1923

L'engagement du combat face au stalinisme montant.


Cours Nouveau

Léon Trotsky

ANNEXE III

SUR LA LIAISON ENTRE LA VILLE ET LA CAMPAGNE
(… Et sur des bruits mensongers)

Plusieurs fois déjà durant ces derniers mois, des camarades m’ont demandé en quoi consistent exactement mes points de vue sur la paysannerie et en quoi ils se distinguent de ceux de Lénine. D’autres m’ont posé la question d’une façon plus précise et plus concrète : est-il vrai - m’ont-ils demandé - que vous sous-estimiez le rôle de la paysannerie dans notre développement économique et, par là même, ne donnez pas une importance suffisante à l’alliance économique et politique entre le prolétariat et la paysannerie ? De telles questions m’ont été posées oralement et par écrit.

- Mais où avez-vous pris cela ? - demandai-je, étonné. - Sur quels faits basez-vous vos questions ?

- Nous n’avons pas de faits, - me répondit-on, - mais des bruits courent…

Tout d’abord, je n’attachai pas une grande importance à ces conversations. Mais une nouvelle lettre que je viens de recevoir à ce sujet m’a fait réfléchir. D’où peuvent provenir ces bruits ? Et, tout à fait par hasard, je me suis ressouvenu que des bruits de ce genre couraient en Russie il y a quatre ou cinq ans.

On disait alors tout simplement : Lénine est pour le paysan, Trotsky contre… Je me mis alors à rechercher les articles parus sur cette question : le mien, du 7 février 1919, dans les Izvestia, et celui de Lénine, du 15 février, dans la Pravda. Lénine répondait directement à la lettre du paysan Goulov qui racontait que " le bruit court que Lénine et Trotsky ne s’accordent pas, qu’il existe entre eux de fortes divergences de vues au sujet précisément du paysan moyen ".

Dans ma lettre, j’expliquais le caractère général de notre politique paysanne, notre attitude envers les gros bonnets campagnards (koulaks), les paysans moyens, les paysans pauvres, et concluais ainsi : Il n’y a eu et il n’y a aucune divergence de vues sur ce sujet dans le pouvoir soviétique. Mais les contre-révolutionnaires, dont les affaires vont de plus en plus mal, n’ont plus pour unique ressource que de tromper les masses laborieuses et de leur faire accroire que le Conseil des Commissaires du Peuple est déchiré de dissensions intérieures.

Dans son article qu’il publia une semaine après ma lettre, Lénine disait entre autres : " Trotsky déclare que les bruits qui courent sur les divergences de vues entre lui et moi (dans la question de la paysannerie) sont le mensonge le plus monstrueux et le plus impudent répandu par les grands propriétaires fonciers, les capitalistes et leurs auxiliaires bénévoles ou non. De mon côté, je m’associe entièrement à la déclaration de Trotsky ".

Néanmoins, ces bruits, on le voit, sont difficiles à déraciner. Qu’on se souvienne du proverbe français : " Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ". Maintenant, certes, ce n’est pas des propriétaires fonciers et des capitalistes que des bruits de ce genre peuvent faire le jeu, car le nombre de ces honorables gens a considérablement diminué depuis 1919. Par contre, nous avons maintenant le nepman, et, à la campagne, le marchand et le koulak. Il est incontestable qu’ils ont intérêt à semer le trouble et la confusion à propos de l’attitude du Parti communiste envers la paysannerie.

C’est précisément le koulak, le revendeur, le nouveau marchand, le courtier urbain qui cherchent à se mettre en liaison étroite avec le paysan producteur de blé et acheteur des produits industriels, et s’efforcent d’évincer les organes du pouvoir soviétiste. C’est sur ce champ précisément que se livre actuellement la bataille principale. Ici aussi, la politique sert les intérêts économiques. Cherchant à se lier avec le paysan et à gagner sa confiance, l’intermédiaire privé accueille évidemment volontiers et répand les vieux mensonges des seigneurs terriens d’autrefois - avec un peu plus de prudence seulement parce que, depuis lors, le pouvoir soviétique est devenu plus fort.

L’article bien connu de Lénine intitulé : Plutôt moins, mais mieux, donne un tableau clair, simple et en même temps définitif de l’interdépendance économique du prolétariat et de la paysannerie, ou de l’industrie étatique et de l’agriculture. Il est inutile de rappeler ou de citer cet article que tout le monde a présent à la mémoire. La pensée fondamentale en est la suivante : Pendant les années prochaines, il nous faut adapter l’Etat soviétique aux besoins et à la force de la paysannerie, tout en lui conservant son caractère d’Etat ouvrier ; il nous faut adapter l’industrie soviétique au marché paysan d’une part, et à la capacité imposable de la paysannerie, de l’autre, tout en lui conservant son caractère d’industrie étatique, c’est-à-dire socialiste. De cette façon seulement, nous ne détruirons pas l’équilibre dans notre Etat soviétique, tant que la révolution ne détruira pas l’équilibre dans les pays capitalistes. Ce n’est pas la répétition à tout propos du mot " liaison ", mais l’adaptation effective de l’industrie à l’économie rurale qui pourra résoudre véritablement la question capitale de notre économie et de notre politique.

Nous arrivons ici à la question des " ciseaux ". L’adaptation de l’industrie au marché paysan nous impose en premier lieu la tâche d’abaisser le plus possible le prix de revient des produits industriels. Mais le prix de revient dépend non seulement de l’organisation du travail dans une usine donnée, mais aussi dans l’organisation de l’industrie étatique tout entière, des transports, des finances, de l’appareil commercial de l’Etat.

S’il existe un manque de proportion entre les différentes parties de notre industrie, c’est parce que l’Etat a un énorme capital mort qui pèse sur toute l’industrie et augmente le prix de chaque archine d’indienne, de chaque boîte d’allumettes. Si les différentes parties de notre industrie étatique (charbon, métaux, machines, coton, tissus, etc.) ne concordent pas les unes avec les autres, non plus qu’avec les transports et le crédit, les dépenses de production comprendront également les frais pour les branches les plus développées de l’industrie et le résultat final sera déterminé par les branches les moins développées. La crise actuelle de la vente est un rude avertissement que nous donne le marché paysan : au lieu de bavarder sur la " liaison ", réalisons-là.

En régime capitaliste, la crise est le moyen naturel et, en fin de compte, unique, de régularisation de l’économie, c’est-à-dire de réalisation de l’accord des différentes branches de l’industrie entre elles et de la production totale avec la capacité du marché. Mais dans notre économie soviétique - intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme - les crises commerciales et industrielles ne sauraient être reconnues comme un moyen normal ou même inévitable d’accord entre les parties de l’économie nationale. La crise emporte, anéantit ou disperse une certaine partie de l’avoir de l’Etat et une partie de cette partie tombe entre les mains de l’intermédiaire, du revendeur, en un mot, du capital privé. Comme nous avons reçu en héritage une industrie extrêmement désorganisée et dont, avant la guerre, les différentes parties se desservaient mutuellement dans des proportions tout autres qu’il ne le faut maintenant, grande est la difficulté d’accorder entre elles les différentes parties de l’industrie de façon que cette dernière soit, par l’intermédiaire du marché, adaptée à l’économie paysanne. Si nous nous en remettons uniquement à l’action des crises pour effectuer la réorganisation nécessaire, ce serait donner tous les avantages au capital privé qui, déjà, s’interpose entre nous et la campagne, c’est-à-dire le paysan et l’artisan [1].

Le capital commercial privé réalise maintenant des bénéfices considérables. Il se contente de moins en moins des opérations d’intermédiaire. Il tente d’organiser le producteur ou de prendre à ferme des entreprises industrielles à l’Etat. En d’autres termes, il recommence le processus de l’accumulation primitive, tout d’abord dans le domaine commercial, puis dans le domaine industriel. Il est évident que chaque insuccès, chaque perte que nous éprouvons est un profit pour le capital privé : tout d’abord parce qu’elle nous affaiblit, et ensuite parce qu’une partie de cette perte tombe entre les mains du nouveau capitaliste.

De quel instrument disposons-nous pour lutter avec succès contre le capital privé dans ces conditions ? Existe-t-il un tel instrument ? Oui, et cet instrument, c’est la méthode, le plan dans nos rapports avec le marché et l’accomplissement des tâches économiques. L’Etat ouvrier a entre ses mains les forces productives fondamentales de l’industrie et les moyens de transport et de crédit. Nous n’avons pas besoin d’attendre qu’une crise partielle ou générale dévoile le manque de coordination des différents éléments de notre économie. Nous pouvons ne pas jouer à l’aveuglette, car nous avons entre les mains les principales cartes du jeu du marché. Nous pouvons et devons de mieux en mieux apprécier les éléments fondamentaux de l’économie, prévoir leurs rapports mutuels futurs dans le processus de la production et sur le marché, accorder entre elles quantitativement et qualitativement toutes les branches de l’économie et adapter l’ensemble de l’industrie à l’économie rurale. C’est là la façon véritable de travailler à la réalisation de la " liaison ".

Éduquer le village est chose excellente. Mais la charrue, l’indienne, les allumettes à bon marché n’en sont pas moins la base de la " liaison ". Le moyen d’abaisser le prix des produits de l’industrie, c’est d’organiser cette dernière en conformité avec le développement de l’agriculture.

Dire : " Tout dépend de la " liaison " et non du plan de l’industrie ", c’est ne pas comprendre l’essence même de la question, car la " liaison " ne pourra être réalisée que si l’industrie est rationnellement organisée, dirigée selon un plan déterminé. C’est là le seul moyen d’arriver au but.

La bonne organisation du travail de notre " Commission du plan " (Gosplan) est le moyen direct et rationnel d’aborder avec succès la solution des questions touchant à la liaison - non pas en supprimant le marché, mais sur la base du marché [2] . Cela, le paysan ne le comprend pas encore. Mais tout communiste, tout ouvrier avancé doit le comprendre. Tôt ou tard, le paysan sentira la répercussion du travail du Gosplan sur son économie. Cette tâche, il va de soi, est très compliquée et extrêmement difficile. Elle demande du temps, un système de mesures de plus en plus précises et décisives. De la crise actuelle, il faut que nous sortions plus sages.

Le relèvement de l’agriculture n’est évidemment pas moins important. Mais il s’effectue d’une façon beaucoup plus spontanée et, parfois, dépend beaucoup moins de l’action de l’Etat que de celle de l’industrie. L’Etat ouvrier doit venir en aide aux paysans par l’institution du crédit agricole et de l’aide agronomique, de façon à lui permettre d’exporter ses produits (blé, beurre, viande, etc.) sur le marché mondial. Néanmoins, c’est principalement par l’industrie que l’on peut agir directement, sinon indirectement, sur l’agriculture. Il faut fournir à la campagne des instruments et machines agricoles à des prix abordables. Il faut lui donner des engrais artificiels, des objets d’usage domestique à bon marché. Pour organiser et développer le crédit agricole, l’Etat a besoin de fonds de roulement élevés. Pour qu’il puisse se les procurer, il faut que son industrie lui donne des bénéfices, ce qui est impossible si ses parties constitutives ne sont pas accordées rationnellement entre elles. Telle est la façon pratique véritable de travailler à la réalisation de la liaison entre la classe ouvrière et la paysannerie.

Pour préparer politiquement cette liaison, et en particulier pour réfuter les faux bruits qui se font jour par l’intermédiaire de l’appareil commercial privé, il faudrait un véritable journal paysan. Que signifie en l’occurrence " véritable " ? Un journal qui arriverait au paysan, qui lui serait compréhensible et qui le rapprocherait de la classe ouvrière. Un journal tirant à cinquante ou à cent mille exemplaires sera peut-être un journal où l’on parlera de la paysannerie, mais pas un journal paysan, car il n’arrivera pas jusqu’au paysan, il sera intercepté en chemin par nos innombrables " appareils " qui en prendront chacun un certain nombre de numéros à leur usage. Il nous faut un journal paysan hebdomadaire (un quotidien serait trop cher et nos moyens de communication n’en permettraient pas la livraison régulière), tirant la première année à deux millions d’exemplaires environ. Ce journal ne doit pas instruire le paysan ni lui lancer des appels, mais lui raconter ce qui se passe en Russie soviétique et à l’étranger, principalement sur ce qui le touche directement. Le paysan d’après la révolution prendra très rapidement goût à la lecture si nous savons lui donner le journal qui lui convient. Ce journal, dont le tirage croîtra de mois en mois, assurera pour les premiers temps une communication hebdomadaire tout au moins de l’Etat soviétique avec l’immense masse rurale. Mais la question du journal elle-même nous ramène à celle de l’industrie. Il faut que la technique de l’édition soit parfaite. Le journal paysan doit être exemplaire non seulement au point de vue de la rédaction, mais encore au point de vue typographique, car ce serait une honte d’envoyer chaque semaine aux paysans des échantillons de notre négligence urbaine.

Voilà tout ce que je puis répondre en ce moment aux questions que l’on m’a posées au sujet de la paysannerie. Si ces explications ne satisfont pas les camarades qui se sont adressés à moi, je suis prêt à leur en donner de nouvelles plus concrètes, avec des données précises tirées de l’expérience de nos six dernières années de travail. Car cette question est d’une importance capitale.

 

Pravda, 6 décembre 1923.


NOTES

[1] Jusqu’à l’instauration définitive de l’économie socialiste, nous aurons encore, il va de soi, beaucoup de crises. Il s’agit d’en réduire le nombre au minimum et de rendre chacune d’elles le moins douloureuse possible. - L. T.

[2] Pour éviter les interprétations erronées, je dirai que la question ne dépend pas uniquement du Gosplan. Les facteurs et les conditions dont dépend la marche de l’industrie et de toute l’économie se comptent par dizaines. Mais ce n’est qu’avec un Gosplan solide, compétent, travaillant sans relâche, qu’il sera possible d’apprécier comme il convient ces facteurs et conditions et de régler en conséquence toute notre action. - L. T.


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