Ce texte a été réalisé pour Total par G.D.


1930

L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.)


Histoire de la révolution russe

Léon Trotsky

 

 

23 La Révolution de Février : conclusion

 

Dans les premières pages de cet ouvrage, nous avons essayé de montrer combien profondément la Révolution d'Octobre avait ses assises dans les rapports sociaux de la Russie. Notre analyse, qui n'a nullement été arrangée après coup en fonction des événements, a été donnée, au contraire, bien avant la révolution, et même avant son prologue de 1905.

Dans les pages qui venaient ensuite, nous avons tenté de découvrir comment les forces sociales de la Russie se sont manifestées dans les événements de la révolution. Nous avons enregistré l'activité des partis politiques dans leurs rapports réciproques avec les classes. Les sympathies et les antipathies de l'auteur peuvent être laissées de côté. Un exposé historique a le droit de prétendre à ce qu'on lui reconnaisse de l'objectivité si, s'appuyant sur des faits exactement établis, il en reproduit la liaison interne sur la base du développement réel des rapports sociaux. L'intime raison d'être du processus, en se dévoilant alors, est en soi la meilleure vérification de l'objectivité de l'exposé.

Les événements de la Révolution de Février qui se sont déroulés devant le lecteur ont confirmé la prognose théorique, jusqu'ici du moins, pour moitié, par la méthode des éliminations successives : avant même que le prolétariat fût arrivé au pouvoir, toutes les autres variantes de développement politique étaient soumises à l'expérience de la vie et rejetées comme inapplicables.

Le gouvernement de la bourgeoisie libérale, avec son otage démocrate Kérensky, aboutit à un fiasco total. Les " Journées d'Avril " furent le premier avertissement ouvertement donné par la Révolution d'Octobre à celle de Février. Le gouvernement provisoire bourgeois est remplacé après cela par une coalition dont la stérilité se décèle à chaque jour de son existence. Dans la manifestation de Juin, fixée par le Comité exécutif, de sa propre initiative, quoique, à vrai dire, non tout à fait de bon gré, essaya de mesurer ses forces avec celles d'Octobre et subit la plus cruelle défaite. Sa déroute était d'autant plus fatale qu'elle eut lieu sur le terrain de Pétrograd et fut infligée par ces mêmes ouvriers et soldats qui avaient réalisé l'insurrection de Février, ratifiée d'enthousiasme par tout le reste du pays. La manifestation de Juin montra que les ouvriers et les soldats de Pétrograd marchaient vers une seconde révolution dont les buts étaient inscrits sur leurs drapeaux. D'indubitables indices prouvaient que tout le reste du pays – bien qu'avec un retard forcé – se rangeait sur toute la ligne de Pétrograd. Ainsi vers la fin du quatrième mois la Révolution de Février, politiquement parlant, s'était déjà épuisée. Les conciliateurs avaient perdu la confiance des ouvriers et des soldats. Le conflit entre les partis dirigeants des soviets et les masses soviétiques devient dès lors inévitable. Après le défilé du 18 juin, qui était une vérification pacifique des rapports des forces entre les deux révolutions, leur antagonisme devait inéluctablement prendre un caractère de violence déclarée.

C'est ainsi que survinrent les " Journées de Juillet ". Quinze jours après la manifestation organisée d'en haut, les mêmes ouvriers et soldats sortirent dans la rue, mais déjà de leur propre initiative, et exigèrent du Comité exécutif central qu'il prît le pouvoir. Les conciliateurs refusèrent carrément. Les Journées de Juillet amenèrent des collisions dans la rue, causèrent des victimes et se terminèrent par un écrasement des bolcheviks qui furent déclarés responsables de l'incapacité du régime de Février. La proposition que Tsérételli avait faite, le 17 juin, de déclarer les bolcheviks hors la loi et de les désarmer – proposition qui avait alors été repoussée – se trouva entièrement mise à exécution au début de juillet. Les journaux bolcheviks furent interdits. Les contingents militaires des bolcheviks furent dispersés. On enlevait leurs armes aux ouvriers. Les leaders du parti furent déclarés mercenaires de l'état-major allemand. Les uns devaient se cacher, les autres étaient emprisonnés.

Mais c'est précisément dans la " victoire " remportée en juillet par les conciliateurs sur les bolcheviks que l'impuissance de la démocratie se manifesta pleinement. Contre les ouvriers et les soldats, les démocrates durent jeter des troupes notoirement contre-révolutionnaires, hostiles non seulement aux bolcheviks, mais aux soviets : le Comité exécutif n'avait déjà plus de troupes à lui.

Les libéraux tirèrent de là une conclusion juste que Milioukov formula par cette alternative :Kornilov ou Lénine ? La révolution, effectivement, ne laissait plus de place au règne du juste milieu. La contre-révolution s'était dit : à présent ou jamais. Le généralissime Kornilov souleva une mutinerie contre la révolution sous les apparences d'une campagne contre les bolcheviks. De même que toutes les variétés d'opposition légale, avant l'insurrection, prenaient un masque de patriotisme, alléguant les besoins de la lutte contre les Allemands – toutes les variétés de la contre-révolution légale, après l'insurrection, alléguaient les besoins de la lutte contre les bolcheviks. Kornilov avait l'appui des classes possédantes et de leur parti, celui des cadets. Cela n'empêcha pas – au contraire cela facilita – les troupes dirigées par Kornilov contre Pétrograd d'être vaincues sans combat, de capituler avant tout engagement, de s'évaporer comme une goutte d'eau sur la fonte brûlante d'un poêle. Ainsi l'expérience d'une insurrection de droite fut également faite, et par un personnage qui se trouvait à la tête de l'armée ; les rapports de forces entre les classes possédantes et le peuple furent vérifiés par l'action et, dans l'alternative : Kornilov ou Lénine, Kornilov tomba comme un fruit blet, bien que Lénine fût encore forcé à ce moment-là de se cacher dans une profonde retraite.

Quelle variante non utilisée, non expérimentée, non vérifiée restait-il encore après cela ? La variante du bolchevisme. En effet, après la tentative de Kornilov et son honteux échec, les masses se tournent tumultueusement et définitivement vers les bolcheviks. La Révolution d'Octobre approche, devenant une nécessité physique. A la différence de l'insurrection de Février, que l'on disait non sanglante, bien qu'elle eût coûté à Pétrograd beaucoup de victimes, l'insurrection d'Octobre s'accomplit dans la capitale effectivement sans effusion de sang. Ne sommes-nous pas en droit de demander quelles preuves l'on pourrait encore donner de la profonde raison d'être de la révolution d’Octobre ? Et n'est-il pas clair qu'elle ne peut sembler le fruit de l'aventure ou de la démagogie qu'à ceux qu'elle a frappés au point le plus sensible : à la poche ? La lutte sanglante ne commence qu'après la conquête du pouvoir par les soviets bolcheviks, lorsque les classes renversées, avec l'appui matériel des gouvernements de l'Entente, font des efforts désespérés pour ressaisir ce qu'elles ont perdu. Alors s'ouvrent les années de la guerre civile. L'Année rouge se constitue. Le pays affamé est mis au régime du communisme de guerre et transformé en un camp de Spartiates. La Révolution d'Octobre, pas à pas, s'ouvre une route, refoule tous les ennemis, s'occupe de résoudre ses problèmes économiques, panse les plus graves blessures de la guerre impérialiste et de la guerre civile et parvient aux plus considérables réussites dans le domaine du développement industriel. Devant elle surgissent, cependant, de nouvelles difficultés qui procèdent de son isolement dans un entourage de puissantes nations capitalistes. La condition arriérée de développement qui amena le prolétariat russe au pouvoir posa devant ce pouvoir des problèmes qui, par essence, ne peuvent être entièrement résolus dans les cadres d'un État isolé. Le sort de celui-ci est entièrement lié ainsi à la marche ultérieure de l'histoire mondiale.

Ce premier volume, consacré à la Révolution de Février, montre comment et pourquoi elle devait se réduire à néant. Le volume suivant montrera comment la Révolution d'Octobre remporta la victoire.

 

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Dernière mise à jour 2.7.00