Comme je l’ai dit, la résolution est excellente. Je souscris à tous ses cinquante paragraphes. Mais je dois dire que nous n’avons pas trouvé la forme sous laquelle nous devons présenter nos expériences russes aux étrangers et pour cela, la résolution est restée lettre morte. Si nous ne la trouvons pas, nous n’avancerons pas.

L’essentiel pour nous, aussi bien pour les Russes que pour les étrangers, c’est de tirer maintenant, après cinq années, la leçon de la Révolution russe. Ce n’est que maintenant que nous en avons la possibilité. Je ne sais combien de temps cette possibilité durera, ni si les puissances capitalistes nous laisseront longtemps le loisir de nous instruire dans le calme. Mais nous devons employer chaque moment libre d’activité militaire et de guerre pour apprendre, en commençant par le commencement. Tout notre parti et toutes les catégories sociales de Russie prouvent, par leur désir de s’instruire, que la principale tâche du moment consiste pour nous à apprendre toujours, et encore à apprendre. Mais les étrangers aussi doivent apprendre. Pas évidemment dans le même sens que nous, c’est-à-dire à lire, à écrire, et à comprendre ce que nous avons lu, toutes choses qui nous manquent encore. On discute pour savoir si c’est là de la culture prolétarienne ou bourgeoise ; je laisse la question indécise. Une chose est sûre : nous devons d’abord apprendre à lire et à écrire et à comprendre ce que nous avons lu. Les étrangers n’ont plus besoin de cela, ils ont besoin de quelque chose de plus élevé : comprendre ce que nous avons écrit sur la structure des partis communistes et qu’ils ont lu et signé sans l’avoir compris. Voilà leur grande tâche.

Il faut appliquer cette résolution. On n’y arrivera pas du jour au lendemain, c’est absolument impossible ; elle est trop russe, elle reflète trop l’expérience russe. C’est pourquoi les étrangers ne l’ont pas comprise. Mais ils ne peuvent pas se contenter de la suspendre au mur comme une icône et de l’adorer. Ils n’obtiendront rien ainsi. Ils doivent assimiler un bon morceau de l’expérience russe. Comment cela se fera-t-il ? je ne sais. Peut-être les fascistes, par exemple, en Italie, nous rendront-ils de bons services en expliquant aux Italiens qu’ils ne sont pas aussi instruits qu’on le croirait, et que les bandes noires ne sont pas encore impossibles dans leur pays. Peut-être cela sera-t-il très utile. Nous, Russes, nous devons aussi chercher des moyens d’expliquer aux étrangers la réalité de cette résolution, car autrement ils ne seront pas en mesure de l’appliquer.

Nous devons dire, non seulement pour les Russes mais aussi pour les étrangers que l’essentiel dans la période qui commence c’est d’apprendre. Nous apprenons dans le sens général du mot ; eux ils doivent apprendre dans le sens spécial : à comprendre l’organisation, la structure, la méthode, le contenu de l’action révolutionnaire. S’ils le font, je suis persuadé que les perspectives de la Révolution mondiale seront non seulement bonnes mais excellentes.


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