1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

16. Le travail socialement nécessaire


Dans les chapitres précédents, nous nous sommes plus particulièrement préoccupés de l’analyse de l’aspect qualitatif du travail créateur de valeur ; nous pouvons maintenant en venir à une analyse plus précise de l’aspect quantitatif.

On sait que Marx, lorsqu’il établit que les changements de la grandeur de la valeur des marchandises dépendent des changements dans la quantité de travail dépensée à leur production, n’entend pas par là le travail individuel effectivement dépensé par un producteur donné à la production d’une marchandise donnée, mais la quantité de travail nécessaire en moyenne pour produire cette marchandise, pour un niveau donné de développement des forces productives. « Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. Après l’introduction en Angleterre du tissage à la vapeur, il a fallu peut-être moitié moins de travail qu’auparavant pour transformer en tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand anglais, lui, eut toujours besoin du même temps pour opérer cette transformation ; mais dès lors le produit de son heure de travail individuelle ne représenta plus que la moitié d’une heure sociale de travail et ne donna plus que la moitié de la valeur première » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 55).

La grandeur du temps de travail socialement nécessaire est déterminée par le niveau de développement des forces productives, compris au sens large de totalité des éléments matériels et humains de la production. Le temps de travail socialement nécessaire ne change pas seulement en relation avec les modifications des « conditions de la production », c’est-à-dire des éléments matériels-techniques organisationnels, il change aussi en relation avec les modifications de la force de travail, de « l’habileté et de l’intensité du travail ».

Dans un premier temps de son analyse, Marx suppose que tous les exemplaires d’une espèce donnée de produit sont fabriqués dans des conditions moyennes normales, égales. Le travail individuel dépensé pour chaque exemplaire coïncide quantitativement avec le travail socialement nécessaire, et la valeur individuelle avec la valeur sociale ou de marché. Jusque-là, la différence entre travail individuel et travail socialement nécessaire, entre valeur individuelle et valeur sociale (de marché), n’est pas encore prise en compte. C’est pourquoi Marx parle simplement de « valeur », et non de « valeur de marché » (il n’est pas question de la valeur de marché dans le livre I du Capital).

Dans la suite de son analyse, Marx suppose que différents exemplaires d’une espèce donnée de marchandises sont produits dans des conditions techniques différentes. C’est alors qu’apparaît l’opposition entre valeur individuelle et valeur sociale (de marché). En d’autres termes, le concept de valeur se trouve approfondi et défini de façon plus précise comme valeur sociale ou de marché. De la même façon, le temps de travail socialement nécessaire s’oppose au temps de travail individuel, qui est différent dans les diverses entreprises d’une même branche de production. Nous exprimons ainsi la propriété suivante l’économie marchande : le même prix s’établit pour toutes les marchandises d’une espèce et d’une qualité données qui s’échangent sur le marché, et cela indépendamment des conditions techniques particulières dans lesquelles marchandises ont été produites, indépendamment du temps de travail individuel dépensé à leur production dans les différentes entreprises. Une société dans laquelle l’économie a une forme marchande ne règle pas directement l’activité de travail des hommes, elle la règle par l’intermédiaire de la valeur des produits du travail, par l’intermédiaire des marchandises. Le marché ne prend pas en compte les propriétés individuelles et les différences des activités de travail des producteurs marchands individuels dans leurs différentes unités économiques. « Chaque marchandise particulière compte en général comme un exemplaire moyen de son espèce » (Le Capital, L. I, t. 1 p. 55). Une marchandise individuelle n’est pas vendue à sa valeur individuelle, mais à sa valeur sociale moyenne, que Marx appelle valeur de marché dans le livre III du Capital.

On peut classer toutes les entreprises d’une même branche de production en fonction de leur niveau de développement technique, en partant des plus productives pour terminer par les plus arriérées. Quelles que soient les différences entre les valeurs individuelles des produits de chacune de ces entreprises ou de chacun de ces groupes d’entreprises (dans un souci de simplification, nous reprendrons la distinction que fait Marx entre trois types d’entreprises : à productivité élevée, moyenne ou basse), leurs produits sont vendus sur le marché au même prix, déterminé en dernière analyse (à travers écarts et destructions) par la valeur moyenne ou de marché : « Les marchandises dont la valeur individuelle est au-dessous de leur valeur de marché réalisent une plus-value extra ou surprofit, tandis que celles dont la valeur individuelle est au-dessus de la valeur de marché ne parviennent pas à réaliser toute la plus-value qu’elles contiennent » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 194). Cette différence entre la valeur de marché et la valeur individuelle, qui est à l’origine des différences entre les avantages de production obtenus par des entreprises se situant à des niveaux de productivité du travail différents, est le principal moteur du progrès technique dans la production capitaliste. Chaque entreprise capitaliste s’efforce d’introduire les derniers perfectionnements techniques, de diminuer la valeur individuelle de sa production par rapport à la valeur de marché moyenne et obtenir ainsi la possibilité d’extraire un surprofit. Les entreprises à technologie arriérée s’efforcent d’abaisser la valeur individuelle de leurs produits, si possible jusqu’au niveau de leur valeur de marché ; sinon, elles sont menacées par la concurrence des entreprises plus productives et risquent l’effondrement économique. Le triomphe de la production à grande échelle sur la petite entreprise, l’accroissement du progrès technique et la concentration de la production dans des entreprises plus vastes et techniquement mieux au point, telles sont les conséquences de la vente des marchandises sur le marché en fonction de leur valeur de marché moyenne, et non de leur valeur individuelle.

Si nous considérons un niveau de développement des; forces productives donné pour une branche de production donnée (la branche est définie comme la totalité des entreprises, celles-ci se situent à des niveaux de productivité très différents), la valeur de marché est une grandeur déterminée. Mais il est faux de penser qu’elle est donnée ou établie à l’avance, qu’elle est calculée sur la base d’une technique donnée. Comme nous l’avons souligné, les techniques en usage dans les entreprises sont différentes. La valeur de marché est une grandeur qui s’établit comme résultat d’un conflit sur le marché entre un grand nombre de vendeurs-producteurs de marchandises qui produisent dans des conditions techniques différentes et qui jettent sur le marché des marchandises possédant des valeurs individuelles différentes. Comme nous l’avons déjà signalé au chapitre 13, la transformation du travail individuel en travail socialement nécessaire s’accomplit par l’intermédiaire de ce même procès d’échange qui transforme le travail privé et concret en travail social et abstrait : « Les diverses valeurs individuelles doivent être égalisées pour ne faire qu’une seule valeur sociale : la valeur de marché dont il a été question plus haut. Pour ce faire, une concurrence parmi les producteurs d’une même espèce de marchandises est nécessaire, ainsi que l’existence d’un marché où ils offrent tous ensemble leurs marchandises » (Le Capital, L. 111, t. 6, p. 196). La valeur de marché est une résultante de la lutte sur le marché entre différents producteurs d’une branche de production donnée (nous considérons ici des conditions de marché normales, ce qui suppose un équilibre de l’offre et de la demande, et donc un équilibre entre les branches de production considérées et les autres ; sur ce point, voir ci-dessous). De même, le travail socialement nécessaire, qui détermine la valeur de marché, est la résultante de différents niveaux de productivité du travail dans différentes entreprises. Le travail socialement nécessaire ne détermine la valeur des marchandises que dans la mesure où le marché rassemble tous les producteurs de la branche considérée et les place dans les mêmes conditions d’échange marchand. La valeur de marché créée est uniforme pour toutes les marchandises d’une espèce et d’une qualité données, elle est fonction de l’extension du marché et de la subordination des producteurs de marchandises isolées aux forces du marché. De la même façon, le concept de travail socialement nécessaire acquiert de l’importance. La valeur de marché s’établit par l’intermédiaire de la concurrence entre les producteurs de la même branche de production. Mais, dans la société capitaliste développée, il y a aussi une concurrence des capitaux investis dans différentes branches de production. Le transfert de capitaux d’une branche à une autre, c’est-à-dire « la concurrence des capitaux entre les différentes sphères [...], est à l’origine du prix de production, équilibrant les taux de profit entre ces différentes sphères » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 196). La valeur de marché prend la forme du prix de production.

Si la valeur de marché s’établit seulement comme résultat du procès social de concurrence entre des entreprises situées à des niveaux de productivité différents, nous devons alors nous demander quel groupe d’entreprises détermine la valeur de marché. En d’autres termes, quelle grandeur représente le temps de travail moyen socialement nécessaire qui détermine la valeur de marché ? « Il faut considérer la valeur de marché d’une part comme la valeur moyenne des marchandises produites dans une sphère, d’autre part comme la valeur individuelle des marchandises produites aux conditions moyennes de la sphère et qui constituent la grande masse de ses produits » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 194). Si nous faisons l’hypothèse simplificatrice que, pour la totalité des marchandises d’une branche de production donnée, la valeur de marché coïncide avec la valeur individuelle (même si elle s’écarte des valeurs individuelles des exemplaires individuels), la valeur de marché des marchandises sera alors égale à la somme des valeurs individuelles des marchandises de la branche donnée, divisée par le nombre de marchandises. Mais, à une étape ultérieure de l’analyse, nous devons supposer que, pour l’ensemble de la branche de production, la somme des valeurs de marché peut s’écarter de la somme des valeurs individuelles (ce qui a lieu, par exemple, dans l’agriculture) ; la coïncidence de ces deux sommes n’est maintenue que pour l’ensemble de toutes les branches de production ou pour l’ensemble de l’économie sociale. Dans ce cas, la valeur de marché ne coïncide plus exactement avec la somme de toutes les valeurs individuelles divisée par le nombre de marchandises de l’espèce considérée. La détermination quantitative des valeurs de marché est alors soumise aux lois suivantes. Pour Marx, la valeur de marché est voisine, dans des conditions normales, de la valeur individuelle de la masse dominante des produits d’une branche de production donnée. Si une part importante des marchandises est produite dans des entreprises qui travaillent au niveau moyen de productivité du travail, et si seule une part insignifiante est produite dans les conditions les plus mauvaises, la valeur de marché sera alors réglée par les entreprises de productivité moyenne, c’est-à-dire que la valeur de marché sera voisine de la valeur individuelle des objets produits par ce type d’entreprise. C’est le cas le plus fréquent. Si « la fraction des marchandises produites dans de mauvaises conditions [est] relativement importante par rapport à la moyenne et à l’autre extrême », c’est-à-dire les marchandises produites dans les meilleures conditions, « c’est cette fraction qui fixe alors la valeur de marché ou la valeur sociale » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 198), c’est-à-dire que celle-ci est voisine des valeurs individuelles de ces marchandises (et coïncide complètement avec elles dans quelques cas, par exemple dans l’agriculture). Enfin, si les marchandises produites dans les meilleures conditions dominent le marché, elles exerceront alors une influence décisive sur la valeur de marché. En d’autres termes, le travail socialement nécessaire peut se rapprocher du travail de productivité moyenne (c’est ce qui se produit dans la majorité des cas), aussi bien que du travail de productivité supérieure ou inférieure. Il faut seulement que le travail de productivité supérieure (ou inférieure) jette sur le marché la quantité la plus importante de marchandises, de façon à devenir le travail moyen (non au sens de productivité moyenne, mais au sens de productivité la plus répandue) d’une branche de production donnée [1].

Le raisonnement de Marx tel que nous l’avons présenté suppose un déroulement normal de la production, un équilibre entre l’offre de marchandises et la demande réelle c’est-à-dire une situation où les acheteurs achètent la masse totale des marchandises d’une espèce donnée à leur valeur de marché normale. Comme nous l’avons vu, la valeur de marché est déterminée par le travail de productivité supérieure, moyenne ou inférieure ; toutes ces formes de travail peuvent représenter le travail socialement nécessaire, tout dépend de la structure technique de la branche de production considérée et des rapports entre les entreprises situées à des niveaux de productivité différents dans la branche. Mais ces différents modes de détermination des valeurs de marché, dans des conditions d’offre et de demande normales, doivent être distingués strictement des cas où il y a écart entre l’offre et la demande, que le prix de marché soit supérieur à la valeur de marché (excès de demande) ou qu’il lui soit inférieur (excès d’offre). « Nous ne tenons pas compte ici de l’encombrement du marché où c’est toujours la fraction produite dans les meilleures conditions qui règle le prix du marché ; en effet, nous n’avons pas affaire ici au prix de marché dans ce qu’il a de différent de la valeur de marché, mais aux diverses déterminations de la valeur de marché elle-même » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 199). Comment pouvons-nous expliquer des changements de la valeur de marché en fonction de la prépondérance numérique d’un groupe d’entreprises ou d’un autre (de productivité élevée, moyenne ou basse) ?

La réponse à cette question peut être trouvée dans le mécanisme de répartition du travail et d’équilibre entre les différentes branches de la production sociale. La valeur de marché correspond à l’état d’équilibre théoriquement défini entre les différentes branches de la production. Si les marchandises sont vendues à leur valeur de marché, alors l’état d’équilibre est maintenu, c’est-à-dire que la production d’une branche donnée ne s’étend pas, ou ne se contracte pas aux dépens d’autres branches. L’équilibre entre les différentes branches de la production, l’adéquation de la production sociale aux besoins sociaux et la coïncidence des prix de marché avec les valeurs de marché - tous ces facteurs sont en rapport étroit, et concomitant. « Afin que le prix de marché de marchandises identiques, mais dont chacune serait produite dans des conditions individuelles de nuance différente, corresponde à la valeur de marché et ne s’en écarte ni par excès ni par défaut, il est nécessaire que la pression exercée les unes sur les autres par les divers vendeurs soit assez forte pour jeter sur le marché juste la quantité de marchandises requise par le besoin social, c’est-à-dire la quantité que la société est capable de payer à la valeur de marché » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 196). La coïncidence des prix et des valeurs de marché correspond à l’état d’équilibre entre les différentes branches de la production. Nous comprendrons clairement comment des travaux de haute, moyenne ou basse productivité déterminent des différences dans les valeurs de marché si nous concentrons notre attention sur le rôle des valeurs de marché dans le mécanisme de répartition et d’équilibre du travail. Si les entreprises à haute productivité sont dominantes, ou plus exactement si les masses de produits fabriqués dans les meilleures conditions sont dominantes, la valeur de marché ne pourra être réglée par la valeur de la production réalisée dans les conditions moyenne ou mauvaise, car cela provoquerait une augmentation des surprofits dans les entreprises à haute productivité et conduirait à une importante extension de la production dans ces entreprises. Cette extension de la production (dans le cas où ce groupe d’entreprises joue un rôle dominant) provoquerait un excès d’offre sur le marché et les prix pivoteraient autour du niveau de valeur de ces entreprises à haute productivité. On peut appliquer un raisonnement semblable aux cas de prédominance numérique d’un autre groupe d’entreprises, en l’occurrence celles qui ont une productivité moyenne ou basse. On peut expliquer différents cas de régulation des valeurs de marché (ou, ce qui est la même chose, de détermination du travail socialement nécessaire) par les différentes conditions d’équilibre d’une branche de production donnée avec les autres branches. Cet équilibre dépend de la dominance d’entreprises situées à différents niveaux de productivité, c’est-à-dire qu’il dépend en dernière analyse du niveau de développement des forces productives.

Le travail socialement nécessaire, qui détermine la valeur de marché des marchandises dans une branche donnée de la production, peut donc être du travail de productivité haute, moyenne ou basse. Quel travail est socialement nécessaire, cela dépend du niveau de développement des forces productives dans la branche de production considérée, et avant tout de la prépondérance quantitative d’entreprises situées à des niveaux de productivité différents (comme nous l’avons déjà dit, nous ne considérons pas le nombre d’entreprises mais la masse de marchandises qu’elles produisent). Mais ce n’est pas tout [2].

  Supposons que deux branches de production se caractérisent par une répartition quantitative tout à fait identique des entreprises en fonction de leurs niveaux de productivité. Disons que les entreprises de productivité moyenne représentent 40 % et les entreprises de productivité haute ou basse 30 % chacune. Il existe toutefois entre ces deux branches de production la différence essentielle suivante. Dans la première branche, la production dans les entreprises les mieux équipées est susceptible d’expansion rapide et importante (par exemple en raison d’avantages particuliers dans la concentration de la production, de la possibilité d’importer ou de produire rapidement à l’intérieur du pays les machines nécessaires ; en raison de l’abondance des matières premières, de la disponibilité d’une force de travail apte à la production industrielle, etc.). Dans l’autre branche, la production industrielle ne peut connaître qu’une expansion moindre et plus lente à se réaliser. On peut dire à l’avance que, dans la première branche, la valeur de marché tendra à s’établir (si, bien sûr, toutes les autres conditions sont les mêmes) à un niveau plus bas que dans la seconde branche, c’est-à-dire que dans la première branche la valeur de marché sera plus proche des dépenses de travail des entreprises à haute productivité. Toutefois, dans la seconde branche, il se peut que la valeur de marché augmente. Si la valeur de marché dans la première branche s’élevait au niveau de celle de la seconde branche, cela provoquerait une expansion rapide et importante de la production des entreprises à haute productivité, un excès d’offre sur le marché, la rupture de l’équilibre entre l’offre et la demande, la chute des prix. Pour la première branche de production, le maintien de l’équilibre avec les autres branches de production suppose que la valeur dé marché soit voisine des dépenses des entreprises de productivité supérieure. Dans la seconde branche de production, l’équilibre de l’économie sociale est possible pour un niveau supérieur de la valeur de marché, c’est-à-dire pour des prix voisins des dépenses de travail dans les entreprises de productivité moyenne et basse.

Enfin, il peut aussi se trouver des cas où l’équilibre de l’économie sociale a lieu quand la valeur de marché n’est pas déterminée par les dépenses de travail individuelles d’un groupe d’entreprises donné (par exemple à haute productivité), mais par le montant moyen des dépenses de travail dans le groupe donné, augmenté du montant moyen dans le groupe le plus proche du groupe considéré. Cela peut se produire fréquemment si, dans la branche de production considérée, les entreprises ne sont pas divisées selon leur productivité en trois groupes, comme nous l’avons supposé, mais en deux groupes de productivité haute ou basse. Il est évident que la « valeur moyenne » n’est pas considérée ici comme une moyenne arithmétique : elle peut être plus proche des dépenses du groupe de productivité supérieure ou du groupe de productivité inférieure, suivant les conditions d’équilibre entre la branche considérée et les autres branches de production. L. Boudin simplifie donc excessivement le problème quand il dit que, dans le cas d’introduction d’améliorations techniques et de nouvelles méthodes de production, « la valeur des marchandises produites [...] ne sera pas mesurée par la dépense moyenne de travail, mais soit par la dépense qui correspond à la vieille méthode, soit par celle qui correspond à la nouvelle » [3].

Les différents cas de détermination de la valeur de marché (et donc de détermination du travail socialement nécessaire) s’expliquent ainsi par les différentes conditions d’équilibre entre la branche donnée et les autres branches de l’économie sociale, en fonction du niveau de développement des forces productives. La croissance de la force productive du travail dans une branche de production donnée, qui change les conditions d’équilibre de cette branche par rapport aux autres, modifie la grandeur du travail socialement nécessaire et la valeur de marché. Le temps de travail « varie avec chaque modification de la force productive du travail » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 55). « En général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est grand le temps nécessaire à la production d’un article et plus est grande sa valeur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 56). Dans la théorie de Marx, le concept de travail socialement nécessaire est étroitement lié à celui de force productive du travail. Dans une économie marchande, le développement des forces productives trouve son expression économique dans les modifications du travail socialement nécessaire et dans les changements de la valeur de marché des marchandises particulières, qui est déterminée par le travail socialement nécessaire. Le mouvement de la valeur sur le marché est le reflet du procès de développement de la productivité du travail. Sombart a donné, dans son célèbre article consacré au livre III du Capital, une formulation frappante de cette idée : « La valeur est une forme historique spécifique dans laquelle s’exprime la force productive du travail social qui gouverne, en dernière analyse, tous les phénomènes économiques » [4]. Cependant, Sombart a commis une erreur en voyant dans la théorie du travail socialement nécessaire la totalité de la théorie de la valeur de Marx. La théorie du travail socialement nécessaire concerne seulement l’aspect quantitatif de la valeur, et non son aspect qualitatif. « Le fait que le quantum de travail contenu dans une marchandise soit le quantum socialement nécessaire à la production de cette marchandise - et donc que le temps de travail soit le temps de travail socialement nécessaire - est une détermination qui ne concerne que la grandeur de la valeur » (Theorien, t. 3, p. 133). Sombart s’est borné à un aspect de la théorie de Marx, celui qui étudie de quelle façon les modifications de grandeur de la valeur dépendent de la dynamique du procès matériel de production, et il n’a pas vu la partie la plus originale de la théorie de Marx, la théorie de la forme valeur [5].

Nous avons signalé ci-dessus que les différents cas de détermination de la valeur de marché que nous avons examinés doivent être distingués strictement du cas où il y a un écart des prix par rapport aux valeurs de marché résultant d’une offre ou d’une demande excessives. Si la valeur de marché est déterminée par les valeurs moyennes dans des conditions normales, alors, là où la demande est excessive, le prix de marché s’écartera par en haut de la valeur de marché pour se rapprocher des dépenses des entreprises à basse productivité. Le contraire se produira dans le cas d’une offre excessive. Si la quantité de pro-duits sur le marché « est plus ou moins grande que la demande, des écarts entre prix de marché et valeur de marché se produisent » (Le Capital, L. III, t, 6, p. 201). Marx distingue nettement les cas où la valeur de marché est déterminée, par exemple, par les dépenses dans les entreprises à haute productivité, du fait que la plupart des marchandises sont produites dans ces entreprises, et les cas où la valeur de marché est déterminée normalement par la valeur moyenne, mais où, du fait de l’excès d’offre, le prix de marché est supérieur à la valeur de marché et est déterminé par les dépenses dans les entreprises à haute productivité (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 198-199 et 201-204). Dans le premier cas, la vente de produits en fonction des dépenses de travail dans les entreprises à haute productivité signifie un état normal des affaires sur le marché, et il y a équilibre entre la branche de production considérée et les autres branches. Dans le second cas, la vente de marchandises d’après les mêmes dépenses est la conséquence d’un niveau anormalement élevé de l’offre sur le marché, et cela engendre inévitablement une contraction de la production dans la branche considérée, cela signifie donc une absence d’équilibre entre les différentes branches. Dans le premier cas, les marchandises sont vendues à leur valeur de marché. Dans le second, le prix des marchandises s’écarte de ces valeurs de marché déterminées par le travail socialement nécessaire.

Cela posé, nous voyons clairement l’erreur que commettent ceux des interprètes de Marx qui prétendent que, même dans les cas d’offre excessive (ou de pénurie de marchandises) sur le marché, les marchandises sont vendues d’après le travail socialement nécessaire dépensé à leur production. Par travail socialement nécessaire, ils n’entendent pas seulement le travail nécessaire à la production d’un exemplaire d’une marchandise donnée pour Un niveau de développement des forces productives donné, mais la somme de travail total que la société considérée comme un tout peut dépenser à la production d’une espèce donnée de marchandises. Si, pour un niveau de développement des forces productives donné, la société peut dépenser 1 million de jours de travail à la production de chaussures (avec une production de 1 million de paires de chaussures) et si la société dépense 1 250 000 jours à cette activité, alors les 1 250 000 paires de chaussures fabriquées représentent seulement 1 million de jours de travail socialement nécessaire et une paire de chaussures représente 0,8 jours de travail. Une paire de chaussures ne sera pas vendue 10 roubles (si nous supposons que le travail d’une journée crée une valeur de 10 roubles), mais 8 roubles. Peut-on dire, du fait de cette production excessive, que la quantité de travail socialement nécessaire contenue dans une paire de chaussures a changé, bien que la technique de production des chaussures n’ait pas du tout changé ? Ou doit-on dire : bien que la quantité de travail socialement nécessaire à la production d’une paire chaussures n’ait pas changé, les chaussures sont vendu en raison de l’excès d’offre, à un prix de marché qui est inférieur à la valeur de marché déterminée par le travail socialement nécessaire ? Les interprètes de Marx dont il est question ici répondent à la question de la première façon : ils aboutissent ainsi à une interprétation « économique » du concept de travail nécessaire, c’est-à-dire qu’ils admettent que le travail socialement nécessaire ne change pas seulement en relation avec les modifications de la force productive du travail, mais aussi en relation avec les modifications de l’équilibre entre offre et demande sociales. En définissant de quelle façon le travail socialement nécessaire dépend de la force productive du travail, nous avons donné une réponse du second type. Dans un cas, le progrès technique a abaissé le temps nécessaire à la production d’une paire de chaussures de 10 à 8 heures. Cela signifie une diminution du travail socialement nécessaire, une bais de la valeur, une chute générale du prix des chaussures considérée comme phénomène normal et durable. Dans l’autre cas, c’est à cause de la surproduction de chaussures qu’une paire de chaussures est vendue 8 roubles, bien qu’il ait fallu 10 heures pour la produire, comme auparavant. C’est là un état anormal des affaires sur le marché, qui amène la contraction de la production de chaussures ; la chute des prix est temporaire, ils tendront par la suite à revenir à leur niveau antérieur. Dans le premier cas, nous avons une modification dans les conditions de la production, c’est-à-dire une modification du temps de travail nécessaire [6]. Dans le second cas, « bien que chaque portion du produit n’ait coûté que le temps de travail socialement nécessaire (en supposant ici que les conditions de production ne changent pas), l’on a employé dans cette branche une masse totale de travail social superflue, une quantité totale supérieure à la masse nécessaire » (Théories, t. 1, p. 260).

Ceux qui proposent d’étendre le concept de travail socialement nécessaire commettent les erreurs méthodologiques fondamentales suivantes :

Dans le chapitre suivant, nous examinerons plus en détail l’interprétation « économique » du travail socialement nécessaire.


Notes

[1] Karl Diehl a tort de prétendre que Marx considère comme travail socialement nécessaire seulement le travail dépensé dans les entreprises de productivité moyenne. Si, dans la branche de production considérée, la masse des produits fabriqués dans les conditions les plus mauvaises domine, la valeur de marché sera déterminée par le travail de plus basse productivité : « Ici, il résulte de conditions d’offre déterminées que ce n’est pas le temps de travail socialement nécessaire qui est le facteur décisif, mais plutôt une grandeur qui lui est supérieure » (Karl Diehl, Über das Verhältnis von Wert und Preis im ökonomischen System von Marx, Iéna, 1898, p. 23-24). Cette interprétation ne serait exacte que dans le cas de divergence entre l’offre et la demande, divergence qui provoque un écart des prix par rapport aux valeurs de marché : ce n’est pas alors le travail socialement nécessaire qui est décisif, mais une grandeur qui lui est supérieure ou inférieure. Pourtant, Diehl comprend que le raisonnement de Marx ne se réfère pas à de semblables cas de déviation des prix par rapport aux valeurs de marché (sur ce point, cf. ci-dessous), mais au contraire à la « correspondance de la masse générale des produits avec les besoins sociaux » (ibid., p. 24), c’est-à-dire à l’équilibre entre la branche de production donnée et les autres branches. Mais si cet équilibre apparaît quand la valeur de marché est déterminée par le travail de productivité plus basse, c’est ce travail qui est alors considéré comme socialement nécessaire.
Si Diehl considère le seul travail de productivité moyenne comme du travail socialement nécessaire, d’autres auteurs sont enclins à considérer comme tel le seul travail de productivité supérieur, dépensé dans les meilleures conditions techniques : « La véritable valeur d’échange de toutes les valeurs dépend du temps de travail nécessaire avec les méthodes techniques de production les plus développées, du temps de travail socialement nécessaire » (W. Liebknecht, Zur Geschichte der Werttheorie in England, Iéna, 1902, p. 94). Comme nous l’avons vu, cette idée est elle aussi en contradiction avec la théorie de Marx.

[2] « Quant à savoir lesquelles [il s’agit d’entreprises situées à des niveaux de productivité différents - I. R.] ont fixé définitivement la valeur moyenne, cela dépendra notamment du rapport numérique ou du rapport de grandeur proportionnel entre les catégories » (Théories, t. 2, p. 232).

[3] Louis B. Boudin, The Theoretical System of Karl Marx, C. Kerr & Co, Chicago, 1907, p, 70.

[4] Werner Sombart, « Zur Kritik des Ökonomischen Systems von Marx », Braun’s Archiv für soziale Gesetzgebung und Statistik, 1894, vol. VII, p. 577.

[5] Cette erreur fondamentale de l’interprétation de Sombart a été notée par S. Bulgakov dans son article « Cto takoe trudovaja cennost’ ? » (Qu’est-ce que la valeur-travail ?), Sborniki pravovedenija i obščestvennykh znanii (Essais sur le droit et les sciences sociales), 1896, vol. VI, p. 238.

[6] Cf. Théories, t. I, p, 259-260.


Archives Internet des marxistes Archives Marx/Engels
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin