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1930

L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.)


Histoire de la révolution russe

Léon Trotsky

 

 

14 Les dirigeants et la guerre

 

Que pensaient tirer de cette guerre et de cette armée le gouvernement provisoire et le Comité exécutif ?

Avant tout, il faut comprendre la politique de la bourgeoisie libérale, étant donné qu'elle jouait le premier violon. En apparence, la politique de guerre du libéralisme restait celle de l'offensive patriotique, une politique de proie, et sans merci. En réalité, cette politique était contradictoire, félonne et devenait rapidement défaitiste.

" S'il n'y avait pas eu de révolution, la guerre n'en aurait pas moins été perdue, et, selon toute probabilité, une paix séparée aurait été conclue ", écrivait dans la suite Rodzianko, dont les jugements ne se distinguaient pas par leur originalité, mais exprimaient d'autant mieux l'opinion moyenne des cercles libéraux-conservateurs. Le soulèvement des bataillons de la Garde était pour les classes possédantes un présage non de victoire extérieure, mais de défaite à l'intérieur. A cet égard, les libéraux pouvaient se faire d'autant moins d'illusions qu'ils avaient prévu le danger et l'avaient combattu comme ils avaient pu. L'inattendu optimisme révolutionnaire de Milioukov, déclarant que la révolution était un pas vers la victoire, représentait en somme la dernière ressource du désespoir. La question de la guerre et de la paix cessa aux trois quarts d'être pour les libéraux une question indépendante. Ils sentaient qu'il ne leur serait pas donné d'utiliser la révolution pour la guerre. D'autant plus impérieusement s'imposait à eux une autre tâche : utiliser la guerre contre la révolution.

Les problèmes de la situation internationale de la Russie après la guerre : dettes et nouveaux emprunts, marchés de capitaux et débouchés, se posaient, bien entendu, dés alors, devant les leaders de la bourgeoisie russe. Mais ce n'étaient pas ces problèmes qui déterminaient directement leur politique. Aujourd'hui, il s'agissait non d'assurer les conditions internationales les plus avantageuses pour la Russie bourgeoise, mais de sauver le régime bourgeois lui-même, fût-ce au prix d'un nouvel affaiblissement de la Russie. " Il faut d'abord guérir – disait la classe grièvement blessée – et ensuite seulement remettre en ordre les affaires. " Guérir signifiait mater la révolution.

 

L'entretien de l'hypnose belliciste et du moral chauvin ouvrait à la bourgeoisie la seule et dernière possibilité de liaison politique avec les masses, avant tout avec l'armée, contre ceux que l'on appelait " les approfondisseurs " de la révolution. La tâche était de présenter au peuple la guerre héritée du tsarisme, avec les précédents alliés et les mêmes buts, comme une nouvelle guerre, comme une défense des conquêtes et des espoirs révolutionnaires.

Si seulement l'on en arrivait là – mais comment ? – le libéralisme comptait fermement diriger contre la révolution toute cette organisation de l'opinion publique patriotique qui, la veille, lui avait servi contre la clique de Raspoutine. Si l'on n'avait pas réussi à sauver la monarchie, en tant que suprême instance contre le peuple, il fallait d'autant plus se raccrocher aux Alliés : pendant la durée de la guerre, en tout cas, l'Entente constituait une cour d'appel incomparablement plus puissante que n'aurait pu être la monarchie du pays.

 

La continuation de la guerre devait justifier la conservation de l'ancien appareil militaire et bureaucratique, l'ajournement de l'Assemblée constituante, la subordination du pays révolutionnaire au front, c'est-à-dire aux généraux dans leur jonction avec la bourgeoisie libérale. Toutes les questions intérieures, avant tout le problème agraire, et toute la législation sociale étaient reléguées jusqu'à la fin de la guerre et cette fin même, à son tour, était remise jusqu'à la victoire en laquelle les libéraux ne croyaient pas. La guerre jusqu'à épuisement de l'ennemi se transformait en une guerre pour l'épuisement de la révolution. Ce n'était peut-être pas un plan parachevé, discuté et pesé d'avance dans des séances officielles. Mais il n'était nullement besoin de cela. Le plan découlait de toute la politique antérieure du libéralisme et de la situation créée par la révolution.

Obligé de marcher par la voie de la guerre, Milioukov n'avait pas, bien entendu, de motifs de renoncer d'avance au partage du butin. Car, enfin, les espérances de la victoire des Alliés restaient tout à fait réelles et, avec l'entrée de l'Amérique dans la guerre, s'étaient extraordinairement accrues. Il est vrai que l'Entente est une chose et que la Russie en est une autre. Les leaders de la bourgeoisie russe avaient appris au cours des années à comprendre qu'en raison de la faiblesse économique et militaire de la Russie, la victoire de l'Entente sur les empires centraux devait inévitablement devenir une victoire sur la Russie, laquelle, toutes variantes possibles étant examinées, sortirait nécessairement de la guerre brisée et affaiblie. Mais les impérialistes libéraux décidèrent consciemment de fermer les yeux sur cette perspective. Ils n'avaient plus autre chose à faire. Goutchkov déclarait tout net dans son cercle que la Russie ne pourrait être sauvée que par miracle et que l'espoir d'un miracle constituait son programme de ministre de la Guerre.

Milioukov, pour la politique intérieure, avait besoin du mythe de la victoire. Dans quelle mesure il y croyait lui-même, cela n'a pas d'importance. Mais il s'obstinait à affirmer que Constantinople devait être nôtre. Et là il agissait avec le cynisme qui le caractérise. Le 20 mars, le ministre russe des Affaires étrangères exhortait les ambassadeurs alliés à trahir la Serbie pour acheter, par ce moyen, la trahison de la Bulgarie à l'égard des empires centraux. L'ambassadeur de France faisait la grimace. Milioukov, néanmoins, insistait sur " la nécessité de renoncer, dans cette question, aux considérations sentimentales ", et, du même coup, au néoslavisme qu'il avait prêché depuis l'écrasement de la première révolution. Ce n'est pas à tort qu'Engels écrivait à Bernstein déjà en 1882 : " A quoi se ramène tout le charlatanisme des panslavistes russes ? A la prise de Constantinople – et voilà tout. "

Les accusations de germanophilie et même d'achat par l'Allemagne, hier encore dirigées contre la camarilla du palais, étaient aujourd'hui retournées, avec une pointe empoisonnée, contre la révolution. Plus on allait, plus hardiment, bruyamment, insolemment, retentissait cette note dans les discours et les articles du parti cadet. Avant de s'emparer des eaux turques, le libéralisme troublait les sources et empoisonnait les puits de la révolution.

Ce ne furent pas tous les leaders libéraux, loin de là, ou du moins non tous aussitôt, qui adoptèrent après l'insurrection une attitude intransigeante sur la question de la guerre. Nombre d'entre eux se trouvaient encore dans l'atmosphère morale pré révolutionnaire qui se rattachait à la perspective d'une paix séparée. Certains cadets dirigeants ont raconté cela dans la suite avec une entière franchise. Nabokov, de son propre aveu, dès le 7 mars, complotait avec des membres du gouvernement au sujet d'une paix séparée. Plusieurs membres du centre cadet essayaient collectivement de démontrer à leur leader l'impossibilité de la prolongation de la guerre. " Milioukov, avec la froide netteté qui le caractérise exposait – raconte le baron Nolde – que les buts de guerre devaient être atteints. " Le général Alexéïev qui, pendant ce temps, s'était rapproché des cadets, soutenait Milioukov, affirmant que " l'armée pouvait être relevée ". Pour ce relèvement était tout désigné, évidemment, cet homme d'état-major, organisateur de catastrophes.

Certains, plus naïfs, parmi les libéraux et les démocrates, ne comprenaient pas le cours suivi par Milioukov et le considéraient comme le chevalier même de la fidélité aux Alliés, le Don Quichotte de l'Entente. Quelle absurdité ! Lorsque les bolcheviks se furent emparés du pouvoir, Milioukov n'hésita pas une minute à partir pour Kiev, occupée par les Allemands, et à proposer ses services au gouvernement du Hohenzollern, lequel, à vrai dire, ne s'empressa pas de les accepter. Le but le plus immédiat de Milioukov, dans cette affaire, était d'obtenir, pour la lutte contre les bolcheviks, ce même or allemand dont il avait cherché à utiliser le fantôme pour salir la révolution. L'appel de Milioukov à l'Allemagne sembla, en 1918, à de nombreux libéraux tout aussi incompréhensible que l'avait été, dans les premiers mois de 1917, son programme d'écrasement de l'Allemagne. Mais ce n'était là que l'avers et le revers d'une seule et même médaille. Se préparant à trahir les Alliés comme, précédemment, la Serbie, Milioukov ne trahit ni lui-même, ni sa classe. Il poursuivait une seule et même politique, et ce n'est pas sa faute si elle avait assez mauvaise apparence. Cherchant à tâtons, sous le tsarisme, les voies d'une paix séparée dans le but d'éviter la révolution ; réclamant la guerre jusqu'au bout pour mater la Révolution de Février ; cherchant plus tard une alliance avec le Hohenzollern, pour renverser la Révolution d'Octobre – Milioukov restait invariablement fidèle aux intérêts des possédants. S'il ne parvint pas à les aider, se heurtant chaque fois contre un nouveau mur, c'est parce que ses commettants se trouvaient dans une impasse.

Ce qui manqua particulièrement à Milioukov dans les premiers temps qui suivirent l'insurrection, ce fut une offensive de l'ennemi, une bonne raclée allemande sur le crâne de la révolution. Par malheur, mars et avril, par leurs conditions climatiques, étaient peu propices, sur le front russe, à des opérations de grande envergure. Et surtout, les Allemands, dont la situation devenait de plus en plus pénible, résolurent, après de grandes hésitations, de laisser la révolution russe suivre ses processus intérieurs. Seul, le général Linsingen fit preuve d'une initiative privée, les 20, 21 mars à Stokhod. Son succès effraya le gouvernement allemand, tout en réjouissant le gouvernement russe. Le Grand Quartier Général, avec l'impudence qu'il avait mise, du temps du tsar, à exagérer les moindres succès, donnait une importance excessive à la défaite de Stokhod. La presse libérale le suivit. Les cas d'instabilité, de panique et les pertes de l'armée russe étaient décrits avec autant de goût qu'auparavant les captures de prisonniers et de trophées, La bourgeoisie et les généraux en venaient de toute évidence au défaitisme. Mais Linsingen reçut d'en haut l'ordre de s'arrêter et le front se figea de nouveau dans les fanges printanières et dans l'expectative.

L'idée d'utiliser la guerre contre la révolution pouvait avoir des chances de succès à cette condition seulement que les partis intermédiaires, que suivaient les masses populaires, consentissent à se charger du rôle de mécanisme de transmission pour la politique libérale. Rattacher l'idée de la guerre à celle de la révolution dépassait les forces du libéralisme : la veille encore, il avait prêché que la révolution serait désastreuse pour la guerre. Il fallait donc repasser cette tâche à la démocratie. Mais, bien entendu, sans lui révéler " le secret ", Non point l'initier au plan, mais l'attraper à l'hameçon. Il fallait l'accrocher par ses préjugés, par ses prétentions à la sagesse politique, par ses appréhensions devant l'anarchie, par son obséquiosité superstitieuse devant la bourgeoisie.

Dans les premiers jours, les socialistes – nous sommes obligé d'appeler ainsi brièvement les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires – ne savaient que faire de la guerre. Tchkhéidzé soupirait : " Nous avons parlé tout le temps contre la guerre, comment puis-je maintenant appeler à la continuation de la guerre ? " Le 10 mars, le Comité exécutif décida d'envoyer un télégramme pour saluer Franz Mehring. Par cette petite manifestation, l'aile gauche essayait de calmer sa conscience socialiste qui n'était pas très exigeante. Sur la guerre même, le Soviet continuait à se taire. Les leaders craignaient de provoquer, sur cette question, un conflit avec le gouvernement provisoire et d'assombrir la lune de miel du " contact ", Ils ne redoutaient pas moins la discorde dans leur propre milieu. Il y avait parmi eux des partisans de la défense nationale et des zimmerwaldiens. Les uns et les autres surestimaient leurs dissensions.

De larges cercles intellectuels révolutionnaires avaient subi, pendant la guerre, une importante métamorphose bourgeoise. Le patriotisme, avoué ou masqué, avait lié les intellectuels avec les classes dirigeantes en les détachant des masses. Le drapeau de Zimmerwald dont se couvrait l'aile gauche n'imposait pas de grandes obligations et, en même temps, permettait de ne pas dévoiler une solidarité patriotique avec la clique de Raspoutine. Mais, maintenant, le régime du Romanov était renversé. La Russie était devenue un pays démocratique. Sa liberté, irisée de toutes les nuances, se détachait brillamment sur le fond policier de l'Europe prise dans les tenailles d'une dictature militaire. Allons-nous donc ne pas défendre notre révolution contre le Hohenzollern ? s'écriaient les anciens et nouveaux patriotes placés à la tête du Comité exécutif. Les zimmerwaldiens, du type de Soukhanov et de Stiéklov, alléguaient sans assurance que la guerre restait impérialiste : car enfin les libéraux affirment que la révolution doit assurer les annexions projetées au temps du tsar. " Comment donc puis-je faire appel maintenant à la continuation de la guerre ? " s'écriait Tchkhéidzé alarmé. Mais comme les zimmerwaldiens eux-mêmes étaient les initiateurs de la transmission du pouvoir aux libéraux, leurs objections restaient en suspens. Après quelques semaines d'hésitations et de résistance, la première partie du plan de Milioukov fut, avec le concours de Tsérételli, réglée d'une façon satisfaisante : les mauvais démocrates qui se considéraient comme socialistes s'attelèrent au harnais de la guerre et, sous le fouet des libéraux, employaient toutes leurs faibles forces à assurer la victoire… de l'Entente sur la Russie, de l'Amérique sur l'Europe.

La fonction principale des conciliateurs consistait à brancher l'énergie révolutionnaire des masses sur le courant du patriotisme. Ils essayaient, d'une part, de réveiller la combativité de l'armée – ce qui était difficile ; ils essayèrent, d'autre part, d'inciter les gouvernements de l'Entente à renoncer aux pillages – et c'était ridicule. Dans les deux directions, ils marchaient des illusions aux déceptions et des erreurs aux humiliations. Notons les premiers jalons sur cette route.

 

Aux heures de sa peu durable grandeur, Rodzianko avait eu le temps d'édicter le retour immédiat des soldats dans les casernes, les replaçant sous les ordres des officiers. L'effervescence de la garnison causée par cette ordonnance contraignit le Soviet à consacrer une de ses premières séances à la question du sort ultérieur du soldat. Dans l'ardente atmosphère de cette heure-là, dans le chaos d'une séance semblable à un meeting, sous la dictée directe de soldats que les leaders absents n'avaient pu arrêter, naquit le fameux " Prikaz No 1 " (Ordre No 1), le seul document estimable de la Révolution de Février, la charte des libertés de l'armée révolutionnaire. Ses audacieux paragraphes donnant aux soldats une issue organisée sur une nouvelle voie, décidaient : créer dans tous les contingents de troupe des comités élus ; élire des représentants des soldats au Soviet ; dans toutes les manifestations politiques se subordonner au Soviet et à ses comités ; garder les armes sous le contrôle des comités de compagnie et de bataillon et " en aucun cas ne les remettre aux officiers " ; dans le service, la plus sévère discipline militaire ; en dehors du service, plénitude des droits civiques ; en dehors du service, le salut militaire et les titres hiérarchiques sont supprimés ; il est interdit aux officiers de traiter grossièrement les soldats, en particulier de les tutoyer, etc.

Telles étaient les déductions faites par les soldats de Pétrograd de leur participation à l'insurrection. Pouvaient-elles être différentes ? Personne n'osa résister. Au moment de l'élaboration du " Prikaz ", les leaders du Soviet étaient distraits par des soucis plus relevés : ils menaient des pourparlers avec les libéraux. Cela leur donna la possibilité d'invoquer un alibi lorsqu'ils durent se justifier devant la bourgeoisie et le commandement.

En même temps que le " Prikaz No 1 ", le Comité exécutif, ayant eu le temps de se ressaisir, avait expédié à l'imprimerie, comme contrepoison, un appel aux soldats, lequel, tout en ayant l'air de condamner le lynchage des officiers, exigeait soumission devant l'ancien commandement. Les typographes refusèrent tout simplement de composer ce document. Les auteurs, démocrates, n'en revenaient pas d'indignation : ou allons ? Il ne serait pourtant pas exact d'imaginer que les typographes poussaient à des représailles sanglantes contre les officiers. Mais, quand on exhortait la troupe à obéir à l'ancien corps des officiers du tsar, le lendemain de l'insurrection, les ouvriers d'imprimerie voyaient là comme une ouverture des portes à la contre-révolution. Certes, les typographes avaient commis un abus de pouvoir. Mais ils ne se sentaient pas seulement typographes. Il s'agissait, dans leur esprit, de la tête de la révolution.

Dans les premiers jours, lorsque le sort des officiers qui rentraient dans leurs régiments tracassait extrêmement les soldats comme les ouvriers, l'organisation social-démocrate interdistricts, proche des bolcheviks, posa la question irritante avec une hardiesse révolutionnaire. " Pour que les nobles et les officiers ne vous trompent pas – était-il dit dans l'appel adressé aux soldats – élisez vous-mêmes vos chefs d'escouade, de compagnie et de régiment. N'acceptez parmi vous que ceux des officiers que vous connaissez comme amis du peuple. " Mais qu'arriva-t-il? La proclamation qui répondait complètement à la situation fut immédiatement confisquée par le Comité exécutif, et Tchkhéidzé, dans son discours, la désigna comme une provocation. Les démocrates, nous le voyons, ne se gênaient nullement pour limiter la liberté de la presse quand il s'agissait de porter des coups à gauche. Par bonheur, leur propre liberté était suffisamment limitée. En soutenant le Comité exécutif comme leur organe suprême, les ouvriers et les soldats, à tous les moments graves, corrigeaient la politique des dirigeants par une intervention directe.

Déjà, quelques jours plus tard, le Comité exécutif tentait, par un "Prikaz No 2 " d'abolir le premier ordre donné, limitant sa portée au corps d'armée de Pétrograd. En vain !  Le "Prikaz No 1 " était indestructible, car il n'inventait rien, mais seulement consolidait ce qui éclatait de toutes parts, à l'arrière comme sur le front, et exigeait d'être reconnu. Face à face avec les soldats, même les députés libéraux esquivaient les questions et reproches concernant le "Prikaz No 1 ". Mais, dans la grande politique, l'audacieuse ordonnance devint le principal argument de la bourgeoisie contre les soviets. Battus, des généraux découvrirent dès lors, dans le "Prikaz No 1 ", le principal obstacle qui les avait empêchés d'écraser les armées allemandes. On attribuait à une origine allemande le " Prikaz ". Les conciliateurs ne cessaient de se justifier de leur complicité et énervaient les soldats en essayant de reprendre de la main droite ce qu'ils avaient lâché de la main gauche.

Entre-temps, dans le Soviet, la majorité des députés exigeait déjà l'élection des chefs. Les démocrates furent bouleversés. Ne trouvant point de meilleurs motifs, Soukhanov essayait d'intimider, disant que la bourgeoisie, à laquelle était commis le pouvoir, n'admettrait pas l'élection. Les démocrates se cachaient franchement derrière le dos de Goutchkov. Dans leur jeu, les libéraux occupaient la place même que la monarchie avait dû prendre dans le jeu du libéralisme. " Revenant de la tribune à ma place – raconte Soukhanov – je tombai sur un soldat qui me barra la route et, me montrant le poing sous les yeux, criait rageusement au sujet des messieurs qui n'avaient jamais endossé la capote du soldat. " Après cet " excès ", notre démocrate, ayant définitivement perdu l'équilibre, courut chercher Kérensky, et c'est seulement avec l'aide de ce dernier que " l'affaire fut arrangée d'une façon quelconque ". Ces hommes ne s'occupaient que d'arranger des affaires.

Pendant quinze jours, ils réussirent à faire semblant de ne rien savoir de la guerre. Enfin, il devint impossible de différer davantage. Le 14 mars, le Comité exécutif présenta au Soviet un projet de manifeste rédigé par Soukhanov : " Aux peuples du monde entier. "

La presse libérale déclara bientôt, de ce document qui unissait les conciliateurs de droite et de gauche, que c'était un "Prikaz No 1 " dans le domaine de la politique extérieure ". Mais cette appréciation élogieuse était tout aussi fausse que le document auquel elle se rapportait. Le " Prikaz No 1 " constituait une réponse honnête, directe, de la base aux questions posées par la révolution devant l'armée. Le manifeste du 14 mars était une réponse fallacieuse d'en haut aux questions posées honnêtement par les soldats et les ouvriers.

Le manifeste, bien entendu, exprimait un désir de paix, et même de paix démocratique, sans annexions ni contributions. Mais les impérialistes d'Occident avaient appris à se servir de cette phraséologie longtemps avant l'insurrection de Février. C'est précisément au nom d'une paix solide, honnête, " démocratique ", que Wilson se disposait, en ces jours-là, à entrer dans la guerre. Le pieux Asquith présentait au parlement une classification scientifique des annexions d'après laquelle il résultait indubitablement que l'on devait condamner comme immorales toutes les annexions qui seraient contraires aux intérêts de la Grande-Bretagne. En ce qui concerne la diplomatie française, elle consistait à donner à la cupidité du boutiquier et de l'usurier l'expression la plus libératrice.

Le document expédié par le Soviet, dont on ne saurait nier une certaine sincérité simpliste, tombait fatalement dans l'ornière de l'officielle hypocrisie française. Le manifeste promettait de " défendre résolument notre propre liberté " contre le militarisme étranger. Cela rentrait précisément dans l'industrie des social-patriotes français depuis août 1914. " Le temps est venu pour les peuples de prendre en main la solution de la guerre ou de la paix ", criait le manifeste dont les auteurs, au nom du peuple russe, venaient tout justement de laisser cette question à la discrétion de la haute bourgeoisie. Le manifeste lançait cet appel aux ouvriers d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie : " Renoncez à servir d'instrument de conquête et de violence dans les mains des rois, des propriétaires et des banquiers ! " Ces termes contenaient une quintessence de mensonge, car les leaders du Soviet ne pensaient pas du tout à rompre leur alliance avec les rois de Grande-Bretagne et de Belgique, avec l'empereur du Japon, avec les propriétaires et les banquiers, ceux du pays russe et ceux de tous les pays de l'Entente. Ayant transmis la direction de la politique extérieure à Milioukov qui, tout récemment encore, se disposait à transformer la Prusse Orientale en province russe, les leaders du Soviet appelaient les ouvriers allemands et austro-hongrois à suivre l'exemple de la révolution russe. Condamner théâtralement le carnage, cela ne changeait rien à rien, le pape lui aussi s'en occupait. Avec des phrases pathétiques, dirigées contre les ombres du banquier, du propriétaire noble et du roi, les conciliateurs faisaient de la Révolution de Février l'arme des réels rois, propriétaires et banquiers.

Déjà dans son télégramme de félicitations au gouvernement provisoire, Lloyd George appréciait la révolution russe comme prouvant que " la guerre actuelle, en son essence, est une lutte pour le gouvernement populaire et pour la paix ". Le manifeste du 14 mars, " en son essence ", se solidarisait avec Lloyd George et donnait un précieux soutien à la propagande militariste en Amérique. Il avait trois fois raison, le journal de Milioukov, lorsqu'il écrivait que " l'appel, commencé sur des tons si typiquement pacifistes, se développe au fond en une idéologie que nous avons commune avec tous nos alliés ". Si les libéraux russes, néanmoins, s'attaquèrent plus d'une fois, et furieusement, au manifeste, si la censure française se refusa en général à le laisser passer, cela venait de la peur de l'interprétation donnée à ce document par les masses révolutionnaires, mais encore confiantes.

Rédigé par un zimmerwaldien, le manifeste marquait la victoire de principe de l'aile patriotique. En province, les soviets prirent en considération le signal. Le mot d'ordre " guerre à la guerre " fut déclaré inadmissible. Même dans l'Oural et à Kostroma, où les bolcheviks étaient forts, le manifeste patriotique obtint une approbation unanime. Ce n'est pas étonnant : car, même dans le Soviet de Pétrograd, les bolcheviks n'avaient rien opposé à ce document mensonger.

Quelques semaines plus tard, il fallut effectuer un versement partiel sur la traite. Le gouvernement provisoire ouvrit un emprunt de guerre qui, bien entendu, fut appelé " l'emprunt de la liberté ". Tsérételli démontrait que le gouvernement s'acquittant " dans l'ensemble et intégralement " de ses obligations, la démocratie devait soutenir l'emprunt. Au Comité exécutif, l'aile oppositionnelle réunit plus du tiers des voix. Mais, au plénum du Soviet (22 avril), votèrent contre l'emprunt tout juste cent douze délégués sur presque deux mille. De là, l'on tirait parfois cette conclusion : le Comité exécutif est plus à gauche que le Soviet. Mais ce n'est pas exact. Le Soviet était seulement plus honnête que le Comité exécutif. Si la guerre est la défense de la révolution, il faut donner l'argent pour la guerre, il faut soutenir l'emprunt. Le Comité exécutif était non point plus révolutionnaire mais plus évasif. Il vivait d'équivoque et de subterfuges. Il soutenait le gouvernement établi par lui, " dans l'ensemble et totalement ", et prenait la responsabilité de la guerre seulement " dans la mesure où et autant que... " Ces petites ruses étaient étrangères aux masses. Les soldats ne pouvaient ni combattre " dans la mesure où ", ni mourir " dans l'ensemble et totalement ".

 

Pour consolider la victoire de la conception étatique sur des divagations, le général Alexéïev, qui se disposait le 5 mars à faire fusiller les bandes de propagandistes, fut officiellement placé, le 1er avril, à la tête des forces armées. Désormais, tout était en ordre. L'inspirateur de la politique extérieure du tsarisme, Milioukov, était ministre des Affaires étrangères. Le commandant en chef de l'armée sous le tsar, Alexéïev, était devenu le généralissime de la révolution. Le principe de la succession était intégralement restitué.

En même temps, les leaders du Soviet étaient contraints par la logique de la situation de relâcher les mailles du filet qu'ils avaient eux-mêmes tissé. La démocratie officielle redoutait à l'extrême les chefs d'armée qu'elle tolérait et soutenait. Elle ne pouvait se dispenser de leur opposer un contrôle, essayant en même temps d'appuyer ce contrôle sur les soldats et aussi de le rendre, autant que possible, indépendant de ces derniers. A la séance du 6 mars, le Comité exécutif reconnut souhaitable d'installer des commissaires à lui dans tous les contingents de troupe et dans les administrations militaires. Ainsi se constituait une triple attache : les troupes déléguaient leurs représentants au Soviet ; le Comité exécutif envoyait ses commissaire aux troupes ; enfin, à la tête de chaque contingent se plaçait un comité recruté par élection qui représentait en quelque sorte une cellule de base du Soviet.

Une des plus importantes obligations des commissaires était de veiller à l'intégrité politique des états-majors et du corps des officiers. " Le régime démocratique a peut-être surpassé celui de l'autocratie ", s'exclame avec indignation Dénikine, et, là-dessus, il se vante de l'habileté de son état-major qui interceptait et lui transmettait la correspondance chiffrée des commissaires avec Pétrograd. Surveiller des monarchistes et des partisans du servage – quoi de plus outrageant ? Mais c'est une tout autre affaire si l'on vole le courrier adressé par les commissaires au gouvernement. Quoi qu'il en fût de la morale, les rapports intérieurs de l'appareil dirigeant de l'armée se manifestent en pleine clarté : les deux parties ont peur l'une de l'autre et s'observent avec hostilité. Ce qui les unit, c'est seulement la peur qu'elles ont des soldats. Les généraux et amiraux eux-mêmes, quels que fussent pour l'avenir leurs espoirs et leurs plans, voyaient clairement qu'à défaut du voile de la démocratie leur affaire tournerait mal. Le statut des comités de la flotte fut élaboré par Koltchak. Il comptait ainsi les étouffer plus tard. Mais comme, pour l'instant, on ne pouvait faire un pas sans les comités, Koltchak intervenait auprès du Grand Quartier Général pour obtenir leur autorisation. De la même façon, le général Markov, un des futurs capitaines de l'armée blanche, envoya, au début d'avril, au ministère, un projet d'instauration de commissaires pour la surveillance du loyalisme du commandement. C'est ainsi que " les lois séculaires de l'armée ", c'est-à-dire les traditions de la bureaucratie militaire, se brisaient comme des fétus de paille, sous la pression de la révolution.

Les soldats venaient aux comités d'un point opposé et se groupaient autour d'eux contre le commandement. Et si les comités protégeaient les chefs contre les soldats, ce n'était pourtant que dans une certaine mesure. La situation de l'officier qui était entré en conflit avec un comité devenait intolérable. Ainsi se constituait le droit non écrit des soldats de destituer leurs chefs. Sur le front Ouest, d'après Dénikine, vers juillet, on avait congédié jusqu'à soixante officiers, depuis un commandant de corps d'armée jusqu'à un chef de régiment. Des mutations du même genre avaient lieu à l'intérieur des régiments.

Pendant ce temps s'accomplissait un méticuleux travail de chancellerie au ministère de la Guerre, au Comité exécutif, dans les réunions de la Commission de contact, travail ayant pour but de créer des formes " raisonnables " de rapports dans l'armée et de relever l'autorité des chefs, en réduisant les comités d'armée à un rôle secondaire, principalement administratif. Mais, tandis que les grands chefs nettoyaient avec une ombre de balai une ombre de révolution, les comités se développèrent en un puissant système centralisé, remontant au Comité exécutif de Pétrograd et consolidant par l'organisation l'autorité de celui-ci sur l'armée. De cette autorité, cependant, le Comité exécutif faisait surtout usage pour entraîner de nouveau, par l'intermédiaire des commissaires et des comités, l'armée dans la guerre. Les soldats avaient de plus en plus fréquemment sujet de se demander comment il se faisait que les comités élus par eux exprimassent souvent non ce qu'ils pensaient, eux, soldats, mais ce que voulaient d'eux les chefs.

Les tranchées envoient à la capitale des députés de plus en plus nombreux pour savoir ce qui se passe. Au début d'avril, le mouvement des hommes du front devient incessant, chaque jour ont lieu au palais de Tauride des conversations collectives ; les soldats survenus ont bien du mal à comprendre les mystères de la politique du Comité exécutif, lequel n'est pas capable de répondre clairement à une seule question. L'armée se transfère lourdement sur la position soviétique pour se convaincre d'autant plus clairement de l'inconsistance de la direction soviétique.

Les libéraux, n'osant s'opposer ouvertement au Soviet, tentent pourtant encore la lutte pour mener l'armée. Comme lien politique avec elle, le chauvinisme doit être, évidemment, maintenu. Le ministre cadet Chingarev, dans un de ses entretiens avec les délégués des tranchées, défendait l'ordonnance de Goutchkov contre " une excessive indulgence " à l'égard des prisonniers, alléguant " les actes de sauvagerie des Allemands ". Le ministre n'obtint pas la moindre expression de sympathie. L'assemblée se prononça résolument pour l'allégement du sort des prisonniers. Et c'étaient là les hommes que les libéraux accusaient à tout bout de champ d'excès et de férocité. Mais les obscurs hommes du front avaient leurs critères à eux. Ils croyaient admissible de tirer vengeance d'un officier pour des vexations infligées aux soldats ; mais il leur semblait lâche de se venger d'un soldat allemand fait prisonnier pour les actes de sauvagerie réels ou fictifs d'un Ludendorff. Les normes éternelles de la morale, hélas ! restaient étrangères à ces rugueux et pouilleux moujiks.

Des tentatives de la bourgeoisie pour s'emparer de l'armée résulta au congrès des délégués du front Ouest (7-10 avril) une compétition entre libéraux et conciliateurs qui d'ailleurs ne se développa point. Le premier congrès d'un des fronts devait donner une décisive vérification politique de l'armée, et les deux partis envoyèrent à Minsk leurs meilleurs représentants. Pour le Soviet : Tsérételli, Tchkhéidzé, Skobélev, Gvozdiev ; pour la bourgeoisie, Rodzianko soi-même, le Démosthène des cadets, Roditchev et autres. L'agitation était extrême dans le théâtre de Minsk, bondé d'assistants, et se répandait par ondes dans toute la ville. D'après les témoignages des délégués, l'on découvrait le tableau de la situation réelle. Sur tout le front, ce sont des fraternisations, les soldats prennent de plus en plus hardiment l'initiative, le commandement ne saurait même songer à des mesures de répression. Que pouvaient dire à cela les libéraux ? Devant cet auditoire passionné, ils renoncèrent aussitôt à l'idée d'opposer leurs résolutions à celles du Soviet. Ils se bornaient à des notes patriotiques dans les discours d'inauguration et furent bientôt nettement dominés. La bataille fut gagnée par les démocrates sans coup férir. Ils n'avaient pas à mener les masses contre la bourgeoisie, ils avaient à les contenir. Le mot d'ordre de la paix, enchevêtré d'une façon équivoque avec le mot d'ordre de la défense de la révolution, dans l'esprit du Manifeste du 14 mars, dominait le congrès. La résolution du Soviet sur la guerre fut adoptée par six cent dix voix contre huit et quarante-six abstentions. Le dernier espoir des libéraux d'opposer le front à l'arrière, l'armée au Soviet, tombait en poussière. Mais même les leaders démocrates revenaient du Congrès plus effrayés de leur victoire qu'enthousiasmés par elle. Ils avaient vu quels étaient les esprits réveillés par la révolution, et ils avaient senti que ces esprits étaient au-dessus de leurs forces.

 

 

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Dernière mise à jour 2.7.00