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1930

L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.)


Histoire de la révolution russe

Léon Trotsky

 

 

17 Les "Journées d'Avril"

 

Le 23 mars, les États-Unis entraient dans la guerre. Ce jour-là, Pétrograd célébrait les obsèques des victimes de la Révolution de Février. La manifestation de deuil, pourtant animée d'une solennelle allégresse, fut le puissant accord final de la symphonie des cinq jours. Tous vinrent aux funérailles : et ceux qui avaient combattu coude à coude avec les morts, et ceux qui avaient prêché la modération, et probablement ceux qui avaient abattu les victimes, et, plus nombreux encore, ceux qui s'étaient tenus à l'écart de la lutte. A côté des ouvriers, des soldats, des petites gens de la ville, se trouvaient des étudiants, les ministres, les ambassadeurs, des bourgeois cossus, des journalistes, des orateurs, des leaders de tous les partis.

Les rouges cercueils, portés à bras par des ouvriers et des soldats, arrivèrent en files de tous les rayons au Champ de Mars. Lorsque l'on commença à descendre les cercueils dans la fosse, la forteresse Pierre-et-Paul, bouleversant les innombrables masses populaires, gronda d'un premier salut d'adieux. Les canons tonnaient d'une nouvelle manière : nos canons, notre salut. Le quartier de Vyborg apportait cinquante et un cercueils rouges. Ce n'était qu'une partie des victimes dont il était fier. Dans son cortège, de tous le plus compact, se distinguaient de nombreux drapeaux bolcheviks. Mais ils flottaient pacifiquement à côté d'autres. Sur le Champ de Mars même ne restèrent que les membres du gouvernement, du Soviet et de la Douma d'Empire — déjà défunte, mais qui s'entêtait à fuir ses propres funérailles.

Devant les tombes défilèrent, dans la journée, avec leurs drapeaux et leurs orchestres, huit cent mille personnes au moins. Et, bien que, d'après les calculs préalables des plus hautes autorités militaires, une pareille masse humaine ne dût en aucun cas réussir à passer dans les délais prévus sans provoquer le plus immense chaos et des remous désastreux — la manifestation se déroula néanmoins dans un ordre parfait, significatif pour celles de ces marches révolutionnaires où domine la conscience satisfaite d'avoir accompli pour la première fois de grandes œuvres, avec l'espoir que dans la suite tout ira pour le mieux. C'est seulement cet état des esprits qui maintenait l'ordre, car l'organisation était encore faible, inexpérimentée et peu sûre d'elle-même.

En fait, ces funérailles suffisaient, semblait-il, à réfuter la légende d'une révolution non sanglante, Et, néanmoins, l'état d'esprit qui régna aux obsèques reproduisait partiellement l'atmosphère des premiers jours d'où cette légende naquit.

Vingt-cinq jours plus tard — dans ce laps de temps, les soviets avaient acquis beaucoup d'expérience et de confiance en eux-mêmes — l'on fêta le Premier Mai, d'après le calendrier occidental (le 18 avril, d'après le vieux style). Toutes les villes du pays organisèrent des meetings et des manifestations. Non seulement les entreprises industrielles, mais les institutions d'État, les services municipaux, les zemstvos chômèrent. A Mohilev, où se tenait le Grand Quartier Général, à la tête de la manifestation marchèrent les chevaliers de Saint-Georges. La colonne de l'état-major, qui n'avait pas destitué les généraux du tsar, s'avançait avec sa pancarte de Premier Mai. La fête de l'antimilitarisme prolétarien se confondait avec une manifestation de patriotisme maquillée de la couleur révolutionnaire. Diverses couches de la population apportaient à la solennité leur esprit particulier, mais le tout se confondait encore en une sorte d'ensemble extrêmement inconsistant, partiellement mensonger, et pourtant, au total, majestueux.

Dans les deux capitales et dans les centres industriels, pour cette fête, les ouvriers prédominèrent et, dans leurs masses, se distinguaient déjà nettement — par leurs drapeaux, pancartes, discours, exclamations — les solides formations du bolchevisme, Sur l'immense façade du palais Marie, refuge du gouvernement provisoire, était tendue une insolente banderole rouge portant cette inscription : " Vive la Troisième Internationale ! " Les autorités, ne s'étant pas encore défaites de leur timidité administrative, n'osaient pas arracher ce placard désagréable et alarmant. Tous, semblait-il, étaient de la fête. Y participaient comme ils pouvaient les hommes du front, On recevait des nouvelles de réunions, de discours, de drapeaux brandis et de chants révolutionnaires dans les tranchées. Ils eurent leur écho aussi du côté allemand.

La guerre n'allait pas encore à son achèvement ; au contraire, elle élargissait seulement ses sphères d'action. Tout un contingent, récemment, juste le jour des obsèques des victimes de la révolution, était entré dans la guerre pour lui donner une nouvelle impulsion. Cependant, dans toutes les régions de la Russie, avec les soldats, participaient également aux cortèges des prisonniers de guerre, sous des drapeaux communs, parfois avec le même hymne chanté en différentes langues. Dans cette incommensurable solennité, pareille à un débordement d'eaux vernales qui effaçait les contours des classes, des partis et des idées, la manifestation en commun de soldats russes et de prisonniers autrichiens et allemands était un fait éclatant, riche d'espoirs, permettant de penser que la révolution, malgré tout, portait en elle un certain monde meilleur.

De même que les funérailles de mars, la fête du Premier Mai se passa dans un ordre absolu, sans bagarres ni victimes, comme une solennité " nationale ". Cependant, une oreille attentive aurait déjà pu surprendre sans peine dans les rangs des ouvriers et des soldats une note d'impatience et même de menace. La vie devient de plus en plus difficile. En effet : les prix montaient d'une façon alarmante, les ouvriers revendiquaient le salaire minimum, les entrepreneurs résistaient, le nombre des conflits dans les usines s'accroissait sans cesse. Les approvisionnements devenaient de plus en plus défectueux, la ration de pain était réduite, il fallut des cartes même pour toucher de la semoule.

Le mécontentement grandissait aussi dans la garnison. L'état-major de la région militaire, préparant la répression contre les soldats, éloignait de Pétrograd les troupes les plus révolutionnaires. A l'Assemblée générale de la garnison, le 17 avril, les soldats, devinant des desseins hostiles, soulevèrent la question de mettre fin aux départs de troupes : cette réclamation, dans la suite, s'élèvera sous une forme de plus en plus résolue à chaque nouvelle crise de la révolution. Mais la racine de tous les maux, c'est la guerre dont on ne voit pas la fin. Quand donc la révolution apportera-t-elle la paix ? A quoi songent Kérensky et Tsérételli Les masses prêtaient une oreille de plus en plus attentive aux bolcheviks, les épiant, dans l'attente, qui avec une demi-hostilité, qui déjà avec confiance. Sous la discipline de la solennité se cachait un état d'esprit tendu, une fermentation avait lieu dans les masses.

Personne pourtant, pas même les auteurs de l'inscription placardée sur le palais Marie, ne supposait que déjà les deux ou trois jours qui allaient suivre déchireraient impitoyablement l'enveloppe de l'unité nationale de la révolution. De terribles événements, prévus par beaucoup comme inévitables, mais que personne n'avait attendus si vite, surgirent soudainement. L'impulsion leur fut donnée par la politique extérieure du gouvernement provisoire, c'est-à-dire par le problème de la guerre. Ce ne fut pas un autre que Milioukov qui approcha l'allumette de la mèche.

Voici l'histoire de l'allumette et de la mèche : le jour où l'Amérique entrait en guerre, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire, réconforté, développa devant les journalistes son programme : annexion de Constantinople, annexion de l'Arménie, démembrement de l'Autriche et de la Turquie, annexion de la Perse septentrionale et, en outre, bien entendu, le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. "Dans tous ses actes publics - c'est ainsi que l'historien Milioukov explique Milioukov ministre - il soulignait résolument les buts pacifistes de la guerre libératrice, mais les mettait toujours en relation étroite avec les problèmes et les intérêts nationaux de la Russie. "

L'interview alarma les conciliateurs. " Quand donc la politique extérieure du gouvernement provisoire se débarrassera-t-elle de toute hypocrisie ? - s'exclamait, indigné, le journal des mencheviks. Pourquoi le gouvernement provisoire n'exige-t-il pas des gouvernements alliés qu'ils renoncent ouvertement et décisivement aux annexions ? " ces gens-là voyaient de l'hypocrisie dans le franc langage du rapace. Dans le camouflage pacifiste des appétits, ils étaient prêts à voir une élimination du mensonge. Effrayé par la surexcitation des démocrates, Kérensky se hâta de déclarer par l'intermédiaire du Bureau de la presse : le programme de Milioukov représente son opinion personnelle. Que l'auteur de l'opinion personnelle fût ministre des Affaires étrangères, cela était évidemment considéré comme un pur hasard.

Tsérételli, qui possédait le talent de ramener toute question à un lieu commun, se mit à insister sur la nécessité d'une déclaration gouvernementale, comme quoi la guerre, pour la Russie, serait exclusivement défensive. La résistance de Milioukov et partiellement de Goutchkov fut brisée, et, le 27 mars, le gouvernement accoucha d'une déclaration affirmant que " le but de la Russie libre n'est point de dominer les autres peuples, ni de leur enlever leur patrimoine national, ni de s'emparer par violence des territoires d'autrui " — mais de " respecter entièrement les obligations contractées à l'égard de nos alliés ". C'est ainsi que les rois et les prophètes du double pouvoir proclamaient leur intention d'entrer dans le royaume des cieux de pair à compagnon avec les parricides et les dévergondés. Ces messieurs, sans compter le reste, manquaient du sens du ridicule.

 

La déclaration du 27 mars fut accueillie favorablement non seulement par toute la presse conciliatrice, mais même par la Pravda de Kaménev-Staline, qui écrivait dans un éditorial, quatre jours avant l'arrivée de Lénine : " Clairement et nettement, le gouvernement provisoire... a déclaré devant tout le peuple que le but de la Russie libre n'est pas de dominer les autres peuples ", etc. La presse anglaise, immédiatement et avec satisfaction, interpréta le renoncement de la Russie aux annexions comme le renoncement à Constantinople, sans, bien entendu, se disposer à adopter pour elle-même la formule d'abstinence. L'ambassadeur de Russie à Londres donna l'alarme et exigea de Pétrograd des explications dans ce sens que le principe " de la paix sans annexions serait adopté par la Russie non point inconditionnellement, mais dans la mesure où il ne contredirait pas à nos intérêts vitaux ". Mais pourtant c'était bien la formule de Milioukov : promettre de ne pas piller ce dont nous n'avons pas besoin. Paris, contrairement à Londres, non seulement soutenait Milioukov, mais le stimulait, lui suggérant, par l'entremise de Paléologue, la nécessité d'une politique plus résolue vis-à-vis du Soviet.

 

Le président du Conseil, qui était alors Ribot, exaspéré par les lamentables atermoiements de Pétrograd, demanda à Londres et à Rome " s'ils ne croyaient pas nécessaire d'inviter le gouvernement provisoire à mettre fin à toute équivoque ". Londres répondit qu'il était plus raisonnable " de laisser les socialistes français et anglais envoyés en Russie agir directement sur leurs compagnons d'idées ".

L'envoi en Russie de socialistes alliés avait été fait sur l'initiative du Grand Quartier Général russe, c'est-à-dire des anciens généraux du tsar. " Nous comptons sur lui — écrivait Ribot au sujet d'Albert Thomas — pour donner une certaine fermeté aux décisions du gouvernement provisoire. " Milioukov se plaignait pourtant de ce que Thomas se tenait trop en contact avec les leaders du Soviet. Ribot répondait à cela que Thomas " s'efforçait sincèrement " de soutenir le point de vue de Milioukov, mais qu'il avait promis, néanmoins, d'exhorter son ambassadeur à une aide encore plus active.

La déclaration absolument vide de sens du 27 mars inquiétait tout de même les Alliés qui y virent une concession au Soviet. De Londres, on menaçait de perdre foi " en la puissance combative de la Russie ". Paléologue se plaignait de " la timidité et de l'ambiguïté " de la Déclaration. C'était justement ce qu'il fallait à Milioukov. Dans l'espoir d'être aidé par les Alliés, il se lança dans un grand jeu qui était de beaucoup supérieur à ses ressources. Son idée essentielle était de retourner la guerre contre la révolution, son objectif le plus proche dans cette voie était de démoraliser la démocratie. Mais les conciliateurs commencèrent, justement en avril, à manifester une nervosité et des tergiversations de plus en plus grandes dans les questions de politique extérieure, car une pression incessante de la base s'exerçait sur eux. Le gouvernement avait besoin d'un emprunt. Or, les masses, malgré toutes leurs intentions de défense nationale, n'étaient prêtes à soutenir qu'un emprunt de paix, non pas un emprunt de guerre, Il fallait leur faire entrevoir au moins l'apparence d'une perspective de paix.

Développant la politique secourable des lieux communs, Tsérételli proposa d'exiger du gouvernement provisoire qu'il remît aux Alliés une note analogue à la Déclaration intérieure du 27 mars. En échange, le Comité exécutif s'engageait à obtenir du Soviet un vote pour " l'Emprunt de la Liberté ". Milioukov consentit à ce troc : l'emprunt en échange d'une note — mais décida de tirer double profit de ce marché. Sous couleur d'interpréter la " Déclaration ", la note la désavouait. Elle exigeait que la phraséologie pacifique du nouveau pouvoir ne donnât " pas le moindre prétexte de penser que la révolution accomplie aurait entraîné un affaiblissement du rôle de la Russie dans la lutte commune des Alliés. Tout au contraire — la détermination de tout le peuple à pousser la guerre mondiale jusqu'à la victoire définitive s'est seulement affermie... "

La note exprimait plus loin cette assurance que les vainqueurs " trouveraient le moyen d'obtenir les garanties et les sanctions indispensables pour prévenir, dans l'avenir, de nouveaux conflits sanglants ". Insérés sur les exigences de Thomas, les mots " garanties " et " sanctions ", dans le langage frauduleux de la diplomatie, particulièrement de la diplomatie française, ne signifiaient rien d'autre que des annexions et des contributions. Le jour de la fête du Premier Mai, Milioukov transmit par télégraphe la note, écrite sous la dictée des diplomates alliés, aux gouvernements de l'Entente, et c'est seulement après qu'elle fut envoyée au Comité exécutif et, simultanément, aux journaux. Le gouvernement se dispensa de passer par la Commission de contact, et les leaders du Comité exécutif se trouvèrent dans la situation de citoyens du rang.

Si les conciliateurs ne trouvèrent dans la note rien qu’ils n'eussent entendu de Milioukov auparavant, du moins ne purent-ils se dispenser d'y voir un acte d'hostilité prémédité. La note les laissait désarmés devant les masses et exigeait d'eux un choix direct entre le bolchevisme et l'impérialisme, Le dessein de Milioukov ne consistait-il pas en cela ? Tout porte à penser que ce n'était pas son seul but : ses intentions allaient plus loin.

Déjà depuis mars, Milioukov faisait tous ses efforts pour ressusciter le projet avorté d'une prise des Dardanelles par une descente russe et menait de nombreux pourparlers avec le général Alexéïev, le persuadant d'engager énergiquement une opération qui devait, à son avis, placer la démocratie, hostile aux annexions, devant le fait accompli. La note de Milioukov, en date du 18 avril, était une descente parallèle sur le rivage mal défendu de la démocratie. Deux actions — l'une militaire, l'autre politique— se complétaient entre elles et, en cas de succès, se justifiaient l'une par l'autre. Les vainqueurs, en général, n'encourent point jugement. Mais il n'était pas réservé à Milioukov de se voir vainqueur. Pour une descente, il fallait une armée de deux cent à trois cent mille hommes. Or, l'affaire échoua pour une bagatelle : les soldats refusèrent de marcher. Ils consentent à défendre la révolution, mais non pas à prendre l'offensive. L'attentat de Milioukov sur les Dardanelles était manqué. Et toutes ses initiatives ultérieures en furent ruinées d'avance. Mais il faut avouer qu'elles n'étaient pas trop mal calculées… sous condition de réussite.

Le 17 avril, à Pétrograd, eut lieu — vision de cauchemar — une manifestation patriotique d'invalides : une immense foule de blessés, sortis des hôpitaux de la capitale, amputés des jambes, des bras, enveloppés de pansements, s'avançait vers le palais de Tauride. Ceux qui ne pouvaient marcher étaient transportés sur des autocamions. On lisait sur les drapeaux : " La guerre jusqu'au bout. " C'était la manifestation de désespoir de débris humains de la guerre impérialiste qui voulaient que la révolution ne reconnût pas absurdes leurs sacrifices. Mais, derrière les manifestants, se tenait le parti cadet, plus précisément Milioukov, qui se préparait à frapper le lendemain un grand coup.

En séance extraordinaire, le 19 dans la nuit, le Comité exécutif discuta la note expédiée la veille aux gouvernements alliés. " Après une première lecture — raconte Stankévitch — tous, unanimement et sans contestations, reconnurent que ce n'était pas du tout ce qu'avait attendu le Comité. " Mais cette note engageait le gouvernement tout entier, y comprit Kérensky. Il fallait, par conséquent, avant tout, sauver le gouvernement. Tsérételli se mit à " déchiffrer " la note non chiffrée et à y découvrir des qualités de plus en plus nombreuses, Skobélev, d'un air pénétrant, s'attachait à démontrer qu'en général l'on ne pouvait exiger " une entière concordance " d'intentions entre la démocratie et le gouvernement. Ces grands sages s'exténuèrent jusqu'à l'aube, mais ne trouvèrent pas de solution. Au petit matin, ils se séparèrent, ayant convenu de se rassembler de nouveau dans quelques heures. Ils comptaient, évidemment, sur la faculté qu'aurait le temps de cicatriser toutes blessures.

Le matin, la note parut dans tous les journaux. La Rietch la commenta dans un sens provocateur mûrement prémédité. La presse socialiste se prononçait avec une extrême surexcitation. La Rabotchaïa Gazeta (Journal ouvrier), mencheviste, n'ayant pas encore eu le temps, après Tsérételli et Skobélev, de cuver son indignation nocturne, écrivait que le gouvernement provisoire avait publié " un acte qui bafoue les intentions de la démocratie ", et exigeait du Soviet des mesures résolues " pour en prévenir les effroyables conséquences ". La pression croissante : des bolcheviks se sentait fort nettement dans ces phrases.

Le Comité exécutif rouvrit séance, mais seulement pour se convaincre encore une fois de son incapacité à en venir à une résolution quelconque. On décida de convoquer un Plenum extraordinaire du Soviet " pour information " — en réalité pour sonder le degré de mécontentement de la base et afin de gagner du temps pour résoudre la perplexité où l'on se trouvait. On prévoyait dans l'intervalle toutes sortes de séances de contact qui devaient réduire à néant la question.

Mais à ce remue-ménage rituel du double pouvoir se mêla inopinément une tierce force. Dans la rue sortirent les masses, les armes à la main. Parmi les baïonnettes des soldats perçaient les lettres des pancartes : " A bas Milioukov " Sur d'autres pancartes figurait aussi avantageusement Goutchkov. Dans ces colonnes exaspérées, il était difficile de reconnaître les manifestants du Premier Mai.

Les historiens donnent ce mouvement comme celui de " forces élémentaires " en ce sens conventionnel que pas un parti ne prit sur lui l'initiative de la manifestation. L'appel direct à descendre dans la rue provint d'un certain Linde qui inscrivit ainsi son nom dans l'histoire de la révolution. " Savant, mathématicien, philosophe ", Linde se tenait en dehors des partis, de toute son âme était partisan de la révolution et désirait ardemment qu'elle accomplît ce qu'elle promettait. La note de Milioukov et les Commentaires de la Rietch l'indignèrent. " Sans prendre conseil de personne... — raconte son biographe — il se mit tout de suite à agir... il se rendit au régiment de Finlande, convoqua le comité et proposa que le régiment marchât immédiatement sur le Palais Marie...

" La proposition de Linde fut adoptée et, à trois heures, par les rues de Pétrograd, s'avançait déjà une imposante manifestation des " Finlandais " avec des pancartes provocantes. " A la suite du régiment de Finlande marchèrent les soldats du 180e de réserve, des régiments moscovites, Pavlovky, Kekholmsky, les matelots de la deuxième division des équipages de la flotte balte, au total de vingt-cinq à trente mille hommes, tous en armes. Dans les quartiers ouvriers, l'agitation commença, le travail s’arrêta et, par groupes d'usines, l'on descendit dans la rue à la suite des régiments.

" La plupart des soldats ne savaient pas pourquoi ils étaient venus ", assure Milioukov, comme s'il avait eu le temps de les questionner. " En plus des troupes participaient à la manifestation des ouvriers adolescents qui déclaraient hautement (!) qu'on leur avait payé pour cela de dix à quinze roubles. " La provenance des fonds est claire : " La tâche d'éliminer les deux ministres (Milioukov et Goutchkov) était directement indiquée par l'Allemagne. " Milioukov a donné cette pénétrante explication non point dans le feu de la lutte d'Avril, mais trois ans après les événements d'Octobre qui ont suffisamment montré que personne n'avait besoin de payer quotidiennement au prix fort la haine que les masses populaires éprouvaient pour Milioukov.

La violence inattendue de la manifestation d'avril s'explique par l'immédiate réaction de la masse devant l'imposture d'en haut. " Tant que le gouvernement n'obtiendra pas la paix, il faudra se défendre. " Cela se disait sans enthousiasme, mais par persuasion. On supposait qu'en haut tout était fait pour rapprocher la paix. Il est vrai que, du côté des bolcheviks, l'on affirmait que le gouvernement voulait la continuation de la guerre, aux fins de pillage. Mais est-ce bien possible ? Et Kérensky ? — " Nous connaissons les leaders des soviets depuis Février, ils sont venus les premiers à nous dans les casernes, ils sont pour la paix. En outre, Lénine est arrivé de Berlin et Tsérételli était au bagne. Il faut patienter… " En même temps, les usines et les régiments les plus avancés affirmaient de plus en plus résolument les mots d'ordre bolcheviks d'une politique de paix : publication des traités secrets et rupture avec les plans de conquête de l'Entente, proposition ouverte de paix immédiate à tous les pays belligérants.

C'est dans cette ambiance complexe et indécise que tomba la note du 18 avril. Comment ? Quoi ?... Là-haut, on n'est donc point pour la paix, on en tient pour les anciens buts de guerre ? Mais alors c'est en vain que nous attendons et patientons ? A bas !... Mais à bas qui ça ? Est - il possible que les bolcheviks aient raison ? Pas possible. Oui, mais la note ? Il y a donc quelqu'un, tout de même, qui vend notre peau aux alliés du tsar ? Une simple confrontation entre la presse cadette et celle des conciliateurs montrait que Milioukov, ayant trompé la confiance générale, se disposait à mener une politique de conquête, en accord avec Lloyd George et Ribot. Pourtant, Kérensky avait bien déclaré que l'idée d'agression sur Constantinople était " une opinion personnelle " de Milioukov. C'est ainsi qu'éclata ce mouvement.

Mais il ne fut pas homogène. Divers éléments bouillonnants des milieux révolutionnaires surestimèrent l'ampleur et la maturité politique du mouvement d'autant plus qu'il se déclenchait plus vivement et soudainement, Les bolcheviks, parmi les troupes et dans les usines, déployèrent une énergique activité. A la revendication "Chassez Milioukov " qui était une sorte de programme minimum du mouvement, ils ajoutèrent des appels placardés contre le gouvernement provisoire dans son ensemble, et, au surplus, les éléments divers comprenaient cela de différentes façons : les uns comme un mot d'ordre de propagande, les autres comme la tâche du jour même. Lancé dans la rue par les soldats et les matelots en armes, le mot d'ordre " A bas le gouvernement provisoire ! " introduisait fatalement dans la manifestation un courant insurrectionnel. De considérables groupes d'ouvriers et de soldats étaient assez disposés à faire sauter sur l'heure le gouvernement provisoire. C'est d'eux que procédèrent des tentatives pour pénétrer dans le palais Marie, occuper ses issues, arrêter les ministres. Au sauvetage de ceux-ci fut expédié Skobélev qui remplit sa mission avec d'autant plus de succès que le palais Marie se trouva vide.

Goutchkov étant malade, le gouvernement tenait séance chez lui cette fois, dans son appartement privé. Mais ce n'est pas cette circonstance fortuite qui épargna aux ministres une arrestation dont ils n'étaient pas du tout sérieusement menacés. Une armée de vingt-cinq à trente mille hommes, descendus dans la rue pour combattre ceux qui prolongeaient la guerre, était parfaitement suffisante pour renverser un gouvernement même plus solide que celui à la tête duquel se trouvait le prince Lvov, Mais les manifestants ne s'assignaient pas ce but. Ils ne voulaient en somme que montrer un poing menaçant sous la fenêtre, afin que ces messieurs de là-haut cessassent de se faire les dents avec leur Constantinople et s'occupassent comme il fallait de la question de la paix. De cette façon, les soldats comptaient aider Kérensky et Tsérételli contre Milioukov.

A la séance gouvernementale se présenta le général Kornilov, qui donna des nouvelles des manifestations armées à ce moment en cours et déclara qu'en qualité de commandant des troupes de la région militaire de Pétrograd, il disposait de forces suffisantes pour écraser la sédition à main armée : pour marcher, il ne lui fallait qu'un ordre. Présent par hasard à la séance du gouvernement, Koltchak raconta plus tard, au cours du procès qui précéda son exécution, que le prince Lvov et Kérensky s'étaient prononcés contre une tentative de répression militaire à l'égard des manifestants. Milioukov ne s'était pas exprimé nettement, mais avait résumé la situation en ce sens que messieurs les ministres pouvaient, bien entendu, raisonner tant qu'ils voudraient, ce qui ne les empêcherait pas d'aller loger en prison. Il était hors de doute que Kornilov agissait de connivence avec le centre cadet.

Les leaders conciliateurs réussirent sans peine à persuader les soldats manifestants de quitter la place du palais Marie et même à leur faire réintégrer les casernes. L'émotion soulevée en ville ne rentrait cependant point dans ses bords. Des foules s'assemblaient, les meetings continuaient, on discutait aux carrefours, dans les tramways l'on se partageait en partisans et adversaires de Milioukov. Sur la Nevsky et dans les rues avoisinantes, des orateurs bourgeois faisaient de l'agitation contre Lénine envoyé d'Allemagne pour renverser le grand patriote Milioukov. Dans les faubourgs, dans les quartiers ouvriers, les bolcheviks s'efforçaient, en propageant l'indignation suscitée par la note et son auteur, de la faire porter sur le gouvernement tout entier.

A 7 heures du soir se réunit le plénum du Soviet. Les leaders ne savaient que dire à un auditoire tout frémissant de passion concentrée. Tchkhéidzé, verbeusement, rapportait qu'après la séance aurait lieu une entrevue avec le gouvernement provisoire. Tchernov agitait l'épouvantail de la guerre civile imminente. Fédorov, ouvrier métallurgiste, membre du Comité central des bolcheviks, répliquait que la guerre civile existait déjà et qu'il ne restait au Soviet qu'à s'appuyer sur elle et à prendre en main le pouvoir. " C'étaient là des paroles nouvelles et alors terrifiantes — écrit Soukhanov. Elles tombaient en plein dans la mentalité générale et trouvèrent pour cette fois un écho tel que n'en connurent jamais auparavant, ni longtemps après, dans le Soviet, les bolcheviks. "

Le clou de la séance fut, cependant, à la surprise de tous, le discours d'un confident de Kérensky, le socialiste-libéral Stankévitch : " A quoi bon, camarades, irions-nous " manifester " ? — demandait-il. Contre qui employer la force ? Car enfin, toute la force, c'est vous et les masses qui se tiennent derrière vous... Tenez, regardez, il est en ce moment sept heures moins cinq. (Stankévitch tend le bras vers l'horloge, toute la salle se tourne du même côté.) Décidez que le gouvernement provisoire ne soit plus, qu'il donne sa démission. Nous donnerons un coup de téléphone et, dans cinq minutes, il aura déposé ses pouvoirs. A quoi bon donc des violences, des manifestations, une guerre civile ? " Dans la salle, tempête d'applaudissements, exclamations enthousiastes. L'orateur voulait effrayer le Soviet, tirant de la nouvelle situation la déduction la plus extrême, mais il fut effrayé lui-même de l'effet obtenu par son discours. La vérité qui lui avait échappé au sujet de la puissance du Soviet dressa l'assemblée au-dessus des misérables manigances des dirigeants, qui se souciaient avant tout d'empêcher le Soviet de prendre une résolution quelconque. " Qui remplacera le gouvernement ? " répliquait aux applaudissements un des orateurs. " Nous ? Mais nos mains tremblent... " C'était une incomparable caractéristique des conciliateurs, leaders emphatiques aux mains tremblantes.

Le ministre-président Lvov comme complétant Stankévitch pour sa propre part, fit, le lendemain, la déclaration suivante : " Jusqu'à présent, le gouvernement provisoire trouvait invariablement un appui du côté de l'organe dirigeant du Soviet, Depuis quinze jours... le gouvernement est pris en suspicion. Dans ces conditions... il vaut mieux que le gouvernement provisoire s'en aille. " Nous voyons encore ici quelle était la réelle constitution de la Russie de Février !

Au palais Marie eut lieu une rencontre du Comité exécutif avec le gouvernement provisoire. Le prince Lvov, dans un discours d'introduction, se plaignit de la campagne entreprise par les cercles socialistes contre le gouvernement, et, d'un ton à demi vexé, à demi menaçant, parla de démission. Les ministres, à tour de rôle, dépeignirent les difficultés à l'accumulation desquelles ils avaient, de toutes leurs forces, contribué. Milioukov, tournant le dos à ces palabres de contact, discourut du haut du balcon devant les manifestations de cadets. " Voyant ces pancartes où l'on pouvait lire : " A bas Milioukov ! "... je n'avais pas peur pour Milioukov. J'avais peur pour la Russie ! " C'est ainsi que l'historien Milioukov rapporte les modestes paroles que Milioukov ministre prononçait devant la foule assemblée sur la place.

Tsérételli exigeait du gouvernement une nouvelle note. Tchernov trouva une issue géniale en proposant à Milioukov de passer au ministère de l'instruction publique : Constantinople, comme objet d'études géographiques, était, en tout cas, moins dangereux que comme objectif diplomatique. Milioukov, cependant, refusa carrément de revenir à la carrière des sciences, de même que d'écrire une nouvelle note. Les leaders des soviets ne se firent pas longtemps prier et consentirent à accepter une " explication " de la vieille note. Restait à trouver quelques phrases dont le faux serait suffisamment camouflé à la manière démocratique — et l'on pourrait considérer que la situation était sauvée, avec, aussi, le portefeuille de Milioukov !

Mais le Tiers inquiet ne voulait pas s'apaiser, Le 21 avril amena une nouvelle vague du mouvement, plus puissante que celle de la veille. Ce jour-là, la manifestation fut provoquée par le Comité des bolcheviks de Pétrograd. Malgré la contre-agitation des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, d'énormes masses d'ouvriers se dirigèrent vers le centre, venant des quartiers de Vyborg, et ensuite d'autres districts, Le Comité exécutif envoya à la rencontre des manifestants des pacificateurs autorisés, avec, en tête, Tchkhéidzé, Mais les ouvriers tenaient fermement à dire leur mot, et ils avaient quelque chose à dire. Un journaliste libéral bien connu décrivait, dans la Rietch, la manifestation des ouvriers sur la Nevsky : " En avant, environ une centaine d'hommes armés ; derrière eux des rangs réguliers d'hommes et de femmes non armés, des milliers de personnes. Des chaînes vivantes sur les deux flancs. Des chants. Je fus frappé par l'expression des visages. Ces milliers d'individus n'avaient qu'une seule figure, extasiée, le visage monacal des premiers siècles du christianisme, irréductible, implacablement prêt aux meurtres, à l'inquisition et à la mort. " Le journaliste libéral avait regardé la révolution ouvrière dans les yeux et senti un instant sa résolution concentrée. Combien peu ces ouvriers ressemblent aux adolescents que Milioukov disait embauchés par Ludendorff pour quinze roubles à la journée !

Ce jour-là, comme la veille, les manifestants ne s'en allaient pas renverser le gouvernement, bien que, certainement, leur majorité dût déjà sérieusement réfléchir à ce problème ; une partie d'entre eux était prête dès ce jour à entraîner la manifestation bien au-delà des limites fixées par l'état d'esprit de la majorité. Tchkhéidzé proposa aux manifestants de retourner chez eux dans leurs quartiers. Mais les dirigeants répondirent sévèrement que les ouvriers savaient eux-mêmes ce qu'ils avaient à faire. C'était une note nouvelle et Tchkhéidzé allait devoir s'y accoutumer dans le courant des plus prochaines semaines.

 

Tandis que les conciliateurs exhortaient et éteignaient, les cadets provoquaient et soufflaient sur le feu. Bien que Kornilov n'eût pas reçu, la veille, l'autorisation d'employer les armes, non seulement il ne lâchait pas son plan, mais, au contraire, précisément ce matin, prenait des mesures pour opposer aux manifestants de la cavalerie et de l'artillerie. Comptant fermement sur l'intrépidité du général, les cadets, par un tract spécial, appelèrent leurs partisans dans la rue, s'efforçant nettement de pousser l'affaire jusqu'à un conflit décisif. Bien que n'ayant pas réussi sa descente sur le rivage des Dardanelles, Milioukov continuait à développer son offensive, avec Kornilov en qualité d'avant-garde, avec l'Entente en qualité de réserve lourde. La note, envoyée à l'insu du Soviet et l'éditorial de la Rietch devaient jouer le rôle d'une dépêche d'Ems adressée par le chancelier libéral de la Révolution de Février. " Tous ceux qui tiennent pour la Russie et sa liberté doivent serrer les rangs autour du gouvernement provisoire et le soutenir " — ainsi parlait l'appel du Comité central cadet, invitant tous les braves citoyens à descendre dans la rue pour lutter contre les partisans d'une paix immédiate.

La Nevsky, artère principale de la bourgeoisie, se transforma en un immense meeting des cadets. Une manifestation considérable, à la tête de laquelle se trouvèrent les membres du Comité central cadet, se dirigeait vers le palais Marie. Partout l'on voyait des pancartes tout fraîchement sorties de l'atelier. " Confiance entière au gouvernement provisoire ! " " Vive Milioukov ! " Les ministres étaient aux anges : ils avaient trouvé leur " peuple " à eux, d'autant mieux visible que des émissaires du Soviet s'épuisaient à disperser les meetings révolutionnaires, refoulant les manifestations d'ouvriers et de soldats du centre vers les faubourgs et dissuadant d'agir les casernes et les usines.

Sous couleur de défendre le gouvernement avait lieu une première mobilisation franchement et largement déclarée des forces contre-révolutionnaires, Au centre de la ville apparurent des camions chargés d'officiers, de junkers, d'étudiants armés. Sortirent aussi les chevaliers de Saint-Georges. La jeunesse dorée organisa sur la Nevsky un tribunal public incriminant sur place les léninistes et " les espions allemands ". Il y eut des échauffourées et des victimes. La première collision sanglante, à ce que l'on a raconté, débuta par une tentative que firent des officiers pour arracher à des ouvriers un drapeau portant une inscription contre le gouvernement provisoire. On s'affrontait avec un acharnement toujours croissant, une fusillade s'ouvrit qui, dans l'après-midi, devint presque incessante. Personne ne savait exactement quels étaient ceux qui tiraient et dans quel but. Mais il restait déjà des victimes de cette fusillade désordonnée, causée en partie par la malfaisance, en partie par la panique, La température devenait incandescente.

Non, cette journée ne ressemblait en rien à une manifestation d'unité nationale. Deux mondes se dressaient l'un en face de l'autre. Les colonnes de patriotes, appelées dans la rue par le parti cadet contre les ouvriers et les soldats, se composaient exclusivement des éléments bourgeois de la population, officiers, fonctionnaires, intellectuels. Deux torrents humains, l'un pour Constantinople, l'autre pour la paix, déferlaient de différentes parties de la ville ; différents par leur composition sociale, absolument dissemblables par leur aspect extérieur, affirmant leur hostilité sur des pancartes, et, se heurtant, ils y allaient avec le poing, le bâton, voire les armes à feu.

Au Comité exécutif parvint cette nouvelle inattendue que Kornilov faisait avancer des canons sur la place du Palais. Initiative indépendante du commandant du corps d'armée ? Non, le caractère et la carrière ultérieure de Kornilov démontrent que le brave général avait toujours quelqu'un pour le mener par le bout du nez — fonction que, cette fois, remplissaient les leaders cadets. C'est seulement en comptant sur l'intervention de Kornilov, et afin de rendre cette intervention indispensable, qu'ils avaient appelé leurs masses dans la rue. Un des jeunes historiens note justement que la tentative faite par Kornilov pour rassembler les écoles militaires sur la place du Palais coïncida non pas avec une nécessité réelle ou imaginaire de défendre le palais Marie contre une foule hostile, mais avec la plus forte poussée de la manifestation des cadets.

Le plan Milioukov-Kornilov échoua cependant, et de très honteuse façon. Si naïfs que fussent les leaders du Comité exécutif, ils ne pouvaient pas ne pas comprendre que leurs têtes étaient en jeu. Déjà, dès les premières informations concernant des rencontres sanglantes sur la Nevsky, le Comité exécutif expédiait à tous les contingents militaires de Pétrograd et des environs un ordre télégraphique : n'envoyer, sans injonction du Soviet, aucun détachement dans les rues de la capitale. Maintenant que les intentions de Kornilov s'étaient dévoilées, le Comité exécutif, en dépit de toutes ces déclarations solennelles, mit les deux mains à la roue du gouvernail, non seulement en exigeant du commandant de corps qu'il retirât les troupes immédiatement, mais en chargeant Skobélev et Filippovsky de faire rentrer les soldats chez eux, d'ordre du Soviet, " Sauf appel du Comité exécutif, en ces jours de perturbation, ne sortez pas dans la rue avec les armes à la main. Seul, le Comité exécutif détient le droit de disposer de vous. " Désormais, tout ordre de sortie des troupes, exception faite du service ordinaire, doit être donné sur un document officiel du Soviet et signé au moins par deux membres fondés de pouvoir à cet effet.

Le Soviet avait, semblait-il, interprété d'une façon non équivoque les actes de Kornilov, en tant que tentative de la contre-révolution pour provoquer la guerre civile. Mais, en réduisant à rien par son ordonnance le commandement du corps d'armée, le Comité exécutif ne songea même pas à destituer Kornilov en personne : peut-on attenter aux prérogatives du pouvoir ? " Les mains tremblent. " Le jeune régime était enveloppé de fictions, — comme un malade, d'oreillers et de compresses. Du point de vue des rapports de forces, ce qui est cependant le plus édifiant, c'est que non seulement la troupe, mais les écoles d'officiers, même avant d'avoir reçu l'ordonnance de Tchkhéidzé, refusèrent de marcher sans une sanction du Soviet. Imprévus pour les cadets, les désagréments qui pleuvaient sur eux l'un après l'autre étaient les inévitables conséquences du fait que la bourgeoisie russe, dans la période de la révolution nationale, s'avéra une classe antinationale — ce qui pouvait être, pendant un court laps de temps, masqué par la dualité de pouvoirs, mais ne pouvait être réparé.

La crise d'avril, apparemment, promettait de se terminer en partie nulle. Le Comité exécutif avait réussi à retenir les masses sur le seuil du double pouvoir. De son côté, le gouvernement reconnaissant expliqua que, par " garanties " et " sanctions ", il convenait d'entendre des tribunaux internationaux, la limitation des armements et autres choses magnifiques. Le Comité exécutif se hâta de se raccrocher à ces concessions terminologiques, et, par trente-quatre voix contre dix-neuf, déclara que l'incident était clos. Pour tranquilliser sa base inquiète, la majorité vota encore des décisions de ce genre : renforcer le contrôle sur l'activité du gouvernement provisoire ; sans avertissement préalable au Comité exécutif, aucun acte politique d'importance ne doit être promulgué ; la composition du corps diplomatique doit être radicalement modifiée. La dualité de pouvoirs, existant en fait, était traduite dans le langage juridique d'une constitution. Mais rien, en cette circonstance, n'était changé dans la nature des choses. L'aile gauche ne put obtenir même de la majorité conciliatrice la démission de Milioukov. Tout devait rester comme par le passé. Au-dessus du gouvernement provisoire s'élevait le contrôle beaucoup plus efficace de l'Entente que le Comité exécutif ne songeait pas du tout à attaquer.

Le soir du 21, le Soviet de Pétrograd résumait la situation. Tsérételli, dans son rapport, mentionnait la nouvelle victoire des sages dirigeants qui mettait fin à toutes fausses interprétations de la note du 27 mars. Kaménev, au nom des bolcheviks, proposait la formation d'un gouvernement purement soviétique. Kollontai, révolutionnaire populaire, qui, pendant la guerre, était venu des mencheviks aux bolcheviks, proposait d'organiser un référendum dans les districts de Pétrograd et des environs sur la préférence à accorder à tel ou tel gouvernement provisoire. Mais ces propositions passèrent presque inaperçues du Soviet : la question semblait tranchée. A une énorme majorité, contre treize voix, fut adoptée la résolution réconfortante du Comité exécutif. Il est vrai que la plupart des députés bolcheviks se trouvaient encore dans leurs usines, dans les rues, dans les manifestations. Mais il reste néanmoins hors de doute que, dans la masse profonde du Soviet, il n'y eut aucun déplacement d'opinion dans le sens des bolcheviks.

Le Soviet ordonna de s'abstenir pendant deux jours de toute manifestation dans la rue. La décision fut prise à l'unanimité. Chez aucun, il n'y eut ombre de doute que tous se soumettraient à cette résolution. Et en effet : ouvriers, soldats, jeunesse bourgeoise, le quartier de Vyborg et la Perspective Nevsky, personne n'osa désobéir à l'ordonnance du Soviet. L'apaisement fut obtenu sans aucune mesure coercitive. Il suffisait au Soviet de se sentir maître de la situation pour le devenir effectivement.

Aux rédactions des journaux de gauche affluaient, pendant ce temps, des dizaines et des dizaines de résolutions d'usines et de régiments, exigeant la démission immédiate de Milioukov, parfois même de tout le gouvernement provisoire. Pétrograd ne fut pas seul à s'ébranler. A Moscou, les ouvriers abandonnaient leurs machines, les soldats sortaient des casernes, remplissant les rues de protestations orageuses. Au Comité exécutif affluèrent dans les journées suivantes des télégrammes de dizaines de soviets locaux contre la politique de Milioukov, promettant un plein appui au Soviet. Les mêmes voix venaient du front. Mais tout devait rester comme par le passé.

" Dans la journée du 21 avril, — affirmait plus tard Milioukov — un état d'esprit favorable au gouvernement prédominait dans les rues. " Il parle évidemment des rues qu'il put observer du haut de son balcon, lorsque la plupart des ouvriers et des soldats furent rentrés chez eux. En réalité, le gouvernement se trouva complètement mis à découvert. Il n'avait pour lui aucune force sérieuse. Nous venons de l'entendre dire par Stankévitch et le prince Lvov lui-même. Que signifiaient donc les assurances de Kornilov affirmant qu'il disposait de forces suffisantes pour mater les séditieux ? Rien, sauf l'extrême étourderie de l'honorable général. Sa légèreté s'épanouira toute en août, lorsque le conspirateur Kornilov fera marcher contre Pétrograd des troupes inexistantes. Kornilov essayait encore de juger des contingents militaires d'après la composition du commandement. Le corps des officiers, dans sa majorité, était indubitablement avec lui, c'est-à-dire était prêt, sous prétexte de défendre le gouvernement provisoire, à casser l'échine aux soviets. Les soldats tenaient pour le Soviet, tout en étant d'une opinion infiniment plus à gauche que celle du Soviet. Mais comme le Soviet lui-même tenait pour le gouvernement provisoire, il s'ensuivait que Kornilov pouvait, pour défendre ce gouvernement, faire marcher des soldats soviétiques ayant à leur tête des officiers réactionnaires. Grâce au régime du double pouvoir, tous jouaient à colin-maillard. Cependant, à peine les leaders du Soviet eurent-ils ordonné aux troupes de ne pas sortir de leurs casernes que Kornilov resta un pied en l'air, et avec lui tout le gouvernement provisoire.

Et, néanmoins, le gouvernement ne s'écroula point. Les masses qui avaient commencé l'attaque n'étaient pas du tout prêtes à la mener jusqu'au bout. Les leaders conciliateurs pouvaient, par suite, essayer encore de faire rétrograder le régime de Février jusqu'à son point de départ. Ayant oublié, ou bien désirant obliger les autres à oublier que le Comité exécutif s'était trouvé forcé de mettre, ouvertement et contre les autorités " légales ", la main sur l'armée, les Izvestia du Soviet se plaignaient, le 22 avril : " Les soviets ne s'efforçaient point de s'emparer du pouvoir. Or, sur de nombreux drapeaux des partisans du Soviet, il y avait des inscriptions exigeant le renversement du gouvernement et la transmission de tout le pouvoir au Soviet... " N'est-il pas abominable, en effet, que les ouvriers et les soldats aient voulu séduire les conciliateurs en leur offrant le pouvoir, c'est-à-dire aient considéré sérieusement ces messieurs comme capables de faire du pouvoir un usage révolutionnaire ?

Non, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ne voulaient pas du pouvoir, La résolution bolcheviste demandant le passage du pouvoir aux soviets rassembla, dans le Soviet de Pétrograd, comme nous l'avons vu, un nombre insignifiant de voix. A Moscou, la résolution de défiance à l'égard du gouvernement provisoire, proposée par les bolcheviks le 22 avril, réunit soixante-quatorze voix sur de nombreuses centaines. Il est vrai que le Soviet de Helsingfors, où dominaient pourtant les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, vota, ce jour même, une résolution exceptionnellement hardie pour ce temps-là, offrant au Soviet de Pétrograd des forces armées pour l'aider à éliminer " le gouvernement provisoire impérialiste ". Mais cette résolution, adoptée sous la pression directe des marins de la flotte de guerre, constituait une exception. Dans son écrasante majorité, la représentation soviétique des masses qui, la veille, avaient été si prêtes à une insurrection contre le gouvernement provisoire restait entièrement sur le terrain du double pouvoir. Que signifie cela ?

La contradiction éclatante entre la hardiesse de l'offensive des masses et les tergiversations de sa représentation politique n'est pas accidentelle. Les masses opprimées, à une époque révolutionnaire, sont entraînées à l'action directe plus aisément et rapidement qu'elles n'apprennent à donner à leurs désirs et à leurs revendications une expression en bonne forme par leur propre représentation. Plus est abstrait le système de la représentation, plus celui-ci retarde sur le rythme des événements déterminés par les actions de masses. La représentation soviétique, la moins abstraite de toutes, a, dans les conditions d'une révolution, des avantages incomparables : il suffit de rappeler que les doumas démocratiques, élues sur la base du règlement intérieur du 17 avril, n'étant gênées par personne ni par rien, se trouvèrent absolument impuissantes à faire concurrence aux soviets. Mais, avec tous les avantages de leur liaison organique avec les usines et les régiments, c'est-à-dire avec les masses actives, les soviets n'en sont pas moins une représentation et, par conséquent, ne sont pas exempts des conventions et des déformations du parlementarisme.

La contradiction, dans une représentation même soviétique, consiste en ceci que, d'une part, elle est nécessaire pour l'action des masses, et que, d'autre part, elle devient facilement pour cette action une entrave conservatrice. L'issue pratique de la contradiction est, en chaque occasion, de renouveler la représentation. Mais cette opération, qui n'est pas tellement simple, se trouve être, surtout en révolution, une déduction de l'action directe sur laquelle, par conséquent, elle retarde. En tout cas, le lendemain de la demi-insurrection d'avril, plus exactement du quart d'insurrection, car la demi-insurrection se produira en juillet, — on voyait en séance du Soviet les mêmes députés que la veille, lesquels, se retrouvant là dans l'ambiance coutumière, votaient pour les propositions des dirigeants habituels.

Mais cela ne signifie nullement que la tempête d'avril ait passé sans laisser de traces sur le Soviet et sur le système de Février en général et, d'autant plus, sur les masses mêmes. La grandiose intervention des ouvriers et des soldats dans les événements politiques, quoique non poussée jusqu'au bout, modifie la situation politique, donne une impulsion au mouvement général de la révolution, accélère les inévitables groupements et contraint les politiciens de cabinet et de coulisses à oublier leurs plans de la veille et à adapter leurs actes aux nouvelles circonstances.

Après que les conciliateurs eurent liquidé l'explosion de guerre civile, s'imaginant que tout en revenait aux anciennes positions, la crise gouvernementale s'ouvrit seulement. Les libéraux ne voulaient plus gouverner sans une participation directe au pouvoir des socialistes. Ces derniers, forcés par la logique de la dualité de pouvoirs d'accepter cette condition, exigèrent, de leur côté, une liquidation démonstrative du programme des Dardanelles, ce qui amena inéluctablement la liquidation de Milioukov. Le 2 mai, celui-ci se trouva dans l'obligation de quitter les rangs du gouvernement. Le mot d'ordre de la manifestation du 20 avril se réalisa ainsi avec un retard de douze jours et contre la volonté des leaders du Soviet.

Mais les anicroches et les atermoiements ne soulignèrent que plus vivement l'impuissance des dirigeants. Milioukov, qui s'était disposé à effectuer, avec l'assistance de son général, un brusque revirement dans le rapport des forces, fut projeté hors du gouvernement avec fracas, comme un bouchon. Le brave général se trouva obligé de donner sa démission. Les ministres n'avaient plus du tout un air de fête. Le gouvernement suppliait le Soviet de consentir à une coalition. Tout cela parce que les masses avaient appuyé sur le grand bras du levier.

Cela ne signifie pourtant pas que les partis conciliateurs se fussent rapprochés des ouvriers et des soldats. Au contraire, les événements d'avril, ayant révélé les possibilités imprévues qui étaient latentes dans les masses, poussèrent les leaders démocrates encore plus vers la droite, dans le sens d'un plus étroit rapprochement avec la bourgeoisie. A partir de ce moment, la ligne patriotique prend définitivement le dessus. La majorité du Comité exécutif devient plus concentrée. Des radicaux amorphes tels que Soukhanov, Stiéklov et autres, qui récemment encore inspiraient la politique soviétique et tentaient de sauvegarder quelque chose des traditions du socialisme, sont mis à l'écart. Tsérételli établit un courant fermement conservateur et patriotique, constituant une adaptation de la politique de Milioukov à la représentation des masses laborieuses.

La conduite du parti bolchevik pendant les Journées d'Avril ne fut pas homogène. Les événements avaient surpris le parti à l'improviste. La crise intérieure s'achevait seulement, on préparait activement la conférence du parti. Sous l'impression de l'extrême surexcitation dans les districts, certains bolcheviks se prononçaient pour le renversement du gouvernement provisoire. Le Comité de Pétrograd qui, encore le 5 mars, avait voté une résolution de confiance conditionnelle en faveur de ce gouvernement, restait perplexe. Il fut décidé d'organiser pour le 21 une manifestation, mais le but n'en fut pas défini d'une façon suffisamment claire. Une partie du Comité de Pétrograd fit descendre les ouvriers et les soldats dans la rue dans l'intention, non à vrai dire très nette, d'essayer de renverser au passage le gouvernement provisoire. Dans le même sens agissaient certains éléments de la gauche, en dehors du parti. Vraisemblablement s'y mêlèrent aussi des anarchistes, peu nombreux mais actifs. Aux troupes s'adressaient divers individus, réclamant des autos blindées ou des renforts en général, soit pour procéder à l'arrestation du gouvernement provisoire, soit pour combattre l'ennemi dans la rue. La division des autos blindées, proche aux bolcheviks, déclara toutefois qu'elle ne mettrait ses machines à la disposition de personne autrement que sur un ordre du Comité exécutif.

Les cadets essayaient par tous les moyens d'imputer aux bolcheviks les conflits sanglants qui s'étaient produits. Mais une commission spéciale du Soviet établit irréfragablement que la fusillade était partie d'abord non de la rue, mais des portes cochères et des fenêtres. Dans les journaux parut un communiqué du procureur : " La fusillade a été le fait de gens appartenant aux bas-fonds de la société, dans l'intention de provoquer des désordres et des troubles toujours avantageux aux voyous. "

L'hostilité à l'égard des bolcheviks, du côté des partis soviétiques dirigeants, était encore loin d'atteindre la violence qui, deux mois plus tard, en Juillet, obscurcit définitivement toute raison et toute conscience. La magistrature, quoique subsistant dans ses anciens cadres, se redressa devant la révolution et, en avril, ne se permettait pas encore d'employer contre l'extrême-gauche les méthodes de l'Okhrana (Sûreté) tsariste. L'attaque de Milioukov fut, sur cette ligne aussi, repoussée sans difficulté.

Le Comité central tança l'aile gauche des bolcheviks et déclara, le 21 avril, que le Soviet avait eu, selon lui, parfaitement raison d'interdire les manifestations, et qu'il fallait obtempérer sans condition. " Le mot d'ordre : " A bas le gouvernement provisoire ! " n'est pas juste présentement — disait la résolution du Comité central — parce qu'à défaut d'une majorité populaire solide (c'est-à-dire consciente et organisée) tenant pour le prolétariat révolutionnaire, ce mot d'ordre ou bien n'est qu'une phrase, ou bien se ramène à des tentatives aventureuses. " Comme tâches du moment, la résolution indique la critique, la propagande et la conquête de la majorité dans les soviets, en tant que prémisses de la conquête du pouvoir.

Cette déclaration, aux yeux des adversaires, parut être quelque chose comme une reculade des dirigeants épouvantés, ou comme une subtile manœuvre. Mais nous connaissons déjà la position fondamentale de Lénine dans la question du pouvoir ; maintenant, il apprenait au Parti à appliquer " les thèses d'avril " d'après l'expérience des événements.

Trois semaines auparavant, Kaménev se déclarait " heureux " de voter avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires pour une seule et même résolution sur le gouvernement provisoire, et Staline développait la théorie de la division du travail entre cadets et bolcheviks. Comme elles sont déjà lointaines, ces journées et ces théories ! Après la leçon des jours d'Avril, Staline, pour la première fois, se prononça, enfin, contre la théorie d'un " contrôle " bienveillant sur le gouvernement provisoire, abandonnant avec circonspection sa propre opinion de la veille. Mais cette manœuvre passa inaperçue.

En quoi consistait l'esprit d'aventure dans la politique de certains éléments du parti demandait Lénine à la conférence qui s'ouvrit immédiatement après les journées d'épouvante. Cet esprit se voyait dans les tentatives d'action violente là où, pour la violence révolutionnaire, il n'y avait pas encore ou il n'y avait plus de place. " On peut renverser celui que le peuple connaît comme un oppresseur. Or, actuellement, il n'y a pas du tout d'oppresseurs, les canons et les fusils sont entre les mains des soldats et non des capitalistes ; les capitalistes l'emportent en ce moment non par la violence, mais par la tromperie, et l'on ne saurait crier présentement à la violence : c'est un non-sens... Nous avons donné le mot d'ordre de manifestations pacifiques. Nous désirions opérer seulement une reconnaissance pacifique, voir les forces de l'ennemi, mais non livrer combat ; or, le Comité de Pétrograd a pris un peu trop à gauche... Avec un mot d'ordre juste : " Vivent les soviets ! " l'on en a donné un qui n'est pas juste : " A bas le gouvernement provisoire ! " Au moment de l'action, prendre " un petit peu trop à gauche " n'était pas opportun. Nous considérons cela comme un crime très grave, comme de la désorganisation. "

Qu'y a-t-il à la base des événements dramatiques de la révolution ? Des déplacements dans les rapports de forces. Par quoi sont - ils provoqués ? Principalement par les oscillations des classes intermédiaires, de la paysannerie, de la petite bourgeoisie, de l'armée. L'amplitude est formidable entre l'impérialisme des cadets et le bolchevisme. Ces oscillations se produisent simultanément en deux sens contraires. La représentation politique de la petite bourgeoisie, ses sommets, les leaders conciliateurs, tous tendent plutôt vers la droite, du côté de la bourgeoisie. Les masses opprimées, par contre, auront un élan de plus en plus marqué et résolu chaque fois vers la gauche. En se prononçant contre la mentalité aventureuse manifestée par les dirigeants de l'organisation de Pétrograd, Lénine fait une réserve : si les classes intermédiaires penchaient de notre côté sérieusement, profondément, inflexiblement nous n'hésiterions pas une minute à faire déménager le gouvernement du palais Marie. Mais nous n'en sommes pas encore là. La crise d'avril qui s'est montrée dans la rue " n'est ni la première, ni la dernière oscillation de la masse petite-bourgeoisie et demi-prolétarienne ". Notre tâche est encore pour le moment d ’ " expliquer patiemment ", de préparer le mouvement suivant, plus profond, plus conscient, des masses dans notre direction.

En ce qui concerne le prolétariat, sa conversion dans le sens des bolcheviks prit, au courant d'avril, un caractère nettement accusé. Des ouvriers se présentaient aux comités du parti et demandaient comment obtenir leur transfert du parti menchevik au parti bolchevik. Dans les usines, ils se mirent à questionner avec insistance leurs députés sur la politique extérieure, la guerre, le double pouvoir, le ravitaillement, et, en résultat de ces examens, les députés socialistes-révolutionnaires ou mencheviks étaient de plus en plus souvent supplantés par des bolcheviks. Le tournant brusque commença par les soviets de quartier, comme plus proches des usines. Dans les soviets du quartier de Vyborg, de Vassilievsyk-Ostrov, du rayon de Narva, les bolcheviks se trouvèrent, tout d'un coup, vers la fin d'avril, en majorité. C'était un fait de la plus haute signification, mais les leaders du Comité exécutif, absorbés par la haute politique, considéraient avec morgue le remue-ménage des bolcheviks dans les quartiers ouvriers.

Cependant, les districts commençaient à faire une pression de plus en plus sensible sur le centre. Dans les usines, indépendamment du Comité de Pétrograd, s'ouvrit une campagne énergique et fructueuse pour un renouvellement des représentants au Soviet des députés ouvriers de la capitale. Soukhanov estime qu'au début de mai, les bolcheviks avaient pour eux un tiers du prolétariat de Pétrograd. En tout cas, pas moins et c'était le tiers le plus actif. Les lignes amorphes de Mars s'effaçaient, les directions politiques se dessinaient, les thèses " fantaisistes " de Lénine prenaient corps dans les quartiers de Pétrograd.

Chaque pas en avant de la révolution est provoqué ou forcé par une intervention directe des masses, complètement inattendue, dans la majorité des cas, pour les partis soviétiques. Après l'insurrection de Février, lorsque les ouvriers et les soldats eurent renversé la monarchie sans demander rien à personne, les leaders du Comité exécutif estimèrent que le rôle des masses était rempli. Mais ils commirent une erreur fatale. Les masses ne se disposaient pas du tout à quitter la scène. Déjà, au début de mars, au moment de la campagne pour la journée de huit heures, les ouvriers avaient arraché une concession au capital, bien qu'ils fussent sous la pesée des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Le Soviet dut enregistrer une victoire remportée sans lui et contre lui. La manifestation d'avril apporta un deuxième rajustement du même genre. Chacune des manifestations de masse, indépendamment de son but direct, est un avertissement pour la direction. L'admonestation est d'abord modérée, mais devient ensuite de plus en plus hardie. En juillet, elle devient une menace. En octobre, c'est le dénouement.

A tous les moments critiques, les masses interviennent comme " forces élémentaires " — obéissant, en d'autres termes, à leurs propres déductions d'expérience politique et à leurs leaders non reconnus encore officiellement. En s'assimilant tels ou tels éléments d'agitation, les masses, spontanément, en traduisent les déductions dans le langage de l'action. Les bolcheviks, en tant que parti, ne dirigeaient pas encore la campagne pour la journée de huit heures. Les bolcheviks n'avaient pas non plus appelé les masses à la manifestation d'avril. Les bolcheviks n'appelleront pas non plus les masses armées à descendre dans la rue au début de juillet. C'est seulement en octobre que le parti parviendra définitivement à prendre le pas et marchera à la tête de la masse, non plus déjà pour une manifestation, mais pour l'insurrection.

 

 

     suite

 


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