1947

Publié : dans La Revue Socialiste, n° 11, Mai 1947. — Nous nous sommes parfois permis de compléter les notes pour actualiser les références bibliographiques (E.S.).
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Maximilien Rubel

Karl Marx et le socialisme populiste russe

1947

 

I. Histoire d’un oubli historique

Au début des années 80 du siècle dernier, la colonie des révolutionnaires russes réfugiée à Genève accueillit dans ses rangs plusieurs nouvelles recrues qui venaient de faire leurs armes dans le premier mouvement socialiste qu’eût connu la Russie des tsars : le populisme (narodnitchestvo)[1]. (Quatre de ces nouveaux arrivants seront, quelques années plus tard, les pionniers de la social-démocratie russe d’orientation marxiste : G.-V. Plékhanov, P. Axelrod, L. Deutsch et Véra Zassoulitch[2]).

Avant leur conversion au Marxisme, ils avaient appartenu à une des organisations illégales du mouvement populiste qui, en 1879, après l’attentat manqué de l’instituteur A. Soloviev contre Alexandre II, s’était scindé en deux fractions : le groupe dit du Partage Noir (Tchnorny Pérédiel) et celui de la Volonté du Peuple (Narodnaïa Volia). Unanimes sur le but à atteindre – leur programme était en somme la réalisation du socialisme agraire rêvé par tous les idéologues populistes, de Herzen à Tchernychevski et à Lavrov – ils étaient en désaccord sur les méthodes de lutte à employer en vue de renverser le régime tsariste.

Tandis que le premier groupe voulait rester fidèle aux traditions populistes en intensifiant la propagande dans les villages et en refusant de donner à leur marche vers le peuple une signification politique, le second proclamait la nécessité d’entrer dans la lutte directe systématiquement menée avec l’autorité, d’en hâter l’effondrement et d’atteindre ainsi un objectif politique important : la convocation d’une assemblée constituante.

Les quatre émigrés s’étaient joints à la fraction du Tchorny Pérédiel. En s’expatriant, ils ne pensaient pas se mettre à l’abri des persécutions policières et renoncer au combat révolutionnaire, et ce n’était pas par hasard qu’ils avaient choisi la ville de Genève comme lieu de rencontre. Sauf Paul Axelrod, aucun d’eux n’avait encore atteint la trentaine. Ils éprouvaient le besoin de s’instruire et de connaître le mouvement socialiste occidental dont le théoricien de génie s’était acquis dans les milieux universitaires russes une réputation prodigieuse. C’est à Genève que s’était formée la section russe de l’Association Internationale des Travailleurs, section qui, dès 1870, avait mandaté Karl Marx de la représenter au sein du Conseil général de Londres. Certes, l’Internationale avait alors cessé d’exister, mais il était notoire que Marx continuait à entretenir avec les milieux révolutionnaires russes de Genève des rapports étroits et à intervenir dans les démêlés entre les disciples de feu Bakounine et les « marxistes ».

Les jeunes narodniki se mirent à participer activement aux discussions engagées entre les divers groupes, dans une atmosphère de liberté qu’ils n’avaient pas connue avant d’avoir quitté leur patrie. Un seul problème hantait leurs esprits nourris des idées et de l’idéalisme de Tchernychevski (dont le message leur était parvenu du fin fond de la Sibérie), de Lavrov, de Mikaïlovski et de Tkatchev : les destinées de la Russie. La lecture du Capital traduit en russe dès 1872 – la censure tsariste en ayant autorisé la publication, « bien que l’auteur en fût un socialiste achevé, la rigueur scientifique de l’ouvrage le rendant difficilement accessible au commun des lecteurs » – devait ébranler leurs convictions les plus chères concernant la possibilité pour leur pays de devancer les nations de l’Occident sur la voie vers le socialisme. N’était-il pas logique qu’ils rapportassent à eux cette phrase de la préface du Capital destinée au lecteur allemand, sceptique quant au sort réservé à son pays par l’ « inéluctable nécessité » du développement capitaliste, phrase qui se terminait par l’adage latin : De te fabula narratur, c’est ta propre histoire que je raconte ? Et, quelques lignes plus loin, Marx ne visait-il pas également la Russie en affirmant que « le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer au pays moins développé l’image de l’avenir qui l’attend » ? Et plus loin encore, n’est-ce pas de la Russie qu’il s’agissait, entre autres, lorsqu’on y lisait : « Toute nation peut et doit se mettre à l’école des autres. Lors même qu’une société a découvert la loi naturelle, qui préside à son mouvement... elle ne peut ni dépasser d’un saut, ni abolir par des décrets les phases de son développement ; mais elle peut abréger et adoucir les douleurs de l’enfantement » ?

Les populistes se sentaient écrasés sous le poids du lourd appareil de raisonnements scientifiques avec lequel Marx exposait les lois d’airain de l’évolution sociale. Pourtant, – la traduction russe du Capital n’avait-elle pas pour auteurs deux narodniki réputés, Nikolaï-on – (pseudonyme de Danielson) – et Lopatine, connus par leur foi inébranlable dans le génie exceptionnel du paysan russe ? Ne savait-on pas, au surplus, que P. Lavrov, militant intrépide au cours des années 1860-1870 de l’organisation populiste révolutionnaire Zemlia i Volia (Terre et Liberté), auteur anonyme des Lettres historiques écrites en Sibérie, dont l’influence avait été profonde sur l’intelligentsia, vivait, après avoir pris le chemin de l’exil et collaboré aux projets de l’enseignement populaire élaborés par la Commune de 1871, dans l’intimité de Marx et d’Engels, à Londres, où il dirigeait la revue socialiste Vpériod ! (En Avant !) dans le meilleur esprit du narodnitchestvo[3] ?. Et dans la postface de la 2e édition du Capital, si accablante pour tout populiste brûlant du désir de voir triompher sa cause, Marx ne parlait-il pas de N. Tchernychevski, apôtre et martyr du populisme, comme du « grand savant et critique russe » ?

Il n’est point improbable que nos quatre narodniki se soient expatriés avec la seule pensée de trouver, à Genève, une réponse définitive à toutes ces interrogations déconcertantes et que, une fois dans cette ville, ils aient préféré solliciter directement Marx, pour en recevoir la solution du problème qui était leur raison de vivre et de lutter : la Russie peut-elle suivre sa propre voie révolutionnaire, à l’écart du monde occidental et de son monstrueux système économique ?

Le 16 février 1881, Véra Zassoulitch adressa, au nom de son groupe, une lettre à Karl Marx dans laquelle elle rappela, tout d’abord, la grande popularité dont son Capital jouissait en Russie, les rares exemplaires ayant échappés à la confiscation étant « lus et relus par la masse des gens plus ou moins instruits[4] » de ce pays. « Mais, écrivait-elle, ce que vous ignorez probablement c’est le rôle que votre Capital joue dans nos discussions sur la question agraire en Russie et sur notre commune rurale ». Les idées de Tchernychevski, loin d’avoir été oubliées depuis son départ en exil, connaissent au contraire une vogue croissante. Quant au problème de la commune rurale : la vie ou la mort du « parti socialiste » russe dépend de la solution qu’on en donne. « De telle ou telle autre manière de voir[5] sur cette question dépend même la destinée personnelle de nos socialistes révolutionnaires ». Et Véra Zassoulitch de poser l’alternative suivante dans laquelle elle énonce avec une parfaite netteté et avec le maximum de concision les perspectives théoriques du développement économique et social de la Russie :

« L’une des deux : ou bien cette commune rurale, affranchie des exigences démesurées du fisc, des payements aux seigneurs et de l’administration arbitraire, est capable de se développer dans la voie socialiste, c’est-à-dire d’organiser peu à peu sa production et sa distribution des produits sur les bases collectivistes. Dans ce cas le socialiste révolutionnaire doit sacrifier toutes ses forces à l’affranchissement de la commune et à son développement.

« Si au contraire la commune est destinée à périr, il ne reste au socialiste, comme tel, que de s’adonner aux calculs plus ou moins mal fondés pour trouver dans combien de dizaines d’années la terre du paysan russe passera de ses mains dans celles de la bourgeoisie, dans combien de centaines d’années, peut-être, le capitalisme atteindra en Russie un développement semblable à celui de l’Europe Occidentale. Ils devront alors faire leur propagande uniquement parmi les travailleurs des villes qui seront continuellement noyés dans la masse des paysans, laquelle à la suite de la dissolution de la commune, sera jetée sur le pavé des grandes villes à la recherche du salaire ».

La lettre met ensuite en jeu les Marxistes (sic !) qui, s’autorisant des propres affirmations de leur maître, déclarent que « la commune rurale est une forme archaïque que l’histoire, le socialisme scientifique, en un mot tout ce qu’il y a de plus indiscutable, condamnent à périr ». Lorsqu’on objecte à ces soi-disant disciples de Marx que celui-ci, dans le Capital (tome I) ne traite pas la question agraire et ne parle pas de la Russie et que, par conséquent, la condamnation de la commune paysanne ne saurait être déduite des théories marxiennes, la réplique est la suivante : « Il (Marx) l’aurait dit, s’il parlait de notre pays ».

En terminant, Véra Zassoulitch demande à Marx, avec une touchante insistance, d’exposer, sinon d’une manière détaillée, du moins sous forme d’une lettre – qui serait publiée en Russie – ses idées sur la « destinée possible » de la commune rurale et sur « la théorie de la nécessité historique pour tous les pays du monde de passer par toutes les phases de la production capitaliste ».

Marx, a-t-il répondu à cette lettre ?

Trente ans s’écoulèrent avant que cette question fût posée pour la première fois : en 1911, D. Riazanov, rangeant les papiers de Marx conservés par Paul Lafargue, découvrit plusieurs feuilles in-octavo remplies de la petite écriture familière au chercheur expérimenté. Il y avait de nombreuses ratures, de nombreux passages intercalés et ajoutés, puis de nouveau rayés. Riazanov comprit aussitôt qu’il s’agissait de plusieurs brouillons d’une réponse faite par Marx à la lettre de Véra Zassoulitch du 16 février 1881. Un de ces brouillons portait la date du 8 mars 1881 et paraissait être justement la réponse définitive de Marx.

Poussé par une curiosité légitime. Riazanov écrivit tout d’abord à Plékhanov pour lui demander s’il avait connaissance d’une réponse de Marx à la lettre de Véra Zassoulitch. Plékhanov lui répondit qu’il n’en savait rien. Le résultat fut identique, lorsque Riazanov fit poser la question à Véra Zassoulitch elle-même et, probablement aussi à Paul Axelrod. Aucun des anciens membres du Tchorny Pérédiel ne se souvenait plus si Marx avait répondu à leur question qui, comme le disait Véra Zassoulitch dans la lettre qu’elle lui avait adressée au nom de ses amis, était pour eux « une question de vie ou de mort ».

Or, ce n’est que douze ans plus tard que l’énigme fut résolue, la lettre de Marx ayant été retrouvée dans les archives de P. Axelrod, à Berlin[6].

Que les anciens narodniki et parmi eux la destinataire de la lettre de Marx aient oublié d’une manière aussi définitive jusqu’au fait que l’auteur du Capital avait pris position à l’égard du narodnitchestvo ne peut pas manquer d’étonner. Aussi Riazanov se voit-il obligé de reconnaître « que cet oubli, précisément à cause de l’intérêt particulier qu’une semblable lettre devait susciter, possède un caractère étrange et offre probablement au psychologue spécialiste un des exemples les plus frappants de l’insuffisance extraordinaire du mécanisme de notre mémoire[7]».

Sans empiéter sur le domaine du psychologue de métier, on peut néanmoins formuler certaines hypothèses susceptibles de nous donner la clef d’un oubli qu’on serait tenté de comparer à une conspiration du silence.

Mais avant de hasarder l’une de ces hypothèses, on pourrait, en toute logique, supposer que la réponse que Marx avait envoyée à son interrogatrice n’avait fait que confirmer les vues au moyen desquelles les « marxistes » russes de Genève, forts de l’autorité de leur maître, avaient démoli les thèses ou plutôt les illusions des populistes. Ceux-ci n’auraient, par conséquent, rien appris de nouveau dans la lettre de Marx qui – nous donnons à notre supposition le maximum de vraisemblance – s’en seraient rapportés aux théories scientifiques générales développées dans son oeuvre principale. Cette supposition semble d’autant plus légitime que nous savons que, deux ans à peine après l’envoi de la lettre de Véra Zassoulitch, celle-ci et ses amis du Tchorny Pérédiel étaient devenus marxistes.

Ainsi, dans la préface qu’elle écrivit pour la traduction russe de Socialisme utopique et Socialisme scientifique de F. Engels (Genève, 1884), V. Zassoulitch signala, sur un ton de conviction absolue, l’irrésistible processus de désagrégation de la commune rurale russe dont l’autonomie ancestrale était visiblement en train de s’effriter au profit du paysan riche, le koulak, faisant apparaître la tendance croissante vers une accumulation capitaliste due à l’extension de la grande industrie. Le destin de la Russie étant indissolublement lié à celui du développement de l’Europe occidentale, rien ne pouvait plus arrêter cette décomposition du mir[8], à moins qu’une révolution socialiste à l’Occident, mettant également un terme au capitalisme dans l’Orient, trouve encore certains résidus de l’ancienne propriété communale et les sauvent de la disparition totale. Cette dernière restriction était, sous la plume de V. Zassoulitch, comme l’unique concession qu’elle était disposée à faire au populisme qu’elle venait de déserter.

De son côté, Plékhanov, dans son livre « Nos différends » (1883), polémiquant contre le populiste Tkatchev, rompit délibérément avec son passé de narodnik : il était devenu, avec V. Zassoulitch et Paul Axelrod, le fondateur de la première organisation marxiste russe, le groupe dit de l’Emancipation du Travail dont sortira plus tard le parti social-démocrate russe. Désormais, ce n’est plus le paysan qui sera considéré comme le moteur humain de la future révolution russe, mais l’ouvrier des villes.

 

II. Esquisse d’une théorie du développement historique de la Russie

Tournons maintenant notre attention vers les brouillons de la lettre-réponse de Karl Marx tels qu’ils furent rendus publics en 1925, et examinons si ces notes contiennent les éléments d’une théorie sur le développement économique et social de la Russie, et si ces éléments étaient de nature à fournir une justification théorique au rejet des conceptions populistes tel qu’il fut pratiqué par les ex-narodniki, devenus marxistes.

Sur les quatre, trois sont de beaucoup plus longs que la lettre définitive elle-même, l’un – celui qui porte la même date que la lettre – est plus court que celle-ci. Sur les trois brouillons d’imposantes dimensions, l’un est environ onze fois plus long, et les deux autres sont environ cinq fois plus longs que la lettre proprement dite, en comptant les nombreuses redites[9].

Essayons de dégager de l’ensemble de ces ébauches d’une théorie sociologique du développement de la Russie les principales thèses exposées par Marx en réponse aux questions formulées dans la lettre de Véra Zassoulitch :

1. – La genèse du capitalisme et le problème du développement économique de la Russie. A la base de la genèse du mode de production capitaliste, il y a, rappelle Marx en citant le Capital, « la séparation du producteur d’avec les moyens de production » et, plus particulièrement, « l’expropriation des cultivateurs ». Ce processus s’est accompli jusqu’ici, de la manière la plus radicale, en Angleterre, mais « tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement ».

Marx souligne avec une particulière insistance le fait d’avoir « expressément » restreint la « fatalité historique » de ce mouvement aux pays de l’Europe occidentale[10].

Déjà dans sa réplique à Mikhaïlovski qu’il rédigea en français en 1877, et qu’il s’abstint de rendre publique – elle fut découverte après sa mort et publiée en 1884 – Marx s’était élevé contre la tentative de ses interprètes de présenter son esquisse de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale comme une « théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés ». Pour confondre ces exégètes trop zélés, Marx y avait rappelé certains passages du Capital traitant le sort des plébéiens de l’ancienne Rome. « C’étaient originairement des paysans libres, cultivant, chacun pour son compte, leurs propres parcelles. Dans le cours de l’histoire romaine, ils furent expropriés. Le même mouvement qui les sépara d’avec leurs moyens de production et de subsistance impliqua non seulement la formation de grandes propriétés foncières, mais encore celle de grands capitaux monétaires. Ainsi un beau matin il y avait, d’un côté, des hommes libres dénués de tout sauf leur force de travail, et de l’autre, pour exploiter ce travail, les détenteurs de toutes les richesses acquises. Qu’est-ce qui arriva ? Les prolétaires romains devinrent, non des travailleurs salariés, mais un mob fainéant plus abject que les ci-devant poor whites des pays méridionaux des Etats-Unis ; et à leur côté se déploya un mode de production non capitaliste, mais esclavagiste. Donc, des événements d’une analogie frappante, mais se passant dans les milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout à fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clef de ces phénomènes, mais on n’y arrivera jamais avec le passe-partout d’une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique[11] ».

C’est donc dans les pays industrialisés, et nulle part ailleurs, que la transformation des moyens de production individuels en moyens de production « socialement concentrés » et la substitution de la propriété privée capitaliste à la propriété privée fondée sur le travail personnel revêtent l’aspect d’une implacable loi historique.

Quant à la Russie, il ne saurait y être question d’une semblable substitution, pour la simple raison que la terre possédée par les paysans russes « n’est pas et n’a jamais été la propriété privée du cultivateur[12] ». En conséquence, s’il existe une nécessité historique de la dissolution du Mir, elle est indépendante des lois du développement économique en Europe occidentale. Pour que le capitalisme devienne également le sort de la Russie, il faudra que la propriété commune se transforme en propriété privée.

2. – Les types archaïques de la propriété commune. Dans presque tous les brouillons, Marx fait allusion aux divers types archaïques de la commune rurale auxquels il avait toujours consacré une attention particulière, ses vues sur ce sujet évoluant à mesure qu’il étudiait les ouvrages des spécialistes en cette matière, tels que Haxthausen, Maurer, Henry Maine, Morgan, etc. Aussi, avant d’avoir lu ces auteurs, parle-t-il avec peu de sympathie du système villageois de l’Inde, y voyant le fondement du despotisme oriental[13], tandis que, ultérieurement, il resta en admiration devant la vitalité tenace de ces communautés villageoises offrant, contrairement à l’anarchie de la division sociale du travail et au despotisme de la division manufacturière du travail sous le régime capitaliste, « l’image d’une organisation du travail social conformément à un plan et à une autorité[14] » .

C’est surtout après avoir lu l’ouvrage de G.-L. Maurer sur la commune germanique que Marx conçut une idée extrêmement favorable de cette institution archaïque, allant jusqu’à y apercevoir la préfiguration de la future forme de l’organisation économique et sociale. Ce revirement de sa pensée éclate dans sa correspondance avec Engels, à qui il fait part de l’impression que lui avait laissée la lecture de Maurer. Marx y trouvait une confirmation de ses propres thèses, notamment : la propriété privée est postérieure au communisme primitif ; les formes de propriété asiatiques et hindoues sont les premières en Europe. « Quant aux Russes, la dernière trace d’une prétention of originality disparaît également, même in this line. Ce qui leur reste, c’est de conserver encore aujourd’hui des formes que leurs voisins ont depuis longtemps abandonnées[15] » (14 mars 1868). Puis, toujours à propos de l’ouvrage de Maurer : « Il en est de l’histoire humaine comme de la paléontologie. A cause d’un certain judicial blindness, les meilleures têtes elles-mêmes n’aperçoivent pas, par principe, les choses qui se trouvent devant leur nez. Plus tard, le moment venu, on s’étonne que les faits non aperçus révèlent partout encore leurs traces. La première réaction contre la révolution française et les lumières qu’elle apportait fut naturellement de juger tout d’un point de vue médiéval, romantique... La seconde réaction – celle qui correspond à l’orientation socialiste, bien que ses représentants érudits n’en aient nullement conscience – consiste à regarder, au-delà du moyen âge, vers les temps primitifs de chaque peuple. Ces savants sont alors surpris de découvrir dans les phénomènes les plus anciens les faits les plus nouveaux... » (25 mars 1868) .

Dans les brouillons de sa lettre à V. Zassoulitch, Marx insiste sur les idées de Maurer, et il cite L. Morgan à l’appui de la thèse selon laquelle la commune russe est viable. En effet, une des circonstances favorables à sa conservation est, selon Marx, que le système capitaliste occidental – auquel elle a eu la chance de pouvoir survivre, lorsqu’il était intact – se trouve désormais en état de crise permanente, crise qui ne pourra finir que par la disparition du régime capitaliste et par un retour des sociétés modernes au type « archaïque » de la propriété commune, forme où – comme le dit un auteur américain[16], point du tout suspect de tendances révolutionnaires... – « le système nouveau » auquel la société moderne tend « sera une renaissance (a revival) dans une forme supérieure (in a superior form), d’un type social archaïque » . Et Marx d’ajouter : « Donc, il ne faut pas trop se laisser effrayer par le mot “ archaïque ” ».

Ainsi la position théorique de Marx à l’égard des formes primitives du communisme agraire, marquée tout d’abord par l’appréciation négative de leur importance et de leurs virtualités, a évolué, grâce à une meilleure connaissance de la littérature traitant spécialement de cette matière, vers une conception nettement positive de leur rôle dans le développement historique des sociétés humaines. Cette évolution de la pensée de Marx s’exprime clairement dans une phrase d’un des brouillons où il est dit que « les peuples chez lesquels (la production capitaliste) a pris son plus grand essor en Europe et dans les Etats-Unis d’Amérique n’aspirent qu’à briser leurs chaînes en remplaçant la production capitaliste par la production coopérative et la propriété capitaliste par une forme supérieure du type archaïque de la propriété, c’est-à-dire la propriété communiste[17] ».

3. – Les perspectives de la commune rurale russe. Lorsqu’il s’apprêtait à répondre à Véra Zassoulitch, Marx possédait des connaissances étendues sur la situation économique et sociale de la Russie. N.-F. Danielson, un des principaux théoriciens populistes – il publiait ses articles et ouvrages sous le pseudonyme Nicolas-on – traducteur du Capital, était, en Russie, son correspondant le plus fidèle et lui envoyait régulièrement des documents – articles de presse, matériaux, statistiques, ouvrages, etc. – que Marx avait l’intention d’utiliser largement pour l’étude qu’il pensait consacrer à la théorie de la rente foncière, dans les volumes ultérieurs de son Capital[18]. Tous ces matériaux étaient en russe, et Marx s’était mis à apprendre cette langue dès 1869, avec un acharnement très préjudiciable à sa santé, déjà fortement compromise[19]. A partir de 1873, il suivait attentivement les discussions entre libéraux et narodniki au sujet de l’obchtchina et, à propos d’une polémique qui avait mis aux prises, en 1856, le philosophe libéral Tchitchérine et le juriste slavophile Bielïayev, Marx écrivit à Danielson : « La manière selon laquelle cette forme de propriété s’est créée (historiquement) en Russie est, naturellement, une question de second ordre et ne touche en rien à l’importance de cette institution... Par ailleurs, toute analogie parle contre Tchitchérine. Comment se pourrait-il qu’en Russie cette institution eut été introduite comme une mesure purement fiscale, comme un phénomène accessoire du servage, alors que partout ailleurs elle est née naturellement et a formé une phase nécessaire du développement de peuples libres ?[20] ».

En préparant sa réponse aux révolutionnaires russes réfugiés à Genève, Marx notait avec une singulière application tous les arguments favorables aux espoirs et attentes des narodniki, non sans signaler les dangers menaçant la survie de la commune paysanne russe. Celle-ci, grâce à un concours unique de circonstances, est établie sur une échelle nationale et pourrait se développer directement comme élément de la production collective nationale, en mettant à profit les conquêtes économiques, techniques et sociales de l’Europe occidentale. « Elle se trouve ainsi placée dans un milieu historique où la contemporanéité de la production capitaliste lui prête toutes les conditions du travail collectif. Elle est à même de s’incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines », et cela d’autant plus facilement qu’elle possède l’expérience séculaire du contrat d’artel[21] susceptible de hâter la transition du travail parcellaire au travail coopératif. Plusieurs caractères spécifiques distinguent par ailleurs la commune russe des types de communauté antérieurs : elle ne repose pas comme ces derniers, sur la parenté naturelle de ses membres ; elle est donc plus capable de s’adapter et de s’étendre au contact avec des étrangers. Puis, chaque cultivateur possède sa maison et sa cour individuelles. Enfin, la terre arable, tout en restant propriété communale, se divise périodiquement entre les membres de la commune paysanne. Ces derniers deux caractères « admettent un développement de l’individualité, incompatible avec les conditions des communautés plus primitives ».

Toutefois, ce dualisme inhérent à la nature de la commune paysanne russe – d’une part : la propriété commune du sol, de l’autre : le domaine (maison et cour) exclusif de la famille individuelle et l’appropriation privée des fruits – renferme des germes de sa décomposition. En effet, l’accumulation progressive de la richesse mobiliaire due au travail parcellaire « introduit des éléments hétérogènes provoquant au sein de la commune des conflits d’intérêts et de passions propres à entamer d’abord la propriété commune des terres labourables, ensuite celle des forêts, pâturages, terres vagues, etc., lesquelles, une fois converties en annexes communales de la propriété privée, lui vont échoir à la longue ».

A cela vient s’ajouter l’influence néfaste d’un milieu historique de plus en plus hostile au développement spontané de la commune rurale, influence pouvant précipiter la désagrégation de cette institution plusieurs fois séculaire. L’État russe accable, depuis la soi-disant émancipation des serfs, cette commune de toutes sortes d’exactions, essayant d’acclimater en Russie « comme en serre chaude » les formes les plus développées du système capitaliste, aux frais et dépens des paysans.

4. – Une alternative fatale. Nous avons vu que, dans sa réplique à Mikhaïlowski, restée inédite de son vivant, Marx s’était insurgé contre une interprétation abusive de son analyse du capitalisme occidental et contre la tendance à transformer ses théories en une doctrine historico-philosophique universellement valable. Dès lors, il avait résumé le résultat de ses recherches poursuivies « pendant de longues années » dans la formule lapidaire suivante : « Si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle occasion que l’histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties du régime capitaliste ». Et plus loin, il avait exprimé ce raisonnement hypothétique dans les termes que voici : « Si la Russie tend à devenir une nation capitaliste à l’instar des nations de l’Europe occidentale – et pendant les dernières années elle s’est donnée beaucoup de mal en ce sens – elle n’y réussira pas sans avoir préalablement transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires ; et après cela, amenée une fois au giron du régime capitaliste, elle en subira les lois impitoyables comme d’autres nations profanes[22] ».

Dans ses notes pour la réponse aux narodniki, Marx présente cette hypothèse sous la forme d’une alternative, découlant du caractère dualiste « inné » de la commune rurale : ou bien « son élément de propriété l’emportera sur son élément collectif, ou celui-ci l’emportera sur celui-là ». L’issue « dépend du milieu historique où elle se trouve placée ». Il n’existe donc pas de « fatalité historique » ni dans un sens, ni dans le sens opposé : ni la dissolution de la commune rurale, ni sa survie ne sont fatales, considérées isolément. Seule est fatale cette alternative même.

Or, pour décider de l’avenir probable de la commune, Marx, fidèle aux principes éthiques tels qu’il les avait énoncés dans ses Thèses sur Feuerbach, déplace le problème du domaine de la théorie dans celui de la pratique, – de la pratique révolutionnaire : « Ici il ne s’agit plus, note-t-il, d’un problème à résoudre ; il s’agit tout simplement d’un ennemi à battre. Ce n’est donc plus un problème théorique... Pour sauver la commune russe, il faut une Révolution russe... Si la révolution se fait en temps opportun, si elle concentre toutes ses forces, pour assurer l’essor libre de la commune rurale, celle-ci se développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste ». Une fois ses assises nouvelles assurées, la commune rurale russe « peut devenir le point de départ direct du système économique auquel tend la société moderne et faire peau neuve sans commencer par son suicide ».

 

III. Une lettre sans conséquences historiques

Fac-similé de la lettre à Vera
Zassoulitch. (Recto)

Voici maintenant le texte définitif de la réponse que Marx fit à Véra Zassoulitch et dont on peut voir ci-contre le fac-similé[23] :

8 Mars 1881.
41, Maitland Park Road, London N.W.

Chère Citoyenne,

Une maladie de nerfs qui m’attaque périodiquement depuis les derniers dix ans, m’a empêchée de répondre plus tôt à votre lettre du 16-me (sic) février. Je regrette de ne pas pouvoir vous donner un exposé succinct et destiné à la publicité de la question que vous m’avez fait l’honneur de me proposer (sic). Il y a des mois que j’ai déjà promis un travail sur le même sujet au Comité de St. Pétersbourg. Cependant j’espère que quelques lignes suffiront de (sic) ne vous laisser aucun doute sur le malentendu à l’égard de ma soi-disant théorie.

En, analysant la genèse de la production capitaliste, je dis : « Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production... la base de toute cette évolution c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre... Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement ». (« Le Capital », édit. franç., p. 315).

La « fatalité historique » de ce mouvement est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale. Le pourquoi de cette restriction est indiqué dans ce passage du ch. XXXII : « La propriété privée, fondée sur le travail personnel... va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat ». (l. c., p. 340).

Dans ce mouvement occidental il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée. Chez les paysans russes on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. L’analyse donnée dans le « Capital » n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie ; mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané.

J’ai l’honneur, chère Citoyenne
d’être votre tout dévoué.

Karl Marx

Fac-similé de la lettre à Vera
Zassoulitch. (Verso)

On peut aisément constater que, dans la rédaction définitive de sa lettre, Marx se borne à répondre, à une question précise, d’une manière non moins précise.

La commune rurale russe est-elle viable ? Tel était le problème soulevé par Véra Zassoulitch au nom de son groupe. Marx répondit par l’affirmative, tout en conférant à la solution qu’il donnait du problème un caractère conditionnel, non théorique. Il n’approuvait donc pas les « marxistes » russes auxquels son interrogatrice faisait allusion[24]. Bien au contraire, sa réponse ne semble viser qu’à stimuler l’énergie révolutionnaire des narodniki dont il admirait le courage et l’abnégation[25].

Mais si la solution proposée par Marx n’avait aucun caractère dogmatique et ressemblait plutôt à un jugement de valeur impliquant. un postulat éthique – la solution étant la révolution – les suppositions en étaient étayées par l’étude des « sources originales » les plus importantes de l’époque[26].

En janvier 1882, donc un an à peine après avoir communiqué sa réponse au groupe du Tchorny Pérédiel, rédigeant avec Engels la préface de la deuxième édition russe du Manifeste Communiste, dans la traduction de Véra Zassoulitch[27], Marx condensa, en une vingtaine de lignes, ses vues sur la commune rurale russe et ses perspectives dans le sens défini antérieurement par lui comme par Engels (dans sa réplique à Tkatchev) : « La tâche du Manifeste Communiste, c’était de proclamer la disparition inévitable et imminente de l’actuelle propriété bourgeoise. Or, en Russie, à côté d’un ordre capitaliste qui se développe avec une hâte fébrile, à côté de la propriété foncière bourgeoise seulement en train de se constituer, nous constatons que plus de la moitié du sol forme la propriété commune des paysans. Une question se pose donc : La commune paysanne russe – forme, il est vrai, très désagrégée déjà de propriété commune primitive du sol – peut-elle se transformer directement en une forme communiste supérieure de la propriété foncière ? Ou bien devra-t-elle subir préalablement le même procès de dissolution qui se manifeste dans l’évolution historique de l’Occident ? – La seule réponse que l’on puisse actuellement faire à cette question est la suivante : Si la révolution russe devient le signal d’une révolution ouvrière à l’Occident de façon que les deux révolutions se complètent, l’actuelle propriété commune russe peut devenir le point de départ d’une évolution communiste ».

Placés devant l’alternative posée par Marx, les populistes émigrés à Genève en choisirent non pas le premier terme, lequel repose sur une appréciation optimiste de la « chance historique » offerte à la Russie de passer, avec le concours des conquêtes techniques et sociales de la révolution occidentale, d’un stade inférieur du communisme agraire à une forme supérieure de la propriété sociale. En optant pour le second terme de cette alternative, lequel implique une vision foncièrement pessimiste des destinées d’une Russie prête à passer sous les « fourches caudines » du capitalisme, les ex-narodniki étaient décidés de ne faire aucun cas de la réponse encourageante que leur avait fournie Karl Marx.

C’est précisément cette attitude nouvelle, marquée par le revirement total des opinions politiques de Véra Zassoulitch et de ses amis, qui nous donne la clef du problème psychologique soulevé, comme nous l’avons vu au début du présent essai, par D. Riazanov. Ce dernier fut frappé par une absence de mémoire aussi flagrante chez ceux qui avaient sollicité les lumières de Marx sur une question dont dépendait, pour employer l’expression de leur porte-parole, « la destinée personnelle des socialistes révolutionnaires » de Russie. Voici l’hypothèse qu’on pourrait alors formuler quant à cet oubli : celui-ci était, chez les interrogateurs russes de Marx, une conséquence psychologiquement nécessaire de leur adhésion au « marxisme », autrement dit : à cette théorie historico-philosophique-passe-partout que Mikhaïlovski avait cru pouvoir déduire de l’oeuvre marxienne et dont Marx lui-même disait qu’elle lui faisait « en même temps trop d’honneur et trop de honte ».

Qu’en devenant marxiste, on oublie les postulats essentiels du message marxien, ne peut sembler paradoxal, si l’on considère que l’histoire, abonde en exemples où l’apparition d’une personnalité et d’une pensée de grande envergure fait naître ce phénomène si puissamment dénoncé et si impitoyablement disséqué par Sören Kierkegaard : l’admiration, attitude de confort dont l’antipode est l’imitation, exigence éthique. Qu’à son tour Kierkegaard, tout comme son contemporain Marx – qu’il ignorait, cherchant, dans la crainte et le tremblement, à être le « contemporain » du Christ – soit tombé victime du complot du tumulte après l’avoir été du silence, est tout à fait selon la norme d’une humanité qui, à force de rechercher les solutions faciles, a perdu jusqu’au sens du problématique[28].

 

Notes:

[1] En 1898, dans un article intitulé Quel héritage renions-nous ? Lénine définissait la théorie populiste par les trois caractéristiques suivantes : 1° appréciation du capitalisme en Russie comme un phénomène de décadence, de régression... ; 2° proclamation de l’originalité du régime économique de la Russie en général, et du paysan avec sa commune, son artel, en particulier... ; 3° méconnaissance de la liaison des intellectuels et des institutions juridiques et politiques avec les intérêts matériels de certaines classes sociales. (Cf. V. I. Lénine, Pages Choisies, par P. Pascal, Paris 1926, t. I, p. 18).

[2] Véra Zassoulitch, ayant tiré, en 1878, sur le préfet de Pétersbourg, qui avait fait fouetter un étudiant, fut acquittée par un jury impressionné par l’opinion publique favorable à l’accusée.

[3] Sur P. Lavrov, voir Ch. Rappoport, La Philosophie de l’Histoire..., Paris, M. Rivière. Voir aussi K. Marx, Lettres à Lavrov, dans la Revue Marxiste, mai 1929.

[4] La lettre de V. Z. à Marx, les quatre brouillons de la réponse faite par Marx, de même que cette réponse elle-même – lettre, brouillons et réponse étant écrits en français – ont été publiés, nous verrons dans quelles circonstances, par D. Riazanov dans la revue de l’Institut Marx-Engels de Moscou Marx-Engels Archiv, t. I, p. 309 ?342, éditée en 1925 à Francfort s. M. – Réed. Karl Marx, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1968, p. 1556-1573.

[5] Dans le texte reproduit par D. Riazanov on peut lire, à cet endroit, le mot « vous ».

[6] Elle fut publiée, en 1924, dans son texte et en fac-similé, dans les « Matériaux pour l’histoire du mouvement révolutionnaire », t. II, tirés des archives de P. Axelrod.

[7] Cf. D. Riazanov, Véra Zassoulitch et Karl Marx, dans Marx-Engels—Archiv, I, p. 310.

[8] Mir ou obchtchina : termes russes désignant la commune rurale ancestrale.

[9] Contre B. Nicolaïevski qui voit l’explication de la briéveté de la réponse de Marx dans le fait que celui-ci n’avait aucune sympathie pour le groupe du Partage Noir, lui préférant les naradovoltsi (partisans de la fraction groupée auteur de l’organe « Narodnaïa Volia »), D. Riazanov est d’avis (et on ne peut que l’approuver) que seule la capacité de travail fortement réduite de Karl Marx – on en constate les traces dans les brouillons – l’a empêchée de répondre aussi complètement qu’il l’aurait désiré. Il n’en est pas moins vrai que Marx était en rapport avec les narodvoltsi Morozov et Hartmann à qui, dès janvier 1881, il promit de rédiger une étude sur la commune paysanne, à l’intention du comité exécutif de la Narodnaïa Volia. Sur la fraction du Partage Noir, Marx s’est exprimé dans sa lettre à Sorge (5/11/1880) dans les termes méprisants que voici : « ... les russes anarchistes... qui publient à Genève Le Partage Noir... forment le soi-disant parti de la propagande en opposition avec les terroristes qui risquent leurs têtes (Pour faire de la propagande en Russie – ils se rendent à Genève ! quel quiproquo !). Ces messieurs sont opposés à toute action politico-révolutionnaire. La Russie doit, d’un saut, parvenir au millénium anarcho-communiste et athéiste ! En attendant, ils préparent ce saut par un doctrinarisme ennuyeux dont les soi-disant principes courent la rue depuis feu Bakounine ».

[10] Marx cite d’après l’édition française du Capital. Or, il est intéressant de constater que cette idée restrictive ne figure pas dans l’édition allemande !

[11] Pour le texte intégral de la réplique de Marx à Mikhailovski, voir : Nicolas-on, Histoire du Développement économique de la Russie..., Paris, 1902, p. 507-509. – Publiée aussi depuis in Karl Marx, Œuvres II, op. cit., p. 1552-1555.

[12] Marx a certainement en vue la réforme agraire de 1861 « légalisant les relations territoriales de l’obchtchina qui existaient en Russie depuis des siècles en vertu du droit coutumier » (Cf. Nicolas-on, Histoire du Développement économique de la Russie..., Paris, 1902, p. 1).

[13] Article dans le New-York Times du 25/6/1853.

[14] Cf. Le Capital I, p. 376 de l’édition allemande.

[15] Dans sa Contribution à une Critique... (1859), Marx avait déjà raillé le préjugé fréquent chez les slavophiles, et érigé en crédo messianique par Herzen, « que la forme primitive de la propriété commune est une forme spécifiquement slave, voire exclusivement russe ». Il en signala alors l’existence chez les Romains, les Germains, les Celtes et, surtout, dans l’Inde.

[16] L. Morgan, Ancient Society, 1877 – Ed. fr. La société archaïque, Paris, Anthropos, 1971, réed. 1985.

[17] « Un homme ne peut pas redevenir un enfant sans tomber en enfance. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui-même aspirer à reproduire, à un niveau plus élevé, la sincérité de l’enfant... ? Pourquoi l’enfance sociale de l’humanité, au plus beau de son épanouissement, n’exercerait-elle pas, comme une phase à jamais disparue, un éternel attrait ? » (K. Marx, Introduction générale... 1857. Ce texte important – les phrases ci-dessus se réfèrent à l’art grec – fut publié, à titre posthume, par K. Kautsky en 1903 – Maintenant disponible in Karl Marx, Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1965, p. 266.).

[18] Quelques mois après la mort de Marx, Engels découvrit dans le cabinet de travail de son ami, deux tonnes de matériaux statistiques russes. Il en exprima son amertume dans une lettre à Sorge, étant persuadé que cette masse de documents avait empêché Marx de terminer le tome II du Capital.

[19] Voir la lettre de Jenny Marx à F. Engels, janvier 1870.

[20] Marx à Danielson, le 22/3/1873 – Passage traduit d’après la traduction allemande – la plupart des lettres sont écrites en anglais – de Kurt Mandelbaum, Die Briefe von Karl Marx und F. Engels an Danielson, Leipzig, 1929. – Voi aussi in Marx-Engels, Correspondance – t. 12, traduit sous la responsabilité de Gilbert Badia et Jean Mortier, Editions Sociales, Paris, 1989, p. 266-267.

[21] Artel, sorte d’association coopérative fondée sur le consentement formel ou tacite d’artisans égaux. Cette institution spécifiquement russe remonte à une haute antiquité.

[22] Dans un article écrit à la demande Marx, F. Engels, répondant à la Lettre ouverte que lui avait adressée le narodnik Tkatchev dans les colonnes du Volksstaat (Zurich, 1874), avait déjà formulé la thèse conditionnelle sur l’avenir du socialisme en Russie, telle que Marx l’exposa en réponse à Milkhailovski et à V. Zassoulitch. Tout en admettant que l’existence du mir et de l’artel témoignent de la puissante volonté d’association du peuple russe, Engels se refuse à croire que cette seule volonté puisse suffire pour faire passer la Russie, d’un bond, et sans connaître l’étape bourgeoise, dans l’ordre socialiste. Les paysans russes pourraient s’épargner cette phase intermédiaire, et la commune rurale russe pourrait s’élever à une forme sociale supérieure, « si dans l’Europe occidentale, avant la décomposition totale de la propriété communale, une révolution prolétarienne triomphait, fournissant au paysan russe les conditions de cette transition... Si la commune russe peut encore être sauvée et si une occasion peut lui être fournie de se transformer en une forme nouvelle, réellement viable, c’est uniquement grâce à une révolution prolétarienne en Europe occidentale ». Environ 20 ans plus tard, Engels, dans ses lettres à Danielson sera beaucoup plus sceptique quant à cette perspective, parce que, précisément, « l’Occident n’avait pas bougé » (Lettre du 17 octobre 1893).

[23] Le texte et le fac-similé de l’original ont déjà été publiés en France, en 1931, dans le N° 2 de la Critique Sociale (M. Rivière, édit.).

[24] Dans un des brouillons de sa réponse, Marx nota à ce propos : « Les “ Marxistes ” russes dont vous me parlez me sont tout à fait inconnus. Les Russes avec lesquels j’ai des rapports personnels entretiennent (sic), à ce que je sache, des vues tout à fait opposées ».

[25] Après l’assassinat d’Alexandre II, Marx dans une lettre à sa fille Jenny Longuet, parla des auteurs de l’attentat dans ces termes : « Ce sont des individus foncièrement habiles, sans pose mélodramatique, simples, positifs, héroïques... Ils s’efforcent de montrer à l’Europe que leur manière d’agir est spécifiquement russe, historiquement inévitable, une forme de tremblement de terre de Chio ». A l’occasion d’un meeting slave pour la célébration de l’anniversaire de la Commune, Marx et Engels saluèrent l’attentat contre Alexandre II comme « un événement qui, après des luttes longues et violentes, conduira finalement à la création d’une commune russe ».

[26] Maxime Kovalevski, auteur d’une monumentale Histoire du Développement économique de l’Europe jusqu’aux débuts du capitalisme est un des meilleurs historiens de la commune rurale, il en fut le défenseur à la Douma contre la réforme agraire de Stolipine – fut un disciple direct de Marx qui l’encourageait à se consacrer aux recherches dans le domaine de l’histoire économique. Marx connaissait son ouvrage sur la propriété communale rurale et en fit des extraits. Quelques mois avant sa mort, Marx lisait encore : V. Vorontsov, Le sort du capitalisme en Russie.

[27] La première traduction russe du Manifeste avait été faite par Bakounine, en 1860.

[28] Il serait intéressant d’examiner à la lumière des considérations ci-dessus la position théorique de Lénine à l’intérieur de la social-démocratie russe à l’égard du problème paysan. Si Lénine prétendait, contre les narodniki (et contre Marx !) que la commune rurale russe n’était pas un phénomène naturel et spontané, mais une création du moyen âge (v. son article de 1897 : Pour caractériser le romantisme économique), et qu’il fallait appliquer à la « Sainte Russie l’analyse du capitalisme et de ses manifestations donnée par la pensée européenne d’avant-garde » (Quel héritage renions-nous ?) – Lénine avait procédé à une semblable analyse dans son ouvrage sur le Développement du capitalisme en Russie, dès 1899 -, il s’opposait, au sein de son parti, à la sous-estimation du rôle révolutionnaire de la paysannerie russe. Toutefois, l’examen et la discussion de ce problème sort du cadre que nous nous sommes tracé dans l’essai ci-dessus.