1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

III : Premier mai à Vienne

La frontière autrichienne marquait clairement le passage dans l’autre Europe ; il fallut toute une matinée pour venir à bout de contrôles, de vérifications, de visites qui n’en finissaient pas. Le train n’était composé que de deux wagons dans lesquels on s’entassa ; enfin il démarra. Son allure m’aurait permis d’admirer à loisir la magnifique région que nous traversions - la ligne contournait les hautes montagnes boisées de la Carinthie - n’eût été la faconde de mon compagnon ; il était bavard et me racontait toutes sortes d’histoires dont quelques unes n’étaient pas sans intérêt, par exemple lorsqu’il me confia sa vénération pour Kroupskaïa. Il avait travaillé en Suisse pendant plusieurs années et, à un certain moment, il avait été sur le point de sombrer dans une vie stupide de dissipation ; c’était Kroupskaïa qui l’avait sauvé par de sages conseils, par la discrète influence que la compagne de Lénine exerçait sur ceux qui l’approchaient, surtout par la simplicité de sa vie.

Mais c’était l’exception ; il pouvait mentir bêtement : “ En Russie soviétique c’est encore la disette, mais tout ce qu’on y trouve est de première qualité ”, disait-il entre autres choses. Or, il savait que j’allais trouver là-bas un mauvais pain noir et qu’un bol de cacha de millet y serait un régal. C’était bien déplaisant ; si je pouvais comprendre que Moscou devait se contenter pour ses courriers d’hommes sûrs, la découverte que je faisais de ce bolchévik de deuxième et même de troisième zone, laissait une fâcheuse impression. Sur des questions où il était mieux informé que moi, et où il aurait pu parler utilement, il se montrait nettement réticent. Au congrès tenu en octobre dernier à Heidelberg, le jeune Parti communiste allemand s’était brisé en deux tronçons sur la question du parlementarisme et de l’organisation syndicale. Une partie non négligeable des délégués se prononçait énergiquement contre toute participation à l’action parlementaire, pour l’abandon des syndicats réformistes auxquels ils se proposaient de substituer de nouvelles organisations ouvrières de masse. Ils s’étaient heurtés à une direction intransigeante ; exclus du Parti ils en avaient aussitôt créé un autre, le K.A.P.D. (Parti communiste ouvrier d’Allemagne). Je n’avais là-dessus qu’une information générale et sommaire ; j’aurais aimé en savoir davantage. Mais quand je questionnais Ivan, il se dérobait ; comme syndicaliste, il me savait hostile au parlement, et il craignait puérilement que je fusse influencé par cette dissidence.


La situation à Vienne, en ce printemps de 1920, était terrible. La misère se montrait partout, une misère qui faisait mal à voir. Dès l’hôtel, le linge en loques, l’état d’épuisement physique du personnel, la révélaient ; dans les vitrines des boutiques traînaient quelques boîtes vides. Les hostilités étaient à peine terminées que des trafiquants étaient accourus de partout pour piller la capitale du grand empire effondré ; d’abord ceux d’Italie, qui, plus proches, étaient arrivés les premiers ; ils avaient éprouvé une jouissance supplémentaire en pillant l’ “ ennemi héréditaire ”. Tout ce qu’on voyait et entendait était pénible.

Les trois journées que nous y passâmes répétèrent notre séjour à Milan : petite réunion internationale et visite à un anarchiste bien connu. Ici, la réunion était dominée par les Hongrois - ceux qui avaient réussi à fuir quand la jeune République avait succombé devant l’attaque des mercenaires roumains des Alliés ; Béla Kun avait été pris et était en prison. Parmi eux se trouvait l’économiste Eugène Varga. Il avait quelque connaissance des choses de France ; et il me questionna entre autres au sujet de Francis Delaisi et de son livre La démocratie et les financiers ; les vrais maîtres de la France n’étaient pas les gouvernants “ démocratiques ”, affirmait Delaisi ; c’étaient les “ financiers ”, un petit nombre d’hommes qu’on retrouvait dans les conseils d’administration de toutes les grandes entreprises - ce qui devait être plus tard, au temps du Front populaire, le thème des “ 200 familles ”. Alerte et superficiel, le livre avait eu un certain succès en France, et, comme je le constatais maintenant, il avait passé les frontières. Ce groupe communiste de Vienne publiait lui aussi une revue, Kommunismus, mais à l’encontre du Comunismo de Milan, elle était de tendance “ gauchiste ” ; sa rédaction était certainement plus originale, plus personnelle, moins dépendante des positions considérées alors comme officielles.

L’anarchiste que je visitai ensuite était tout différent de Malatesta : c’était l’homme des bibliothèques à côté de l’homme d’action. Il avait écrit, entre autres, un important ouvrage sur Bakounine ; n’ayant pas trouvé d’éditeur, ou n’en ayant pas cherché car il était d’une fierté ombrageuse et avait horreur de solliciter, il en avait fait tirer un nombre restreint d’exemplaires destinés aux grandes bibliothèques où les chercheurs, les historiens, et les étudiants auraient toujours la possibilité de les consulter. Les années de guerre avec leurs privations de toutes sortes, l’impossibilité de sortir d’Autriche, avaient lourdement pesé sur lui. Il n’était pas riche, mais disposait de moyens suffisants pour vivre à sa guise, aimant à voyager pour son plaisir et pour les recherches que nécessitaient ses travaux. Il avait rassemblé sur le mouvement ouvrier en général, et sur l’anarchisme en particulier, un nombre si considérable d’ouvrages qu’il en avait en dépôt dans plusieurs villes. Les retrouverait-il tous ? C’était son grand souci.

Quand j’arrivai chez lui, il était occupé à préparer son repas du soir : un pot de haricots qu’il avait recouvert d’une couche de marc de café. Remarquant mon étonnement devant cette inhabituelle mixture, il me dit : “ Il reste des éléments nutritifs dans le marc de café ; on n’a pas le moyen de les laisser perdre. ” Comme nous sortions ensemble, je lui signalai qu’une fiche était restée fixée à son chapeau : “ C’est à dessein, pour ne pas risquer d’oublier la distribution de cigarettes, me dit-il ; comme je ne fume pas, je peux les échanger contre quelque nourriture. ” Telle était la vie à Vienne, au mois d’avril 1920 ; tel y était l’état auquel la longue guerre et ses privations avaient réduit un homme libre.

Un après-midi, comme nous nous promenions dans la banlieue viennoise, Nettlau nous arrêta et dit d’un ton amer : “ D’ici on peut déjà voir ce qu’ils appellent la Tchécoslovaquie. ” Il avait sur la guerre la même position que Kropotkine, mais retournée : il était pour la défense de la culture germanique contre la barbarie asiatique. Nous fîmes une halte dans une de ces plaisantes auberges envahies d’ordinaire le dimanche mais où les clients étaient peu nombreux ; un verre de vin blanc et une pâtisserie suffirent à changer le visage de notre ami, ses joues se colorèrent et l’expression de tristesse et d’accablement qui ne l’avait pas quitté fit enfin place à une sorte d’exubérance.


Nous étions arrivés au Premier Mai ; la démonstration traditionnelle fut très impressionnante. Elle revêtait un caractère international avec ses contingents d’Italiens, de Hongrois, de Balkaniques. Les Hongrois, nombreux, donnaient, bien que vaincus, une impression de force ; ils chantaient une “ Internationale ” très rythmée, sur une cadence de marche, toute différente de la mélopée un peu traînante habituelle.


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