1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

17. Valeur et besoin social

III. Valeur et volume de la production

 

Dans nos schémas d’offre et de demande (cf. ci-dessus), nous avons supposé que les dépenses de travail nécessaires à la production d’une unité de bien restaient constantes quand le volume de la production augmentait. Introduisons maintenant une nouvelle hypothèse : une nouvelle quantité additionnelle de produits sera produite dans des conditions plus mauvaises que précédemment. Rappelons-nous la théorie ricardienne de la rente différentielle. D’après cette théorie, l’accroissement de la demande de céréales, conséquence de l’accroissement de la population, rend nécessaire la mise en culture de terres moins fertiles ou de parcelles plus éloignées du marché. La quantité de travail nécessaire à la production d’un poud de blé dans les conditions les moins favorables (ou au transport du blé) s’accroît donc. Puisque précisément cette quantité de travail détermine la valeur de toute la masse de blé produite, la valeur du blé augmente. On peut observer le même phénomène dans les mines, où il y a mouvement des mines riches vers les mines moins abondantes. L’augmentation de la production s’accompagne d’une élévation de la valeur unitaire du produit, alors qu’auparavant nous considérions celle-ci comme indépendante du volume de la production. On retrouve une situation analogue dans les branches d’industrie où la production s’accomplit dans des entreprises situées à des niveaux de productivité différents. Supposons que les entreprises qui possèdent la productivité la plus élevée, qui donc pourraient offrir des biens au prix le plus bas, ne puissent pas produire la quantité de biens qui serait demandée sur le marché à ce prix le plus bas. Du fait que la production doit aussi avoir lieu dans des entreprises de productivité moyenne et basse, la valeur de marché des marchandises sera déterminée par la valeur des marchandises produites dans les conditions moyennes ou moins favorables (cf. le chapitre sur le travail socialement nécessaire). Dans ce cas aussi, l’augmentation de la production implique un accroissement de valeur, et donc un accroissement du prix unitaire du produit. Considérons le tableau d’offre suivant :

Tableau 3 :

Volume de la production
(en archines)

Prix de production (ou valeur)
(en roubles)

100 000

2 r. 75 k.

175 000

3 r.

200 000

3 r. 25 k.

Nous supposons que si le niveau du prix est inférieur à 2 roubles 75 kopecks, les producteurs ne produiront pas du tout et interrompront la production (à l’exception peut-être de groupes insignifiants de producteurs, qui ne sont pas pris en compte). Dans la mesure où le prix augmente jusqu’au niveau de 3 roubles 25 kopecks, la production attirera des entreprises de productivité moyenne et basse. Cependant, un prix supérieur à 3 roubles 25 kopecks rapporterait un profit tellement élevé aux entrepreneurs que nous pouvons considérer le niveau de production à ce prix comme illimité, par rapport à la demande limitée. Les prix peuvent donc fluctuer de 2 roubles 75 kopecks à 3 roubles 25 kopecks, et le volume de la production de 100 000 archines à 200 000 archines. A quel niveau s’établiront alors le prix et la production ?

Revenons au tableau de demande et comparons-le au tableau d’offre. On voit que le prix s’établit au niveau de 3 roubles, et le volume de production à 150 000 archines. Il y a équilibre entre offre et demande, et le prix coïncide avec la valeur-travail (ou avec le prix de production), qui est déterminée par les dépenses de travail dans les entreprises de productivité moyenne. Supposons maintenant (comme nous l’avons fait ci-dessus) que, pour telle ou telle raison (du fait de l’augmentation du pouvoir d’achat de la population ou de l’augmentation de l’intensité des besoins), la demande de tissu s’accroisse et s’exprime dans le tableau de demande 2. Le prix de 3 roubles ne peut être maintenu, parce qu’à ce prix l’offre est de 150 000 archines et la demande de 240 000 archines. Du fait de cet excès de demande, le prix augmentera jusqu’à atteindre le niveau de 3 roubles 25 kopecks. A ce prix, la demande et l’offre sont égales à 200 000 archines et sont en équilibre. En même temps, le nouveau prix de 3 roubles 25 kopecks coïncide avec la valeur nouvelle (ou le prix de production), qui est en augmentation et qui est maintenant déterminée, du fait de l’extension de la production de 150 000 archines à 200 000 archines, par les dépenses de travail dans les entreprises à basse productivité du travail.

Tout à l’heure, nous avons dit que l’augmentation de la demande influençait le volume de la production, mais non la grandeur de la valeur (dans le cas précédent, l’accroissement de la production de 240 000 à 280 000 archines se faisait pour la même valeur de 2 roubles 75 kopecks) ; maintenant, l’accroissement de la demande provoque un accroissement de la production de 150 000 à 200 000 archines, qui s’accompagne d’un accroissement de la valeur de 3 roubles à 3 roubles 25 kopecks. D’une certaine façon, la demande détermine la valeur.

Cette conclusion est d’une importance décisive pour les représentants de l’école anglo-américaine et de l’école mathématique en économie politique, y compris Alfred Marshall [1]. Certains de ces économistes soutiennent que Ricardo a ruiné sa propre théorie de la valeur-travail par sa théorie de la rente différentielle, et qu’il a frayé la voie à une théorie de l’offre et de la demande qu’il rejetait et, en dernière analyse, à une théorie qui définit la grandeur de la valeur par la grandeur des besoins. Ces économistes s’appuient sur le raisonnement suivant. La valeur est déterminée par les dépenses de travail réalisées sur les parcelles de terre les plus mauvaises ou dans les conditions les moins favorables. Cela signifie que la valeur s’accroît avec l’extension de la production à des terres plus mauvaises ou, en général, à des entreprises moins productives, c’est-à-dire qu’elle s’accroît dans la mesure où la production s’accroît. Et comme l’augmentation de la production résulte d’une augmentation de la demande, la valeur ne règle donc pas l’offre et la demande comme le pensaient Ricardo et Marx, c’est au contraire la valeur qui est elle-même déterminée par l’offre et demande.

Les défenseurs de cette thèse oublient un élément très important. Dans l’exemple que nous avons discuté, des changements dans le volume de la production signifient en même temps des changements dans les conditions techniques de production de la branche. Examinons trois exemples.

Dans le premier cas, la production ne s’accomplit que dans les entreprises les meilleures, qui fournissent au marché 100 000 archines au prix de 2 roubles 75 kopecks. Dans le deuxième cas (d’où nous sommes partis dans notre exemple), la production s’effectue dans les entreprises les meilleures et les entreprises moyennes, qui produisent toutes ensemble 150 000 archines au prix de 3 roubles. Dans le troisième cas, la production a lieu dans les entreprises les meilleures, les entreprises moyennes et les plus mauvaises et elle atteint un niveau de 200 000 archines pour un prix de 3 roubles 25 kopecks. Dans les trois cas, qui correspondent à notre tableau 3, ce n’est pas seulement le volume de la production qui est différent, c’est aussi les conditions techniques de production dans la branche. La valeur a changé précisément parce que les conditions de production ont changé dans cette branche. Il nous est impossible de tirer de cet exemple la conclusion que les variations de valeur sont dé-terminées par des variations de la demande, plutôt que par des changements des conditions techniques de production. Au contraire, la conclusion peut seulement être que des modifications de la demande ne peuvent influencer la grandeur de la valeur autrement qu’en modifiant les conditions tech-niques de la production dans la branche. Ainsi la proposition fondamentale de la théorie de Marx, selon laquelle des variations de la valeur sont déterminées exclusivement par des changements des conditions techniques, reste valable. La demande ne peut influencer la valeur directement, mais seulement indirectement, en modifiant le volume de la production et par conséquent les conditions techniques de réalisation de celle-ci. Cette influence indirecte de la demande sur la valeur contredit-elle la théorie de Marx ? Absolument pas. La théorie de Marx définit la relation causale entre des variations de la valeur et le développement des forces productives. Mais le développement des forces productives, à son tour, est soumis à l’influence de toute une série de conditions sociales, politiques et même culturelles (par exemple, l’influence du niveau de la culture et des connaissances techniques sur la productivité du travail). Le marxisme a-t-il jamais nié que la politique douanière ou le mouvement des enclosures ont eu une influence sur le développement des forces productives ? Ces facteurs peuvent même amener indirectement un changement de la valeur des produits. La prohibition des importations de matières premières bon marché et la nécessité de les produire à l’intérieur du pays, au prix d’importantes dépenses de travail, augmentent la valeur du produit fabriqué à partir de ces matières premières. Les enclosures, qui ont rejeté les paysans vers des terres plus mauvaises et plus lointaines, ont conduit à une augmentation du prix des céréales. Cela signifie-t-il que les variations de la valeur sont causées par les enclosures ou les politiques tarifaires, et non par les changements des conditions techniques de production ? Au contraire, nous en concluons que des conditions économiques et sociales de différente nature, parmi lesquelles les changements de la demande, peuvent affecter la valeur non pas au même titre que les conditions techniques de production, mais seulement par l’intermédiaire des changements de celles-ci. Ainsi la technique de production reste le seul facteur déterminant de la valeur. Marx pensait que ce type d’effet indirect de la demande sur la valeur (par l’intermédiaire de changements des conditions techniques de production) était parfaitement possible. Dans Le Capital, il fait référence au passage de conditions de production meilleures à des conditions plus mauvaises tel que nous l’avons étudié. « Une dernière éventualité est que, dans l’une ou l’autre sphère de production, la valeur de marché elle-même monte pour un temps plus ou moins long ; cette hausse est due alors au fait qu’une partie des produits demandés au cours de cette période doit être produite dans des conditions pires » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 206) [2]. D’autre part, la diminution de la demande peut aussi influencer la grandeur de la valeur du produit. « Si, par exemple, le prix de marché baisse par suite d’une diminution de la demande, il se peut alors que du capital soit retiré ; l’offre s’en trouvera diminuée. Mais il est également possible dans ce cas que la valeur de marché elle-même subisse une baisse à la suite d’inventions diminuant le temps de travail nécessaire » (ibid., p. 205-206). « Dans ce cas, le prix de la marchandise aurait changé de valeur en agissant sur l’offre - sur les coûts de production » (Théories, t. 2, p. 22). On sait que, dans des conditions de crise et de diminution des ventes, il y a souvent introduction de nouvelles méthodes de production qui abaissent la valeur des produits. Personne ne dirait que dans ces cas la diminution de la valeur est due à la diminution de la demande, et non à l’amélioration des conditions techniques de production. Et il est difficile de dire, d’après l’exemple cité ci-dessus, que l’accroissement de la valeur est le résultat de l’accroissement de la demande, et non de la détérioration des conditions techniques moyennes de production dans la branche considérée.

Examinons cette même question sous un autre angle. Les partisans de la théorie de l’offre et de la demande affirment que seule la concurrence, ou le point d’intersection des courbes d’offre et de demande, détermine le niveau des prix. Les partisans de la théorie de la valeur-travail affirment que le point d’intersection et d’équilibre de l’offre et de la demande ne change pas au hasard, mais fluctue autour d’un niveau donné, déterminé par les conditions techniques de production. Examinons cette question sur l’exemple déjà utilisé.

Le tableau de demande montre la possibilité de nombreuses combinaisons du volume de la demande et du prix ; il ne nous donne aucune indication sur la combinaison qui peut avoir lieu dans la réalité. Aucune combinaison n’a de chances supérieures aux autres. Mais sitôt que nous nous tournons vers le tableau d’offre, nous pouvons affirmer sans hésitation que la structure technique de la branche de production donnée et son niveau de productivité du travail sont limités à l’avance par les niveaux extrêmes des fluctuations de la valeur, 2 roubles 75 kopecks et 3 roubles 25 kopecks. Quel que soit le volume de la demande, la chute des prix au-dessous de 2 roubles 75 kopecks rend la poursuite de la production désavantageuse et impossible pour des conditions techniques données. En revanche, une hausse des prix au-dessus de 3 roubles 25 kopecks amène un énorme accroissement de l’offre et un mouvement opposé des prix. Cela signifie que seulement trois combinaisons d’offre, déterminées par les conditions techniques de la branche, se trouvent face à l’infinité des demandes possibles. Les changements maximum et minimum que la valeur peut subir sont établis à l’avance. Notre tâche principale dans l’analyse de l’offre et de la demande consiste à trouver les « limites déterminantes ou les grandeurs limitatives » (Le Capital, L. III, t. 7, p. 29).

Pour l’instant, nous connaissons seulement les limites des changements de valeur, mais nous ne savons pas encore si la valeur sera égale à 2 roubles 75 kopecks, 3 roubles ou 3 roubles 25 kopecks. Les changements du volume de la production (100 000, 150 000 ou 200 000 archines) et l’extension de la production à des entreprises plus arriérées modifient la grandeur moyenne du travail socialement nécessaire par unité de produit, c’est-à-dire modifient la valeur ou le prix de production). Ces changements s’expliquent par les conditions techniques dans la branche considérée.

Parmi les trois niveaux de valeur possibles, celui qui est atteint dans la réalité est le niveau pour lequel le volume de l’offre est égal au volume de la demande (dans le tableau de demande 1, cette valeur est de 3 roubles ; dans le tableau 2, elle est de 3 roubles 25 kopecks). Dans les deux cas, la valeur correspond parfaitement aux conditions techniques de la production. Dans le premier cas, la production de 150 000 archines est réalisée dans les meilleures entreprises. Dans le second cas, pour que 200 000 archines soient produits, il faut que les entreprises moins bonnes produisent elles aussi. Cela accroît les dépenses moyennes de travail socialement nécessaire et donc la valeur. Par conséquent, nous retrouvons notre conclusion précédente, selon laquelle la demande ne peut influencer le volume de production que de façon indirecte. Mais puisqu’un changement du volume et de la production est équivalent à un changement des conditions techniques moyennes de production (pour des caractéristiques données de la branche), cela conduit à une augmentation de la valeur. Dans chaque cas donné, les limites des changements possibles de la valeur, et la grandeur de la valeur qui prévaut dans la réalité (évidemment comme centre des fluctuations des prix de marché), sont complètement déterminées par les conditions techniques de la production. Laissant de côté toute une série de conditions plus complexes et de méthodes détournées, notre analyse (dont le but est de découvrir des régularités dans l’apparent chaos du mouvement des prix et dans la concurrence, dans ce qui constitue à première vue des rapports accidentels de l’offre et de la demande) nous a conduit directement au niveau de développement des forces productives, niveau qui, dans l’économie marchande-capitaliste, se reflète dans la forme sociale spécifique de la valeur et dans des changements dans la grandeur de la valeur [3].


Notes

[1]On trouvera des renseignements en langue russe sur ces auteurs dans les ouvrages suivants: I. Blijumin, Subjektivnaja škola v političeskoj ekonomii (L’école subjective en économie politique), 1928 ; N. Šapošnikov, Teorija cennosti raspredelenija (Théorie de la valeur et de la distribution), 1912 ; L. Jurovskij, Očerki po teorii ceny (Essais sur la théorie des prix), Saratov, 1919 ; A. Bilimoviš, K voprosu o rastsenke khozjaistvennykh blag (À propos de la question de l’évaluation des biens économiques), Kiev, 1914.

[2] Dans le texte original, Marx dit : « Seule la valeur de marché monte pour un temps plus ou moins long » (Das Kapital, Bd III, 1894, 1e partie, p. 170). Le cas que mentionne Marx, cas dans lequel l’accroissement de demande dû au passage à des conditions de production plus mauvaises accroît la valeur unitaire du produit, était bien connu de Ricardo (Principles of Political Economy and Taxation, vol. I de The Works and Correspondance of David Ricardo, éd. Piero Sraffa, Cambridge University Press, Londres, 1962, p. 93). On peut trouver de nombreux exemples analogues dans Le Capital et les Théories sur la plus-value, dans les chapitres consacrés à la rente différentielle.

[3] Le fait que les coûts de production (calculés par unité de produit) augmentent en même temps que s’accroît le volume de la production se trouve au cœur de la théorie ricardienne de la rente et a été mis en valeur par les représentants des écoles anglo-américaine et mathématique. Il nous a semblé nécessaire de consacrer une attention particulière à ces théories, en raison de l’intérêt théorique que cette question revêt pour la théorie de la valeur. En pratique, cette question a une grande importance pour l’agriculture et l’industrie extractive. Dans l’industrie, en revanche, on rencontre plus souvent des cas de diminution du coût de production (calculés par unité de produit) quand le volume de la production s’accroît.


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