1918

«L'avènement du bolchevisme» E. Chiron, éditeur, 1919


Œuvres – février 1918

Léon Trotsky

L'avènement du bolchevisme

12 février 1918


 

Chapitre 6 – Après les journées de juillet

Le moment de désarroi dans les quartiers ouvriers ne dura guère et fit place à une grande effervescence révolutionnaire non seulement au sein du prolétariat, mais aussi dans la garnison de Pétrograd. Les modérés perdirent toute influence ; le flux du Bolschewisme commença à sortir des centres urbains pour se propager sur toute l'étendue du pays et, renversant tous les obstacles, il envahit l'armée.

Le nouveau gouvernement de coalition, avec Kérensky à sa tête, entra ouvertement dans la voie des représailles. Le ministère rétablit la peine de mort pour les soldats. Nos journaux furent étouffés et nos agitateurs emprisonnés, mais cela ne fit que renforcer notre influence. Malgré toutes les entraves qui avaient été apportées aux réélections du soviet de Pétrograd, l'équilibre des forces s'était à ce point déplacé que dans quelques questions importantes nous avions déjà la majorité. Il en était de même au soviet de Moscou.

A cette époque j'étais déjà, avec beaucoup d'autres camarades, dans la prison de Kresty, détenu que j'étais "pour agitation et organisation de la révolte à main armée des 3, 4 et 5 juillet, à l'instigation du gouvernement allemand et à l'effet de concourir à la réalisation des buts de guerre des Hohenzollern ". Le juge d'instruction du régime tzariste Alexandrow, qui n'était pas un inconnu et qui avait à son dossier de nombreux procès contre les révolutionnaires, reçut le mandat de défendre la république contre les Bolschewiki contre-révolutionnaires.

Sous l'ancien régime on distinguait les détenus politiques et les détenus de droit commun ; cette distinction fit place à une terminologie nouvelle : les criminels de droit commun et les Bolschewiki !

La plupart des soldats arrêtés étaient perplexes. Jeunes garçons venus de la campagne et qui, naguère, ignoraient tout, de la politique, ils croyaient que la Révolution leur avait une fois pour toutes apporté la liberté, et voici que maintenant ils se voyaient avec stupeur derrière des portes verrouillées et des fenêtres grillées. Pendant la promenade ils nie demandaient chaque fois avec épouvante qu'est-ce que tout cela voulait dire et comment ça finirait. Je les consolais en leur déclarant que la victoire finale serait pour nous.

Chapitre 7 – Le soulèvement de Kornilov

C'est fin août qu'eut lieu le soulèvement du général Kornilow. Il apparut comme la conséquence immédiate de la mobilisation des forces contre-révolutionnaires, et l'offensive du 1S juin lui donna une impulsion énergique.

A la conférence si vantée tenue à Moscou vers la mi-août, Kérensky chercha à se placer à égale distance des éléments censitaires et des petits bourgeois démocrates.

Les Bolschewiki étaient considérés comme étant hors de la " légalité ". Aux applaudissements frénétiques de la fraction censitaire de la conférence et dans le silence perfide de la petite bourgeoisie démocrate, Kérensky menaça de les traquer par le fer et le feu.

Mais les cris hystériques et les menaces de Kérensky ne suffisaient point aux meneurs de la cause contre-révolutionnaire. Ils ne voyaient que trop la vague révolutionnaire atteindre toutes les parties du pays, aussi bien dans la classe ouvrière que dans les campagnes et à l'armée ; et ils estimaient qu'il était indispensable de prendre les mesures les plus rigoureuses pour donner une leçon aux masses.

Le général Kornilow s'était chargé de cette tâche fort risquée, de concert avec la bourgeoisie censitaire, qui voyait en lui un héros. Kérensky, Sawinkow, Filonenko et autres socialistes-révolutionnaires " dirigeants " et " semi-dirigeants " étaient les machina Leurs de ce complot ; mais, arrivés à un certain stade des événements, ils lâchèrent tous Kornilow, car ils comprirent, que, s'il était victorieux, il les rejetterait par dessus bord.

Nous étions en prison pendant qu'avait lieu l'aventure Kornilow et nous en suivîmes le cours par la lecture des journaux. Le droit de recevoir des journaux était la seule différence qu'il y eût entre les prisons de Kérensky et celles de l'ancien régime. L'aventure du général cosaque échoua. Six mois de Révolution avaient créé dans la conscience des masses et dans leur organisation une base suffisante pour résister à un choc contre-révolutionnaire se produisant à découvert. Les partis modérés du soviet étaient épouvantés par les conséquences éventuelles du coup de main de Kornilow, qui menaçait de balayer non seulement les Bolschewiki, mais encore la Révolution tout entière avec tous les partis dominants.

Les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki se mirent en devoir de donner aux Bolschewiki un caractère de légalité, – mais non sans réticences, et seulement jusqu'à un certain point, par crainte de danger possible pour l'avenir. Les mêmes matelots de Cronstadt, qui après les journées de juillet étaient vilipendés comme pillards et contre-révolutionnaires, furent au moment du péril Kornilow appelés à Pétrograd pour défendre la Révolution. Ils arrivèrent sans dire mot, sans faire de récriminations, sans songer au passé, et ils occupèrent les postes les plus exposés.

J'avais tout lieu de rappeler à Tseretelli les paroles que je lui avais adressées en mai, lorsqu'il prenait les matelots de Cronstadt pour objet de ses excitations : " Un jour qu'un général contre-révolutionnaire essaiera de passer une corde au cou de la Révolution, les Cadets se contenteront de savonner la corde, mais les matelots de Cronstadt, eux, arriveront pour lutter et mourir avec nous. "

C'est précisément dans la lutte contre le soulèvement de Kornilow que les organisations soviétistes, au front comme à l'arrière, manifestèrent partout leur vitalité et leur puissance. De bataille véritable, il n'y en a eu presque nulle part. La masse révolutionnaire balaya complètement la poussée du général. De même qu'en juillet les modérés n'avaient pu trouver dans la garnison de Pétrograd aucun soldat à lancer contre nous, de même maintenant Kornilow ne put rallier sur Lotit le front un seul soldai contre la Révolution. Son action reposait sur le mensonge, mais notre propagande triompha facilement de ses desseins.

La lecture des journaux me faisait espérer que les événements se dérouleraient avec rapidité, et aboutiraient à la conquête du pouvoir par les soviets. Il était incontestable que la zone d'influence et les forces des Bolschewiki s'étaient développées dans une énorme mesure. Les Bolschewiki avaient mis en garde contre la coalisation et contre l'offensive du 18 juin ; ils avaient prophétisé l'affaire Kornilow ; les masses populaires pouvaient donc se convaincre par expérience que nous avions raison.

Au moment le plus palpitant du soulèvement Kornilow, lorsque la division du Caucase s'approchait de Pétrograd, les ouvriers furent armés par le soviet de celle ville, tandis que le gouvernement assistait dans l'indolence à la marche des événements. Les régiments que l'on avait autrefois déployés contre nous s'étaient, dans l'ardente atmosphère de Pétrograd, depuis longtemps régénérés, et ils étaient maintenant tout à fait de notre côté.

La mutinerie de Kornilow devait définitivement ouvrir  les yeux à l'armée et lui montrer qu'une politique de conciliation avec la contre-révolution bourgeoise était désormais impossible. On pouvait donc s'attendre à ce que la répression du soulèvement de Kornilow ne soit que le préambule de la prise de possession immédiate du pouvoir par les forces révolutionnaires de notre parti.

Mais les événements se développèrent avec beaucoup plus de lenteur. Malgré toute l'intensité de la fièvre révolutionnaire, les masses, après la cruelle leçon des journées de juillet, étaient devenues plus prudentes ; elles avaient renoncé à toute initiative propre et attendaient directement un appel et des impulsions venues d'en haut. Mais " en haut " ce qui régnait aussi dans notre parti, c'était une atmosphère d'attente.

Dans ces conditions, la liquidation de l'aventure Kornilow, en dépit du profond déplacement de forces qui s'était opéré en notre faveur, ne pouvait pas aboutir à des transformations politiques immédiates.

Chapitre 8 – La lutte au sein des soviets

C'est à cette époque que la prépondérance de notre parti fut définitivement établie dans le soviet de Pétrograd. Prépondérance qui se manifesta dramatiquement lors de la question de la composition du bureau du soviet.

A l'époque où les socialistes révolutionnaires et les Menschewiki avaient la suprématie dans les soviets, ils s'efforçaient par tous les moyens d'isoler les Bolschewiki. Ils ne laissèrent pas entrer au bureau du soviet de Pétrograd un seul Bolschewik, même quand notre parti constituait déjà au moins un tiers de tout le soviet.

Lorsque le soviet de Pétrograd, grâce à une majorité flottante, eut adopté la résolution demandant que toute la puissance gouvernementale soit remise entre les mains des soviets, notre groupe réclama la constitution d'un bureau de coalition établi sur la base de la proportionnalité. L'ancien bureau, qui comprenait notamment, Tschchuidse, Tseretelli, Kérensky, Skobelew et Tschernow, ne voulut alors rien entendre. Il n'est pas inutile de rappeler ce fait, aujourd'hui que les chefs des partis battus par la Révolution parlent de la nécessité, pour la démocratie, d'un front unique, et nous accusent d'exclusivisme.

Les deux camps mobilisèrent toutes leurs forces et firent appel à toutes leurs réserves. Tseretelli entra en scène avec un discours-programme, où il affirmait que la question de la présidence du soviet était une question politique. Nous comptions avoir pour nous un peu moins de la moitié des voix, et nous étions enclins à voir là un progrès. Or, en fait, nous eûmes, au moment du vote, une majorité de plus de cent voix.

" Pendant six mois, s'écria Tseretelli, nous avons été à la tête du soviet de Pétrograd, et nous l'avons conduit de victoire en victoire ; nous vous souhaitons de rester au moins la moitié de tout ce temps-là au poste que vous allez maintenant occuper. " Le même revirement se produisit au soviet de Moscou.

En province, les soviets passèrent l'un après l'autre au camp des Bolschewiki. L'époque fixée pour la réunion du deuxième Congrès des Soviets de toutes les Russies approchait de plus en plus. Mais la fraction dirigeante du Comité central exécutif mettait tout en oeuvre pour ajourner le Congrès à une date indéterminée, afin, par ce moyen-là, de l'évincer complètement. Il était clair qu'un nouveau Congrès des Soviets donnerait la majorité à notre parti, modifierait en conséquence la composition du Comité exécutif et enlèverait aux modérés leurs positions les plus importantes. La question de la réunion du Congrès de toutes les Russies devint ainsi pour nous une question de tout premier plan.

Par contre, les Menschewiki et les socialistes-révolutionnaires défendaient énergiquement l'idée du " Congrès démocratique ". Ils se servirent de cette entreprise aussi bien contre nous que contre Kérensky.

Le chef du ministère occupait à cette époque une position tout à fait indépendante et irresponsable. Il était arrivé au pouvoir, avec l'aide du soviet de Pétrograd, dans la première période de la Révolution. Il était parvenu au ministère sans l'approbation préalable des soviets, mais son accession au pouvoir fut ratifiée ultérieurement. Après la première conférence des soviets, les ministres socialistes seuls étaient responsables devant le Comité central exécutif. Leurs alliés, les Cadets, n'avaient, eux, de responsabilité qu'envers leur parti.

Pour faire plaisir à la bourgeoisie, le Comité central exécutif avait, après les journées de juillet, déclaré les ministres socialistes non responsables devant les soviets, sous le prétexte de l'établissement d'une dictature révolutionnaire. Il n'est pas tout à fait inutile de rappeler aussi ce fait, maintenant que les mêmes personnes qui ont institué la dictature d'une fraction politique se répandent en accusations et en malédictions contre la dictature d'une classe sociale.

La conférence de Moscou, dans laquelle les éléments démocratiques et les éléments censitaires, adroitement répartis, se faisaient mutuellement équilibre, s'était donné pour tâche d'affermir l'autorité de Kérensky sur les classes et les partis. Ce but ne fut atteint qu'en apparence. En réalité, la conférence de Moscou avait dévoilé la complète impuissance de Kérensky, car il était presque aussi étranger aux éléments censitaires qu'à la petite bourgeoisie démocrate. Mais, comme les libéraux et les conservateurs applaudissaient à ses sorties contre la démocratie et que les modérés lui faisaient des ovations quand -discrètement- il critiquait les contre-révolutionnaires, il s'imagina qu'il était soutenu par les uns comme par les autres et qu'il disposait d'un pouvoir illimité.

Il menaça du fer et du feu les ouvriers et les soldats révolutionnaires. Sa politique de machinations dans la coulisse et d'accords secrets avec Kornilow alla encore plus loin, et finalement ces tractations le compromirent aux yeux mêmes des modérés : Tseretelli, dans le style évasivement diplomatique caractérisant si bien sa manière, commença à parler de facteurs " personnels " intervenant dans la politique et de la nécessité qu'il y avait à réduire ces facteurs personnels.

Ce devait être là la tâche de la Conférence démocratique, qui devait être composée, d'après des principes tout à fait arbitraires, de représentants des soviets, des conseils diplomatiques, des zemstwos, des corps de métiers et des syndicats ouvriers. Mais la tâche principale était d'assurer à la Conférence une composition suffisamment conservatrice, de faire rentrer une fois pour toutes les soviets dans la masse amorphe de la démocratie et de se prémunir ainsi, grâce à cette base nouvelle d'organisation, contre la vague bolschewiste.

Caractérisons ici en peu de mots la différence existant entre le rôle politique des soviets et celui des organes de l'administration démocratique autonome. Les Philistins nous firent plusieurs fois remarquer que les nouveaux conseils municipaux et les zemstwos, élus au suffrage universel, étaient infiniment plus démocrates que les soviets et pouvaient être regardés avec plus de raison que ceux-ci comme les véritables représentants de la population.
Mais ce critérium démocratique purement formel est, aux époques révolutionnaires, dénué de toute valeur réelle. Ce qui caractérise toute révolution, c'est que la conscience des masses évolue très vite : des couches sociales toujours nouvelles acquièrent de l'expérience, passent au crible leurs opinions de la veille, les rejettent pour en adopter d'autres, écartent les vieux chefs et en prennent de nouveaux, vont de l'avant, et ainsi de suite.

Les organisations démocratiques qui reposent sur le lourd appareil du suffrage universel doivent forcément, aux époques révolutionnaires, retarder sur l'évolution progressive de la conscience politique des masses. Il en va tout différemment des soviets. Ils s'appuient directement sur des groupements organiques, comme l'usine, l'atelier, la commune, le régiment, etc.

Ici, naturellement, il n'y a plus ces garanties juridiques de la validité de l'élection que nous trouvons dans le recrutement des institutions démocratiques que sont le Conseil municipal ou le zemstwo. Mais, en revanche, nous avons ici des garanties infiniment plus sérieuses et plus profondes de l'union immédiate et directe existant entre le député et ses électeurs. Le délégué du Conseil municipal ou du zemstwo s'appuie sur la masse inorganique des électeurs qui, pour un an, lui donne pleins pouvoirs et puis se désagrège. Les électeurs du soviet, au contraire, restent pour toujours unis entre eux par les conditions mêmes de leur travail et de leur existence, et ils ont toujours l'oeil sur leur délégué ; à chaque instant ils peuvent l'admonester, lui demander des comptes, le révoquer ou le remplacer par un autre.

Si dans les mois qui ont précédé la Révolution d'Octobre, l'évolution politique générale aboutit à l'effacement de l'influence des partis modérés devant celle de, Bolschewiki, il en résulte manifestement que ce processus dut se refléter le plus nettement et plus complètement au sein des soviets, tandis que les Conseils municipaux et les zemstwos, avec tout leur démocratisme de pure forme, exprimaient plutôt la mentalité des masses populaires d'hier que celle des masses d'aujourd'hui.

Ceci nous explique notamment que ce furent précisément les partis qui sentirent se dérober le plus sous leurs pieds le sol de la classe révolutionnaire qui manifestèrent une inclination d'autant plus forte pour les Conseils municipaux et les zemstwos. Nous nous trouverons encore en présence de cette question – mais, cette fois, considérablement élargie – lorsque nous aurons à parler de l'Assemblée Constituante.



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