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1930

L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.)


Histoire de la révolution russe

Léon Trotsky

 

20 La paysannerie

 

 

 

Les assises profondes de la révolution étaient dans la question agraire. Dans le régime archaïque de la possession du sol, directement issu du droit de servage, dans l'autorité traditionnelle du propriétaire noble, dans les liens étroits entre ce propriétaire, l'administration locale et le zemstvo de caste, avaient leur racine les phénomènes de barbarie les plus saillants de l'existence russe que couronnait la monarchie raspoutinienne. Le moujik, qui servait d'appui à l'asiatisme séculaire, en était en même temps une de ses premières victimes.

Dans les premières semaines qui suivirent l'insurrection de Février, la campagne resta presque inerte. Les générations les plus actives se trouvaient au front. Les aînés, demeurés dans leurs foyers, se rappelaient trop bien qu'une révolution se termine par des expéditions punitives. Le village se taisant, la ville se taisait sur le village. Mais le spectre de la guerre paysanne, dès le mois de mars, planait sur les nids des propriétaires nobles. Des provinces les plus peuplées de nobles, c'est-à-dire les plus arriérées et réactionnaires, un appel au secours se fit entendre même avant qu'un danger réel se fût manifesté. Les libéraux reflétaient parfaitement les appréhensions des propriétaires ; les conciliateurs l'état d'esprit des libéraux. " Pousser à fond le problème agraire dans les plus prochaines semaines – disait, après l'insurrection, le raisonneur de " gauche " Soukhanov – serait nuisible et il n'en est nul besoin. " De la même manière que, comme nous savons, Soukhanov jugeait nuisible de pousser trop vite la question de la paix et celle de la journée de huit heures. Esquiver les difficultés, c'était plus simple. En outre, les propriétaires nobles cherchaient à intimider, disant qu'un bouleversement des rapports agraires aurait un effet nocif sur les ensemencements et sur l'approvisionnement des villes. Le Comité exécutif expédiait aux provinces des télégrammes recommandant " de ne pas se laisser entraîner par les affaires agraires au préjudice du ravitaillement des villes ".

En de nombreuses localités, les propriétaires, épouvantés par la révolution, s'abstinrent de faire les semailles de printemps. Étant donné la grave situation du pays au point de vue approvisionnement, les terres en jachère semblaient appeler d'elles-mêmes un nouveau maître. La paysannerie se mouvait sourdement. Ne comptant pas sur le nouveau pouvoir, les propriétaires nobles entreprirent une hâtive liquidation de leurs domaines. Les koulaks se mirent à acheter tant et plus de terres nobles, calculant qu'une expropriation par contrainte ne les toucherait pas, en tant que paysans. Nombre de ces marchés eurent un caractère visiblement fictif. On supposait que les propriétés privées, au-dessous d'une certaine norme, seraient épargnées ; en conséquence, les propriétaires nobles divisaient artificiellement leurs domaines en petits lotissements, recourant à des hommes de paille. Fréquemment, des terres étaient mises au nom d'étrangers, de citoyens des pays alliés ou neutres. La spéculation des koulaks et les filouteries des propriétaires nobles menaçaient de ne lien laisser du fonds agraire au moment de la convocation de l'Assemblée constituante.

Le village voyait ces manœuvres. D'où cette revendication : suspendre par un décret toutes ventes de terres. Des démarcheurs paysans se dirigèrent vers les villes, vers les nouveaux maîtres, pour réclamer terre et justice. Il arriva plus d'une fois aux ministres, après des débats élevés ou des ovations, de tomber à leur sortie sur de bien modestes personnages, des députés paysans. Soukhanov raconte qu'un de ces démarcheurs, les larmes aux yeux, suppliait les citoyens-ministres de publier une loi protégeant les biens-fonds contre les ventes, il fut interrompu avec impatience par Kérensky tout agité et blême : " J'ai dit que ce serait fait, donc ce sera fait... Et ce n'est pas la peine de me regarder d'un air méfiant. " Soukhanov, qui assistait à cette scène, ajoute : " Je rapporte littéralement le fait – et Kérensky avait raison : les moujiks avaient des regards méfiants pour le fameux ministre et leader du peuple. " Dans ce bref dialogue entre ce paysan qui sollicite encore, mais n'a déjà plus confiance, et le ministre radical qui repousse d'un geste la défiance du paysan, apparaît inévitable l'écroulement du régime de Février.

L'ordonnance sur les comités agraires, en tant qu'organes de préparation de la réforme, fut publiée par le premier ministre de l'Agriculture, le cadet Chingarev. Le comité agraire suprême, à la tête duquel se trouva un bureaucrate libéral, le professeur Postnikov, se composait surtout de populistes qui craignaient, par-dessus tout, de se montrer moins modérés que leur président. Des comités agraires locaux furent institués dans les départements (gouvernements), les districts et les cantons. Tandis que les soviets, se greffant assez difficilement sur le milieu rural, étaient considérés comme des organes privés, les comités agraires avaient un caractère gouvernemental. Moins leurs fonctions étaient déterminées par leur situation, plus il leur était difficile de résister à la poussée des paysans. Plus bas était le degré hiérarchique du comité, plus il était proche de la terre, plus rapidement il devenait l'instrument du mouvement paysan.

Vers la fin de mars commencent à parvenir à la capitale de premières informations alarmantes sur l'entrée en scène des paysans. Le commissaire de Novgorod annonce télégraphiquement des désordres fomentés par un certain sous-lieutenant Panassiouk, " des arrestations injustifiées de propriétaires nobles ", etc. Dans le gouvernement de Tambov, une bande de paysans, à la tête de laquelle se trouvaient quelques soldats en congé, a pillé un manoir. Les premiers communiqués sont indubitablement exagérés, les propriétaires, dans leurs plaintes, grossissent évidemment les conflits et anticipent. Mais ce qui est hors de doute, c'est l'action directrice, dans le mouvement paysan, des soldats qui apportent du front et des garnisons des villes l'esprit d'initiative.

Un des comités de canton du gouvernement de Kharkov décida, le 5 avril, de procéder, chez les propriétaires, à des perquisitions pour saisir leurs armes. Il y a déjà là un net pressentiment de guerre civile. L'apparition de troubles dans le district de Skopine du gouvernement de Riazan s'explique pour le commissaire par une décision du comité exécutif d'un district voisin, sur l'affermage obligatoire par les paysans des terres des propriétaires nobles. " L'agitation des étudiants pour obtenir l'apaisement jusqu'à l'Assemblée constituante, n'a pas de succès. " Ainsi nous apprenons que " les étudiants " qui, à l'époque de la première révolution, avaient appelé les paysans à la terreur agraire – telle était, en ce temps-là, la tactique des socialistes-révolutionnaires prêchent par contre, en 1917, le calme et la légalité, mais à vrai dire sans succès.

Un commissaire du gouvernement de Simbirsk brosse le tableau d'un mouvement paysan plus développé : des comités de canton et de village, – nous en reparlerons par la suite, – arrêtent des propriétaires, les expulsent de la province, enlèvent les ouvriers agricoles aux champs des propriétaires, s'emparent des terres, établissent un prix de fermage arbitraire. " Les délégués envoyés par le Comité exécutif prennent le parti des paysans. " En même temps commence un mouvement des " communaux " contre les " nouveau-lotis ", c'est-à-dire contre les paysans cossus qui s'étaient séparés des communautés, en prenant des lotissements indépendants, sur la base de la loi Stolypine du 9 novembre 1906. " La situation dans la province menace les ensemencements ". Le commissaire du gouvernement de Simbirsk, dès avril, ne voit pas d'autre issue que de déclarer immédiatement la terre propriété nationale, à telle fin que les modalités d'exploitation agricole soient dans la suite fixées par l'Assemblée constituante.

Du district de Kachira, tout près de Moscou, des plaintes sont portées contre le Comité exécutif qui excite la population à s'emparer, sans dédommagement, des terres des églises, des monastères et des propriétaires nobles. Dans le gouvernement de Koursk, des paysans expulsent des domaines les prisonniers de guerre qui y travaillent et les incarcèrent même dans la prison locale. Après les congés paysans, les ruraux du gouvernement de Penza, enclins à prendre à la lettre les résolutions des socialistes révolutionnaires sur la terre et la liberté, se mirent à violer des contrats récemment conclus avec les propriétaires de biens-fonds. En même temps, ils menèrent une offensive contre les nouveaux organes du pouvoir. " Lors de la formation des comités exécutifs de cantons et de districts, en mars, les intellectuels y entrèrent en majorité ; mais, ensuite – rapporte le commissaire de Penza – des voix s'élevèrent contre l'intelliguentsia, et, dés le milieu d'avril, partout, les comités se composaient exclusivement de paysans dont la tendance, en ce qui concerne la terre, allait nettement à l'illégalité. "

Un groupe de propriétaires d'une province voisine, le gouvernement de Kazan, se plaignait au gouvernement provisoire d’être dans l'impossibilité de mener les exploitations, vu que les paysans expulsaient les ouvriers agricoles, raflaient les semences, saisissaient en de nombreux endroits tous les biens meubles des manoirs, interdisaient aux propriétaires de faire couper du bois leurs forêts, proféraient des menaces de violence et de mort. "Il n'y a pas de justice, tous font ce qu'ils veulent, les éléments raisonnables sont terrorisés. " Les propriétaires du gouvernement de Kazan savent déjà quel est le coupable de l'anarchie : " Les décisions du gouvernement provisoire sont ignorées dans les villages mais les tracts des bolcheviks sont très répandus. "

Pourtant, ce n'étaient pas les instructions du gouvernement qui manquaient. Par un télégramme du 20 mars, le prince Lvov invitait les commissaires à créer des comités de canton comme organes de l'autorité locale, recommandant en outre d’attacher à l'œuvre de ces comités " les propriétaires de l'endroit et toutes les forces intellectuelles de la campagne ". On supputait d'organiser toute la structure étatique d'après le système des chambres de conciliation. Les commissaires durent bientôt verser des larmes, voyant qu'on écartait " les forces intellectuelles " : évidemment, le moujik n'avait pas confiance en des Kérensky de district et de canton.

Le 3 avril, l'adjoint à la présidence du prince Lvov, le prince Ouroussov – le ministère de l'Intérieur, comme on voit, comptait de nobles titres – prescrit de ne tolérer aucun arbitraire et surtout de protéger " la liberté de chaque possédant dans l'administration de sa terre ", c'est-à-dire la plus exquise de toutes les libertés. Dix jours plus tard, le prince Lvov lui-même juge indispensable de se mettre à la tâche, ordonnant aux commissaires " de refréner par tous les moyens que leur donne la loi tous les actes de violence et de pillage ". Et encore deux jours après, le Prince Ouroussov prescrit à un commissaire provincial " de prendre des mesures pour la protection des haras contre les entreprises arbitraires en expliquant aux paysans "..., etc.

Le 18 avril, le prince Ouroussov s'inquiète de ce que les prisonniers de guerre qui travaillent chez les propriétaires nobles commencent à formuler des revendications exagérées et ordonne aux commissaires d'infliger à ces effrontés des pénalités sur la base des droits précédemment accordés aux gouverneurs tsaristes. Circulaires, instructions, ordres télégraphiques tombent de là-haut en pluie ininterrompue. Le 12 mai, le prince Lvov énumère dans un nouveau télégramme les actes d'illégalité qui " ne cessent de se produire dans tout le pays"  : arrestations arbitraires, perquisitions, licenciements de fonctionnaires, évincement d'administrateurs de domaines, de directeurs de fabriques et d'usines ; destructions de biens, pillages, désordres ; violences exercées sur des personnes en place ; contributions imposées à la population ; excitation d'une partie de la population contre une autre etc., etc. " Tous actes de ce genre doivent être considérés comme absolument illégaux, et même, dans certains cas, comme anarchiques... " La qualification n'est pas très claire, mais la conclusion est nette : " Prendre les mesures les plus résolues. " Les commissaires provinciaux distribuaient résolument la circulaire aux districts, les commissaires de district faisaient pression sur les comités de canton, et tous ensemble découvraient leur impuissance devant le moujik.

Presque partout interviennent dans l'affaire les formations militaires les plus voisines. Le plus souvent, c'est à elles qu'appartient l'initiative. Le mouvement prend des formes extrêmement variées, en fonction des conditions locales et du degré d'aggravation de la lutte. En Sibérie, où il n'y a pas de propriétaires nobles, les paysans s'approprient les terres des églises et des monastères. D'ailleurs, le clergé est dans une mauvaise passe en d'autres points du pays. Dans le dévot gouvernement de Smolensk, les popes et les moines, sous l'influence des soldats revenus du front, subissent des arrestations. Les autorités locales se trouvent forcées d'aller plus loin qu'elles ne voudraient, à seule fin d'empêcher les paysans de prendre des mesures infiniment plus radicales. Le comité exécutif d'un district du gouvernement de Samara, au début de mai, désigna une tutelle publique sur le domaine du comte Orlov-Davydov, le protégeant ainsi contre les paysans.

Comme le décret promis par Kérensky, devant interdire les ventes de terres, ne paraissait toujours pas, les paysans se mirent à user de leurs propres poings pour empêcher ces opérations, en s'opposant à l'arpentage des terres. De plus en plus fréquemment l'on confisque chez les propriétaires leurs armes, même leurs fusils de chasse. Les moujiks du gouvernement de Minsk, d'après la plainte d'un commissaire, " considèrent les résolutions du congrès paysan comme une loi. " D'ailleurs, comment comprendre ces résolutions autrement ? Car enfin, ces congrès constituent l'unique autorité réelle dans les provinces. Ainsi se décèle le grand malentendu entre l'intelliguentsia socialiste-révolutionnaire qui se gargarise de mots, et la paysannerie qui réclame des actes.

Vers la fin de mai, la grande steppe asiatique se mit en branle. Les Kirghiz, à qui les tsars avaient enlevé leurs meilleures terres au profit de leurs serviteurs, se soulèvent maintenant contre les propriétaires, les invitant à liquider le plus tôt possible leurs possessions usurpées. " Ce point de vue s'affirme de plus en plus dans la steppe ", rapporte le commissaire d'Akmolinsk.

A l'autre bout du pays, dans le gouvernement de Livonie, un comité exécutif de district envoya une commission d'enquête au sujet de la mise à sac du domaine du baron Sthal von Holstein. La commission reconnut que les désordres avaient été insignifiants, que la présence du baron dans le district était nuisible à la tranquillité et prit cet arrêté : expédier le baron et la baronne à Pétrograd, à la disposition du gouvernement provisoire. Ainsi surgit un des innombrables conflits entre l'autorité locale et le pouvoir central, entre socialistes-révolutionnaires de la base et socialistes-révolutionnaires d'en haut.

Un rapport du 27 mai, reçu du district de Pavlograd (gouvernement d'Ékatérinoslav) dessine un tableau presque idyllique : les membres du Comité agraire élucident devant la population tous les malentendus et, ainsi, " préviennent tous excès ". Hélas ! cette idylle ne durera qu'un petit nombre de semaines.

Le Père Abbé d'un des monastères de Kostroma se plaint amèrement, à la fin de mai, auprès du gouvernement provisoire, des paysans qui ont réquisitionné un tiers de bêtes à cornes du monastère. Le vénérable moine eût pu être plus discret : bientôt, il devra dire adieu aux deux derniers tiers.

Dans le gouvernement de Koursk, on se mit à persécuter les paysans acquéreurs de lotissements qui refusaient de rentrer dans la commune. Devant la grande révolution agraire, avant une péréquation générale des terres, la paysannerie veut se présenter comme un seul tout. Des cloisonnements à l'intérieur peuvent créer des empêchements. Le mir doit marcher comme un seul homme. La lutte pour la conquête des terres nobles s'accompagne, par conséquent, de violences sur les fermes, c'est-à-dire sur les cultivateurs individualistes.

Le dernier jour de mai, l'on arrêta, dans le gouvernement de Perm, le soldat Samoïlov qui exhortait les gens à refuser le paiement de l'impôt. Bientôt, ce sera le soldat Samoïlov qui procédera lui-même à des arrestations. Au cours d'une procession dans un des villages du gouvernement de Kharkov, le paysan Gritsenko mit en pièces, à coups de hache, sous les yeux de toute la population, une icône vénérée de saint Nicolas. Ainsi se manifestent tous les genres de protestation qui se transforment en actes.

Un officier de marine, lui-même propriétaire noble, donne dans des souvenirs anonymes, Notes d'un Garde Blanc, un tableau intéressant de l'évolution du village dans les premiers mois qui suivirent l'insurrection. A tous les postes, " on élisait presque partout des hommes des milieux bourgeois. La tendance de tous était seulement de maintenir l'ordre ". Les paysans, il est vrai, revendiquaient la terre, mais, dans les deux ou trois premiers mois, sans violences. Au contraire, on pouvait constamment entendre dire : " Nous ne voulons pas piller, nous désirons traiter à l'amiable ", etc. Dans ces assurances tranquillisantes, le lieutenant discernait pourtant " une menace cachée ". Et en effet, si la paysannerie, dans la première période, ne recourut pas encore aux violences, " elle se montra tout de suite défiante " à l'égard de ce qu'on appelle les forces intellectuelles. L'état d'esprit de demi-expectative subsista, d'après le garde blanc, jusqu'en mai-juin, " après quoi l'on remarqua une brusque conversion, l'on vit apparaître une tendance à contester les instructions des autorités provinciales, à régler les affaires arbitrairement "... En d'autres termes, la paysannerie avait laissé à la Révolution de Février environ trois mois de délai pour payer les traites socialistes ; après quoi elle commença à procéder d'autorité à des saisies.

Le soldat Tchinénov, qui avait donné son adhésion aux bolcheviks, se rendit, à deux reprises, de Moscou chez lui, dans le gouvernement d'Orel, après l'insurrection. En mai, dans le canton, dominaient les socialistes-révolutionnaires. Les moujiks, en de nombreux endroits, payaient encore aux propriétaires le fermage. Tchinénov organisa une cellule bolcheviste de soldats, d'ouvriers agricoles et de paysans pauvres en terres. La cellule prêchait la suppression du paiement des loyers et la répartition de la terre entre ceux qui en manquaient. Immédiatement, l’on prit en compte les prés des propriétaires, on les partagea entre les villages, on les faucha. " Les socialistes-révolutionnaires qui siégeaient au comité de canton criaient à l'illégalité de nos actes mais ne refusèrent pas de prendre leur part de foin. " Comme les représentants des villages, par crainte des responsabilités se démettaient de leur charge, les paysans en élisaient d’autres, plus résolus. Ce n'étaient pas toujours les bolcheviks, loin de là.

Par leur pression directe, les paysans introduisaient la division dans le parti socialiste-révolutionnaire, séparant les éléments animés d'un esprit révolutionnaire, des fonctionnaires et des carriéristes. Après avoir fauché l'herbe des seigneurs, les moujiks s'en prirent aux jachères et se partagèrent la terre pour les semailles d'hiver. La cellule bolcheviste décida de perquisitionner dans les granges des propriétaires et d'expédier les réserves de grains au centre affamé. Les décisions de la cellule étaient mises à exécution parce qu'elles correspondaient à l'état d'esprit des paysans. Tchinénov avait apporté avec lui au pays natal des publications bolchevistes dont, avant lui, l'on n'avait pas idée. " Les intellectuels et les socialistes-révolutionnaires de l’endroit faisaient courir le bruit que j'avais apporté beaucoup d’or allemand et que je subornais les paysans. " Des processus se développent avec plus ou moins d'ampleur. Chaque canton avait ses Milioukov, ses Kérensky et ses Lénine.

Dans le gouvernement de Smolensk, l'influence des socialistes-révolutionnaires commença à se renforcer après le congrès des députés paysans qui se prononça, comme de raison pour la remise de la terre au peuple. Les paysans prirent cette décision intégralement, mais, se distinguant en cela des dirigeants, la prirent au sérieux. Dès lors, le nombre des socialistes-révolutionnaires dans les campagnes s'accroît constamment. " Quiconque avait assisté au moins à un congrès quelconque dans la fraction des socialistes-révolutionnaires – raconte un des militants de l'endroit – se considérait comme socialiste révolutionnaire ou bien comme quelque chose dans ce genre "... Il y avait en garnison dans la ville du district deux régiments qui se trouvaient aussi sous l'influence des socialistes-révolutionnaires. Les comités agraires des cantons commençaient à labourer les terres des propriétaires nobles, à faucher les prés. Le commissaire de la province, le socialiste-révolutionnaire Efimov, expédiait des ordonnances comminatoires. Le village était déconcerté : ce même commissaire n'avait-il pas dit au congrès de la province que les paysans constituaient maintenant le pouvoir même, et que seul pouvait profiter de la terre celui qui la travaillait lui-même ? Mais il fallait compter avec les faits. Sur ordre du commissaire socialiste-révolutionnaire Efimov, dans le seul district d'Elnino, seize comités agraires de canton sur dix-sept furent, dans le courant des mois suivants, traduits devant la justice pour s'être emparés des terres des propriétaires. C'est de cette façon originale qu'allait à son dénouement le roman de l'intelliguentsia populiste avec le peuple. Il y avait tout au plus trois ou quatre bolcheviks dans tout le district. Leur influence, cependant, grandissait rapidement, éliminant ou scindant les socialistes-révolutionnaires.

Au début de mai fut convoqué, à Pétrograd, le congrès paysan panrusse. Les délégations représentaient les sommets et avaient un caractère souvent fortuit. Si les congrès d'ouvriers et de soldats retardaient invariablement sur la marche des événements et sur l'évolution politique des masses, il est inutile de dire combien la représentation de la paysannerie disséminée était en retard sur le véritable état d'esprit des campagnes. En qualité de délégués se présentèrent, d'une part, des intellectuels populistes de l'extrême droite, des gens liés avec la paysannerie principalement par la coopération commerçante ou bien par des souvenirs de jeunesse. Le véritable " peuple " était représenté par les ruraux les plus cossus, koulaks, boutiquiers, paysans coopérateurs. Les socialistes-révolutionnaires dominaient sans partage dans ce congrès, et sous l'aspect de leur extrême-droite. Par moments, cependant, eux-mêmes s'arrêtaient, épouvantés devant la stupéfiante combinaison de cupidité pour la terre et d'esprit cent-noir en politique chez d'autres députés. En face de la propriété foncière des nobles, dans ce congrès, se détermina une position commune, extrêmement radicale : " Toutes les terres deviennent des fonds publics, pour une utilisation égalitaire par les travailleurs, sans aucun rachat, " Bien entendu, les koulaks ne comprenaient l'égalisation que dans le sens de leur égalité avec les propriétaires nobles, mais nullement dans le sens de leur égalité avec les ouvriers agricoles. Cependant, ce petit malentendu entre un fictif socialisme populiste et le démocratisme agraire des moujiks ne devait se révéler que par la suite.

Le ministre de l'Agriculture, Tchernov, qui brûlait d'envie d'offrir un œuf de Pâques au congrès des paysans, se promenait vainement avec un projet de décret sur l'interdiction des ventes de terres. Le ministre de la Justice, Péréverzev, qui passait lui aussi pour socialiste-révolutionnaire en son genre, venait justement, pendant les jours du Congrès, d'ordonner aux autorités locales de ne mettre aucun obstacle aux ventes de terres. Les députés paysans, à ce propos, firent un peu de vacarme. Mais l'affaire n'avança point d'un pas. Le gouvernement provisoire du prince Lvov ne consentait pas à mettre la main sur les terres des propriétaires nobles. Les socialistes ne voulaient pas mettre la main sur le gouvernement provisoire. Or, par sa composition, le Congrès était rien moins que capable de trouver une issue à la contradiction entre son appétit de la terre et son esprit réactionnaire.

Le 20 mai, au Congrès des paysans, parla Lénine. Il semblait dit Soukhanov – que Lénine fût tombé dans un parc de crocodiles. " Cependant, les moujiks l'écoutèrent avec attention, et vraisemblablement non sans une sympathie que, seulement, ils n'osèrent pas manifester. " Même résultat dans la section des soldats, extrêmement hostiles aux bolcheviks. A la suite des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, Soukhanov essaie d'attribuer à la tactique léniniste dans la question agraire une nuance anarchiste. Ce n'est pas tellement loin du prince Lvov, qui était enclin à considérer les attentats aux droits des propriétaires comme des actes d'anarchie. D'après cette logique, la révolution dans son ensemble équivaut à l'anarchie. En réalité, la façon qu'avait Lénine de poser la question portait beaucoup plus en profondeur que ne pouvaient le voir ses critiques. Comme organes de la révolution agraire, et, en premier lieu, de la liquidation de la propriété foncière des nobles, devaient se placer les soviets des députés paysans auxquels seraient soumis les comités agraires. Aux yeux de Lénine, les soviets étaient des organes du Pouvoir d'État qui allait venir, et du plus concentré, savoir de la dictature révolutionnaire. Cela, en tout cas, est fort loin de l'anarchisme, c'est-à-dire de la théorie et de la pratique d'une absence de pouvoir. " Nous nous prononçons – disait Lénine le 28 avril – pour la transmission immédiate de la terre aux paysans avec le plus d'organisation possible. Nous nous opposons absolument aux saisies anarchiques. " Pourquoi ne consentons-nous pas à attendre l'Assemblée constituante ? " Pour nous, ce qui importe, c'est l'initiative révolutionnaire, dont la loi doit être le résultat. Si vous attendez que la loi soit mise par écrit et si vous ne développez pas vous-mêmes une énergie révolutionnaire, vous n'aurez ni la loi, ni la terre. " Est-ce que ces simples mots ne sont pas le langage de toutes les révolutions ?

Après une session d'un mois, le congrès paysan élut, en qualité d'institution permanente, un Comité exécutif composé d'environ deux cents petits bourgeois râblés des campagnes et de populistes de l'espèce professorale ou commerçante, sous le rideau de personnages décoratifs tels que Brechkovskaïa, Tchaïkovsky, Véra Figner et Kérensky. On élut président le socialiste-révolutionnaire Avksentiev, qui était fait pour les banquets de province, mais non pour la guerre paysanne.

Dès lors, les questions les plus importantes furent débattues en des séances communes des deux Comités exécutifs : celui des ouvriers et soldats et celui des paysans. Cet assemblage marquait un extrême renforcement de l'aile droite, directement appuyée sur les cadets. Toutes les fois qu'on avait besoin de faire pression sur les ouvriers, de tomber sur les bolcheviks, de menacer " la république indépendante de Cronstadt " de tous les fléaux imaginables, deux cents mains ou, plus exactement, deux cents poings (koulaks), ceux de l'Exécutif paysan, se dressaient comme un mur. Ces gens étaient tout à fait d'accord pour dire avec Milioukov qu'il fallait " en finir " avec les bolcheviks. Mais, au sujet des terres des nobles, ils avaient des points de vue de moujiks et non des théories de libéraux, et cela les opposait à la bourgeoisie et au gouvernement provisoire.

A peine le congrès paysan s'était-il dissous que des plaintes commencèrent à affluer ; les résolutions du congrès étaient prises au sérieux en province et provoquaient la confiscation et l'inventaire, chez les propriétaires nobles, de la terre et des biens meubles. Il était absolument impossible d'implanter dans les cervelles têtues des moujiks l'idée d'une différence entre la parole et l'acte.

Les socialistes-révolutionnaires, épouvantés, sonnèrent la retraite. Au début de juin, dans leur congrès de Moscou, ils condamnèrent solennellement toutes saisies arbitraires de terres : il fallait attendre l'Assemblée constituante. Mais cette résolution s'avéra impuissante non seulement à enrayer, mais même à affaiblir le mouvement agraire. L'affaire se compliquait encore extraordinairement du fait que dans le parti socialiste-révolutionnaire lui-même, il existait un assez bon nombre d'éléments réellement disposés à marcher jusqu'au bout avec les moujiks contre les propriétaires, et qu'en outre ces socialistes-révolutionnaires de gauche, sans oser encore rompre ouvertement avec le parti, aidaient les moujiks à tourner les lois ou bien à les interpréter à leur façon.

Dans le gouvernement de Kazan, où le mouvement paysan prit une ampleur particulièrement violente, les socialistes-révolutionnaires de gauche se déterminèrent d'eux-mêmes plus tôt que dans les autres provinces. A leur tête se trouvait Kalegaïev, futur commissaire du peuple à l'Agriculture dans le gouvernement soviétique, pendant la période du bloc des bolcheviks avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Dés le milieu de mai commence, dans le gouvernement de Kazan, un systématique transfert des terres à la disposition des comités de canton. Plus hardiment qu'ailleurs cette mesure est appliquée dans le district de Spassky, où se trouvait un bolchevik à la tête des organisations paysannes. Les autorités du chef-lieu se plaignent à l'autorité centrale de l'agitation agraire menée par des bolcheviks venus de Cronstadt, lesquels, en outre, auraient arrêté une révérende nonne Tamara " pour avoir fait des objections. "

Du gouvernement de Voronèje, un commissaire communique le 2 juin : " Les cas d'infractions diverses à la loi et d'actes illégaux dans la province deviennent de jour en jour plus fréquents, surtout sur le terrain agraire. " Les confiscations de terres dans le gouvernement de Penza se poursuivent obstinément. Un des comités de canton du gouvernement de Kalouga s'était saisi de la moitié des foins d'un monastère ; sur la plainte de l'Abbé, le comité agraire du district prit cette résolution : saisir les foins en totalité. Il n'est pas fréquent que l'instance supérieure soit plus radicale que l'inférieure. L'abbesse Maria, du gouvernement de Penza, se lamente sur la saisie des domaines du monastère. " Les autorités locales sont impuissantes. " Dans le gouvernement de Viatka, les paysans mirent le séquestre sur le domaine des Skoropadsky, famille du futur hetman de l'Ukraine, et, " en attendant la solution de la question de la propriété agraire ", décrétèrent ceci : ne point toucher à la forêt et verser les revenus du domaine au Trésor.

Dans nombre d'autres endroits, les comités agraires non seulement réduisirent de cinq ou six fois les prix de fermage, mais décidèrent que les paiements, au lieu d'être faits aux propriétaires, seraient versés à la disposition des comités, en attendant la solution de l'Assemblée constituante. Ce n'était pas en avocats, mais en moujiks, c'est-à-dire sérieusement, que l'on répondait ainsi à la question de ne point préjuger de la réforme agraire avant l'Assemblée constituante. Dans le gouvernement de Saratov, les paysans qui, la veille encore, interdisaient aux propriétaires de couper du bois en forêt, se mettaient à en couper eux-mêmes. De plus en plus fréquemment, les paysans s'emparent des terres des églises et des monastères, surtout là où les propriétaires nobles sont rares. En Livonie, les ouvriers agricoles lettons, avec les soldats du bataillon letton, entreprirent de confisquer systématiquement les domaines des barons.

Du gouvernement de Vitebsk, les exploitants de scieries s'égosillent à crier que les mesures prises par les comités agraires anéantissent l'industrie du bois et l'empêchent de répondre aux besoins du front. Des patriotes non moins désintéressés, les propriétaires du gouvernement de Poltava, s'affligent de ne plus avoir, par suite des troubles agraires, la possibilité de ravitailler l'armée. Enfin, le congrès des propriétaires de haras à Moscou donne cet avertissement que les saisies pratiquées par les paysans menacent des pires calamités la remonte nationale. Pendant ce temps le haut-procureur du Synode, celui-là même qui disait des membres de la très sainte institution que c'étaient " des idiots et des coquins ", se plaignait au gouvernement de ce que, dans la province de Kazan, les paysans prenaient aux moines non seulement la terre et le bétail, mais même la farine nécessaire pour le pain bénit. Dans le gouvernement de Pétrograd, à deux pas de la capitale, les paysans chassèrent d'un domaine le régisseur-fermier et commencèrent à administrer eux-mêmes. Le vigilant prince Ourousov, le 2 juin, télégraphie encore dans toutes les directions : " Malgré mes instructions, etc., etc. Je vous prie de nouveau de prendre les mesures les plus résolues. " Le prince oubliait seulement d'indiquer quelles mesures.

Tandis que, dans tout le pays, se développait le travail gigantesque d'extirpation des racines les plus profondes du Moyen Age et du servage, le ministre de l'Agriculture, Tchernov, colligeait dans ses bureaux des matériaux pour l'Assemblée constituante. Il avait l'intention de faire passer la réforme non autrement que sur la base des données les plus précises de la statistique agraire et de toutes autres, et c'est pourquoi, de sa voix la plus douce, il exhortait les paysans à attendre la fin de ses exercices. Ce qui n'empêcha pas, d'ailleurs, les propriétaires de faire sauter le " ministre des paysans " bien avant qu'il n'eût rempli ses tables sacramentelles.

 

D'après les archives du gouvernement provisoire, de jeunes savants ont calculé qu'en mars le mouvement agraire ne se manifesta avec plus ou moins de force que dans trente-quatre districts, qu'il s'étendit en avril à cent soixante-quatorze districts, en mai à deux cent trente-six, en juin à deux cent quatre-vingts, en juillet à trois cent vingt-cinq. Ces chiffres, cependant, ne donnent pas une représentation complète de la croissance réelle du mouvement, vu que, dans chaque district, la lutte prend, de mois en mois, un caractère de masse plus ample et plus opiniâtre.

En cette première période, de mars à juillet, les paysans, en écrasante majorité, s'abstiennent encore d'exercer des violences directes sur les propriétaires et de se saisir ouvertement des terres. Iakovlev, qui dirigea les études ci-dessus mentionnées, actuellement commissaire du peuple à l'Agriculture de l'Union soviétique, explique la tactique relativement placide des paysans par leur confiance en la bourgeoisie. Cette explication doit être jugée inconsistante.

Le gouvernement du prince Lvov ne pouvait nullement disposer les paysans à la confiance, toutes réserves étant d'ailleurs faites sur la continuelle défiance du moujik à l'égard de la ville, du pouvoir, de la société cultivée. Si les paysans, dans la première période, ne recourent presque pas encore aux mesures de violence ouverte, mais s'efforcent de donner à leurs actes la forme d'une pression légale ou à demi légale, cela s'explique précisément par leur défiance à l'égard du gouvernement et par leur insuffisante assurance en leurs propres forces. Les paysans se mettent seulement en branle, tâtent le terrain, calculent la résistance de l'ennemi, et, en poussant le propriétaire sur toute la ligne, ajoutent : " Nous ne voulons pas piller, nous voulons que tout se fasse convenablement. " Ils ne s'attribuent pas la propriété des pâturages, mais ils y fauchent l'herbe. Ils prennent par contrainte la terre en fermage, en fixant eux-mêmes le loyer, ou bien, également par contrainte, " achètent " la terre à des prix qu'ils fixent eux-mêmes. Toutes ces feintes légales, aussi peu convaincantes pour le propriétaire que pour le juriste libéral, sont dictées, en réalité, par une défiance profonde mais dissimulée, à l'égard du gouvernement : on ne prendra pas ça sans encombre, se dit le moujik ; par la force, c'est dangereux, essayons de l'astuce. Il préférait exproprier le propriétaire avec l'assentiment de celui-ci.

" Durant tous ces mois – insiste Iakovlev – prédominent des procédés tout à fait originaux, inconnus dans l'histoire, de lutte " pacifique " contre les propriétaires, qui procèdent de la confiance du paysan envers la bourgeoisie et le gouvernement de la bourgeoisie. " Les procédés que l'on déclare ici inconnus dans l'histoire sont en réalité typiques, inévitables, historiquement obligatoires pour la phase initiale d'une guerre paysanne sous tous les méridiens. La tendance à dissimuler les premiers actes de révolte sous des apparences de légalité, cléricale ou laïque, a, de tout temps, caractérisé la lutte de toute classe révolutionnaire jusqu'au moment où elle eut rassemblé assez de force et d'assurance pour couper le cordon ombilical qui la liait à l'ancienne société. Ceci concerne la classe paysanne à un plus haut degré que toute autre classe, car, même dans ses meilleures périodes, cette classe avance dans des demi-ténèbres et considère ses amis de la ville d'un regard soupçonneux. Elle a pour cela de bonnes raisons. Les amis du mouvement agraire, à ses premiers pas, sont des agents de la bourgeoisie libérale et radicale. Tout en patronnant en partie les revendications des paysans, ces amis s'inquiètent pourtant du sort de la propriété bourgeoise, et c'est pourquoi ils essaient de faire rentrer à toute force l'insurrection paysanne dans le lit de la légalité bourgeoise.

Dans la même direction, bien longtemps avant la révolution, agissaient encore d'autres facteurs. Du milieu même de la classe noble surgissent des prêcheurs de réconciliation. Léon Tolstoï pénétrait dans l'âme du moujik plus profondément que personne. Sa philosophie de la non-résistance au mal par la violence était une généralisation des premières étapes de la révolution des moujiks. Tolstoï rêvait que tout pourrait se produire " sans pillage, par consentement réciproque ". Sous cette tactique, il glissait une base religieuse, sous forme d'un christianisme épuré. Le mahatma Gandhi remplit actuellement dans l'Inde la même mission, seulement sous une forme plus pratique. Si, de l'époque contemporaine, nous revenons loin en arrière, nous découvrirons sans difficulté les mêmes phénomènes qu'on prétend " inconnus dans l'histoire ", sous les enveloppes les plus différentes, religieuses, nationales, philosophiques et politiques, depuis les temps bibliques et auparavant.

L'originalité de l'insurrection paysanne de 1917 s'exprimait surtout en ceci qu'en qualité d'agents de la légalité bourgeoise se montraient des hommes qui se disaient socialistes, et révolutionnaires par-dessus le marché. Mais ce n'étaient pas eux qui déterminaient le caractère du mouvement paysan et son rythme. Les paysans suivaient les socialistes-révolutionnaires dans la mesure où ils empruntaient à ces derniers des formules toutes faites pour prendre revanche des propriétaires. En même temps, les socialistes-révolutionnaires leur servaient de rideau juridique. Car, enfin, c'était le parti de Kérensky, ministre de la Justice, plus tard de la Guerre, et de Tchernov, ministre de l'Agriculture. Les ajournements de promulgation des décrets indispensables – les socialistes-révolutionnaires des districts et des cantons les expliquaient par la résistance des propriétaires et des libéraux, et attestaient devant les paysans que " les nôtres " dans le gouvernement faisaient tout leur possible. A cela, le moujik, bien entendu, ne pouvait rien répliquer. Mais ne souffrant nullement de crédulité béate, il jugeait nécessaire d'aider " les nôtres " par en bas et il s'y prenait si carrément que " les nôtres ", là-haut, commencèrent bientôt à s'en alarmer.

La faiblesse des bolcheviks à l'égard de la paysannerie était temporaire et provenait de ce que les bolcheviks ne partageaient pas les illusions des ruraux. La campagne ne pouvait venir au bolchevisme que par l'expérience et les déceptions. La force des bolcheviks était, dans la question agraire comme en d'autres, de rester exempts de contradictions entre la parole et l'acte.

Les considérations sociologiques générales ne pouvaient permettre de décider a priori si la paysannerie dans son ensemble était encore capable de se dresser contre les propriétaires. Le renforcement des tendances capitalistes dans l'économie agricole dans la période intermédiaire entre les deux révolutions ; la disjonction d'une forte couche de fermiers quittant la commune primitive ; l'extraordinaire croissance de la coopération rurale, dirigée par des paysans aisés et riches – tout cela interdisait de dire d'avance avec certitude laquelle des deux tendances l'emporterait dans la révolution : l'antagonisme de castes entre la paysannerie et la noblesse, ou bien l'antagonisme de classes à l'intérieur même de la paysannerie.

Lénine, à son arrivée, prit une position très circonspecte en cette matière. " Le mouvement agraire – disait-il le 14 avril – n'est qu'une prévision, mais non un fait... Il faut compter avec la possibilité de voir la paysannerie s'unir à la bourgeoisie. " Ce n'était pas une pensée jetée au hasard. Au contraire, Lénine y revient avec insistance à divers propos. A la conférence du parti, il déclare, le 24 avril, se prononçant contre les " vieux bolcheviks " qui l'accusaient de sous-estimer la paysannerie : " Il n'est pas admissible que le parti prolétarien place actuellement ses espérances en une communauté d'intérêts avec la paysannerie. Nous militons pour que la paysannerie passe de notre côté, mais elle se tient, consciemment, jusqu'à un certain degré, du côté des capitalistes. " Cela montre, entre autres choses, combien Lénine était loin de la théorie que plus tard les épigones lui attribuèrent d'une perpétuelle harmonie des intérêts du prolétariat et de la paysannerie. Admettant que la paysannerie, en tant que caste, pût agir en qualité de facteur révolutionnaire, Lénine se préparait cependant, en avril, à la pire variante, savoir à un bloc résistant des propriétaires nobles, de la bourgeoisie et des larges couches de la paysannerie. " Vouloir gagner le moujik en ce moment – disait-il – c'est se rendre à la merci de Milioukov. " D'où la conclusion : " Reporter le centre de gravité sur les soviets d'ouvriers agricoles. "

Mais ce fut la meilleure variante qui se réalisa. Le mouvement agraire devenait d'une prévision un fait, découvrant, pour un court moment, mais avec une force extraordinaire, la prépondérance des liens internes à la paysannerie sur les antagonismes capitalistes. Les soviets d'ouvriers agricoles ne prirent de l'importance qu'en peu d'endroits, mais principalement dans les provinces baltiques. En revanche, les comités agraires devenaient les organes de toute la paysannerie qui, par son écrasante pression, les transformait, de chambres de conciliation, en instruments de la révolution agraire.

Ce fait que la paysannerie dans son ensemble obtint encore une fois la possibilité, la dernière dans son histoire, d'agir en tant que facteur révolutionnaire, prouve en même temps la faiblesse des rapports capitalistes dans le village et leur force. L'économie bourgeoise est encore loin d'avoir résorbé les rapports agraires fondés sur la servitude médiévale. Cependant, le développement capitaliste a été poussé si loin qu'il a rendu les vieilles formes de la propriété agraire également intolérables pour toutes les couches rurales. L'enchevêtrement des domaines de nobles et des propriétés paysannes, souvent calculé consciemment de manière à transformer les droits du propriétaire noble en piège pour toute la communauté paysanne ; l'éparpillement invraisemblable des terres du village ; enfin, le tout récent antagonisme entre la commune agricole et les fermiers individualistes – tout cela constituait, dans l'ensemble, une intolérable confusion des rapports agraires, d'où l'on ne pouvait se sortir par des mesures législatives partielles. Et les paysans sentaient cela mieux que tous les théoriciens de la question agraire. L'expérience de la vie, se modifiant dans une suite de générations, les ramenait toujours à une seule et même conclusion : il faut mettre une croix sur les droits hérités et acquis, touchant la terre, renverser tous les bornages, et remettre cette terre, débarrassée des sédiments historiques, à ceux qui la travaillent.

Tel était le sens des aphorismes du moujik : " La terre n'est à personne ", " la terre est à Dieu ", – et c'est dans le même sens que la paysannerie interprétait le programme socialiste-révolutionnaire de la socialisation de la terre. En dépit des théories populistes, il n'y avait pas là une once de socialisme. La révolution agraire la plus hardie ne dépassait pas encore, en soi et pour soi, les cadres du régime bourgeois. La socialisation qui devait soi-disant assurer à chaque travailleur " le droit à la terre ", représentait – les rapports du marché étant maintenus sans limitation – une évidente utopie. Le menchevisme critiquait cette utopie d'un point de vue libéralo-bourgeois. Le bolchevisme, par contre, mettait à jour cette tendance démocratique progressiste qui, dans la théorie des socialistes-révolutionnaires, trouvait son expression utopique. La révélation du véritable sens historique du problème agraire en Russie fut un des plus grands mérites de Lénine.

Milioukov a écrit que, pour lui, " sociologue et analyste de l'évolution historique de la Russie ", c'est-à-dire pour un homme qui contemple ce qui se passe des hauts sommets, " Lénine et Trotsky incarnaient un mouvement beaucoup plus proche de Pougatchev, de Razine, de Bolotnikov – xviie et xviiie siècles de notre histoire – que des dernières vues de l'anarcho-syndicalisme européen ". Le grain de vérité contenu dans cette affirmation du sociologue libéral – si l'on met de côté " l'anarcho-syndicalisme " qui vient là on ne sait pourquoi – atteint non point les bolcheviks, mais bien plutôt la bourgeoisie russe, sa venue tardive et son insignifiance politique. Ce ne sont pas les bolcheviks qui sont coupables de ce que les grandioses mouvements paysans des siècles passés n'ont pas amené la démocratisation des rapports sociaux en Russie – faute d'une direction venant des villes, c'était irréalisable ! de même que les bolcheviks ne sont pas coupables de ce que la prétendue émancipation des paysans en 1861 fut effectuée au moyen d'une spoliation des terres communales, d'un assujettissement des paysans à l'État et d'un complet maintien du régime social. Une chose est vraie : les bolcheviks ont eu, dans le premier quart du xxe siècle, à parfaire ce qui n'avait pas été achevé ou pas du tout fait aux xviie, xviiie et xixe siècles. Avant de pouvoir aborder la grande tâche qui leur était propre, les bolcheviks ont été contraints de débarrasser le terrain du fumier historique des vieilles classes dirigeantes et des anciens siècles, et cette tâche de surcroît a été remplie en tout cas par les bolcheviks très consciencieusement. Milioukov lui-même n'osera guère maintenant le nier.

 

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Dernière mise à jour 2.7.00