1970

« Le marxisme n'est pas une philosophie spéculative parmi les autres et il n'est lui-même que si, en même temps qu'il projette une critique radicale du monde, cette critique « descend de la tête dans les poings » et se fait pratique révolutionnaire.»


Le Marxisme après Marx

Pierre Souyri


IV

Les marxistes sans le pouvoir (1918-1940)

Si la révolution russe, les grands débats qui se déroulent en U.R.S.S., puis la montée du stalinisme paraissent reléguer au second plan les autres courants marxistes, ceux-ci ne sont pas pour autant parvenus à épuisement. Non seulement les partis sociaux-démocrates conservent une emprise souvent prédominante sur la classe ouvrière des pays avancés mais les théoriciens de ces partis continuent leur œuvre en fonction de leur propre système de pensée. Il est vrai que. cette pensée, qui a atteint ses sommets avant 1914, apparaêt maintenant sur la voie du déclin, qu'elle a tendance à se figer pour projeter sur l'époque nouvelle des schémas qui n'en rendent plus compte et que les événements la prendront souvent en défaut. Elle n'est pas pour autant entièrement inerte et elle tentera d'apporter ses propres réponses aux problèmes que soulèvent la révolution russe, le stalinisme, la crise du capitalisme, le fascisme, etc. A l'autre extrémité de l'éventail politique du socialisme, tandis que Trotsky poursuit sa critique du stalinisme, s'efforce de prendre la mesure du phénomène et de fixer la signification des transformations du système capitaliste, d'autres vaincus qui, comme lui, n'ont plus de prise sur les événements « gauchistes » italiens, allemands, hollandais, - dressent à leur manière le bilan critique de la première révolution prolétarienne et du bolchevisme, s'interrogent sur la nature du régime russe, scrutent les horizons d'une société qui marche de nouveau vers la guerre. Les uns et les autres, sociaux-démocrates ou opposants communistes ne sont pas toujours que les survivants d'une période qui s'achève. Les meilleurs d'entre eux ont formulé et commencé à élucider les problèmes que continuera par la suite à se poser la pensée marxiste.

L'optimisme tenace e la social-démocratie

Face aux attaques des bolcheviks, qui les dénoncent comme des « sociaux-traêtres » ayant fait défection au moment de la bataille révolutionnaire, les sociaux-démocrates ripostent en soutenant que les entreprises des bolcheviks n'ont été que des aventures aveugles. Ils restent, dans l'ensemble, persuadés, qu'en 1917 et dans les années suivantes, l'heure de la révolution socialiste n'était pas encore venue. L'ébranlement du capitalisme consécutif à la guerre mondiale n'avait, aux yeux de la plupart d'entre eux, qu'un caractère limité et provisoire. Il ne pouvait en aucune manière être identifié au début de la période historique, encore lointaine, où le système épuisé devrait faire place au socialisme. D'ailleurs, le prolétariat dans son ensemble n'avait encore ni la volonté ni les capacités d'assumer une semblable tâche. Il ne pouvait être question que de lutter, bien qu'avec des possibilités de succès plus larges qu'avant la guerre, pour des objectifs partiels qui, à plus long terme, faciliteraient au prolétariat l'accomplissement de sa mission. Si les conditions de la révolution socialiste n'étaient pas encore arrivées à maturité en Europe, à plus forte raison en allait-il de même pour la Russie ou les pays d'Orient. La théorie bolchevik du « maillon le plus faible de la chaêne impérialiste » restait entièrement étranger aux socialistes qui continuaient à penser, comme Kautsky, que « les pays de l'occident de l'Europe devaient nécessairement devancer l'Orient sur les chemins du socialisme ».

Dans ces conditions, Octobre, les révolutions avortées qui suivirent et, plus tard, la politique de construction du socialisme en Russie furent généralement interprétés comme l'expression d'un volontarisme utopiste qui . entreprenait de faire violence à l'histoire. Né dans un pays arriéré, le bolchevisme était en réalité, sous le masque du marxisme, un retour aux illusions Marianistes depuis longtemps dépassé par le prolétariat conscient des pays avancés. Il n'avait réussi à devenir un phénomène international qu'en prenant appui sur des couches récemment prolétarisées ou venues au socialisme, sous le choc de la guerre. N'étant pas passées, avant 1914, par l'école du socialisme démocratique, celles-ci reproduisaient le comportement du prolétariat inculte du XIX° siècle, aussi bien par leur propension à se laisser entraêner à des aventures insurrectionnelles, qu'à se soumettre aveuglément aux directives de révolutionnaires professionnels. Les sociaux-démocrates entretiendront longtemps l'espoir que le communisme ne sera qu'une déviation épisodique et que, de défaite en défaite, ses partisans seront amenés à se convaincre qu'il est impossible de faire violence à l'évolution historique.

Car, à de rares exceptions près, les socialistes n'ont pas cru à la durée et à la consolidation du régime soviétique. Les conditions générales offertes par la Russie ne permettaient pas de «sauter par-dessus l'étape du capitalisme), et la révolution d'Octobre n'était qu'un coup d'État et un non-sens. Tôt ou tard, la Russie serait reconduite par la nécessité historique dans la voie d'un régime démocratique et capitaliste dont l'évolution préparerait, à long terme, la maturation des conditions nécessaires à une action socialiste qui cesserait alors d'être utopique. L'échec du communisme de guerre, la N.E .P., la lutte engagée contre la gauche, leur parurent autant d'indices que l'évolution historique de la Russie se frayait une voie conforme à leur schéma. Même la liquidation de la N.E.P. et la collectivisation des campagnes, ne les convainquirent pas, d'emblée, de leur erreur de pronostic.

Dans les premières années trente, Kautsky, Dan, Abramovitch, Martov, Laurat, considèrent que, compte tenu de la pauvreté de la Russie, les énormes prélèvements de surproduits qui seront nécessaires pour couvrir les investissements prévus, l'importance des dépenses improductives destinés à entretenir un appareil trop lourd et les méthodes irrationnelles et dispendieuses de la gestion bureaucratique, conduiront la Russie stalinienne vers un désastre économique auquel le régime ne survivra pas.

Bauer, cependant, fut le premier à croire à la stabilisation du régime soviétique. Le leader de l'Internationale 2 1/2 n'avait jamais contesté la légitimité historique de la révolution d'Octobre, et s'il avait cru que la N.E.P. conduirait à un retour du capitalisme sous le contrôle de l'États il comprit que la collectivisation et la planification stalinienne remettraient en question cette perspective, net n'idéalisait pas la dictature stalinienne et il n'ignorait pas les effets négatifs qu'auraient sur le développement de l'économie, le caractère forcé de la collectivisation et le terrorisme policier et bureaucratique qui sévissaient à tous les niveaux de la société russe. Néanmoins, attentif à saisir le caractère contradictoire de la réalité soviétique, il pensait qu'en dépit de tout, la violence stalinienne ouvrirait la route à des progrès décisifs car elle faisait naêtre dans une nation où subsistaient encore largement les mentalités précapitalistes, l'esprit rationalisaient nécessaire à l'industrialisation et, plus tard, à l'établissement de la démocratie et du socialisme.

Fritz Adler par contre redoutait que la dialectique optimiste de Bauer ne se révèle quelque peu spécieuse et que les succès économiques du stalinisme, loin de miner la dictature bureaucratique n'aboutissent au contraire à sa consolidation, en lui donnant, par la mise en place d'un capitalisme d'États les fondements économiques qui lui faisaient initialement défaut.

Enfin, Hilferding, en 1940, rompit avec la problématique traditionnelle de la social-démocratie sur la question russe. Les polémiques engagées en vue de savoir si le régime de l'U.R.S.S. est capitaliste ou socialiste, disait-il en substance, sont sans objet car il n'est ni l'un ni l'autre. Au terme d'un processus que n'avait pas prévu le marxisme, l'Etat est devenu une force indépendante qui a soumis l'économie et la société tout entière à ses buts. Dès lors « l'autonomie des lois de l'économie » qui constituait le trait distinctif du capitalisme a disparu et les relations entre l'États les classes sociales et la production, ne peuvent plus être saisies à travers les schémas que le marxisme avait élaboré pour comprendre la société bourgeoise. Ainsi, le bolchevisme a abouti à l'implantation d'un régime nouveau « Hilferding définit comme ici système - d'économie d'État totalitaire - et dont, à partir d'une origine bien différente, les pays fascistes lui paraissent se rapprocher à leur tour.

Contrainte de rectifier de proche en proche les appré­ciations initiales sur la signification du régime soviétique, la pensée social-démocrate sera par ailleurs gravement troublée par l'apparition du fascisme : le développement de cette forme brutale de contre-révolution cadrait mal avec l'idée que le capitalisme restait ouvert sur un épa­nouissement des institutions démocratiques. C'est pour­quoi des théoriciens sociaux-démocrates eurent d'abord tendance à sous-estimer l'importance du fascisme et à le réduire à un fait marginal. Vandervelde, en particulier, estimait que l'émergence du fascisme était lié aux diffi­cultés économiques des pays attardés de l'Europe où il resterait cantonné, Mais lorsque le fascisme gagna l'Autriche et surtout l'Allemagne, il fallut réviser cette appréciation. Kautsky, Bauer, etc., relièrent alors la mon­tée du fascisme à la crise qui, à partir de 1929, s'abattait sur le capitalisme. Esquissant une analyse à laquelle Daniel Guérin donnera, un peu plus tard, sa forme clas­sique, ils expliquèrent la poussée fasciste par l'interfé­rence des difficultés de la grande industrie et de l'irrup­tion de mentalités profondément irrationnelles parmi les couches sociales traumatisées par la guerre et la crise. D'un côté, la crise de l'économie et la réduction des pro­fits qui en résulte conduisent le grand capital, et notamment celui qui domine l'industrie lourde, à établir une dictature terroriste qui, en brisant les organisations ouvrières, doit permettre d'imposer aux travailleurs une période de surexploitation nécessaire pour que les profits atteignent à nouveau le niveau indispensable à la reprise de l'accu­mulation. De l'autre, le chômage, qui décompose par­tiellement le prolétariat, et la paupérisation que subissent les classes moyennes, font surgir des forces désespérées et aveugles qui se laissent démagogiquement utiliser pour les fins poursuivies par le grand capital.

La montée du fascisme ne conduira pas cependant les socialistes à se départir de leur attentisme. Dès 1927 Kautsky et Hilferding récusent l'idée que le socialisme puisse naêtre d'une crise catastrophique du capitalisme et affirment que seule une action consciente du prolétariat peut faire naêtre un ordre social supérieur. Or, le caractère de masse que prennent les partis communistes et fascistes montrent que cette conscience n'existe pas encore, car communisme et fascisme naissent également des illusions de masses désespérées de misère qui croient qu'une action violente peut faire surgir une solution miraculeuse à toutes les difficultés. Il appartient aux partis socialistes de les détromper et de leur faire com­prendre que la lutte pour un ordre nouveau n'est pas une aventure mais une entreprise prudente et longue. Dès lors c'est à travers schémas révisionnistes, autrefois vigoureusement rejetés, d'une socialisation progressive du capitalisme, que les partis socialistes interprètent les transformations qui à partir de la crise se font jour à l'intérieur du système. Renner, Vandervelde, Laurat, Blum, quoique avec des nuances, considèrent que, si la crise est le point d'aboutissement de l'anarchie du capitalisme, elle conduit, en même temps, à un auto-dépassement des contradictions capitalistes qui se concrétise, progressive­ment, par une marche vers l'économie organisée». Celle­-ci, qui se caractérise par l'apparition d'organismes de contrôle du processus économique permettant de cor­riger les lois aveugles du capitalisme et de modifier leurs effets, représente, en réalité, une étape de transition vers le socialisme. Son développement signifie, qu'au sein même de l'enveloppe capitaliste, le processus historique met progressivement en place les conditions d'un pas­sage graduel vers le socialisme.

Désormais, les partis socialistes exerceront surtout leur action au niveau de l'Etat, prétendant qu'en y pénétrant pour gérer le système, ils préparent ainsi, de l'intérieur, l'élimination progressive des obstacles qui s'opposent encore à la pleine socialisation du capitalisme. L'après­guerre n'apportera guère d'éléments nouveaux à la pensée socialiste. Lorsque Strachey et Crosland soutiennent que la « révolution dans les revenus ,, dont la répartition se serait égalisée, et l'émergence d' « une nouvelle classe» de dirigeants de l'économie, qui seraient indépendants de la bourgeoisie, constituent les signes que le régime capitaliste serait déjà largement engagé sur la voie qui le métamorphose graduellement en régime socialiste, ils ne font que reprendre des théories qui pour l'essentiel avaient déjà été formulées avant 1939.

Le marxisme n'apparaêt plus, désormais, aux partis socialistes que comme une illusion de leur lointaine jeunesse.

Le marxisme inquiet de Trotsky

Après son expulsion d'U.R.S.S., Trotsky occupe une place à part parmi les opposants de gauche du stalinisme : il soutiendra jusqu'à sa mort que l'État soviétique est resté, en dépit de ses déformations bureaucratiques, un Etat ouvrier où avec la propriété nationalisée subsiste l'essentiel des conquêtes d'Octobre.

C'est que, pour lui, la bureaucratie n'est pas une classe mais une simple excroissance bonapartiste de l'Etat prolétarien : elle usurpe le pouvoir mais sa domination ne repose pas sur des rapports de propriété spécifiques. Surgie du retard et de l'isolement de la Russie elle n'a pas d'avenir et, à plus ou moins long terme, elle sera éliminée : ou bien le capitalisme sera finalement rétabli en Russie, ou bien le prolétariat soviétique renforcé par les progrès de l'industrialisation et galvanisé par des victoires révolutionnaires à l'étranger reprendra la lutte pour renverser cette caste parasitaire. Ces vues sur les divers développements possibles du système soviétique sont étroitement reliées chez Trotsky à une vive critique de la politique des partis socialistes et communistes. La crise de 1929 le confirme en effet dans sa certitude que le capitalisme est désormais entré dans la voie d'une décadence irrémédiable. Déjà les forces productives stagnent et déclinent et l'ampleur du chômage montre que la crise est en train de décomposer la classe révolutionnaire elle-même. Partout, d'ailleurs, la bourgeoisie dans l'impasse se prépare à écraser le prolétariat par la violence. Si les « démocraties impérialistes » longuement enrichies par l'exploitation des colonies peuvent encore faire illusion, dans les pays les plus atteints par la crise des régimes bonapartistes se substituent à la démocratie et ouvrent la route au fascisme qui menace de casser les reins du prolétariat pour toute une période. Ce sont donc les conditions elles-mêmes du passage au socialisme qui sont remises en question par la prolongation de la crise du système capitaliste et si les luttes de classes victorieuses ne parviennent pas assez tôt à y mettre un terme, la civilisation tout entière sera entraênée vers une phase de déclin. Or, les partis ouvriers traditionnels se font eux-mêmes désormais les agents de ce processus. En Allemagne, les communistes, en se refusant à pratiquer le front unique avec la social-démocratie et celle-ci, en se refusent à sortir d'une politique de défense du statu quo démocratique au moment où celui-ci devenait précisément insupportable aux masses petites-bourgeoises désespérées, ont conjointement assuré le succès de l'hitlérisme. Par la suite, après 1935, en s'alignant sur la social-démocratie pour réduire la lutte contre le fascisme à une simple défense de la démocratie dont la crise du capitalisme rend la désagrégation inévitable, les partis communistes ont partout fait la preuve de leur incapacité de faire face aux tâches révolutionnaires de l'époque. Celles-ci incomberont à une nouvelle internationale, la quatrième, que Trostky s'efforcera jusqu'à sa mort de mettre sur pied.

Le luxembourgisme et les « communismes de gauche»

Lorsque le bolchevisme débordant des frontières de la Russie était devenu un courant international, il s'était heurté à l'esprit d'indépendance de minorités radicales - en Allemagne, en Hollande et en Italie -qui se refusaient à accepter sans aucune contestation l'hégémonie des sommets du Komintern.

Rosa Luxembourg avait la première montré l'exemple d'une attitude de soutien critique de la politique des bolcheviks.

Dès avril 1917, elle avait estimé, comme les bolcheviks, que la lutte des classes en Russie conduirait à la dictature du prolétariat et, se démarquant nettement des sociaux-démocrates, elle avait pleinement approuvé Octobre. Mais, dès l'automne 1918 elle faisait des réserves sur les pratiqués des bolcheviks et notamment sur le partage des terrés dont elle redoutait qu'il ne soit à l'origine du renforçaient d'une classe de paysans riches qui ultérieurement constituerait un obstacle pour le passage au socialisme. Surtout, mal persuadée que les Soviets soient nécessairement la seule forme d'expression possible de la démocratie prolétarienne elle regrettait que les bolcheviks aient dissous la Constituante, n'aient pas laissé coexister les Soviets et un Parlement des travailleurs. C'est qu'en effet, elle s'était alarmée très vite de la concentration des pouvoirs qui s'effectuait au sommet du Parti, et elle avait entrevu la menace d'un dépérissement de la démocratie des Soviets conduisant à une dictature jacobine des chefs bolcheviks qui serait capable de balayer l'ancien régime mais non pas d'édifier le socialisme. Celui-ci ne pouvait prendre forme que si le prolétariat apprenait à devenir une classe dirigeante en participant, dans le cadre d'une démocratie sans limite, à l'élaboration de toutes les décisions.

A bien des égards, la pensée de Rosa Luxembourg trouvera ses prolongements dans les groupes radicaux de Berlin, de Brême, de Hambourg, de Saxe, de la Ruhr, etc. qui se situent dans la filiation du spartakisme mais aussi du Tribunisme hollandais et des «woblies américain et se sépareront du P.C. allemand pour fonder le KAPD (Parti communiste ouvrier allemand). C'est dans ce milieu que s'est en critique la plus radicale de la social-démocratie et du bolchevisme.

Tandis en effet qu'aux Etats-Unis, de Leon, principal théoricien des I.W.W. (Ouvrier industriels du monde ) avait montré dès 1902 que les leaders ouvriers, comme autrefois les chefs de la plèbe romaine, manipulaient et utilisaient le prolétariat pour se faire admettre aux étages privilégiés de la société, les radicaux hollandais, influencés par le socialisme libertaire de Nieurnenhuis, avaient abouti à des conclusions anlogues et rompu en 1909 avec la social-démocratie. Les organisations politiques et syndicales, expliquaient-ils, étaient constituées à l'image de la société bourgeoise. Une couche de dirigeants professionnels, utilisant les mécanismes de la démocratie formelle, de la même manière que les politiciens bourgeois, avait constitué des appareils, en fait inamovibles, exproprié le prolétariat de la direction de ses propres activités et tendait à intégrer les organisations ouvrières, politiques et syndicales, au fonctionnement normal du régime capitaliste.

A partir de là, radicaux allemands et hollandais s'étaient efforcés de repenser les modalités de l'action révolutionnaire. Considérant le parlementarisme comme une forme politique spécifiquement bourgeoise et entièrement inadéquate à la lutte pour le socialisme, ils se refusaient désormais à participer aux compétitions électorales : celles-ci ne pouvaient que retarder le moment où les travailleurs, cessant de considérer la politique sous le même angle que la bourgeoisie, la penseraient en fonction de la spécificité de leurs objectifs de classe, c'est-à-dire comme une action collective, organisée pour abolir, en même temps que le rapport capitaliste de production, la division entre chefs et masses. Pour des raisons analogues, ils se refusaient également à militer dans les syndicats : ces lourdes machines bureaucratiques ne deviendraient jamais les instruments d'une action révolutionnaire. Les organisations traditionnelles formées pour un certain type de luttes - marchandages syndicaux du prix de la force de travail et pression réformiste au Parlement - à l'époque du capitalisme ascendant, ne constituaient plus des cadres adaptés aux tâches révolutionnaires qui s'imposaient maintenant au prolétariat. D'ailleurs, dès 1918 la lutte des classes avait - de la Russie à l'Italie - fait surgir d'elle-même les formes d'organisation - conseil d'ateliers et d'usines, soviets, - qui, échappant à l'emprise des bureaucraties réformistes, seraient le lieu privilégié de la pratique révolutionnaire. Alors que les anciennes organisations étaient, par leurs structures internes hiérarchisées, marquées des stigmates de la société bourgeoise, les conseils, dépassant le dualisme dirigeants-exécutants, en étaient la négation radicale : ils étaient en même temps que des instruments de lutte supérieurs, les éléments d'une organisation socialiste encore investis par la société capitaliste. A la même époque, le mouvement des « Shop-Stewards Committees » écossais et anglais, et surtout le groupe italien qui avait en 1919 créé l'Ordine nuovo et impulsait à partir de Turin la formation de conseils d'usines, avaient abouti à des conclusions voisines : l'action révolutionnaire se concentrerait désormais dans les comités et les conseils où le futur Pouvoir prolétarien se trouvait préfiguré,

Lorsqu'en 1920 le Komintern voulut convaincre les radicaux de renoncer à leurspositions anti-parlementarjstes et anti-syndicales pour ne pas s'isoler des masses ils s'y refusèrent et Gorter répliqua vivement à la critique que Lénine avait faite de la « maladie infantile du communisme ». Lénine, disait Gorter Prétend imposer comme. un modèle universel les formes de luttes et d'organisation qui ont en Russie assuré la victoire aux bolcheviks, mais il sous-estime, par là les profondes différences qui existent entre les pays occidentaux et ceux de l'Est. Si le Prolétariat de l'Europe occidentale est pins nombreux que celui de la Russie et de l'Europe orientale, il est par contre sans alliés - car il n'est pas vrai qu'il puisse attirer à lui la paysannerie et les classes moyennes - face à un capitalisme supérieurement organisé et, par ailleurs, les barrages que les illusions parlementaires et les organisations réformistes opposent à l'action révolutionnaire ont beaucoup plus de force que dans les pays de l'Est. De Dantzig à Venise, une ligne coupe l'Europe et les mêmes conceptions tactiques et stratégie qui à l'Est peuvent accélérer le Processus révolutionnaire, changent à l'Ouest de signification et deviennent un dangereux opportunisme qui provoquerait une régresS'on de la conscience de classe du prolétariat.

Dès lors, certains radicaux - Pannekoek, Gorter, Ruhle etc. - furent rapidement amenés à contester, en même temps que la ligne politique du Komintern, la nécessité même de constituer un parti prolétarien. Seuls les comités d'usines et les conseils qui en Allemagne S'étaient fédérés pour former une Union Générale du Travail, pouvaient constituer une structure adéquate à la lutte pour le socialisme, car ils réalisaient la démocratie directe au sein de laquelle pouvait se déployer la créativité et la volonté révolutionnaire du prolétariat. Un parti révolutionnaire, par contre, reproduisait, comme la social-démocratie, une subordination de la base à un appareil qui risquerait, après la conquête du pouvoir, de devenir le noyau d'un nouvel Etat oppressif.

Tous les radicaux cependant n'acceptent pas les vues  des Communistes des conseils, auxquels ils objectaient que les comités ouverts à tous seraient hétérogènes et engloberaient inévitablement des éléments irrésolus et insuffisamment conscients, qui pèseraient sur les décisions à prendre tout en étant incapables de s'élever à la hauteur des exigences de la lutte révolutionnaire. Pour les «communistes de Parti », il restait nécessaire d'organiser une avant-garde politique, protégée contre l'opportunisme par un recrutement restreint et sélectif, qui aurait pour fonction de sauvegarder et de développer l'acquis théorique du mouvement révolutionnaire ainsi que d'ai­der le prolétariat à clarifier ses conceptions politiques. En Italie, la plupart des militants de l'Ordine Nuovo se refusant également à créditer la spontanéité prolétarienne de toutes les vertus, se prononçaient, avec Gramsci, pour la formation d'un parti qui, n'imposant par une vérité déjà donnée mais déchiffrant la réalité et pensant la pra­tique dans une communication constante et réciproque avec le prolétariat, exercerait des fonctions dirigeantes mais non pas dominantes.

Cependant, la critique que les « Communistes des conseils » avaient fait de la conception léniniste de la politique révolutionnaire devait les amener à remettre en question, au nom d'un « marxisme occidental » qui se considérait comme l'expression des formes les plus avancées de la conscience de classe produite par le prolétariat des pays situés à la pointe du développement capitaliste, presque tous les apports du marxisme russe.

A mesure en effet que le régime de l'U.R.S.S. s'éloigna de ses formes soviétiques initiales, les « marxistes occidentaux » se mirent à rendre compte du bolchevisme comme d'un courant qui, dès ses origines, avait été marqué par le retard historique de la Russie et par la nature bourgeoise de la révolution qui devait y être accomplie, C'est ainsi que Pannekoek n'hésita pas à définir rétrospectivement la révolution russe comme la dernière en date des révolutions bourgeoises. L'irruption des masses sur la scène politique, la formation des soviets et de conseils de fabriques avaient fait illusion. En réalité, il n'y avait eu là rien qu'un phénomène analogue à cette contestation embryonnaire du pouvoir bourgeois par les couches Populaires, qui s'est manifesté, bien qu'avec moins d'ampleur, dans toutes les révolutions bourgeoises antérieures. Par la suite, l'étouffement du pouvoir ouvrier par l'Etat avait traduit l'impossibilité pour la révolution russe d'aller au-delà des limites que lui assignait sa nature bourgeoise, encore que la retombée du processus révolutionnaire au niveau bourgeois se soit faite en Russie d'une manière très particulière : en raison de son extrême faiblesse et de la violence du choc qu'elle avait subi la bourgeoisie russe avait dû céder la place à un capitalisme d'État dont la dictature bolchevik avait couvé l'éclosion. Car en fait, le parti bolchevik était, dès son origine, d'une nature ambiguë : aussi bien par sa structure hiérarchisée qui reproduisait la structure dualiste des sociétés d'exploitation et même la portait à l'extrême sous la forme du rapport officiers-soldats, que par son programme d'étatisation de l'économie, le Parti de Lénine était tout autant un parti jacobin bourgeois qu'un parti ouvrier. Un moment entraêné par le mouvement des masses vers la conception prolétarienne de l'Etat-Commune, son jacobinisme avait reparu avec une force irrésistible dès que la poussée ouvrière avait décliné, et il avait enfanté, non pas la négation socialiste du capitalisme, mais sa métamorphose étatique. Entre Lénine et Staline il n'y avait pas eu de cassure.

Récusé dans ses réalisations historiques, le marxisme russe le fut aussi dans les présuppositions philosophiques de sa pratique, Exclu du Parti communiste allemand en 1926, Korsch avait soutenu que la philosophie des bolcheviks n'avait pas plus que celle des sociaux-démocrates conservé tout le radicalisme libérateur de la théorie de Marx. Reich, confrontant marxisme et psychanalyse, montrait de son côté que la répression sexuelle qu'impliquaient les sociétés d'oppression et d'exploitation était en train de renaêtre en Russie sous le masque de la morale communiste, révélant au niveau des éthiques sociales la parenté du capitalisme et du stalinisme. A son tour, Pannekoek soutiendra, en 1938, que le matérialisme de Lénine n'était en réalité qu'un matérialisme bourgeois, impliquant des conceptions épistémologiques qui tendaient à créditer les dirigeants d'un savoir établi, à priori et séparément de l'activité des masses, lesquelles n'avaient dès lors d'autre rôle que d'être les agents exécutifs d'une histoire pensée et conduite par d'autres.

Que signifiait cependant l'apparition du capitalisme d'État russe par rapport à l'évolution générale du système d'exploitation ? La plupart des « marxistes occidentaux » voyaient dans le totalitarisme russe une des préfigurations possibles de l'avenir des autres Etats capitalistes. La Russie, parce qu'elle constituait « le maillon le plus faible du capitalisme » avait été la première entraênée à effectuer sous la direction de l'État une réorganisation planifiée de l'économie. Mais dans les autres pays, l'ampleur de la crise du système capitaliste exigerait tôt ou tard des mesures de restructuration plus ou moins analogues. Les « marxistes occidentaux » ont les premiers formulé l'idée qu'une convergence entre le système russe et le capitalisme était concevable et que les partis communiste s n'étaient, peut-être, que les porteurs d'un des modèles possibles de la réorganisation des sociétés d'exploitation.

Autres « communistes de gauche », les bordiguistes italiens, qui s'étaient formés en luttant à la fois, dès avant 1914, contre l'opportunisme parlementaire et l'anarchosyndicalisme, se situent sur des positions qui sont presque toujours à l'opposé de celle des « communistes de conseils ».

Si en 1920, la « gauche italienne » avait soutenu au 2° Congrès du Komintern, une politique d'abstentionisme électoral qui lui paraissait particulièrement nécessaire dans les pays d'ancienne tradition parlementaire, le groupe de Bordiga récusera toujours les critiques de gauche du léninisme : l'opposition ouvrière russe et le « communisme des conseils » seront dénoncés comme des déviations semi-anarchistes du marxisme. Pour la gauche italienne en effet, la nécessité du Parti centralisé et hiérarchisé ne se discute pas : il est le dépositaire de la théorie révolutionnaire et celle-ci est tenue pour un système totalement cohérent et intangible, livrant aussi bien une connaissance critique du capitalisme que des lois du développement de la lutte des classes et de la politique à mettre en œuvre pour parvenir au socialisme. Même si, par suite d'un rapport de forces durablement défavorable, le prolétariat perd de vue ses objectifs de classe, le Parti doit, sans redouter l'isolement, maintenir sans compromission l'idéologie et le programme communistes, armé de la certitude que le dénouement révolutionnaire des contradictions du capitalisme fera un jour passer l'histoire par ses voies.

Ainsi, les bordiguistes ont abouti à une représentation du processus historique qui leur est propre.

Celui-ci est conçu comme un mouvement qui, au-delà des apparences événementielles et des illusions que se font sur eux-mêmes et sur le sens de leur action les protagonistes des luttes sociales et politiques, est ordonné dans ses profondeurs par les lois immanentes du capitalisme dont seul le « vrai marxisme», franchissant l'écran des idéologies mystifiantes qui projettent sur la réalité de fausses significations, livre l'intelligibilité. Dès lors, prenant leur distance par rapport à tous les autres courants de la gauche marxiste, les bordiguistes se penseront comme les seuls véritables démystificateurs des réalités contemporaines et en particulier du phénomène stalinien.

Pour eux, il n'y a pas de dégénérescence du bolchevisme. Celui-ci ayant été brutalement détruit par le stalinisme au moment où la défaite des révolutions étrangères étant consommée, la Russie s'était trouvée confinée dans sa misère économique, le pouvoir prolétarien, surgi d'Octobre mais resté isolé, n'avait pas pu se maintenir comme tel sur la base de rapports de production qui n'atteignaient même pas au stade moyen du développement capitaliste. Altération puis négation de la théorie et de la pratique du bolchevisme, le stalinisme avait d'abord été l'agent de la rechute des superstructures de la société russe au niveau de son économie capitaliste et précapitaliste. Puis, en plaçant la Russie dans une situation de demi-autarcie, en privilégiant la croissance de l'industrie lourde et la fabrication d'armements et en brisant toutes les forces qui pouvaient s'opposer à une accumulation forcenée, la dictature stalinienne avait créé les conditions qui, avant 1917, avaient fait défaut pour que la bourgeoisie russe, atrophiée et à demi vassalisée par l'impérialisme, puisse créer un vigoureux capitalisme national.

L'étatisme stalinien n'était en réalité que le creuset où se formait un deuxième capitalisme russe. Les formes coopératives et étatiques de la propriété ne faisaient que voiler le lait travail qui s'accomplissait dans la société russe : les lois de la production capitaliste faisaient progressivement: naêtre les catégories sociales - kolkhoziens enrichis, couches moyennes privilégiées, dirigeants des grandes entreprises, etc. - qui, pratiquant de manière licite ou illicite l'accumulation, émergeraient un jour comme classe capitaliste et s'émanciperaient de la tutelle de l'Etat.


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