1980

Publié : dans Le Monde, 19 mai 1980. Notes sur Marx au-delà de Marx. Cahiers de travail sur les Grundrisse, d'Antonio Negri. Collection « Cibles », Christian Bourgols, 1979. Traduit de l'Italien par Roxane Silberman.
Transcription : Adam Buick
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Maximilien Rubel

Philosophie de la terreur ou terreur de la philosophie

1980

 

Le cas d'Antonio Negri – comme celui de tels autres intellectuels italiens qui partagent avec lui le sort de l'arrestation préventive – est exemplaire parce que la justice italienne croit avoir trouvé en la personne de ce penseur marxiste l'auteur – ou un des auteurs – dont l’enseignement serait lié aux crimes des Brigades rouges. Empêcher Negri ou ses collègues d'enseigner un marxisme révolutionnaire – au demeurant le contraire d'une doctrine de la terreur individuelle, – c'est contribuer à créer une situation où l'existence dans la terreur risque de devenir l'état permanent d'une société secouée par les crimes quotidiens de la terreur et de la contre-terreur.

Gilles Deleuze a dit que si les juges de Negri connaissaient le dernier ouvrage de cet intellectuel prétendument terroriste ils comprendraient leur erreur, à moins de pouvoir prouver, ce qu'ils n'ont pas fait après dix mois de détention, qu'il s'agit là d'un cas de schizophrénie caractérisée : d'une part, l'auteur d'un livre – certes passablement obscur et écrit dans un style de redondance quasi insupportable – où la théorie de la révolution est exposée de manière à se situer dans la proximité de l'utopie, plutôt que du « socialisme scientifique »; d'autre part, le complice de tueurs d'hommes, instructeur spécialisé dans le maniement d'armes à feu.

Car si les thèses marxistes de Negri prêtent à discussion (ne serait-ce qu'au plan du langage frôlant le charabia « dialectique »), il est impossible de déceler la moindre indication susceptible d'être comprise comme une incitation au meurtre politique dans son dernier livre sur les Grundrisse, texte de Marx qu'il convient de situer.

C'est seulement en 1932 que furent publiés les manuscrits dits « parisiens ». En 1939-1940, l'Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou édita un travail de Marx, dont personne, pas même Engels, ne semble avoir soupçonné l'existence : les Grundrisse (Principes de la critique de l'économie politique). Rédigés en 1857-1858, ils ont suscité, depuis leur réédition en 1953, le même intérêt que jadis les manuscrits parisiens dits « économico - philosophiques » ; c'est à leur analyse qu'Antonio Negri a consacré un séminaire de neuf leçons à l'Ecole normale supérieure de Paris, non sans afficher ouvertement son dessein d'aller, avec Marx, plus loin que Marx, ce qui devrait être la règle dans toute entreprise de critique scientifique des modes de pensée et d'action soumis aux déterminations socio-économiques de l'histoire.

Après un certain nombre de chercheurs – dont l'auteur des notes présentes et Roman Rosdolsky, qui publia en 1968 une étude sérieuse sur les Grundrisse, – Negri s'est avisé qu'un problème fondamental se pose d'entrée lorsqu'on aborde l'œuvre de Marx avec l'idée préconçue qu'on se trouve devant un « système de pensée », une Weltanschauung, digne de se mesurer avec d'autres philosophies.

En fait, dans les milliers de pages publiées ou léguées par Marx, on ne trouvera pas une ligne qui permette de lui attribuer ne fût-ce qu'une velléité de fondation de système, ce système fût-il le « marxisme ». Après d'autres, Negri fut confronté à l'avertissement formel de Marx qu'en livrant au public le « premier cahier » de sa Critique de l'économie politique (1859), il préparait une œuvre de critique systématique suivant un plan méthodiquement conçu en ses six parties ou « rubriques » capital, propriété foncière, travail salarié, Etat, commerce extérieur, marché mondial (crise). Negri devait donc s'interroger, ainsi que ses prédécesseurs en cette recherche, sur la portée et la réalisation effective d'un projet scientifique dont le sens avait échappé à des générations de lecteurs, marxistes ou non, à commencer par Engels, héritier désigné de la masse d'écrits inédits de son ami défunt. Or, le manuscrit des Grundrisse livre le secret du plan révélé en 1859 par Marx : avant tout, ce travail met fin à la légende d'une « modification de plan » prétendument décidée par Marx dans les débuts des années 1860[1].

 

Le recours à la subjectivité

Le lecteur des neuf leçons de Negri sur les Grundrisse cherchera en vain une prise de position sérieuse en face de ce problème du plan de 1859, qui remet en question la validité de l'ensemble des interprétations et exégèses accumulées au cours d'un siècle de controverses autour du « vrai sens » de l'enseignement marxien et de la « bonne manière » de le faire passer dans la réalité.

Negri ne s'est arrêté qu'à cette première lacune dans le «système » de Marx : l'absence du « chapitre », voire du « livre sur le salaire ». Et de « déplorer » cette lacune, étant donné que « ç'aurait été un chapitre sur la classe ouvrière, sur les niveaux des besoins, de jouissance, de lutte, de travail nécessaire ». Mû par l'ambition d'aller avec Marx au-delà de Marx, Negri prétend « développer une théorie de la subjectivité de la classe ouvrière – éventuellement sous la figure du salaire », – et retrouver ce que les Grundrisse « cherchent », à savoir « une théorie de la subjectivité ouvrière tournée contre la théorie toute de profit de la subjectivité capitaliste ».

Ce recours à la subjectivité prolétarienne ne serait-il pas un emprunt inavoué à ce que nous appelons la motivation éthique du socialisme marxien ? Exprimons, à notre tour un « regret » : c'est que Negri, tout en notant que « le discours sur le marché mondial se présente chez Marx, dans les Grundrisse, comme indication d'un travail à faire », ne déplore pas le moins du monde cette autre « absence » – pourtant de taille – dans le « système » marxien, lacune sur laquelle il ne tarit pas : « Chaque fois, la référence au marché mondial sert à conclure le projet de travail marxien, un projet de travail qui devrait s'articuler sur plusieurs livres et rassembler l'ensemble de l'œuvre de destruction théorique de la société du capital. Du marché mondial vers la crise. »

Pourtant, quelques lignes plus loin, Negri se ressaisit, comme s'il prenait la mesure de cette deuxième lacune : « C'est un effet optique que cette disproportion entre l'indication et le contenu de la recherche qui, maintenant, nous laissent insatisfaits devant la proposition marxienne d'analyser le lien marché mondial-crise. » Negri, par conséquent, ira combler une nouvelle fols une grave lacune – que dis-je, une simple « proposition » de Marx ; et, il remplira « de façon très marxienne » la « forme des contenus théoriques que des siècles de lutte de classes au "niveau mondial ont accumulés...» (Ibid.)

Donc Marx aurait esquissé un livre sur le marché mondial et la crise : affirmation sans la moindre preuve, alors qu'en connaisseurs des inédits de Marx, Negri doit savoir que Marx était parfaitement conscient de l'état fragmentaire dans lequel il allait laisser son œuvre, au point de répondre à Kautsky qui l'interrogeait sur ses œuvres cornplètes : « Ces œuvres il faudrait d'abord les écrire complètes », (Karl Kautsky, 1935).

Blâmant Rosdolsky de n'avoir su expliquer pourquoi Marx a laissé tomber le livre particulier sur le travail salarié, Negri parvient à se consoler de ses regrets initiaux : « Mais, à présent, nous voilà en mesure de montrer que cette ambiguïté a certes lait trébucher la quasi-totalité des interprètes de Marx, mais pas Marx. »

Rosdolsky eut du moins le mérite de tenter une explication du sens méthodologique du plan primitif de Marx. Sans entrer ici dans le détail des erreurs commises par l'auteur contesté par Negri, rappelons que le premier n'a pu éviter de trébucher pour une raison très simple : il a confondu travail salarié (Lohnarbeit, titre donné par Marx à la troisième rubrique de la première triade) et salaire (Arbeitslohn, section VI du livre premier du Capital). La même confusion que se permet le critique de Rosdolsky finit par obscurcir le postulat central de ses leçons de séminaire : la constitution du prolétariat moderne en sujet révolutionnaire, en puissance négatrice du capital et du salariat, en force d'abolition de l'Etat politique, en totalité humaine signifiant la fin de la préhistoire barbare et le commencement de l'histoire humaine : cet au-delà, c'est l'utopie marxienne présente dans l'esprit de ceux dont Marx fut le disciple avoué, dans l'esprit de Saint-Simon, Owen, Fourier, Pierre Leroux, dans l'esprit de nombreux auteurs d'origine plus humble qui ont trouvé en Marx un disciple d'abord et un critique ensuite, tel un Proudhon, un Hess, un Weitling, sans parler du mouvement chartiste.

Marx a rêvé d'un mouvement ouvrier « autonome » où l'on verrait l' « immense majorité » combattre « dans l'intérêt de l'immense majorité » : il rêvait d'une humanité ayant la volonté consciente de survivre à ses réussites scientifiques et techniques et de créer, « à la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, une association où le libre épanouissement de chacun sera la condition du libre épanouissement de tous ». Antonio Negri partage, avec Marx, ce rêve dans la mesure même où il rend plus explicite dans son livre l'impératif de subjectivité qui sous-tend l'œuvre du maître.

 

Notes:

[1] Voir M. Rubel, Plan et méthode de « l'Economie », Etudes de marxologie, octobre 1973, repris dans Marx critique du marxisme. Fayot, 1974. pp. 369-401.