Ce texte a été réalisé pour Total par Didier Fort


1930

L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.)


Histoire de la révolution russe

Léon Trotsky

 

5 L'idée d'une révolution de palais

 

 

Pourquoi donc les classes dirigeantes, cherchant à se préserver de la révolution, n'essayèrent-elles pas de se défaire du tsar et de son entourage ? Elles l'auraient voulu, mais n'osaient. Elles n'avaient ni assez de foi en leur propre cause ni assez de résolution. L'idée d'une révolution de palais hanta les esprits jusqu'au jour où elle sombra dans la révolution d'État. Il convient d'insister sur ce sujet, ne serait-ce que pour avoir une conception plus nette des rapports entre la monarchie et les sommets de la bureaucratie et de la bourgeoisie, à la veille de la conflagration.

Les classes possédantes étaient monarchistes en presque totalité : par la force des intérêts, de l'accoutumance et de la lâcheté, Mais elles désiraient une monarchie sans Raspoutine. La monarchie leur répliquait : prenez-moi telle que je suis. En réponse à qui réclamait un ministère décent, la tsarine envoyait au G. Q. G. une pomme donnée par Raspoutine, exigeant du tsar qu'il la mangeât pour raffermir sa volonté! Elle le conjurait : " Rappelle-toi que même M. Philippe [il s'agit d'un charlatan français hypnotiseur] a dit qu'il ne fallait pas accorder de constitution, car ce serait ta perte et celle de la Russie... " " Sois un Pierre le Grand, un Ivan le Terrible, un empereur Paul, et écrase tout ce monde sous tes pieds! "

Quel odieux mélange de couardise, de superstition et d'aversion pour le pays dont on se tient à l'écart! Il pourrait sembler, à vrai dire, que, du moins dans la haute société, la famille impériale n'était point tellement isolée : car enfin Raspoutine était toujours entouré d'une pléiade de grandes dames et, d'une façon générale, la sorcellerie est en vogue dans l'aristocratie. Mais cette mystique de la peur ne lie pas les gens ; au contraire, elle les désunit. Chacun entend faire son salut à sa manière. De nombreuses maisons aristocratiques se font concurrence avec leurs " saints ", Même dans les hautes sphères de Pétrograd, la famille impériale, comme pestiférée, mise en quarantaine, est entourée de défiance et d'hostilité. La demoiselle d'honneur Vyroubova a écrit dans ses Souvenirs : " Je discernais et ressentais profondément dans tout l'entourage de l'animosité à l'égard de ceux que j'adorais, et sentais que cette animosité prenait des proportions épouvantables... "

Sur le fond empourpré de la guerre, aux grondements distincts des secousses souterraines, les privilégiés ne renoncèrent pas un instant aux plaisirs de l'existence, mais, au contraire, s'en grisaient. Mais, en leurs festins, apparaissait de plus en plus souvent un spectre qui les menaçait de ses doigts squelettiques. Ils commençaient alors à s'imaginer que tout le mal venait du détestable caractère d'Alice, de la fourbe veulerie du tsar, de cette sotte, cupide Vyroubova, et du Christ sibérien, au crâne balafré. D'intolérables pressentiments déferlaient sur les classes dirigeantes, se resserrant par spasmes de la périphérie au centre, isolant de plus en plus la cime détestée de Tsarskoïé-Sélo. Vyroubova a exprimé assez vivement quel fut alors l'état d'arme de ce petit groupe dans ses Mémoires, soit dit, en général, extrêmement mensongers : " ... Pour la centième fois je me demandais ce qui était arrivé à la société de Pétrograd. Étaient-ils tous atteints de maladies mentales ou d'une épidémie sévissant en temps de guerre ? Il est difficile de se rendre compte, mais, en fait, tous étaient dans un état de surexcitation anormal. "

Au nombre de ces déments appartenait aussi la nombreuse famille des Romanov, toute cette meute avide, insolente, odieuse à tous, des grands-ducs et des grandes-duchesses. Mortellement épouvantés, ils essayaient d'échapper à l'encerclement de plus en plus étroit, caquetaient avec l'aristocratie frondeuse, propageaient des cancans sur le couple impérial, se taquinaient entre eux, taquinaient leur entourage. De très augustes oncles adressèrent au tsar des lettres de remontrances dans lesquelles, sous des formes respectueuses, s'entendaient du persiflage et des grincements de dents.

Protopopov, après la Révolution d'octobre, devait caractériser en style assez incorrect, mais pittoresque, l'état d'esprit des hautes sphères : " Même les classes les plus élevées se montrèrent frondeuses à la veille de la révolution. Dans les salons et les clubs de la haute société, la politique du gouvernement était l'objet de critiques acerbes et malveillantes ; on examinait, on discutait des rapports qui s'étaient établis au sein de la famille impériale ; des anecdotes couraient au sujet du chef de l'État ; on écrivait des épigrammes ; nombreux étaient les grands-ducs qui fréquentaient ces réunions, et leur présence donnait un caractère particulier d'authenticité, pour le public, aux racontars caricaturaux et aux exagérations perfides. Jusqu'au dernier moment, l'on n'eut point conscience du danger qu'il y avait à se jouer ainsi. "

Les bruits qui couraient sur la camarilla du palais prenaient une particulière gravité du fait qu'on l'accusait de germanophilie et même de connivence directe avec l'ennemi, Le bruyant et point trop sagace Rodzianko déclare sans ambages : " La relation et l'analogie des tendances sont logiquement si évidentes qu'il ne reste plus, du moins pour moi, de doutes sur l'action conjuguée de l'état-major allemand et du cercle de Raspoutine : là-dessus, aucun doute ne peut subsister. " Comme ici l'évidence " logique " est alléguée sans preuves, le ton catégorique de ce témoignage perd beaucoup de sa force persuasive. Aucune preuve d'une collusion des raspoutiniens avec l'état-major allemand n'a été découverte, même après la révolution. Quant à la " germanophilie ", c'est une autre affaire. Il ne s'agissait pas, bien entendu, des sympathies ou antipathies nationales d'une tsarine allemande, d'un Stürmer premier ministre, d'une comtesse Kleinmichel, d'un comte Frederiks, ministre de la Cour, ou d'autres personnages aux noms allemands. Les cyniques Mémoires de la vieille intrigante Kleinmichel montrent avec une vivacité frappante le caractère supra-national qui distinguait les hautes sphères aristocratiques de tous les pays d'Europe, liées entre elles par des nœuds de parenté, d'hérédité, par leur dédain pour tout ce qui se trouvait au-dessous d'elles et — last, but not least — par le cosmopolitisme de l'adultère dans les vieux châteaux, dans les villes d'eaux à la mode et dans les Cours d'Europe. Beaucoup plus réelles étaient les antipathies organiques de la valetaille du Palais à l'égard des obséquieux avocats de la République française, et les sympathies des réactionnaires, aux noms de famille teutons ou slaves, pour l'esprit purement prussien du régime berlinois qui leur en avait si longtemps imposé avec ses moustaches cosmétiquées, ses façons de Feldwebel et son arrogante sottise.

Mais cela ne résolvait point la question. Le danger résultait de la logique même de la situation : la Cour, en effet, ne pouvait se dispenser de chercher son salut dans une paix séparée, et avec d'autant plus d'opiniâtreté que le péril devenait plus imminent. Le libéralisme, en la personne de ses leaders, comme nous le verrons encore, entendait se réserver les chances d'une paix séparée, calculant sur la perspective de son arrivée au pouvoir. Mais c'est précisément pour cette raison qu'il menait avec acharnement son agitation chauvine, trompant le peuple et terrorisant la Cour. La camarilla, dans une question si grave, n'osait trop se démasquer avant l'heure et se trouvait même forcée de contrefaire le ton patriotique de l'opinion, tout en tâtant le terrain pour aboutir à la paix séparée.

Le général Kourlov, ancien grand chef de la Police, qui avait adhéré à la camarilla raspoutinienne, nie, bien entendu, dans ses mémoires, les relations avec l'Allemagne, et la germanophilie de ses protecteurs, mais il ajoute aussitôt : " On ne saurait reprocher à Stürmer d'avoir pensé que la guerre faite à l'Allemagne était le plus grand des malheurs pour la Russie et qu'elle n'avait aucun sérieux motif politique. " On ne doit pas cependant oublier que Stürmer, qui " pensait " d'une façon si intéressante, était à la tête du gouvernement d'un pays en guerre avec l'Allemagne. Protopopov, le dernier des ministres du tsar à l'Intérieur, eut, à la veille d'entrer dans le gouvernement, des pourparlers à Stockholm avec un diplomate allemand, dont il fit un rapport au tsar. Raspoutine lui-même, d'après le même Kourlov, " estimait que la guerre avec l'Allemagne était une immense calamité pour la Russie ". Enfin, l'impératrice écrivait au tsar, le 5 avril 1916 : " ... Qu'ils n'osent pas dire qu'il y ait en Lui la moindre chose de commun avec les Allemands ; Il est bon et magnanime Pour tous, comme le Christ, quelle que soit la religion à laquelle les gens appartiennent ; tel doit être le véritable chrétien. "

Sans doute, auprès de ce véritable chrétien qui ne sortait guère de l'état d'ivresse, pouvaient fort bien se faufiler, avec des fripons, des usuriers et d'aristocratiques entremetteuses, de véritables espions. Des " liaisons " de cette sorte ne sont pas impossibles. Mais les patriotes d'opposition posaient la question plus largement et directement : ils accusaient nettement la tsarine de trahison. En des Mémoires écrits beaucoup plus tard, le général Dénikine en témoigne : " Dans l'armée, l'on parlait hautement, sans aucun souci du lieu et du moment, des instances de l'impératrice qui réclamait une paix séparée, de sa trahison à l'égard du feld-maréchal Kitchener, dont elle aurait fait savoir le voyage aux Allemands, etc. Cette circonstance joua un rôle énorme dans l'opinion de l'armée, dans son attitude à l'égard de la dynastie et de la révolution. " Ce même Dénikine raconte qu'après la révolution, le général Alexéïev, comme on lui demandait tout net si l'impératrice avait trahi, répondit " évasivement et à contrecœur " que l'on avait découvert chez la tsarine, en classant ses papiers, une carte où étaient indiqués en détail les emplacements des corps d'armée sur tout le front, et que lui, Alexéïev, avait ressenti de cette trouvaille une impression accablante... " Pas un mot de plus — ajoute Dénikine d'une façon très significative : Alexéïev changea de conversation. " Que la tsarine ait ou non détenu chez elle une carte mystérieuse, les généraux mal avisés étaient évidemment assez enclins à rejeter sur elle une part de la responsabilité de leurs défaites. Les griefs de trahison portés contre la Cour se répandaient dans l'armée, venant sans aucun doute principalement d'en haut, des états-majors incapables.

Mais si la tsarine elle-même, à laquelle le tsar se soumet en toutes choses, livre à Guillaume les secrets militaires et même les têtes des grands capitaines alliés, que reste-t-il à attendre, sinon des sanctions contre le couple impérial? Or, l'on considérait le grand-duc Nicolas Nicolaïévitch comme le véritable chef de l'armée et du parti antigermanique et, par suite, et pour ainsi dire en vertu de ses fonctions, c'était lui qui était indiqué pour patronner une révolution de palais. Ce fut pour cette raison que le tsar, sur les instances de Raspoutine et de la tsarine, destitua le grand-duc et assuma en personne le commandement suprême, Mais l'impératrice appréhendait même l'entrevue du neveu avec l'oncle, au moment de la remise des pouvoirs : " Mon chéri, écrit-elle au tsar au G. Q. G., tâche d'être prudent et ne te laisse pas duper par des promesses quelconques de Nicolacha, ou par quelque chose autre ; rappelle-toi que Grigori (Raspoutine) t'a sauvé de lui et de ces méchantes gens... Rappelle-toi, au nom de la Russie, ce qu'ils voulaient faire : te chasser (ce n'est pas un cancan, chez Orlov tous les papiers étaient déjà prêts) et moi, m'enfermer dans un monastère... "

Le frère du tsar, Michel, disait à Rodzianko : " Toute la famille reconnaît à quel point est nuisible Alexandra Fédorovna. Mon frère et elle sont exclusivement entourés de traîtres. Tout ce qu'il y avait d'honnêtes gens s'est écarté. Mais que faire en pareil cas? " Oui, précisément : que faire en pareil cas?

La grande-duchesse Maria Pavlovna, en présence de ses fils, disait et répétait que Rodzianko devrait prendre l'initiative d' " éliminer " la tsarine. Rodzianko proposa d'admettre que ces propos n'avaient pas été tenus, car autrement, son serment de fidélité l'eût obligé de faire savoir, par un rapport au tsar, qu'une grande-duchesse invitait le président de la Douma à supprimer l'impératrice. C'est ainsi que l'inventif chambellan ramenait la question de l'assassinat de la tsarine à une gentille boutade comme on en use dans le grand monde.

Le ministère même se trouvait par moments en vive opposition avec le tsar. Dès 1915, dix-huit mois avant la révolution, il se tenait ouvertement, en Conseil des ministres, des propos qui nous semblent encore aujourd'hui invraisemblables. Polivanov, ministre de la Guerre : " Seule une politique de conciliation avec la société peut sauver la situation. Les digues fragiles qui existent actuellement ne sauraient prévenir une catastrophe. " Grigorovitch, ministre de la Marine : " Ce n'est pas un secret que l'armée n'a pas confiance en nous et attend des changements. " Sazonov, ministre des Affaires étrangères : " La popularité du tsar et son autorité sont considérablement ébranlées aux yeux des masses. " Le prince Chtcherbatov, ministre de l'Intérieur : " Nous sommes tous ensemble incapables de gouverner la Russie dans les circonstances présentes... Il faut ou bien une dictature, ou bien une politique de conciliation. " (Séance du 21 août 1915). Ni l'une ni l'autre solution n'étaient de quelque secours ; ni l'une ni l'autre n'étaient réalisables. Le tsar ne se décidait pas à la dictature, déclinait une politique de conciliation et n'acceptait pas les démissions de ministres qui se jugeaient incapables. Un haut fonctionnaire qui prenait des notes, ajouta aux harangues ministérielles ce bref commentaire : " Pour nous, alors, c'est la lanterne! "

Dans de telles dispositions, il n'est pas étonnant que, même dans les milieux bureaucratiques, l'on ait parlé de la nécessité d'une révolution de palais, comme du seul moyen de prévenir une révolution imminente. " Si j'avais fermé les yeux — écrit un de ceux qui participèrent à ces entretiens — j'aurais pu croire que je me trouvais dans la société de révolutionnaires enragés. "

Un colonel de gendarmerie qui fit une enquête, en mission spéciale, dans les armées du Midi, donna dans son rapport un sombre tableau : par suite des efforts de la propagande, qui portait surtout sur la germanophilie de l'impératrice et du tsar, l'armée était disposée à accueillir l'idée d'une révolution de palais. " Il y a eu, en ce sens, dans les assemblées d'officiers, des conversations franches qui ne rencontraient pas l'indispensable réaction du haut commandement. " Protopopov, d'autre part, déclare qu'un " grand nombre de personnages du haut commandement étaient favorables à une révolution ; certains se trouvaient dans les relations et sous l'influence des principaux leaders du bloc dénommé progressiste ".

L'amiral Koltchak, qui, dans la suite, devait se faire une réputation, a déclaré, devant la commission rogatoire des Soviets, lorsque ses troupes furent défaites par l'Armée Rouge, qu'il avait été en liaison avec de nombreux membres de l'opposition à la Douma, dont il avait approuvé les manifestations, vu que " son attitude à l'égard du pouvoir existant avant la révolution était négative. " Koltchak, cependant, ne fut pas mis au courant des plans de révolution de palais.

Après l'assassinat de Raspoutine et les mesures de relégation qui frappèrent en conséquence certains grands-ducs, la haute société se mit à parler plus fort que jamais de la nécessité d'une révolution à la Cour. Le prince Ioussoupov raconte que le grand-duc Dmitri, tenu aux arrêts de rigueur dans son palais, reçut des visites d'officiers de plusieurs régiments qui lui proposèrent divers plans d'action décisive " qu'il ne pouvait accepter, naturellement ".

On estimait que la diplomatie des Alliés participait au complot, du moins celle de l'ambassadeur de Grande-Bretagne. Ce dernier, sur l'initiative des libéraux russes, tenta, en janvier 1917, d'influencer Nicolas II, après avoir demandé la sanction préalable de son gouvernement. Nicolas écouta attentivement et poliment l'ambassadeur, le remercia... et parla d'autre chose. Protopopov informait Nicolas qu'il existait des rapports entre Buchanan et les principaux leaders du bloc progressiste et proposait d'établir une surveillance autour de l'ambassade britannique. Il paraît que Nicolas II n'aurait pas approuvé cette mesure, trouvant qu'une surveillance exercée sur un ambassadeur " serait contraire aux traditions internationales ". Entre-temps, Kourlov, sans ambages, déclare que " les services de renseignements ont noté quotidiennement des relations du leader du parti cadet Milioukov avec l'ambassade d'Angleterre ". Par conséquent, les traditions internationales n'empêchèrent rien. Mais si elles furent violées, le résultat fut médiocre : la conspiration de palais ne fut pas découverte.

A-t-elle existé ? Rien ne le prouve. Il était trop étendu, ce " complot ", il englobait des cercles trop nombreux et divers pour être une conspiration. Il flottait en l'air, en tant qu'état d'opinion dans les hautes sphères de la société pétersbourgeoise, en tant que confuse idée de sauvetage ou bien comme formule de désespoir. Mais il ne se condensa pas jusqu'à devenir un plan pratique.

Au XVIIIe siècle, la haute noblesse a, plus d'une fois, apporté pratiquement des correctifs à l'ordre de succession des occupants du trône, incarcérant ou étouffant les empereurs gênants : pour la dernière fois, cette opération fut faite sur Paul 1er, en 1801. On ne peut dire, par conséquent, qu'une révolution de palais eût contrevenu aux traditions de la monarchie russe : c'en était au contraire un élément indispensable. Cependant, l'aristocratie avait cessé depuis longtemps de se sentir bien en selle. Elle cédait l'honneur d'étouffer le tsar et la tsarine à la bourgeoisie libérale. Mais les leaders de cette dernière n'étaient pas beaucoup plus résolus.

Après la révolution, on a plus d'une fois désigné les capitalistes libéraux Goutchkov et Téréchtchenko, ainsi que le général Krymov qui leur était proche, comme le noyau de la conspiration. Goutchkov et Téréchtchenko ont eux-mêmes témoigné en ce sens, mais sans donner de précisions. Ancien engagé volontaire dans l'armée des Boers contre les Anglais, duelliste, libéral qui chaussait les éperons, Goutchkov devait sembler à la généralité de " l'opinion publique " l'homme le plus fait pour une conspiration. Non point le prolixe professeur Milioukov, en vérité! Goutchkov a dû se rappeler plus d'une fois qu'un régiment de la Garde, en frappant rapidement un bon coup, peut se substituer à la révolution et la prévenir. Déjà, dans ses Mémoires, Witte dénonçait Goutchkov, qu'il détestait, comme un admirateur des méthodes employées par les Jeunes-Turcs pour régler son compte à un sultan indésirable. Mais Goutchkov qui, en ses jeunes années, n'avait pas trouvé le temps de manifester sa bravoure de Jeune-Turc, était maintenant d'un âge bien trop avancé. Et, surtout, cet émule de Stolypine ne pouvait se dispenser de voir une différence entre les conditions russes et celles de la vieille Turquie : un coup d'État au Palais, au lieu d'être un moyen préventif contre la révolution, ne serait-il pas la dernière commotion qui déclencherait l'avalanche, et le remède ne deviendrait-il pas ainsi pire que le mal ?

Dans la littérature consacrée à la Révolution de Février, l'on parle des préparatifs d'une révolution de palais comme d'un fait parfaitement établi. Milioukov s'exprime ainsi : " La réalisation de ce plan était prévue pour février. " Dénikine reporte en mars l'opération. L'un et l'autre mentionnent qu'il était dans " le plan " d'arrêter en cours de route le train impérial, d'exiger une abdication et, au cas d'un refus, que l'on supposait inévitable, de procéder à " l'élimination physique " du tsar. Milioukov ajoute que, devant l'éventualité admissible du coup d'État, ceux des leaders du bloc progressiste qui n'étaient point du complot et qui n'étaient point " exactement " informés des préparatifs des conspirateurs, délibérèrent en petit comité sur la meilleure façon d'utiliser le coup d'État s'il réussissait. Plusieurs études marxistes, en ces dernières années, ajoutent foi à cette version d'une préparation pratique de la révolution. D'après cet exemple — soit dit en passant — l'on peut constater combien facilement et solidement les légendes conquièrent une place dans la science de l'histoire.

On donne souvent comme la plus importante preuve du complot un récit pittoresque de Rodzianko qui démontre que, précisément, il n'y eut aucune conspiration. En janvier 1917, le général Krymov, revenant du front à la capitale, se plaignit devant des membres de la Douma d'une situation qui ne pouvait durer : " Si vous vous résolvez à cette mesure extrême [déposer le tsar], nous vous soutiendrons. " Si vous vous résolvez... Un Octobriste, Chidlovsky, s'écria, exaspéré : " Inutile de le ménager et d'avoir pitié quand il mène la Russie à sa perte! " Dans un débat tumultueux, on a cité un propos authentique ou apocryphe de Broussilov : " S'il faut choisir entre le tsar et la Russie, je marcherai pour la Russie. " S'il faut! Le jeune millionnaire Téréchtchenko se montrait irréductible régicide. Chingarev, cadet, déclara : " Le général a raison : un coup d'État est indispensable. Mais qui s'y décidera? " Toute la question est là : qui s'y décidera? Telles sont en substance les déclarations de Rodzianko qui, lui-même, se prononçait contre le coup d'État. Au cours des peu nombreuses semaines qui suivirent, le plan ne fit, vraisemblablement, aucun progrès. On parlait d'un arrêt du train impérial, mais on ne voit pas du tout quel homme eût dû se charger de l'opération.

Le libéralisme russe, quand il était plus jeune, soutenait de son argent et de ses sympathies les révolutionnaires-terroristes, espérant qu'à coups de bombes ces derniers réduiraient la monarchie à se jeter dans ses bras. Aucun de ces honorables personnages n'était habitué à risquer sa tête. Mais la crainte n'était pas tellement celle des individus que celle d'une classe : cela va mal pour l'instant — raisonnaient-ils — mais si nous tombions dans le pire! En tout cas, si Goutchkov, Téréchtchenko et Krymov avaient marché sérieusement vers un coup d'État, le préparant pratiquement, mobilisant des forces et des ressources, on l'aurait su de la façon la plus exacte et la plus précise après la révolution, car les participants, surtout les jeunes exécutants dont on aurait eu besoin, en bon nombre, n'eussent eu aucun motif de taire un exploit " presque " réalisé : à dater de février, cela eût tout simplement assuré leur carrière, Or, aucune révélation de ce genre n'a été faite. Il est parfaitement évident aussi que, du côté de Goutchkov et de Krymov, l'affaire ne fut pas poussée au-delà de soupirs patriotiques entre le vin et le cigare. Ainsi, les étourdis de la Fronde aristocratique de même que les lourdauds de l'opposition ploutocratique ne trouvèrent pas en eux-mêmes assez de souffle pour corriger par des actes la marche d'une entreprise qui tournait mal.

En mai 1917, Maklakov, un des libéraux les plus diserts et les plus futiles, s'écriera, dans une conférence particulière de la Douma que la révolution congédiera avec la monarchie : " Si la postérité vient à maudire cette révolution, elle nous maudira aussi de n'avoir pas su prévenir les événements en temps opportun par un coup d'État d'en haut! " Plus tard encore, dans l'émigration, Kérensky, à la suite de Maklakov, dira sa contrition : " Oui, la Russie censitaire a trop atermoyé pour faire en temps utile le coup d'État d'en haut (dont on parlait tant et auquel l'on se préparait tellement [?]) ; elle a tardé à prévenir l'explosion des forces élémentaires de l'État. "

Ces deux exclamations parachèvent le tableau, montrant que même après la révolution, quand celle-ci eut déchaîné toutes ses indomptables énergies, de savants bélîtres continuèrent à croire que l'on eût pu la prévenir en remplaçant, " en temps utile " une petite caboche dynastique!

On n'eut pas assez d'audace pour décider une " grande " révolution de palais. Mais de là naquit le plan d'un petit coup d'État. Les conspirateurs libéraux n'osèrent pas supprimer le principal acteur de la monarchie ; les grands-ducs résolurent de s'en prendre au souffleur : ils conçurent l'assassinat de Raspoutine comme le dernier moyen de sauver la dynastie.

Le prince Ioussoupov, marié à une Romanova, s'assura le concours du grand-duc Dmitri Pavlovitch et du député monarchiste Pourichkévitch. Ils tentèrent d'entraîner le libéral Maklakov, évidemment pour donner à l'assassinat un caractère d'acte national. Le célèbre avocat se récusa bien sagement, après avoir tout de même procuré du poison aux conjurés. Détail de grand style! Les affidés jugèrent, non sans raison, qu'une automobile de la maison impériale faciliterait l'enlèvement du cadavre : les armoiries grand-ducales trouvaient leur emploi. Les faits se déroulèrent ensuite comme d'après une mise en scène de cinéma calculée pour des gens de mauvais goût. Dans la nuit du 16 au 17 décembre, Raspoutine, attiré dans une ripaille au palais Ioussoupov, fut tué.

Les classes dirigeantes, exception faite d'une étroite camarilla et de mystiques admiratrices, considérèrent l'assassinat de Raspoutine comme un acte de salut. Mis aux arrêts de rigueur dans son palais, le grand-duc dont les mains, selon l'expression du tsar, se trouvèrent maculées du sang du moujik — un Christ, c'est entendu, mais un moujik tout de même! — reçut des visites de sympathie de tous les membres de la famille impériale qui se trouvaient à Pétrograd, La propre sœur de la tsarine, veuve du grand-duc Serge, télégraphia qu'elle priait pour les meurtriers et qu'elle bénissait leur geste patriotique. Les journaux, tant qu'il ne leur fut pas interdit de mentionner Raspoutine, publièrent des articles enthousiastes. Dans les théâtres, il y eut des tentatives de manifestations en l'honneur des assassins. Dans la rue, des félicitations étaient échangées entre passants. " Dans les maisons privées, dans les assemblées d'officiers, dans les restaurants — écrit le prince Ioussoupov — on buvait à notre santé ; dans les usines, les ouvriers poussaient des hourras en notre honneur. " Il est parfaitement permis d'admettre que les ouvriers ne furent pas chagrinés quand ils apprirent l'assassinat de Raspoutine. Mais leurs acclamations n'avaient rien de commun avec les espoirs fondés sur un relèvement de la dynastie.

La camarilla raspoutinienne s'était tapie dans l'expectative. Le staretz fut enterré dans la plus stricte intimité, par le tsar, la tsarine, leurs filles et Vyroubova ; auprès du cadavre du saint Ami, de l'ex-voleur de chevaux, exécuté par les grands-ducs, la famille régnante devait se sentir elle-même proscrite. Cependant, même enseveli, Raspoutine ne trouva point le repos. Lorsque Nicolas et Alexandra Romanov furent considérés comme en état d'arrestation, des soldats, à Tsarskoïé-Sélo, défoncèrent la tombe et ouvrirent le cercueil. Au chevet du mort se trouvait une icone portant cette inscription ; " Alexandra, Olga, Tatiana, Maria, Anastasia, Ania. " Le Gouvernement provisoire envoya un fondé de pouvoir chargé — on se demande pourquoi — de ramener le corps à Pétrograd. La foule s'y opposa et le délégué dut faire incinérer le cadavre sur place.

Après l'assassinat de l'Ami, la monarchie n'avait plus que dix semaines à vivre. Cependant, ce court laps de temps lui appartenait encore. Raspoutine n'était plus, mais son ombre continuait de régner. Contrairement à toutes les attentes des conspirateurs, le couple impérial, après le meurtre, s'entêta à mettre en première ligne les personnages les plus méprisés de la clique raspoutinienne. Pour venger le mort, un vaurien fieffé fut nommé ministre de la Justice. Plusieurs grands-ducs furent exilés de la capitale. On colportait que Protopopov s'occupait de spiritisme, évoquant l'esprit de Raspoutine. Le nœud d'une situation sans issue se resserrait.

L'assassinat joua un grand rôle, mais non point celui qu'avaient escompté les exécuteurs et les inspirateurs. Au lieu d'atténuer la crise, cet acte l'aggrava. Partout l'on parlait de ce meurtre : dans les palais, dans les états-majors, dans les usines et dans les isbas de paysans. Une déduction s'imposait : les grands-ducs eux-mêmes n'avaient contre la camarilla lépreuse d'autres voies que le poison et le revolver. Le poète Blok a écrit au sujet de l'assassinat de Raspoutine : " La balle qui l'acheva atteignit en plein cœur la dynastie régnante. "

 

 

Robespierre rappelait déjà à l'Assemblée constituante que l'opposition de la noblesse, ayant affaibli la monarchie, avait mis en branle la bourgeoisie et, après elle, les masses populaires. Robespierre donnait en même temps cet avertissement : dans le reste de l'Europe, disait-il, la révolution ne pourrait pas se développer aussi rapidement qu'en France, parce que les classes privilégiées des autres pays, instruites par l'expérience de la noblesse française, ne se chargeraient pas de l'initiative d'une révolution. En présentant cette analyse remarquable, Robespierre se trompait cependant à supposer que la noblesse française, par son étourderie dans l'opposition, avait dû donner une fois pour toutes une leçon aux aristocrates des autres pays. La Russie démontra de nouveau, et en 1905 et, particulièrement, en 1917, qu'une révolution dirigée contre un régime d'autocratie et de demi-servage, par conséquent contre la classe noble, rencontre, en ses premières démarches, l'assistance non systématique, contradictoire, néanmoins très efficace, non seulement de la noblesse moyenne, mais aussi des sommets les plus privilégiés de cette classe, y compris même certains membres de la dynastie. Ce remarquable phénomène historique peut sembler inconciliable avec la théorie d'une société constituée en classes, mais, en réalité, n'en contredit que la conception triviale.

La révolution éclate lorsque tous les antagonismes sociaux ont atteint leur extrême tension. Mais c'est précisément ainsi que la situation devient intolérable même pour les classes de la vieille société, c'est-à-dire pour celles qui sont condamnées à la disparition. Sans accorder plus de valeur qu'il ne convient aux analogies biologiques, il est à propos de rappeler qu'un accouchement, à une certaine date, devient tout aussi inévitable pour l'organe maternel que pour son fruit. L'opposition des classes privilégiées prouve que leur situation sociale traditionnelle est incompatible avec les besoins de survivance de la société. La bureaucratie dirigeante commence à tout laisser partir à vau-l'eau. L'aristocratie, se sentant directement visée par l'hostilité générale, rejette la faute sur la bureaucratie. Celle-ci accuse l'aristocratie, et ensuite ces deux castes, ensemble ou séparément, retournent leur mécontentement contre la monarchie qui couronne leur pouvoir.

Le prince Chtcherbatov, qui, exerçant des fonctions dans les institutions de la noblesse, fut appelé un moment au ministère, disait ceci : " Et Samarine et moi sommes d'anciens maréchaux de la noblesse. Jusqu'à présent, personne ne nous a considérés comme des hommes de gauche, et nous ne nous considérons pas nous-mêmes comme tels. Mais ni l'un ni l'autre n'arrivons à comprendre une situation pareille dans l'État : le monarque et son gouvernement se trouvant en désaccord radical avec tout ce qu'il y a de raisonnable dans la société (les intrigues révolutionnaires ne valent pas qu'on en parle), avec la noblesse, les marchands, les municipalités, les zemstvos, et même l'armée. Si, en haut, l'on ne veut pas tenir compte de nos avis, notre devoir est de partir. "

La noblesse voit l'origine de tous les maux en ceci que la monarchie a été frappée de cécité ou a perdu la raison. La caste privilégiée ne croit pas qu'en général il ne puisse plus y avoir de politique qui réconcilierait l'ancienne société avec la nouvelle ; en d'autres termes la noblesse ne se résigne pas à accepter sa condamnation et, dans les affres de l'agonie, se met en opposition contre ce qu'il y a de plus sacré dans l'ancien régime, contre la monarchie. La violence et l'irresponsabilité de l'opposition aristocratique s'expliquent par les privilèges dont bénéficièrent historiquement les hautes sphères de la noblesse et par leurs craintes intolérables devant la révolution. Le manque de système et les contradictions de la Fronde aristocratique s'expliquent par ce fait que c'est l'opposition d'une classe qui n'a plus d'issue. Mais, de même qu'une lampe, avant de s'éteindre, projette un brillant bouquet de flamme, quoique fumeux, la noblesse, avant son extinction, passe par des éclats d'opposition qui rendent les plus grands services à ses mortels ennemis. Telle est la dialectique de ce processus qui non seulement s'accorde avec la théorie des classes sociales, mais ne s'explique que par cette théorie.

 

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Dernière mise à jour 2.7.00