1970

« Le marxisme n'est pas une philosophie spéculative parmi les autres et il n'est lui-même que si, en même temps qu'il projette une critique radicale du monde, cette critique « descend de la tête dans les poings » et se fait pratique révolutionnaire.»


Le Marxisme après Marx

Pierre Souyri


I

Orthodoxes, révisionnistes et radicaux dans la II° Internationale (1895-1918)

Nulle part cependant le marxisme n'apparaêt aussi fortement implanté que dans les pays germaniques. L'Allemagne et l'Autriche en sont les bastions dans l'Internationale et ce sont presque toujours les Allemands et les Autrichiens ou bien des militants qui se trouvent mêlés à la vie du socialisme allemand - Rosa Luxembourg, Radek, Parvus, Pannekoek, etc. - qui suscitent les interrogations, élaborent les réponses, ouvrent les perspectives nouvelles. Marxistes français, anglais, espagnols, italiens - à l'exception de Antonio Labriola n'apportent qu'une contribution insignifiante à la théorie marxiste. Les Russes eux-mêmes considèrent à cette époque les théoriciens allemands et autrichiens comme des maêtres.

Le "marxisme orthodoxe" de Kautsky

Le marxisme qui se répand alors en Europe c'est d'abord le marxisme tel que le comprend Kautsky. Pourtant la philosophie kautskyste ne coïncide pas avec celle de Marx telle qu'elle apparaêtra à mesure que les publications de textes ultérieurs et les réflexions critiques en révéleront la complexité. Comme beaucoup d'intellectuels européens de cette époque, Kautsky a subi la fascination des sciences de la nature et du darwinisme il a été ainsi amené à construire sa représentation de l'univers historique à l'image du monde naturel et à tenter de rendre compte du processus historique par le moyen d'un déterminisme univoque situé au niveau des contradictions de l'économie. Dès lors, tandis que le marxisme devient, bien plus que la théorie et la pratique de la révolution, la « science du développement social ». la conscience de classe tend à être réduite à un épiphénomène qui est lui­ même déterminé par les facteurs objectifs et, du même coup, la praxis révolutionnaire se trouve en quelque sorte inscrite par avance dans le développement des contra­dictions immanentes de l'économie. Le kautskysme abou­tit ainsi à une représentation téléologique de l'histoire : la perspective du socialisme est fondée sur la certitude que l'évolution économique et sociale du capitalisme est en train de mettre en place, au terme d'un processus automatique et nécessaire, une force irrésistible de transformation de la société.

C'est en fonction de cette certitude que les marxistes apprécient la signification de la période que traverse alors le capitalisme et pensent leur action politique. Si, après la longue dépression commencée en 1873, la croissance a repris et se poursuit dans toute l'Europe sans qu'aucune grande crise économique et politique vienne troubler le continent, cette situation est tenue pour transitoire. Derrière les apparences trompeuses de cette « phase de développement pacifique », les contradictions économiques et sociales s'accumulent et resurgiront un jour avec plus de violence des profondeurs du système, attestant que celui-ci a épuisé ses capacités de progrès et que les conditions du passage à un ordre social supérieur sont arrivées à maturité. Mais en attendant, le prolétariat se doit d'utiliser toutes les possibilités qui lui sont offertes pour occuper les meilleures positions possibles en vue des luttes révolutionnaires futures. En 1895, Engels dans son « Introduction à la lutte des classes en France », avait nettement formulé les tâches de la nouvelle période. Sans exclure que la violence puisse être finalement nécessaire pour briser le capitalisme, Engels définissait une stratégie adaptée aux nouvelles possibilités qu'offrait le renforcement, numérique du prolétariat au cours de cette phase où, par ailleurs, l'expansion du capitalisme atténuait relativement la brutalité des antagonismes sociaux. Le mouvement socialiste devait utiliser ce répit pour se donner des armées de masse qui investiraient progressivement les positions de l'adversaire au cours d'une multitude d'accrochages mineurs et prépareraient ainsi la bataille finale dans laquelle les gros bataillons prolétariens pourraient déployer infiniment plus de force que n'avaient, précédemment, pu le faire les minorités révolutionnaires.

Ainsi, au sein des partis socialistes s'établit une distinction entre le programme minimum qui assignait au mouvement un certain nombre d'objectifs politiques et syndicaux limités mais à portée de la main et le programme maximum, celui de la révolution, qui serait plus tard mis à l'ordre du jour par la crise du capitalisme et dont la réalisation aurait été préparée par l'exécution du programme minimum.

Kautsky en effet n'admet pas alors que le socialisme puisse naêtre progressivement d'une simple addition de réformes dans le cadre de la démocratie. C'est que, s'il tient la révolution prolétarienne pour inséparable de l'épanouissement de la démocratie, il ne pense pas que celle-ci soit l'enveloppe nécessaire du capitalisme et doive inévitablement surgir du développement de celui-ci. Il est au contraire persuadé que dans des pays comme l'Autriche et l'Allemagne, l'existence d'une forte bureaucratie d'Etat et d'une caste militaire, permettront aux classes dirigeantes de s'éloigner de plus en plus des méthodes démocratiques de gouvernement et que, d'une façon plus générale, l'évolution sociale que déterminera le développement du capitalisme tendra à miner les régimes démocratiques. Loin d'être donné par le capitalisme, l'épanouissement de la démocratie nécessaire au socialisme devra être conquis par de puissants mouvements de masse qui, finiront par conduire à la prise du pouvoir. Faite par des masses nombreuses et conscientes, que le socialisme aura longuement éduquées, la révolution ne comportera certainement pas les mêmes violences aveugles que celles du XVIII° et XIX° siècle, mais elle n'en sera pas moins une cassure dans la continuité politique puisqu'elle enlèvera l'État aux classes possédantes pour en faire l'instrument de la dictature du prolétariat. Celle-ci aura pour tâche d'organiser la transition du capitalisme au socialisme mais elle ne sera nullement la dictature d'une minorité imposant son pouvoir à la manière jacobine ou blanquiste. Elle se confondra au contraire avec le plein exercice de la démocratie par la majorité des travailleurs contre la minorité capitaliste qui sera contrainte de se soumettre et de disparaêtre.

Bien qu'aucun marxiste n'ait d'abord contesté le kautskysme, l'avenir rendra cependant manifeste tout ce que son orthodoxie marxiste avait de purement formel. En fait, Kautsky n'avait conservé de la théorie marxiste que la forme que celle-ci assigne à la trajectoire historique du système capitaliste et, en réduisant la dialectique à une action causale de l'économie, il arrachait du marxisme la conception spécifique que celui-ci a produit des conditions de la praxis et de sa fonction historique. Postulant que tout le développement du capitalisme était orienté vers une maturation des conditions du socialisme, le kautskysme ne conduisait pas à une philosophie de l'action révolutionnaire mais vers une sorte de quiétisme attentiste s'en remettant aux forces de l'histoire, conçue comme le produit d'une nécessité immanente à économie, du soin de faire surgir un ordre social nouveau.

L'attaque des révisionnistes

C'est cependant la représentation marxiste elle-même de la trajectoire du développement capitaliste que vont contester les révisionnistes au terme de la dernière décennie du XIX° siècle, alors que le système paraêt s'être assagi.

Il est vrai que très vite les rivalités impérialistes vont s'aggraver et que la paix apparaêtra bientôt menacée, mais, à l'articulation des deux siècles, la physionomie de l'évolution du capitalisme est suffisamment ambiguë pour que, en Allemagne, tout un courant de la pensée socialiste, animée par Bernstein, croit pouvoir affirmer la nécessité de « réviser le marxisme ».

Considérant l'évolution qui s'est accomplie entre 1891 et 1899, Bernstein estime que presque toutes les prévisions du système marxiste ont été prises en défaut. Loin d'évoluer vers une période de déséquilibres aggravés, le capitalisme a fait preuve de larges capacités d'adaptation ainsi qu'en témoigne la marche ascendante de la production dans laquelle les crises cycliques n'apportent plus que des perturbations très atténuées. Ni la formation d'une armée de réserve industrielle aux effectifs croissants, ni la paupérisation relative du prolétariat, ni la concentration du capitalisme qui devait faire disparaêtre les classes moyennes ne se sont réalisées. Le capitalisme dont l'expansion a augmenté les marges de profit a, au contraire, pu faire aux ouvriers d'importantes concessions : non seulement les salaires réels ont été largement relevés, mais un ensemble de réformes ont très sérieusement atténué les misères matérielles et morales des travailleurs, cependant qu'avec la régularisation de la croissance économique, l'instabilité de l'emploi et le chômage ont diminué. La concentration capitaliste s'est par ailleurs révélée comme un phénomène beaucoup plus lent et plus complexe qu'il n'était prévu. Elle n'a pas fait disparaêtre tous les petits et moyens possédants ni dans l'agriculture ni dans toutes les branches de l'industrie, et au sommet de la société, elle ne s'est pas identifiée à une centralisation croissante de la richesse entre les mains d'une minorité de magnats. Le nombre des capitalistes s'est au contraire accru. Enfin, - bien que les choses soient en retard en Allemagne -, les superstructures politiques de la société capitaliste se sont transformées et la démocratisation croissante des institutions tend à limiter la toute puissance de la bourgeoisie au sein de l'État.

Construisant alors l'avenir à l'image de la représentation qu'il s'est faite du processus de la société capitaliste au cours des dix dernières années, Bernstein récuse la vision marxiste du mouvement vers le socialisme. Celui-ci, dit-il, ne naêtra pas d'une aggravation des conditions sociales, ainsi que l'affirment les marxistes en projetant abusivement sur la réalité des schémas dialectiques empruntés à la métaphysique de Hegel, mais du processus d'adaptation du capitalisme qui ouvre des possibilités d'action nouvelle aux partis socialistes, s'ils savent comprendre que la perspective de la révolution n'est plus désormais qu'un mythe. Il leur appartiendra alors d'utiliser les possibilités de plus en plus larges offertes par les progrès de la démocratie pour se consolider progressivement à l'intérieur du système afin de le transformer graduellement, par le moyen de réformes qui, de proche en proche, feront disparaêtre la domination et l'exploitation de la classe capitaliste.

En substituant ainsi le schéma d'une évolution graduelle à celui d'un processus dialectique, Bernstein n'a pas seulement rompu avec la représentation marxiste de la forme du mouvement historique vers le socialisme, mais avec la manière même de concevoir ses déterminations et de fonder théoriquement la praxis. La totalité historique telle que Marx l'avait conçue se trouve brisée : dès lors que la lutte pour le socialisme ne prend plus racine dans l'aggravation des conditions objectives de la société et n'est plus fondée sur la nécessité historique du déclin du capitalisme et de son dépassement, elle n'a plus d'autre point d'appui que l'aspiration à un idéal.

Poussant en effet jusqu'à ses dernières conséquences la distinction entre ce qui dans le socialisme est « science du développement social » et ce qui est volonté de faire naêtre un ordre nouveau, Bernstein aboutira à la conclusion que la « théorie scientifique » qui a seulement pour objet de comprendre le mouvement de la réalité et ne saurait se faire normative pour indiquer ce qui « devrait être », doit nécessairement recevoir un complément éthique. C'est le néo-kantisme qui connaêt alors un vif prestige, qui donnera ce complément au révisionnisme. Dans la mesure où cette philosophie implique des impératifs moraux qui sont censés s'imposer à tous les hommes, elle doit permettre de faire apparaêtre le prolétariat comme porteur de revendications et de valeurs dans lesquelles la communauté sociale tout entière sera amenée à reconnaêtre, de proche en proche, sa propre marche vers une prise de conscience éthique d'elle-même. Ainsi, la situation et la fonction du prolétariat dans le processus historique tel que Marx les avaient pensées se trouvent complètement bouleversées. Loin d'annoncer par son existence et sa lutte la dissolution violente de l'ordre contre les autres classes, le prolétariat devient un élément intégrateur dont la mission est de faire découvrir pacifiquement, à tous le corps social, ses fins éthiques communes.

Né dans la social-démocratie allemande, le révisionnisme eut des retentissements dans les partis étrangers, et en particulier en Russie. Si Strouvé, qui affirme que les conceptions catastrophiques élaborées vers le milieu du XIX° siècle doivent disparaêtre d'une vision réaliste de l'évolution contemporaine, qui rend caduque l'idée de faire naêtre le socialisme par une révolution politique, n'apporte guère d'éléments nouveaux, il en va différemment pour Tougan-Baranovski. Après avoir polémiqué contre les populistes pour démontrer la possibilité d'un développement capitaliste de la Russie, il aboutit en 1902 à une rupture radicale avec la conception marxiste du capitalisme comme système dominé par des contradictions insurmontables : à la seule condition que la croissance des moyens de production se maintienne à un niveau élevé, l'économie capitaliste peut rester en permanence dans une situation d'équilibration dynamique, expliquera Tougan-Baranovski qui dès lors abandonnera le marxisme.

En France, où les réactions contre l'abâtardissement d'un socialisme, prenaient la forme du syndicalisme révolutionnaire, Sorel développa un révisionnisme qui le situait sur le flanc gauche du marxisme : ce n'était pas pour justifier des pratiques réformistes mais, au contraire, parce qu'il tenait pour illusoire la volonté et la capacité des marxistes à exercer des capacités révolutionnaires qu'il entreprit de critiquer leurs conceptions. Sorel, dont la pensée procède d'un syncrétisme qui s'est efforcé d'intégrer des vues empruntées tour à tour à Proudhon, Hegel, Marx et Bergson, s'en prend d'abord au matérialisme historique, tel du moins qu'il est alors compris : lorsque les marxistes prétendent fonder la perspective révolutionnaire sur l'analyse des contradictions du développement capitaliste, ils sont victimes d'un rationalisme pseudo-scientifique qui postule la possibilité de rendre compte du devenir social au moyen de conceptions empruntées aux sciences de la nature. Or, c'est là pure mystification car l'histoire est imprévisible. Elle n'est pas mise en mouvement par un déterminisme objectif que l'analyse pourrait mettre à jour, mais par des mythes, c'est-à‑dire par des complexes d'images motrices chargées d'affectivité et génératrices d'action : c'est par l'intensité avec laquelle les mythes sont vécus et traduits en actes que l'avenir se réalise. Or le monde moderne est habité par un mythe, celui de la grève générale, dans lequel s'affirme, face à un monde bourgeois a perdu la grandeur qui l'avait animé à l'époque révolutionnaire et napoléonienne pour sombrer dans le souci vulgaire de jouir en sécurité des biens matériels, la morale combattante et héroïque du prolétariat. Le socialisme sera, bien plus encore qu'un bouleversement social, une mutation régénératrice de l'éthique et de la culture : détruisant les valeurs dégradantes de la bourgeoisie et la culture ornementale et stérile de cette classe, les prolétaires feront surgir, par la violence, une civilisation nouvelle où l'intelligence de la production et les dures vertus qui, naissent du travail et de la lutte seront reconnues comme les valeurs suprêmes. Or le socialisme marxiste, qui rétrécit son action aux dimensions des luttes électorales ou parlementaires et entretient parmi les producteurs des illusions démocratiques qui masquent la nécessaire violence des antagonismes de classes, ne peut ni fournir les idées-forces, ni faire surgir les mentalités indispensables à l'accomplissement du grand drame prolétarien qu'exige le déclin de la civilisation bourgeoise. En fait, le marxisme des socialistes n'est pas l'idéologie des producteurs mais du « prolétariat intellectuel » qui cherche, par des actions politiciennes, à canaliser et à dévoyer les aspirations des travailleurs eu, plutôt, de tous les mécontents, pour se hisser au pouvoir.

La riposte

Cette mise en question du marxisme au sein même du mouvement socialiste suscita de vives ripostes venues de plusieurs pays. Antonio Labriola, en particulier, insista sur la nécessité de renoncer à considérer le processus historique comme un mouvement dialectique purement objectif pour restituer à la conscience et à la praxis une fonction active dans le dénouement de situations qu'aucun déterminisme n'a fixé par avance.

Mais c'est en Allemagne que la querelle du révisionnisme eut le plus de retentissement et atteignit le plus d'éclat.

S'efforçant d'approfondir la théorie des crises, Kautsky affirmait en 1902 contre Tougan-Baranovski, que le capitalisme ne pouvait pas fonctionner comme un systèrne fermé et se trouvait dominé par la nécessité de trouver des débouchés dans les nations précapitalistes. Kautsky fut ainsi conduit à relier pour la première fois des phénomènes tels que l'aggravation des rivalités coloniales internationales, la lutte plus âpre pour les exportations, le passage au protectionnisme et la poussée du militarisme, aux contradictions internes du capitalisme. Entrevoyant dès lors que toute une longue période de guerres et de convulsions se profilaient déjà à l'horizon du début du XX° siècle, il rejeta catégoriquement les idées de Bernstein sur l'adaptation du capitalisme et toutes les conséquences réformistes que celui-ci prétendait en tirer : loin de s'atténuer, les crises allaient au contraire s'aggraver et conduire le capitalisme vers une période de stagnation qu'exacerberaient les luttes de classes et les antagonismes entre États. Au demeurant, ajoutait Kautsky, la vision bernsteinienne d'une démocratisation progressive de l'État ouvrant la perspective d'un passage indolore et graduel au socialisme ne correspond à aucune réalité. Le système parlementaire avait atteint ses sommets à l'époque où le capitalisme incarnait l'avenir des nations, mais il entrait maintenant dans la voie du déclin et ne pourrait retrouver sa vigueur que par une révolution. Cependant, même lorsque, après la révolution russe de 1905, Kautsky admettait que la lutte pour le socialisme pouvait éventuellement prendre la forme d'une grève de masse culminant dans une insurrection, il ne parvenait pas à se départir des conceptions objectivistes qui avaient toujours été à la base de sa pensée. Il avait récusé la vision du processus historique qu'avaient formulé les révisionnistes mais ce processus lui-même restait conçu comme une mécanique sociale. La dialectique de la nécessité et de la liberté restaient absentes du marxisme de Kautsky, et la pensée socialiste continuant à buter sur le dilemme surgi des conceptions symétriquement opposées des révisionnistes et des « marxistes orthodoxes », ne parvenait pas à établir si une société nouvelle devait naêtre de la fatalité des lois économiques ou de pures intentions éthiques. C'est une nouvelle génération de marxistes, qui dépassera cette antinomie. Souvent mêlés aux luttes du socialisme russe et polonais, fortement marqués par la révolution de 1905, les drames balkaniques, les crises internationales, les menaces de guerre, ils pressentaient bien mieux que leurs aênés arrivés à maturité en pleine période de progrès pacifique, que le XX° siècle serait lourd de tragédies historiques et que le temps de la lucidité et de l'action était venu pour les révolutionnaires.

Dès 1904 Parvus donnait le ton et dépassait largement les prévisions de Kautsky sur les violences latentes que contenait la civilisation capitaliste. Considérant que le développement de l'économie capitaliste n'était plus compatible avec les limites trop étroites des États nationaux d'Europe, il prévoyait le déclenchement de luttes pour la domination mondiale qui, à travers une succession de convulsions dramatiques, aboutiraient à l'élimination des nations les plus faibles et à la formation de vastes empires qui survivraient seuls au milieu des ruines.

C'est aussi la perspective d'un développement violemment convulsif du capitalisme que Rosa Luxembourg opposait aux schémas révisionnistes d'une adaptation graduelle du système. Cependant, persuadée que le marxisme ne pouvait pas être considéré comme une construction théorique achevée, lors des polémiques contre les révisionnistes, elle s'employa, plus que tout autre, à élucider les transformations qui s'étaient produites dans les structures et le fonctionnement du capitalisme, afin de pouvoir prendre la mesure d'une époque nouvelle et de résoudre les problèmes tactiques et stratégiques qui se poseraient au socialisme.

Accusant Bernstein de s'être laissé influencer par les fabiens, elle chercha à dépasser l'apparence des phénomènes qui se manifestent à la surface de la vie sociale pour démontrer que l'atténuation des crises n'avait qu'un caractère transitoire. Si, disait-elle, l'émergence des cartels et des trusts, favorisée par le développement du crédit, a tempéré les luttes concurrentielles sur le plan intérieur, celles-ci se sont aggravées à l'échelle internationale et la « mise en jachère » d'une importante proportion du capital n'a pas pu être évitée. En réalité, la réanimation de la croissance économique, qui s'est produite à la fin du XIX° siècle, n'est que le résultat passager de la dilatation des marchés internationaux consécutive aux entreprises impérialistes. Mais à plus long terme, lorsque tout le globe sera intégré au capitalisme, la possibilité d'atténuer les contradictions internes des pays les plus avancés, par l'élargissement vers l'extérieur du champ d'application du capital, se trouvera ruinée. Dès lors, tandis que la « mise en jachère » du capital prendra des proportions de plus en plus importantes, les crises se répéteront avec une violence croissante. Il deviendra alors évident que la phase ascendante du capitalisme a pris fin avec la mondialisation du système.

C'est en fonction de cette vision de l'avenir du capitalisme - elle en rectifiera par la suite certains aspects - que Rosa Luxembourg entreprendra de démontrer l'inconsistance des conceptions révisionnistes de la marche vers le socialisme. Il est en particulier, expliquait-elle, complètement illusoire de croire que les syndicats par viendront à s'associer puis à se substituer au pouvoir patronal dans les usines, et à obtenir parallèlement des augmentations de salaires telles que le profit et l'exploitation se trouveront, de proche en proche, réduits et finalement abolis. A mesure en effet que le capitalisme entrera dans sa phase de déclin, la conjoncture du marché s'aggravera pour la force de travail et le patronat exerçant une pression croissante sur les salaires pour compenser la diminution de ses profits, les luttes entre le capital et le travail deviendront de plus en plus âpres. L'action syndicale restera, certes, un des éléments du combat contre le capitalisme, mais elle doit se débarrasser aussi bien des chimères anarchistes, du mythe de la grève générale suffisant à briser la domination du capital que des naïvetés réformistes. Seule la conquête du pouvoir par le prolétariat peut mettre un terme à la domination de la bourgeoisie. Mais encore ne convient-il pas de s'illusionner sur le rôle que peuvent jouer les luttes parlementaires dans la réalisation d'une telle entreprise. Toute la force du mouvement socialiste réside dans l'organisation et l'action des masses en dehors du Parlement et sa victoire ne peut surgir que de la « ruine de l'État » dans lequel s'incarne « la violence politique de la bourgeoisie ». Les actions légales de la social-démocratie, tout le travail de propagande et d'organisation par lequel elle vise à éveiller la conscience de classe du prolétariat, n'ont de sens que dans la mesure où elles préparent le moment où la « révolution descendra des têtes dans les poings ». La violence est « la loi suprême de la lutte des classes » et si le prolétariat, se conformant aux vues révisionnistes, devait se cantonner dans l'action légale, tôt ou tard son mouvement s'effondrerait devant « la violence sans limite de la réaction ».

Au cours de la lutte contre le révisionnisme, Rosa Luxembourg a ainsi pris ses distances vis-à-vis de la conception kautskyste d'un mouvement historique s'acheminant nécessairement vers un dépassement socialiste des contradictions économiques. Pour elle, le socialisme n'est nécessaire que dans la mesure où surgit de la totalité historique, la volonté révolutionnaire et consciente d'une classe en même temps que la situation objective sur laquelle cette volonté puisse avoir prise, mais surtout, au sein même de cette totalité, le processus objectif et l'action de classe ne sont plus compris comme situés dans une simple relation de cause à effet : ils s'y trouvent intégrés comme éléments agissant réciproquement l'un sur l'autre. C'est l'action consciente du prolétariat qui constitue la force opérante de la transformation révolutionnaire dont le processus objectif crée seulement les conditions. Loin d'être par avance inscrit dans le ciel de l'histoire, le socialisme n'est qu'une chance à saisir : s'il n'est pas, en temps voulu, arraché des flancs de la vieille société, par l'action décisive des masses, la société tout entière régressera vers la barbarie. Du même coup, la théorie marxiste se voit assigner une notion et des fonctions nouvelles : elle n'est plus seulement une science, livrant la connaissance objective des lois d'un processus historique orienté par l'économie, mais une critique du réel, élaborée d'un point de vue de classe, en vue d'éveiller les masses à la conscience de leur tâche historique et d'ouvrir la voie à la pratique révolutionnaire.

Controverses sur l'impérialisme et l'avenir du capitalisme

La critique révisionniste constituait cependant pour le marxisme un défi qui ne pouvait être réellement relevé que dans la mesure où celui-ci ferait la preuve qu'il était capable de rendre compte de la physionomie nouvelle que l'univers capitaliste était en train de prendre au début du XX° siècle. Que signifiait en fin de compte dans l'his­toire du capitalisme l'atténuation des crises, l'expansion impérialiste, la politique protectionniste, l'importance croissante des armements, l'aggravation des tensions internationales, la montée des revendications nationales qui s'affirmaient en Europe et s'annonçaient en Asie ? Autant de questions qui assaillaient de tous côtés la théorie marxiste et l'invitait à démontrer par des analyses concrètes qu'elle ne constituait pas un système refermé sur lui-même et déjà relégué par le mouvement historique au rang des idéologies mortes. L'ampleur des recherches théoriques qui furent alors entreprises, le haut niveau auquel se situèrent souvent discussions et polémiques, montrèrent que la théorie marxiste ne s'était pas pétri­fiée en orthodoxie et qu'elle était capable de se renouveler. Mais la difficulté d'intégrer dans un système théorique cohérent une multitude de faits nouveaux dont l'évolution historique ne faisait pas toujours apparaêtre immédiatement le sens et la portée, les présuppositions philosophiques différentes à partir desquelles furent effectuées les recherches de Kautsky, des radicaux, des austro-marxistes, la diversité des milieux historiques et culturels dans lesquels les uns et les autres s'étaient formés, les options politiques souvent opposées qui sous-tendaient les constructions doctrinales, brisèrent l'unité du marxisme européen. Il n'y eut pas une théorie de l'impérialisme mais plusieurs théories conduisant à des déductions pratiques contradictoires.

Les marxistes n'ont pris qu'assez tard l'exacte mesure de l'importance de l'impérialisme et de l'expansion coloniale. En 1898, Kautsky ne voyait encore dans les expéditions coloniales que le produit du retard du développement capitaliste : si elles bénéficiaient à des milieux restreints représentant les archaïsmes de la société capitaliste - traitants, spéculateurs, militaires et fonctionnaires aventureux - elles étaient contraires aux intérêts des maêtres de l'industrie; un développement plus avancé du capitalisme, le renforcement de l'influence politique des industriels qui en résulterait, conduirait vraisemblablement les gouvernements à y renoncer. C'est seulement entre 1902 et 1907 que Parvus et Kautsky parvinrent à situer l'impérialisme dans une autre perspective et à le relier non pas à l'immaturité du capitalisme mais aux formes les plus avancées de son évolution. Il est vrai que leurs conceptions ne coïncidaient pas exactement. Parvus insistait plus particulièrement sur l'importance que prenaient dans les pays avancés les excédents de capitaux qui cherchaient à s'investir dans les pays attardés où une composition organique du capital moins élevée permettait de réaliser des profits plus hauts. Kautsky, développant des conceptions déjà formulées dans sa théorie des crises, faisait dériver l'impérialisme de la nécessité pour les pays industriels de se donner des dépendances agricoles qui fourniraient des matières premières à bas prix et permettraient une croissance ininterrompue et plus rapide, en offrant aux industries des métropoles des marchés protégés et en expansion. Leurs théories n'en présentaient pas moins de nombreux traits de similitude. L'un et l'autre considéraient l'impérialisme comme le résultat de l'impossibilité pour chaque capitalisme national de fonctionner plus longtemps dans le cadre de ses frontières et de l'obligation où il se trouvait de se doter d'empires qui seraient fermés à la concurrence étrangère. L'impérialisme cependant ne pourrait offrir, pensaient-ils, qu'une issue transitoire aux contradictions de l'accumulation. Sans doute, les travaux d'équipement effectués dans les territoires conquis, la politique d'armements qui accompagnerait nécessairement les luttes pour la création et la défense des empires - Parvus soulignait qu'il en résulterait un endettement de l'État qui se trouverait ainsi de plus en plus soumis au capital contribueraient-ils à faciliter et à intensifier l'accumulation. Mais à plus ou moins long terme, les contradictions qui étaient à l'origine de l'expansion impérialiste resurgiraient, poussant chaque puissance à dilater au détriment des autres, ses zones de domination et la guerre surgirait inévitablement de ces antagonismes. Parvus et les radicaux considéraient que des conflits de plus en plus meurtriers étaient inexorablement inscrits dans le fonctionnement même du capitalisme et qu'il n'y avait pas d'autre politique de paix que la lutte pour le renversement révolutionnaire du système.

Mais déjà les marxistes autrichiens, qui étaient assez peu enclins à accepter les conclusions politiques des radicaux, avaient élaboré d'autres analyses qui ouvraient des vues toutes différentes sur l'avenir du capitalisme impérialiste. Dès 1907 en effet, Bauer avait laissé entrevoir qu'après une période critique pour la paix, l'impérialisme pouvait aboutir à son auto-dépassement, Si, expliquait Bauer, la politique impérialiste multipliait les risques de conflit, minait les régimes démocratiques qui se militarisaient et brutalisaient les peuples assujettis, elle avait aussi pour effet d'intégrer ces peuples dans le cycle de la civilisation moderne et de préparer les voies à une économie mondiale au sein de laquelle les taux de profit tendraient à s'égaliser et qui fourniraient finalement les bases pour un dépassement des nationalismes. C'est cependant Hilferding qui, en 1910 précisa le plus nettement les perspectives d'une phase ultra-impérialiste et pacifique du capitalisme. Développant de manière systématique des conceptions qui se trouvaient esquissées chez Bauer, Hilferding a bâti toute sa. théorie de l'impérialisme par rapport aux mutations qui se produisent dans les structures et le fonctionnement du capitalisme, lorsque la concentration des capitaux atteint un certain niveau et conduit à la formation de trusts et de cartels. Tandis que la fusion du capital bancaire et industriel conduit alors à l'émergence d'une étroite et puissante oligarchie financière qui se trouve à la tête d'un nombre décroissant de grandes firmes, la concurrence se trouve en voie de négation dans les limites du marché national. Dès lors, cartels et trusts sont conduits par la nécessité de compenser la chute du taux de profit à utiliser la situation de monopole qui surgit de l'affaiblissement des luttes concurrentielles, pour fixer le volume de leur production et le niveau de leur prix de telle manière que la vente des marchandises leur permette de réaliser des surprofits. Si les progrès de la concentration permettent ainsi, à mesure que des secteurs toujours plus vastes de la production se trouvent intégrés aux organismes monopoleurs, d'exercer un certain contrôle conscient sur le fonctionnement de l'économie nationale, l'apparition et le développement de pratiques monopolistes semblables, dans tous les grands pays capitalistes, conduisent à une redoutable aggravation des compétitions internationales. La réalisation des surprofits n'est en effet possible que dans la mesure où le marché est protégé contre la concurrence étrangère, mais en même temps, comme la recherche des surprofits et la hausse des prix qui en résulte tendent à restreindre les capacités du marché national, elle suscite, parmi toutes les puissances capitalistes, une intensification des luttes pour l'exportation. Que celles-ci prennent la forme du « dumping » contre lequel les gouvernements étrangers ne tardent pas à réagir, ou que l'État entreprenne une politique d'expansion territoriale destinée à élargir les zones protégées où peuvent être réalisés les surprofits, les compétitions concurrentielles tendent désormais à se métamorphoser en rivalités politiques et militaires. Tous les États poursuivant des buts incompatibles - faire respecter l'étanchéité de son propre espace économique tout en essayant de pénétrer dans celui du voisin - les risques d'affrontements militaires surgissent de tous côtés.

Cependant, à la différence des radicaux, Hilferding ne tient pas pour acquis que la période de conflits armés, vers laquelle l'impérialisme menace de conduire le monde, ouvre nécessairement la perspective d'une dislocation générale du régime capitaliste sous les coups de la guerre et de la révolution. La phase dramatique dont la concentration capitaliste et les rivalités impérialistes contiennent les prémisses, ne constitue qu'un moment dans la dialectique globale que décrit le processus historique du capitalisme. C'est qu'en effet, la concentration du capital se poursuivant sur le plan international peut conduire, comme elle l'a déjà fait dans le cadre de chaque capitalisme national, à une négation et à un dépassement des antagonismes concurrentiels au sein d'une économie mondiale unifiée sous la domination d'un ultra-monopolisme. C'est un point de vue assez analogue qu'adoptera à partir de 1911 Kautsky. Récusant l'idée que l'impérialisme est le produit nécessaire des contradictions du capitalisme, il le définira comme une simple politique pouvant être combattue avec succès jusqu'à ce que le monde parvienne à une phase post-impérialiste caractérisée par une cartellisation internationale et une nouvelle période de développement pacifique. Ainsi les conceptions des radicaux, qui, avec Parvus, affirmaient que le système capitaliste approchait maintenant de la période critique de son histoire exigeant que les tâches pratiques de la révolution prolétarienne soient mises à l'ordre du jour, se trouvaient remises en question. C'est pour ruiner les implications attentistes des théories des austro-marxistes et de Kautsky que Rosa Luxembourg entreprit de démontrer au contraire que les contradictions du processus d'accumulation, après avoir amené le capitalisme à déborder sur toute la surface de la terre, conduisaient à une impossibilité de son développement. Critiquant les schémas de Marx sur la reproduction élargi qui ne tiennent pas compte de l'élévation de la composition organique du capital intervenant d'un cycle productif à l'autre, elle aboutit à la conclusion que, si on ne néglige pas ce phénomène, on constate que le capitalisme fonctionne en produisant constamment un reliquat de marchandises quine peuvent être vendues qu'aux couches précapitalistes de l'Europe - artisans, paysans, etc. puis aux peuples colonisés qui n'ont pas encore atteint au stade de la production capitaliste. Or, à mesure que le capitalisme se développe il décompose les couches précapitalistes; des métropoles et contraint les pays d'outre-mer à passer de l'économie naturelle à la production marchande puis, par suite notamment des exportations de capitaux, de la simple production marchande à la production capitaliste. Ainsi considérée dans sa dimension mondiale, la marche de l'accumulation produit une contradiction insurmontable: le capitalisme ne peut réaliser l'accumulation qu'en intégrant à son fonctionnement des formations non capitalistes, mais, au cours de cette intégration, le rapport capitaliste de production tend à s'universaliser, et, par là même, les conditions nécessaires à l'accumulation se trouvent en voie de destruction.

La théorie luxembourgiste de l'accumulation suscita cependant de fortes objections qui ne furent pas seulement formulées par les adversaires de droite de Rosa Luxembourg : Pannekoek, Lénine, et plus tard Boukharine furent parmi ses critiques. A l'exception de Bauer qui admit que les schémas du Capital ne permettaient pas de résoudre le problème de l'accumulation mais n'en rejeta pas moins l'idée que le capitalisme ne peut pas fonctionner sans environnement précapitaliste, les critiques de Rosa Luxembourg considérèrent que toute sa démonstration était faussée par les postulats sous-consommationnistes qui étaient à son point de départ. Hilferding et Lénine se trouvèrent d'accord pour affirmer, après Marx, que la production capitaliste crée elle-même ses débouchés au cours de son développement et, tout en admettant que, périodiquement, l'essor de la production se heurte aux bases trop étroites de la consommation, ils rappelèrent le rôle que joue la rupture des proportions nécessaires entre les deux sections de la production dans la marche contradictoire du développement économique. Cependant, aux approches de la guerre, ce n'étaient pas les discussions sur la signification des schémas du Capital qui constituaient la véritable base des clivages qui s'accentuaient dans le mouvement socialiste, mais les appréciations portées sur les caractères de la période historique qui s'annonçait. Contestable dans ses présuppositions et ses conclusions, la théorie luxembourgiste de l'accumulation projetait une vision dramatique du développement capitaliste qui, était certainement mieux à la mesure des violences de l'époque que les perspectives offertes par Kautsky et les austro-marxistes.

La question nationale et coloniale

Divisés par les problèmes de l'impérialisme, les marxistes ne l'étaient pas moins par la question nationale et coloniale que l'époque allait poser avec une intensité croissante.

En raison des conceptions déterministes par rapport auxquelles s'organisait leur représentation du processus historique, les marxistes de la 2° Internationale ne parvinrent pas en effet à saisir immédiatement la relation qui pouvait s'établir entre la lutte des peuples assujettis et celle du prolétariat. Pour eux, les peuples attardés aux différents stades des sociétés précapitalistes se situaient encore en dehors de la véritable histoire, celle qui, mettant face à face le capital et le travail, se dénouerait par un renversement de toutes les oppressions. A long terme cependant ils y seraient intégrés dans la mesure où l'expansion du capitalisme faisait surgir parmi eux des formes modernes de production et de vie sociale d'où naêtrait, en son temps, la contradiction du capital et du travail. Mais il fallait attendre que l'histoire ait fait son œuvre et le problème du socialisme ne pourrait être posé dans les pays dépendants que lorsque la maturation des conditions économiques en aurait créé les présuppositions : jusque-là, on ne pouvait lutter que pour aménager dans certaines limites les formes les plus brutales d'oppression et d'exploitation. La corrélation étroite qui était ainsi posée entre la maturation de l'économie capitaliste et la perspective socialiste conduisait à tenir po, que les différents pays aborderaient la phase dans l'ordre des niveaux de développement qu'ils auraient respectivement atteint. Les pays les plus avancés étant ainsi appelés à entrer les premiers dans la voie du socialisme, il appartiendrait éventuellement à leurs gouvernements prolétariens, d'exercer une tutelle éclairée sur les colonisés pour les guider à leur tour vers le socia­lisme.

Cette manière d'imaginer l'avenir conduisait les partis socialistes à être très réticents devant les revendications nationales en Europe comme aux colonies ou même à les tenir pour aberrantes ou réactionnaires. Pour Kautsky les sentiments nationalistes surgissaient du renforcement oppressif des appareils d'État centralisateurs dans les empires multinationaux mais ils se situaient à contre-courant des tendances fondamentales de l'évolution capitaliste qui conduisaient à un effacement des différences nationales et à un développement des bases de l'internationalisme. Ils seraient donc dépassés lorsque le socialisme liquiderait dans les anciens empires les formes archaïques de la domination politique. A Vienne, Renner redoutait que les nationalismes qui s'affirmaient dans l'empire ne prennent des formes séparatistes : en désintégrant l'empire, les nationalités briseraient aussi le vaste ensemble territorial rassemblé par les Habsbourg qui constituait le cadre nécessaire d'un développement économique rapide conduisant à l'éclosion d'une conscience supra-nationale. Plus nuancée, Rosa Luxembourg s'efforçait de fixer ses positions à partir d'une analyse concrète de chaque nationalisme. Si elle considérait qu'il était légitime que les peuples arriérés des Balkans aspirent à renverser la domination turque qui entravait tout progrès, elle tenait, par contre, le nationalisme polonais pour dépassé. En Pologne existait déjà un prolétariat et il lui incombait, non pas de rendre vie au séparatisme, mais de lutter en commun avec les russes pour le socialisme.

C'est seulement après 1905 que les marxistes furent amenés, de proche en proche, à considérer les questions nationales et coloniales selon une optique nouvelle. Ils y furent d'abord conduits par les événements. La violence des luttes soutenues par les peuples allogènes de Russie en 1905 et 1906 et la montée des revendications nationales dans l'Europe danubienne et balkanique montraient assez que les nationalismes n'étaient pas résiduels, cependant que les premières révolutions de l'Orient et la formation des partis socialistes dans plusieurs pays d'Asie, remettaient en question l'idée que la lutte pour le socialisme serait exclusivement axée sur les grands pays d'Europe. Les marxistes de cette époque ne purent cependant intégrer ces faits nouveaux dans une représentation cohérente qu'en rompant avec les représentations du processus historique qui naissaient de leur déterminisme économique, pour retrouver la dimension dialectique du marxisme et, avec elle, la possibilité d'élaborer d'autres visions du mouvement historique.

La réaction contre le marxisme vulgaire, qui s'était développée au cours de la lutte contre le révisionnisme, avait pris à Vienne des formes particulières. Les théoriciens de la nouvelle génération et en particulier Max Adler avaient entrepris de synthétiser le marxisme et le néokantisme qui,, en face du monde naturel et économique régi par un déterminisme rigoureux, permettait de réaffirmer la liberté active de l'homme. Adler avait ainsi été amené à construire une ingénieuse philosophie hégélio-kantienne de l'histoire. Si, expliquait Adler, qui concevait la dialectique comme un mouvement purement objectif, le passé était intelligible comme la réalisation d'une nécessité, à un certain moment du développement - à l'époque moderne - une mutation qualitative intervenait dans l'agencement interne du processus historique. Celui-ci cessait alors d'être uniquement déterminé de manière objective pour s'entrouvrir sur une action libre de l'homme qui pouvait dès lors intervenir pour construire l'avenir en fonction des impératifs de l'éthique kantienne laquelle, à cette étape de l'évolution historique, s'affirmait comme un a priori s'imposant à tous.

C'est à travers cette philosophie qu'en 1907 Bauer entreprend d'élucider la question nationale. La conscience éthico-sociale que produit l'histoire et qui devient alors son moteur, trouve d'abord, dit-il, sa réalisation dans la conscience nationale. Celle-ci, qui ne présuppose nullement qu'un peuple ait une langue et un territoire défini, naêt du sentiment d'une communauté de destin, et elle constitue un moment nécessaire dans le développement historique. Loin de manifester des réticences devant les revendications nationales, les socialistes doivent les accueillir comme le signe que le peuple qui les formule atteint à un premier stade de la conscience éthico-sociale et, en les situant dans la dialectique de l'histoire, comprendre que c'est la réalisation et non pas le rejet de l'idée nationale qui permettra à celle-ci de se dépasser dans l'éclosion d'une conscience internationale.

Cette nouvelle façon de penser la question nationale et ses relations avec l'internationalisme influença les réflexions de tous les partis socialistes qui avaient à se préoccuper du problème. Tout en rejetant l'éclectisme philosophique des austro-marxistes, et en refusant d'admettre qu'un peuple sans territoire et sans unité linguistique puisse constituer une nation, les bolcheviks sauront tirer profit des conceptions dialectiques de Bauer. C'est au contraire parce qu'elle ne fondait pas la nationalité sur la possession d'un territoire que la théorie de Bauer sera en faveur auprès des socialistes des Balkans : ils y verront le moyen de mettre un terme aux luttes des peuples qui l'enchevêtraient dans des provinces comme la Macédoine en donnant à chacun son autonomie culturelle dans le cadre d'une fédération balkanique.

A la même époque, des manières nouvelles de considérer les problèmes de la colonisation étaient également apparues. Dès 1903 le hollandais Wiedijk avait remis en question l'idée que la domination des pays avancés fasse nécessairement naêtre dans les pays d'outre-mer des structures économiques et sociales modernes. Wiedijk avait en particulier montré que la colonisation néerlandaise qui prenait appui sur les vieilles classes dirigeantes locales ne conduisait pas à une industrialisation de l'Indonésie. En 1907, Kautsky aboutissait à des conclusions analogues. Dans bien des cas, soulignait-il, l'exploitation des colonies s'opère par des moyens - travail forcé, commerce de traite, etc. - qui laissent intacts ou même consolident les modes de production et les formes de vie sociale les plus archaïques De là, on aboutit vite à la critique de l'idée que les pays colonisés devraient nécessairement passer par l'étape capitaliste avant d'être mûrs pour le socialisme. Dès 1903, les hollandais Mendels et Gorter envisageaient la possibilité pour les pays arriérés d'enjamber la phase capitaliste si la révolution prolétarienne triomphait assez tôt dans les pays avancés et les signes annonciateurs du réveil de l'Asie allaient bientôt permettre d'assigner aux peuples assujettis un rôle historique actif. Si Rosa Luxembourg tenait le prolétariat européen pour le pivot de l'action révolutionnaire, dans l'Accumulation elle n'en avait pas moins situé les luttes coloniales dans le contexte d'une résistance générale au capitalisme. En 1912, Pannekoek et les Tribunistes néerlandais reliaient plus clairement les luttes coloniales et la révolution européenne : en faisant obstacle à l'expansion du capitalisme, les révolutions d'Asie allaient aggraver en Europe les antagonismes sociaux et les rivalités impérialistes de sorte que guerres européennes, révolutions prolétariennes et soulèvements coloniaux pourraient s'intégrer dans une dynamique mondiale de la révolution.

Cependant les minorités de l'extrême-gauche marxiste qui parvenaient ainsi à une prise de conscience du caractère mondial de la révolution se refusaient à envisager qu'une liaison positive puisse s'établir entre les luttes des nationalités européennes et celles du prolétariat. En 1916 Radek, Gorter, Henriette Roland-Holst, etc. se retrouveront d'accord avec Rosa Luxembourg pour dénier tout caractère révolutionnaire aux aspirations nationales des peuples d'Europe et de Russie. Le nationalisme, expliquait Rosa Luxembourg, est un moule vide dans lequel « chaque période historique et les rapports de classes dans chaque pays coulent un contenu matériel particulier ». Avec le développement de l'impérialisme, tous les peuples d'Europe avaient été intégrés à l'un ou à l'autre des blocs en conflit et leurs revendications nationales manipulées par les belligérants n'étaient qu'un élément de la stratégie des Etats impérialistes. A l'heure où le capitalisme s'embourbant dans la guerre impérialiste, mettait à l'ordre du jour la lutte pour la révolution prolétarienne, les aspirations à l'indépendance des « micro-bourgeoisies » venaient trop tard et n'avaient plus de signification révolutionnaire.

 


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