1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

10. Égalité des producteurs de marchandises et égalité des marchandises


La société marchande-capitaliste, de même que toute société fondée sur la division du travail, ne peut exister sans une répartition proportionnelle du travail entre les différentes branches de la production. Cette répartition du travail ne peut s’effectuer que s’il existe une connexion et un conditionnement réciproque des activités de travail des individus. Cette connexion des travaux productifs ne peut se réaliser que par l’intermédiaire du procès de l’échange sur le marché, par l’intermédiaire de la valeur des marchandises, du fait de l’absence de régulation sociale de la production marchande. L’analyse du procès d’échange, de ses formes sociales et de ses rapports avec la production dans la société marchande est par essence le sujet même de la théorie de la valeur de Marx[1].

Dans le premier chapitre du Capital, Marx admet implicitement les prémisses sociologiques de la théorie de la valeur (telles que nous les avons présentées ci-dessus), commence directement par l’analyse de l’acte d’échange, dans lequel s’exprime l’égalité des marchandises échangées. Aux yeux de la majorité des critiques de Marx, ces prémisses sociologiques sont passées inaperçues. Ces critiques n’ont pas vu que la théorie marxienne de la valeur est une conclusion qui découle de l’analyse des rapports socio-économiques qui caractérisent l’économie marchande. Cette théorie n’est pour eux rien d’autre qu’ « une preuve purement logique, une déduction dialectique de la nature de l’échange »[2].

Nous savons qu’en fait Marx n’a pas analysé l’acte d’échange en tant que tel, isolé d’une structure économique déterminée de la société. Il a analysé les rapports de production d’une société déterminée, la société marchande-capitaliste, et le rôle de l’échange dans cette société. Si quelqu’un a construit une théorie de la valeur sur la base d’une analyse de l’acte d’échange en tant que tel, isolé d’un contexte socio-économique déterminé, c’est bien Böhm-Bawerk et non Marx.

Mais si Böhm-Bawerk se trompe quand il fait découler l’égalité des biens échangés d’une analyse purement logique de l’acte d’échange, il a toutefois raison de soutenir que Marx a, dans son analyse de l’acte d’échange dans l’économie marchande, particulièrement mis l’accent sur l’égalité. « Prenons encore deux marchandises, soit du froment et du fer. Quel que soit leur rapport d’échange, il peut toujours être représenté par une équation dans la-quelle une quantité donnée de froment est réputée égale à une quantité quelconque de fer, par exemple : 1 quarteron de froment = a kilogramme de fer. Que signifie cette équation ? C’est que dans deux objets différents, dans 1 quarteron de froment et dans a kilogramme de fer, il existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un troisième qui, par lui-même, n’est ni l’un ni l’autre. Chacun des deux doit, en tant que valeur d’échange, être réductible au troisième, indépendamment de l’autre » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 53). C’est dans ce passage que les critiques de Marx ont vu le cœur et l’unique fondement de sa théorie de la valeur, et c’est contre lui qu’ils ont dirigé l’essentiel de leurs attaques. « Je voudrais faire remarquer en passant que le premier présupposé, selon lequel, dans l’échange de deux choses, une ‘égalité’ doit se manifester, me paraît très démodé - ce qui après tout n’est pas d’une grande importance -, mais aussi très irréaliste ou, en termes clairs, que c’est une idée fausse. Là où règnent l’égalité et l’exact équilibre, il n’est nul besoin d’une quelconque modification de la situation préexistante. Si par conséquent, dans le cas d’un échange, l’affaire se termine par un changement du propriétaire des marchandises, c’est bien plutôt le signe qu’une inégalité ou une prépondérance quelconques étaient en jeu, qui furent la cause de cette modification. »[3]

Il est sans doute superflu de faire remarquer que les objections de Böhm-Bawerk manquent leur cible. Marx n’a jamais soutenu que l’échange se réalise dans les conditions d’ « exact équilibre » ; à plus d’une reprise, il a souligné que l’ « inégalité » qualitative des marchandises était le résultat nécessaire de la division du travail et représentait, en même temps, un nécessaire adjuvant à l’échange. Böhm-Bawerk s’intéressait à l’échange des marchandises en tant que valeurs d’usage et aux évaluations subjectives de l’utilité des marchandises comme stimulant pour les échangistes. Il a ainsi très correctement mis l’accent sur le facteur d’inégalité. Mais Marx s’intéressait à l’échange en tant que fait social objectif et, en soulignant l’égalité, il a mis à jour des caractéristiques essentielles de ce fait social. Il n’avait pourtant en tête aucune fantasmagorie d’état d’ « exact équilibre »[4].

Les critiques de la théorie marxienne de la valeur placent généralement le centre de gravité de cette théorie dans la définition de l’égalité quantitative des dépenses de travail nécessaires à la production des marchandises, dépenses qui se trouvent égalisées l’une à l’autre dans l’acte d’échange. Mais Marx a souligné à plusieurs reprises. l’autre aspect de sa théorie de la valeur, l’aspect qualitatif pourrait-on dire par opposition à l’aspect quantitatif dont il est question ci-dessus. Marx ne s’intéresse pas aux propriétés qualitatives des marchandises en tant que valeurs d’usage. Son attention se porte sur les caractéristiques qualitatives de l’acte d’échange en tant que phénomène socio-économique. C’est seulement sur la base de ces caractéristiques qualitatives et essentiellement sociologiques que l’on peut saisir l’aspect quantitatif de l’acte d’échange. Presque toutes les critiques de la théorie marxienne de la valeur sont viciées par une complète ignorance de cet aspect de sa théorie. Leurs interprétations sont aussi unilatérales que la conception opposée qui soutient que le phénomène de la valeur, tel que Marx l’étudie, n’est en aucune manière relié aux proportions d’échange, c’est-à-dire à l’aspect quantitatif de la valeur[5].

Si nous laissons de côté la question de l’égalité quantitative des marchandises échangées, il nous faut alors mettre en évidence que, dans une économie marchande, les contacts entre les unités économiques privées s’établissent sous la forme d’achat et de vente, sous la forme de l’égalisation des valeurs données et reçues par les unités économiques individuelles dans l’acte d’échange. L’acte d’échange est un acte d’égalisation. Cette égalisation des marchandises échangées reflète la caractéristique fondamentale de l’économie marchande : l’égalité des producteurs de marchandises. L’égalité à laquelle nous faisons référence ici ne renvoie pas à la possession par ces producteurs de moyens de production matériels égaux, mais à leur égalité en tant que producteurs autonomes de marchandises, indépendants les uns des autres. Aucun de ces producteurs ne peut agir sur un autre, directement et unilatéralement, en l’absence d’un accord formel entre eux. En d’autres termes, un producteur donné peut en influencer un autre, considéré comme un sujet économique indépendant, par l’intermédiaire des clauses de leur accord. L’absence de coercition extra-économique, l’organisation de l’activité de travail des individus non sur la base du droit public, mais sur celle du droit privé et de la prétendue liberté de contracter, sont les traits caractéristiques essentiels de la structure économique de la société contemporaine. Dans ce contexte, la forme fondamentale des rapports de production entre unités économiques privées est la forme de l’échange, c’est-à-dire de l’égalisation des valeurs échangées. L’égalité des marchandises dans l’échange est l’expression matérielle du rapport de production fondamental de la société contemporaine: la connexion entre producteurs de marchandises en tant que sujets économiques égaux, autonomes et indépendants.

Le passage suivant du Capital nous paraît fondamental pour la compréhension des idées de Marx que nous avons présentées : « Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des marchandises que tous les travaux sont exprimés ici comme travail humain indistinct et par conséquent égaux, c’est que la société grecque reposait sur le travail des esclaves et avait pour base naturelle l’inégalité des hommes et de leurs forces de travail. Le secret de l’expression de la valeur, l’égalité et l’équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu’ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l’idée de l’égalité humaine a déjà acquis la ténacité d’un préjugé populaire. Mais cela n’a lieu que dans une société où la forme marchandise est devenue la forme générale des produits du travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux comme producteurs et échangistes de marchandises est le rapport social dominant » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 73)[6]. L’égalité des producteurs marchands autonomes et indépendants est la base de l’égalité des biens échangés. Telle est la caractéristique fondamentale de l’économie marchande, de sa « structure cellulaire » pour ainsi dire. La théorie de la valeur examine le procès de constitution de l’unité productive appelée économie sociale à partir de cellules séparées, indépendantes. Ce n’est pas sans raison que Marx a écrit, dans la préface à la 1e édition allemande du livre I du Capital. que « la forme marchandise du produit du travail, ou la forme valeur de la marchandise, est la forme cellulaire économique » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 18). Cette structure cellulaire de la société marchande correspond à l’ensemble des unités économiques privées, égales et formellement indépendantes.

Dans le passage sur Aristote cité ci-dessus, Marx souligne que, dans la société esclavagiste, le concept de valeur ne pouvait être déduit de la « forme valeur elle-même », c’est-à-dire de l’expression matérielle de l’égalité des marchandises échangées. Le mystère de la valeur ne peut être dévoilé que sur la base des caractéristiques de la société marchande. Il n’y a pas à s’étonner que les critiques, qui ont négligé le caractère sociologique de la théorie de la valeur de Marx, aient mal compris le passage en question. Si l’on en croit Dietzel, Marx « était guidé par l’axiome éthique de l’égalité ». Ce « fondement éthique apparaît dans le passage où Marx explique l’échec de la théorie de la valeur d’Aristote en montrant que la base naturelle de la société grecque était l’inégalité entre les hommes et entre leurs forces de travail »[7]. Dietzel ne comprend pas que Marx ne part pas d’un postulat éthique d’égalité, mais de l’égalité des producteurs de marchandises en tant que fait social fondamental de l’économie marchande. Répétons-le, il ne s’agit pas de l’égalité au sens de répartition égale des biens matériels, mais au sens d’indépendance et d’autonomie des agents économiques qui organisent la production.

Si Dietzel transforme un fait réel, la société des producteurs marchands égaux entre eux, en un postulat éthique, Croce, lui, voit dans le principe de l’égalité un type de société élaboré théoriquement et conçu par Marx sur la base de considérations théoriques, dans un but de comparaison et d’opposition avec la société capitaliste, fondée, elle, sur l’inégalité. Le propos de la comparaison serait d’expliquer les caractéristiques spécifiques de la société capitaliste. L’égalité des producteurs de marchandises n’est pas ici un idéal éthique, mais une mesure élaborée théoriquement, un étalon auquel nous mesurons la société capitaliste. Croce rappelle le passage où Marx dit que la nature de la valeur ne peut être expliquée que dans une société où la croyance dans l’égalité humaine a acquis la force d’un préjugé populaire[8]. Il pense que Marx, pour comprendre la valeur dans une société capitaliste, a pris comme type, comme étalon théorique, une valeur différente (concrète), celle que posséderaient les biens que l’on peut multiplier par le travail dans une société dépourvue des imperfections de la société capitaliste et dans laquelle la force de travail ne serait pas une marchandise. De ce raisonnement, Croce tire la conclusion suivante au sujet du caractère logique de la théorie de la valeur de Marx : « La théorie de la valeur-travail de Marx n’est pas seulement une généralisation logique, c’est aussi un fait conçu et postulé comme typique, c’est-à-dire quelque chose de plus qu’un simple concept logique. »[9]

Dietzel transformait la société de producteurs marchands égaux entre eux en un postulat éthique, Croce en fait une image concrète « élaborée dans la pensée », que l’on compare à la société capitaliste pour expliquer avec plus de clarté les caractéristiques de celle-ci. Cependant, cette société de producteurs marchands égaux n’est en réalité rien d’autre qu’une abstraction et une généralisation des caractéristiques fondamentales de l’économie marchande en général, et de l’économie capitaliste en particulier. La théorie de la valeur et sa prémisse, la société de producteurs marchands égaux, constitue une analyse de l’un des aspects de l’économie capitaliste, à savoir le rapport de production fondamental qui unit les producteurs marchands autonomes. Ce rapport est fondamental parce qu’il constitue l’économie sociale (l’objet de l’économie politique) comme totalité indiscutable, quoique plastique. Marx a exprimé avec lucidité le caractère logique de sa théorie de la valeur : « Jusqu’ici, nous ne connaissons d’autre rapport économique entre les hommes que celui d’échangistes, rapport dans lequel ils ne s’approprient le produit d’un travail étranger qu’en livrant le leur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 11). La théorie de la valeur ne nous donne pas une description de phénomènes se déroulant dans quelque société imaginaire qui serait l’opposé de la société capitaliste ; elle nous donne une généralisation de l’un des aspects de la société capitaliste.

Certes, dans la société capitaliste, les rapports de production entre les hommes en tant que membres de groupes sociaux différents ne se limitent pas aux rapports qui existent entre ces hommes en tant que producteurs marchands indépendants. Cependant, les rapports entre membres de groupes sociaux différents s’établissent, dans la société capitaliste, sous la forme et sur la base des interrelations qui existent entre ces hommes en tant que producteurs marchands égaux et autonomes. Les capitalistes et les ouvriers sont mutuellement liés par des rapports de production. Le capital est l’expression matérielle de ce rapport. Mais ils sont liés en tant que producteurs marchands formellement égaux, et c’est comme tels qu’ils concluent un contrat. La catégorie de valeur sert d’expression à ce rapport de production ou, plus exactement, à cet aspect du rapport de production qui les met en relation. Les capitalistes industriels et les propriétaires fonciers, les entrepreneurs et les capitalistes financiers entrent, eux aussi, dans des rapports contractuels réciproques en tant que possesseurs de marchandises égaux et autonomes. Cet aspect des rapports de production entre divers groupes sociaux s’exprime dans la théorie de la valeur. Ainsi se trouve expliquée l’une des caractéristiques de l’économie politique comme science. Les concepts fondamentaux de l’économie politique sont construits sur la base de la valeur et, à première vue, ils semblent même être des prolongements logiques de celle-ci. Un premier contact avec le système théorique de Marx peut amener le lecteur à se trouver d’accord avec l’interprétation de Böhm-Bawerk, selon laquelle ce système est le développement logique-déductif de concepts abstraits, leur développement Immanent, purement logique selon la méthode de Hegel. Grâce à des modifications magiques, purement logiques, la valeur se transforme en argent, l’argent en capital, le capital en capital augmenté (c’est-à-dire capital + plus-value), la plus-value en profit d’entreprise, intérêt et rente, etc. Böhm-Bawerk, qui considère à part toute la théorie de la valeur, note que les parties les plus développées du système de Marx forment un tout équilibré qui découle avec cohérence d’un point de départ erroné. « Dans ce cours médian du système marxien, le flot des développements et articulations logiques s’écoule avec une cohérence réellement imposante [...] Par leur extraordinaire cohérence interne, ces parties médianes du système, aussi faux que puisse être leur point de départ, établissent pour toujours la réputation de leur auteur comme force intellectuelle de premier rang. »[10] Venant de Böhm-Bawerk, qui fut précisément un penseur habile dans le développement logique des concepts, l’hommage n’est pas mince. Mais, en fait, la puissance de la théorie de Marx réside moins dans sa cohérence logique interne que dans le fait qu’elle est intensément nourrie d’un contenu socio-économique riche et complexe, tiré du réel et élucidé par le pouvoir de la pensée abstraite. Dans l’œuvre de Marx, un concept se transforme en un autre ; mais cela n’est pas l’effet d’un développement logique immanent, c’est le résultat de la prise en compte de tout un ensemble de conditions socio-économiques connexes. Une fantastique révolution historique (décrite par Marx dans la section sur l’accumulation primitive du capital) a été nécessaire pour que l’argent se transforme en capital.

Mais cet aspect de la question ne nous intéresse pas ici. Un concept donné ne se développe à partir d’un autre qu’en présence de conditions économiques données. Le fait est que, dans la théorie de Marx, chaque nouveau concept porte la marque du concept précédent. Tous les concepts fondamentaux du système économique paraissent être des variétés logiques du concept de valeur. La monnaie, c’est une valeur qui sert d’équivalent général. Le capital, c’est une valeur qui crée de la plus-value. Le salaire, c’est la valeur de la force de travail. Le profit, l’intérêt, la rente sont des fractions de la plus-value. A première vue, cette filiation logique des concepts fondamentaux à partir du concept de valeur semble inexplicable. Mais elle peut s’expliquer par le fait que les rapports de production de la société capitaliste qui s’expriment dans les concepts cités (capital, salaire, profit, intérêt, rente, etc.) apparaissent sous la forme de rapports entre producteurs marchands indépendants, rapports qui s’expriment par l’intermédiaire du concept de valeur. Le capital est une variété de la valeur parce que le rapport de production entre le capitaliste et l’ouvrier prend la forme d’un rapport entre producteurs marchands égaux, c’est-à-dire entre agents économiques autonomes. Le système des concepts économiques procède du système des rapports de production. La structure logique de l’économie politique en tant que science exprime la structure sociale de la société capitaliste[11].

La théorie de la valeur-travail donne une formulation théorique du rapport de production fondamental de la société marchande, le rapport de production entre producteurs marchands égaux. Cela explique la vitalité de cette théorie, qui a toujours été au tout premier plan de la science économique en dépit du torrent d’idées économiques qui se sont remplacées les unes les autres, et en dépit de toutes les attaques qui ont été dirigées contre elle sous des formes et dans des formulations toujours renouvelées. Marx notait déjà cette qualité de la théorie de la valeur-travail dans sa lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868, déjà citée : « Il est vrai que l’histoire de la théorie prouve d’autre part, comme vous l’avez supposé avec raison, que la conception du rapport de valeur a toujours été la même, plus ou moins claire, tantôt entachée d’illusions, tantôt mieux définie scientifiquement. »[12] Hilferding a lui aussi fait état de la vitalité de cette théorie : « La théorie économique - avec le champ d’action que lui donne Marx dans ses Théories sur la plus-value - est une explication de la société capitaliste, qui est fondée sur la production marchande. Cette base de la vie économique, qui est restée identique en dépit d’un développement fantastique et tumultueux, explique le fait que la théorie économique reflète ce développement et conserve des lois fondamentales qui furent découvertes auparavant, en les développant mais sans les éliminer complètement. Cela signifie que le développement logique de la théorie accompagne le développement réel du capitalisme. Le procès de développement de la théorie économique, qui part des premières formulations de la loi de la valeur-travail chez Petty et Franklin et s’achève avec les considérations plus subtiles contenues dans les livres II et III du Capital, se présente comme un développement logique. »[13] Cette continuité du développement historique de la théorie de la valeur explique sa position logique centrale dans la science économique. Cette position logique ne peut être comprise que par rapport au rôle particulier que joue, dans le système des rapports de production de la société capitaliste, le rapport fondamental entre producteurs marchands considérés comme agents économiques égaux et autonomes.

Cela met en évidence l’inexactitude des interprétations qui considèrent que la théorie de la valeur-travail n’est d’aucune utilité pour expliquer la société capitaliste, et qui restreignent son champ d’application à une société imaginaire ou à une société marchande simple qui précéderait la société capitaliste. Croce se demande « pourquoi Marx, dans l’analyse des phénomènes économiques de la deuxième et de la troisième sphère [c’est-à-dire les phénomènes du profit et de la rente - I.R.], utilise toujours des concepts dont la place est seulement dans la première sphère [c’est-à-dire dans la sphère de la valeur-travail -I.R.] . Si la correspondance entre travail et valeur ne se réalise Que dans la société simplifiée de la première sphère, pourquoi insister sur la transcription des phénomènes de la deuxième dans les termes de la première ? »[14] De telles critiques sont fondées sur une compréhension unilatérale de la théorie de la valeur, qui expliquerait uniquement les proportions quantitatives de l’échange dans une économie marchande simple, et elles négligent totalement l’aspect qualitatif de la théorie de la valeur. Si la loi des proportIons quantitatives de l’échange est modifiée dans l’échange capitaliste par rapport à l’échange marchand simple, l’aspect qualitatif de l’échange est le même dans les deux économies. C’est seulement l’analyse de l’aspect qualitatif qui permet d’aborder et de saisir les proportions quantitatives. « L’expropriation d’une partie de la société et le monopole de la propriété des moyens de production de l’autre partie modifient naturellement l’échange, car ce n’est qu’en lui que peut apparaître cette inégalité des membres de la société. Mais, comme l’acte d’échange est un rapport d’égalité, l’inégalité apparaît maintenant comme égalité non plus de la valeur, mais du prix de production. »[15] Hilferding aurait dû approfondir cette idée et la traduire en termes de rapports de production.

La théorie de la valeur, dont le point de départ est l’égalité des marchandises échangées, est indispensable pour expliquer la société capitaliste et son inégalité, parce que les rapports de production entre capitalistes et ouvriers prennent la forme de rapports entre des producteurs marchands formellement égaux et indépendants. Toutes les interprétations qui séparent la théorie de la valeur de la théorie de l’économie capitaliste sont incorrectes, qu’elles restreignent ou non la sphère de la validité de la théorie de la valeur à une société imaginaire (Croce) ou a une économie marchande simple, ou même à une transformation de la valeur-travail en une catégorie purement logique (Tugan-Baranovskij), ou enfin qu’elles recourent à une séparation tranchée entre les catégories « interéconomiques », dont la valeur, et les autres catégories « sociales » (Strouvé) - sur ce dernier point, cf. ci-dessus, chapitre 6 : «  Strouvé et la théorie du fétichisme de la marchandise »


Notes

[1] Simmel pense que la recherche économique commence non par les objets échangeables, mais par le rôle socio-économique de l’échange : « L’échange est un phénomène sociologique sui generis, une forme et une fonction constitutives de l’existence interindividuelle ; en aucun cas ce n’est une conséquence logique de ces propriétés qualitatives et quantitatives des choses que l’on appelle utilité et rareté » (Georg Simmel, Philosophie des Geldes, Duncker & Humblot, Leipzig, 1907, p. 59).

[2] Eugen von Böhm-Bawerk, Zum Abschluss des Marxschen Systems, op. cit., p. 81.

[3] Ibid.

[4] « L’acte d’échange lui-même et le prix qui en résulte influencent [...] le comportement de tous les acheteurs et vendeurs ultérieurs et n’exercent pas cette influence sous la forme de l’inégalité mais sous celle de l’égalité, c’est-à-dire comme expression de l’équivalence » (Zwiedenieck, « Über den Subjektivismus in der Preislehre », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1914, vol. 38, IIe partie, p. 22-23.

[5] Cf., par exemple, F.Petry, Der soziale Gehalt der Marxschen Werttheorie, Iéna, 1916, p. 27-28.

[6] Bien entendu, il ne nous intéresse pas ici de savoir si Marx a ou n’a pas compris correctement Aristote, ou si sa compréhension de celui-ci est un exemple de « subjectivisme scientifique », comme le dit Železnov dans Ekonomičeskoe mirovozzrenje dvernikh grekov (La conception économique du monde des anciens Grecs, Moscou, 1919, p. 244), assertion sans fondement à notre avis.

[7] Heinrich Dietzel, Theoretische Sozialökonomik, C.F.Winter, Leipzig, 95, p. 273.

[8] Benedetto Croce, Historical Materialism and the Economics of Karl Marx, Frank Cass & Co, Londres, 1966, p. 60-66.

[9] Ibid., p. 56.

[10] Böhm-Bawerk, op. cit., p.100-101.

[11] F.Oppenheimer voit le « péché méthodologique » de Marx et son erreur fondamentale dans le fait qu’il a pris la « prémisse de l’égalité sociale entre les participants à l’acte d’échange », qui est la base de la théorie de la valeur, comme point de départ de son analyse de la société capitaliste et de son inégalité entre les classes. Il cite, pour l’approuver, le jugement suivant de Tugan-Baranovskij : « En supposant l’égalité sociale entre les participants à l’acte d’échange, nous faisons abstraction de la structure interne de la société dans laquelle cet acte est accompli » (Franz Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, G.Fischer, Iéna, 1916, p. 176). Oppenheimer reproche à Marx d’avoir ignoré, dans sa théorie de la valeur, l’inégalité de classes de la société capitaliste.
Liefmann fait à la théorie économique de Marx une objection qui va dans le sens opposé ; il lui reproche de supposer « a priori l’existence de classes déterminées » (Robert Liefmann, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Deutsche Verlagsanstalt, Stuttgart - Berlin, 1920, p. 34). Dans son principe, la remarque est juste: la théorie économique de Marx suppose bien a priori l’inégalité de classes dans la société capitaliste. Mais, du fait que, dans la société capitaliste, les rapports entre les classes prennent la forme de rapports entre les producteurs marchands indépendants, le point de départ de l’analyse est la valeur, qui suppose l’égalité sociale entre les participants à l’acte d’échange. La théorie de la valeur de Marx dépasse le caractère unilatéral des remarques d’Oppenheimer et de Liefmann. On trouvera une critique détaillée des thèses de ces deux auteurs dans notre ouvrage Sovremennye ekonomisty na Zapade (Économistes occidentaux contemporains), 1927.

[12] Lettres à Kugelmann, op. cit., p. 103.

[13] R.Hilferding, « Aus der Vorgeschichte der Marxschen Ökonomie », Die Neue Zeit, vol. II, 1910-1911.

[14] B.Croce, op. cit., p. 135.

[15] R.Hilferding, Le Capital financier, op. cit., p. 65-66.


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