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1930

L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.)


Histoire de la révolution russe

Léon Trotsky

 

35 Les masses exposées aux coups

 

 

Les causes immédiates des événements d'une révolution sont les modifications dans la conscience des classes en lutte. Les rapports matériels d'une société déterminent seulement le courant suivi par ces processus. Par leur nature, les modifications de la conscience collective ont un caractère à demi occulte ; à peine parvenus à une tension déterminée, les nouveaux états d'esprit et les idées percent au dehors sous la forme d'actions de masses qui établissent un nouvel équilibre social, d'ailleurs très instable. La marche de la révolution à chaque nouvelle étape met à nu le problème du pouvoir pour le recouvrir encore, immédiatement après, d'un masque — en attendant de le dépouiller de nouveau. Tel est aussi le mécanisme d'une contre-révolution avec cette différence que le film se déroule ici à rebours.

Ce qui se passe aux cimes gouvernementales et soviétiques n'est nullement indifférent pour la marche des événements. Mais on ne peut comprendre le sens réel de la politique d'un parti et déchiffrer les manœuvres des leaders qu'à condition de découvrir les profonds processus moléculaires dans la conscience des masses. En juillet, les ouvriers et les soldats avaient essuyé une défaite, mais, en octobre, par un assaut irrésistible, ils s'emparèrent du pouvoir. Que s'était-il passé dans leurs esprits pendant ces quatre mois? Comment avaient-ils réagi sous les coups qui pleuvaient d'en haut ? Avec quelles idées, quels sentiments, avaient-ils considéré la tentative faite par la bourgeoisie pour s'emparer du pouvoir ? Le lecteur devra revenir en arrière, vers la défaite de juillet. Fréquemment, l'on est obligé de reculer pour mieux sauter. Or, devant nous s'annonce le saut d'octobre.

Dans l'historiographie soviétique officielle, une opinion s'est établie, et est devenue une sorte de lieu commun, d'après laquelle l'assaut livré au parti en juillet — répressions combinées avec la calomnie — aurait passé sans laisser presque aucune trace sur les organisations ouvrières. C'est absolument inexact. A vrai dire, la défaillance dans les rangs du parti et le reflux à son égard des ouvriers et des soldats durèrent peu de temps, quelques semaines. Le renouveau survint si vite et, surtout si tempétueux qu'il effaça à moitié le souvenir même des journées d'accablement et de prostration : les victoires projettent en général une autre lumière sur les défaites qui les ont préparées. Mais, à mesure que l'on publie les procès-verbaux des organisations locales du parti, l'on voit apparaître avec une netteté de plus en plus grande l'affaissement de la révolution en juillet, qui se ressentait, en ces jours-là, d'autant plus douloureusement que la montée précédente avait eu un caractère plus incessant.

Toute défaite, procédant d'un rapport de forces déterminé, modifie à son tour ce rapport au désavantage de la partie vaincue, car le vainqueur prend de l'assurance ; tandis que le vaincu perd confiance en lui-même. Or, telle ou telle appréciation de la force que l'on a constitue un élément extrêmement important du rapport objectif des forces. Une défaite directe fut essuyée par les ouvriers et les soldats de Pétrograd qui, dans leur élan en avant, s'étaient heurtés, d'un côté, au manque de clarté et aux contradictions de leurs propres desseins, d'autre part, à l'état arriéré de la province et du front. C'est pourquoi, dans la capitale, les conséquences de la défaite se manifestèrent avant tout, et avec la plus grande violence. Cependant, absolument inexactes sont les affirmations si fréquentes dans la même littérature officielle, d'après lesquelles la défaite de juillet aurait passé presque inaperçue pour la province. C'est théoriquement invraisemblable et c'est démenti par le témoignage des faits et des documents. Lorsque de grandes questions se posaient, tout le pays, spontanément, tournait chaque fois la tête vers Pétrograd. La défaite des ouvriers et des soldats de la capitale devait justement produire une énorme impression sur les couches les plus avancées de la province. L'épouvante, la désillusion, l'apathie se produisaient en diverses parties du pays sous des aspects différents, mais s'observaient partout.

L'affaissement de la révolution se traduisit avant tout dans un extrême affaiblissement de la résistance des masses aux adversaires. Tandis que les troupes introduites à Pétrograd procédaient officiellement à des actes punitifs, en désarmant les soldats et les ouvriers, des bandes à demi volontaires, sous leur couverture, commettaient impunément des attentats sur les organisations ouvrières. Après la destruction de la rédaction de la Pravda et de l'imprimerie des bolcheviks, on saccage les locaux du syndicat des métallurgistes. Par la suite, les coups sont dirigés sur les soviets de quartier. Les conciliateurs ne sont pas épargnés : le 10, une attaque eut lieu contre un des sièges du parti à la tête duquel se trouvait le ministre de l'Intérieur Tsérételli. Dan eut besoin d'une bonne dose d'abnégation pour écrire au sujet de l'arrivée des troupes : " Au lieu de voir périr la révolution, nous sommes maintenant témoins de son nouveau triomphe. " Ce triomphe allait si loin que, d'après le menchevik Prouchitsky, les passants, dans les rues, s'ils avaient l'air d'ouvriers et étaient soupçonnés de bolchevisme, se trouvaient en danger de subir de cruels sévices. Quel irrécusable symptôme d'un brusque changement de toute la situation !

Lazis, membre du comité bolchevik de Pétrograd, par la suite agent connu de la Tchéka, notait dans son joumal : " 9 juillet. Dans la ville, on a saccagé toutes nos imprimeries. Personne n'ose imprimer nos journaux et nos tracts. Nous recourons au montage d'une typographie clandestine. Le quartier de Vyborg est devenu un refuge pour tous. Ici se sont transportés le Comité de Pétrograd et les membres du Comité central qui sont poursuivis. Dans le local de garde de l'usine Renault le Comité est en conférence avec Lénine. On a posé la question d'une grève générale. Chez nous, au Comité, les voix se sont partagées. J'ai voté pour l'appel à la grève. Lénine, après avoir expliqué la situation, a proposé de renoncer à cette solution… 12 juillet. La contre-révolution est victorieuse. Les soviets impuissants. Les junkers déchaînés tombent déjà même sur les mencheviks. Certains éléments du parti sont hésitants. L'afflux des membres s'est interrompu… Mais, dans nos rangs, il n'y a pas encore de fuites. " Après les Journées de Juillet, " l'influence des socialistes-révolutionnaires sur les usines de Pétrograd fut forte ", écrit l'ouvrier Sisko. L'isolement des bolcheviks relevait automatiquement le poids spécifique et le sentiment intime des conciliateurs. Le 16 juillet, un délégué de Vassili-Ostrov rapporte à la Conférence bolcheviste de la ville que l'état d'esprit dans le district est " dans l'ensemble " plein d'entrain, à l'exception de quelques usines. " A l'usine Baltique, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks nous écrasent. " En cet endroit, l'affaire fut poussée très loin : le comité d'usine décida que les bolchéviks suivraient les obsèques des Cosaques tués, et l'ordre fut exécuté… Les défections officielles de membres du parti sont, à vrai dire, insignifiantes : dans tout le rayon, sur quatre mille membres, il n'y en eut pas plus de cent à se retirer ouvertement. Mais un bien plus grand nombre, dans les premiers jours, se mit à l'écart sans dire mot. " Les Journées de Juillet — disait par la suite l'ouvrier Minitchev dans ses souvenirs — nous montrèrent qu'il y avait aussi dans nos rangs des individus qui, craignant pour leur peau, " avalaient " leurs cartes du parti et reniaient celui-ci. Mais ils ne furent pas nombreux… ", ajoute-t-il d'un ton rassurant. " Les événements de juillet — écrit Chliapnikov — et toute la campagne de violences et de calomnies qui s'y rattache contre nos organisations interrompirent cette montée de notre influence qui, au début de juillet, avait atteint une vigueur formidable… Notre parti lui-même était dans une demi-légalité et menait une lutte défensive, s'appuyant principalement sur les syndicats et les comités de fabriques ou d'usines. "

L'accusation lancée contre les bolcheviks d'être au service de l'Allemagne ne pouvait point ne pas produire une impression même sur les ouvriers de Pétrograd, du moins sur une partie considérable d'entre eux. Celui qui hésitait se retira. Celui qui était prêt à adhérer fut pris d'hésitation. Même parmi ceux qui avaient déjà adhéré, un bon nombre reculèrent. A la manifestation de juillet, outre les bolcheviks, participèrent largement des ouvriers appartenant aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks. Sous le coup reçu, ils furent les premiers à sauter en arrière sous le couvert des drapeaux de leurs partis : il leur semblait maintenant qu'ayant enfreint la discipline, ils avaient véritablement commis une faute. Une large couche d'ouvriers sans parti, suiveurs du parti, s'éloigna également de lui sous l'influence de la calomnie officiellement répandue et juridiquement présentée.

Dans cette atmosphère politique modifiée, les coups de la répression étaient d'un effet beaucoup plus fort. Olga Ravitch, une des anciennes et actives militantes du parti, membre du Comité de Pétrograd, disait plus tard dans son rapport : " Les Journées de Juillet causèrent dans l'organisation un tel désarroi que, durant les trois premières semaines, il ne pouvait même être question d'une activité quelconque. " Ravitch a ici en vue principalement l'activité ouverte du parti. Pendant longtemps, il fut impossible de ménager la parution du journal du parti : on ne trouvait point d'imprimerie qui consentît à servir les bolcheviks. Et la résistance ne venait pas toujours des patrons : il y eut une imprimerie où les ouvriers menacèrent d'arrêter le travail dans le cas où l'on imprimerait un journal bolchevik, et le patron résilia l'affaire déjà conclue. Pendant un certain temps, Pétrograd fut pourvue par le journal de Cronstadt.

Le flanc d'extrême-gauche sur l'arène ouverte se trouvait être, en ces semaines, le groupe des mencheviks internationalistes. Les ouvriers allaient volontiers entendre les conférences de Martov, chez qui l'instinct du militant s'était réveillé dans la période de recul, quand on était contraint non de frayer à la révolution de nouvelles voies, mais de lutter pour conserver les restes de ses conquêtes. Le courage de Martov était celui du pessimisme. " Sur la révolution — disait-il en séance du Comité exécutif — l'on a, apparemment, mis le point final… Si l'on est arrivé à ceci que… la voix de la paysannerie et des ouvriers n'a point de place dans la révolution russe, nous descendrons de la scène honnêtement, nous relèverons ce défi non point par un renoncement silencieux, mais par une franche bataille. " Martov proposait de descendre de la scène en combattant franchement à des camarades de son parti qui, comme Dan et Tsérételli, appréciaient la victoire remportée par les généraux et les Cosaques sur les ouvriers et les soldats comme une victoire de la révolution sur l'anarchie. Sur le fond de la campagne effrénée menée contre les bolcheviks et de l'attitude promptement rampante des conciliateurs devant les Cosaques galonnés, la conduite de Martov le rehaussait beaucoup, en ces pénibles semaines, aux yeux des ouvriers.

Plus particulièrement accablante fut la crise de juillet pour la garnison de Pétrograd. Les soldats, au sens politique, étaient de loin en retard sur les ouvriers. La section des soldats, au Soviet, demeurait l'appui des conciliateurs alors que, déjà, la section ouvrière suivait les bolcheviks. A cela ne contredisait nullement le fait que les soldats se montraient particulièrement disposés à brandir leurs armes. Dans la manifestation, ils jouèrent un rôle plus agressif que les ouvriers, mais, sous les coups, refluèrent bien loin en arrière. Le flot d'hostilité contre les bolcheviks jaillit très haut dans la garnison de Pétrograd, " Après la défaite — raconte l'ancien soldat Mitrévitch — je ne me montre pas dans ma compagnie, autrement on pourrait s'y faire tuer, tant que la bourrasque n'est pas passée. " C'est justement dans les régiments les plus révolutionnaires, qui avaient marché aux premiers rangs pendant les Journées de Juillet et qui avaient par conséquent essuyé les coups les plus durs, que l'influence du parti tomba à tel point qu'il fut impossible d'y reconstituer l'organisation, même trois mois plus tard : sous la trop violente secousse, ces effectifs furent comme moralement réduits en miettes. L'organisation militaire dut fortement se replier sur elle-même. " Après la défaite de juillet — écrit l'ancien soldat Minitchev — on considérait l'organisation pas très amicalement, non seulement chez les camarades du sommet de notre parti, mais même dans certains comités de quartier. "

A Cronstadt, le parti perdait deux cent cinquante membres. L'état d'esprit de la garnison dans la forteresse bolcheviste s'était considérablement affaissé. La réaction avait déferlé même jusqu'à Helsingfors. Avksentiev, Bounakov, l'avocat Sokolov étaient arrivés pour amener les vaisseaux bolcheviks à résipiscence. Ils obtinrent certains résultats. En arrêtant des bolcheviks dirigeants, en utilisant la calomnie officielle, en menaçant, on réussit à obtenir des déclarations de loyalisme même du cuirassé bolchevik Pétropavlovsk. En tout cas, sur l'exigence formulée de livrer " les instigateurs ", tous les vaisseaux opposèrent un refus.

Il n'en allait guère autrement à Moscou. " La campagne haineuse de la presse bourgeoise - dit Piatnitsky - produisit une panique même parmi certains membres du Comité de Moscou. " L'organisation, après les Journées de Juillet, fut affaiblie en nombre. " Jamais on n'oubliera — écrit l'ouvrier moscovite Ratékhine — un moment terriblement pénible. Le plénum s'assemble (celui du soviet de Zamoskvorétchié)… Nos camarades bolcheviks, comme je vois, ne sont pas trop nombreux… Tout droit vient sur moi Stiéklov, un des camarades énergiques, et, proférant à peine les mots, me demande s'il est vrai que Lénine a été amené avec Zinoviev dans un wagon plombé ; s'il est vrai qu'ils touchent de l'argent allemand ? Mon coeur se serrait douloureusement à entendre de pareilles questions. Un autre camarade s'approche, Konstantinov : Où est Lénine ? Il s'est envolé, dit-on… Qu'est.ce qui va se passer maintenant ? Et ainsi de suite. " Cette scène prise sur le vif nous introduit sans erreur dans las états d'âme par lesquels passèrent alors les ouvriers avancés. " La parution des documents publiés par Alexinsky — écrit Davydovsky, artilleur à Moscou — provoqua un terrible bouleversement dans la brigade. Notre batterie, la plus bolcheviste, fut elle-même ébranlée sous le coup de ce mensonge infâme… Il semblait que nous eussions perdu toute confiance. "

" Après les Journées de Juillet — écrit V. Iakovléva, qui était alors membre du Comité central et dirigeait le travail dans la vaste province de Moscou — tous les rapports des localités étaient unanimes à signaler non seulement une brusque démoralisation dans les masses, mais même une hostilité certaine à l'égard de notre parti. En des cas assez nombreux, l'on assomma nos orateurs. Le nombre des membres diminua fortement, et certaines des organisations cessèrent même tout à fait d'exister, surtout dans le Midi. " Vers le milieu d'août, aucune modification sensible ne s'était encore produite. Le travail se fait dans les masses pour la conservation de l'influence, on n'observe point d'accroissement des organisations. Dans les gouvernements de Riazan et de Tambov, il ne se crée point de nouvelles liaisons, il ne surgit point de cellules bolchevistes; dans l'ensemble, ce sont les patrimoines des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.

évréinov, qui militait dans la prolétarienne Kinechma, se rappelle combien pénible devint la situation après les événements de Juillet, quand, dans sa grande conférence de toutes les organisations publiques, fut posée la question d'exclure les bolcheviks du Soviet. Les défections dans le parti prenaient des proportions si considérables parfois que c'est seulement après une nouvelle révision des listes de membres que l'organisation commença à vivre d'une vie normale. A Toula, grâce à une sérieuse sélection préliminaire des ouvriers, l'organisation ne subit pas l'épreuve des lâchages, mais sa soudure avec les masses faiblit. A Nijni-Novgorod, après la campagne de répression conduite sous la direction du colonel Verkhovsky et du menchevik Khintchouk, une dépression marquée survint : aux élections à la douma municipale, le parti ne réussit à faire passer que quatre députés. A Kalouga, la fraction bolcheviste tenait compte de la possibilité pour elle d'être éliminée du Soviet. En certains points de la région moscovite, les bolcheviks se trouvaient forcés de sortir non seulement des soviets, mais même des syndicats.

A Saratov, où les bolcheviks gardaient des rapports très pacifiques avec les conciliateurs et se disposaient encore, à la fin de juin, à présenter aux élections, pour la douma municipale, une liste commune avec eux, les soldats, après l'orage de juillet, furent à tel point montés contre les bolcheviks qu'ils envahissaient les assemblées électorales, arrachaient aux bolcheviks leurs bulletins et malmenaient les agitateurs. " Il nous devint difficile — écrit Lébédev — de nous montrer dans les assemblées électorales. Fréquemment l'on nous criait : espions de l'Allemagne, provocateurs !… " Dans les rangs des bolcheviks de Saatov, il se trouva un bon nombre de pusillanimes : " Beaucoup d'entre eux déclaraient qu'ils quittaient le parti, d'autres se cachèrent. "

A Kiev, qui jouissait depuis longtemps de la réputation d'un centre de Cent-Noirs, la campagne de persécution contre les bolcheviks se déchaîna avec une violence particulière et s'en prit bientôt aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires. La dépression du mouvement révolutionnaire se ressentait surtout ici fortement : aux élections à la douma municipale, les bolcheviks n'obtinrent au total que 6% des suffrages. A la conférence générale de la ville, les rapporteurs se plaignaient " de remarquer partout de l'apathie et de l'inaction ". Le journal du parti se trouva forcé de devenir hebdomadaire au lieu d'être quotidien.

La dissolution et le déplacement des régiments les plus révolutionnaires devaient déjà, par soi, non seulement abaisser le niveau politique des garnisons, mais agir aussi d'une façon accablante sur les ouvriers des localités qui se sentaient plus fermes lorsqu'ils sentaient derrière leur dos des troupes amies. C'est ainsi que le transfert du 57e régiment de Tver modifia brusquement la situation politique, aussi bien parmi les soldats que parmi les ouvriers : même dans les syndicats, l'influence des bolcheviks devint insignifiante. Cela se manifesta dans une mesure encore Plus forte à Tiflis, où les mencheviks, la main dans la main avec l'état-major, remplacèrent les contingents bolcheviks par des régiments tout à fait arriérés.

En certains endroits, selon la composition de la garnison, le niveau des ouvriers de la localité et des causes accidentelles, la réaction politique prenait une expression paradoxale. A Iaroslavl, par exemple, les bolcheviks, en juillet, se trouvèrent presque totalement exclus du soviet ouvrier, mais conservèrent une influence prépondérante dans le soviet des députés soldats. En quelques localités, les événements de juillet semblèrent passer effectivement sans laisser de traces, sans avoir arrêté la croissance du parti. Pour autant que l'on en puisse juger, ce fut observé dans des cas où la retraite générale coïncidait avec l'entrée dans l'arène révolutionnaire de couches nouvelles arriérées, C'est ainsi que, en juillet, dans certains districts textiles, on commença à observer un afflux sensible d'ouvrières vers les organisations. Mais le tableau d'ensemble du reflux n'en est pas modifié.

L'acuité indéniable, même exagérée, de la réaction devant la défaite partielle était, en son genre, la rançon payée par les ouvriers et surtout par les soldats pour avoir trop facilement, trop rapidement, trop incessamment, adhéré aux bolcheviks dans les mois précédents. Le brusque revirement de l'état d'esprit des masses produisait une sélection automatique et, de plus, sans erreur dans les cadres du parti. Sur ceux qui, en ces jours-là, ne tremblèrent point, l'on pouvait compter pour la suite. Ils constituaient un noyau dans l'atelier, dans l'usine, dans le quartier. A la veille d'octobre les organisateurs jetèrent plus d'une fois autour d'eux des regards scrutateurs lorsqu'il s'agissait de nominations ou d'envois en mission, se rappelant comment tel ou tel s'était conduit pendant les Journées de Juillet.

Au front, où tous les rapports se présentent plus dépouillés, la réaction de Juillet prit un caractère particulièrement violent. Le Grand Quartier Général utilisa les événements avant tout pour créer des effectifs spéciaux, ceux " du devoir devant la patrie libre ". Dans les régiments, des brigades de choc étaient organisées. " J'ai vu bien des fois des oudarniki (membres des brigades de choc) — raconte Dénikine — et je les ai toujours vus concentrés en eux-mêmes et moroses. Dans les régiments, on les considérait avec réserve ou bien même avec hostilité. " Les soldats voyaient, non sans raison, dans ces " contingents du devoir ", les noyaux d'une garde prétorienne. " La réaction ne lambinait pas — raconte, au sujet du front roumain qui retardait sur les autres, le socialiste-révolutionnaire Degtiarev, qui adhéra par la suite aux bolcheviks. Nombre de soldats furent arrêtés comme déserteurs. Les officiers relevèrent la tête et affichèrent du dédain pour les comités d'armée ; çà et là, les chefs essayèrent d'imposer de nouveau le salut militaire. " Les commissaires procédaient à l'épuration de l'armée. " Dans presque chaque division — écrit Stankévitch — on avait son bolchevik dont le nom était plus connu dans la troupe que celui du chef de division… Nous éliminions progressivement une notoriété après l'autre. " En même temps, sur tout le front, on s'occupait de désarmer les contingents insubordonnés. Commandants et commissaires prenaient appui pour cela sur les Cosaques et sur les brigades spéciales qui étaient odieuses aux soldats.

Le jour de la chute de Riga, la conférence des commissaires du front Nord et des représentants des organisations d'armée reconnut indispensable d'appliquer plus systématiquement des mesures de répression rigoureuses. Des hommes furent fusillés pour avoir fraternisé avec les Allemands. Bien des commissaires, s'échauffant à l'évocation de vagues images de la Révolution française, tentèrent de faire preuve d'une poigne de fer. Ils ne comprenaient pas que les commissaires jacobins s'étaient appuyés sur la base, n'avaient pas épargné les aristocrates et les bourgeois et que, seule, l'autorité plébéienne les armait implacablement pour implanter dans les troupes une rigoureuse discipline. Les commissaires de Kérensky n'avaient aucune base populaire sous les pieds, aucune auréole morale sur la tête. Ils étaient, aux yeux des soldats, des agents de la bourgeoisie, des fourriers de l'Entente, tout simplement. Ils pouvaient, pendant un temps, intimider l'armée — ils y parvinrent effectivement, jusqu'à un certain point — mais ils étaient impuissants à lui donner une nouvelle vie.

Au bureau du Comité exécutif, à Pétrograd, un rapport, au début du mois d'août, disait que, dans l'état d'esprit de l'armée, s'était produit un revirement favorable, que l'on s'était remis à faire l'exercice ; mais que, d'autre part, l'on observait une aggravation des dénis de justice, de l'arbitraire, de l'oppression. C'est avec une acuité particulière que vint à se poser la question du corps des officiers : celui-ci " est complètement isolé, il forme des organisations à lui, très fermées ". Et d'autres données prouvent qu'en apparence, sur le front, il y eut plus d'ordre, que les soldats cessèrent de se mutiner pour des motifs insignifiants et accidentels. Mais d'autant plus concentré devenait leur mécontentement devant la situation dans l'ensemble. Dans le discours prudent et diplomatique du menchevik Koutchine à la Conférence d'État, sous des notes apaisantes, passait en sourdine un avertissement inquiétant. " Il y une indubitable volte-face ; incontestablement le calme existe, mais, citoyens, il y a aussi autre chose, il y a un certain sentiment de désillusion, et nous appréhendons à l'extrême ce sentiment-là… " La victoire temporairement remportée sur les bolcheviks était avant tout une victoire sur les nouvelles espérances des soldats, sur leur foi en un avenir meilleur. Les masses étaient devenues plus circonspectes, la discipline semblait avoir augmenté. Mais, entre les dirigeants et les soldats, l'abîme s'était creusé plus profond, Quoi et qui engloutirait-il demain ?

La réaction de Juillet trace en quelque sorte une ligne définitive de partage des eaux entre la Révolution de Février et celle d'Octobre. Les ouvriers, les garnisons de l'arrière, le front, partiellement même, comme on le verra plus loin, les paysans reculèrent, firent un bond en arrière, comme s'ils avaient reçu un coup en pleine poitrine. Le coup avait en réalité un caractère beaucoup plus moral que physique, mais il n'en était pas moins effectif. Durant les quatre premiers mois tous les processus de masses avaient une seule direction : à gauche. Le bolchevisme croissait, s'affermissait, s'enhardissait. Mais voici que le mouvement s'est heurté à un barrage. En fait, il se découvrit que, dans les voies de la Révolution de Février, l'on ne pouvait avancer davantage. Bien des gens crurent que la révolution était en somme arrivée à son point mort. En réalité, c'était la Révolution de Février qui avait tout donné d'elle jusqu'au fond. Cette crise intérieure de la conscience des masses, combinée avec la répression et la calomnie, mena à la perturbation et à des reculades, à des paniques en certains cas. Les adversaires s'enhardirent. Dans la masse elle-même monta à la surface tout ce qu'il y avait d'arriéré, d'inerte, de mécontent, à cause des commotions et des privations. Ces coups de ressac, dans le torrent de la révolution sont d'une violence irrésistible : on dirait qu'ils se conforment aux lois d'une hydrodynamique sociale. Il est impossible de remonter un pareil flux de retour — il ne reste qu'à ne pas s'y abandonner, à ne pas se laisser submerger, à se maintenir, en attendant que le flot de la réaction se soit épuisé, et à préparer, pendant ce temps, des points d'appui pour une nouvelle offensive.En observant certains régiments qui, le 3 juillet, avaient marché sous les bannières bolchevistes et qui, une semaine après, réclamèrent des châtiments rigoureux contre les agents du Kaiser, les sceptiques éclairés pouvaient, semblait-il, chanter victoire : les voilà bien, vos masses, voilà comme elles tiennent et sont capables de comprendre! Mais c'est du scepticisme à bon marché. Si les masses, effectivement, modifiaient leurs sentiments et pensées sous l'influence de circonstances accidentelles, l'on ne saurait expliquer la puissante causalité qui caractérise le développement des grandes révolutions. Plus profonde est l'emprise sur des millions de gens dans le peuple, plus le développement de la révolution est régulier, et c'est avec une plus grande certitude que l'on peut prédire l'enchaînement des étapes suivantes. Il faut seulement ne pas oublier que le développement politique des masses a lieu non pas en ligne droite, mais suivant une courbe complexe : telle est, en somme, l'orbite de tout processus matériel.

Les conditions objectives poussaient impérieusement les ouvriers, les soldats et les paysans à se ranger sous le drapeau des bolcheviks. Mais les masses, s'engageant dans cette voie, entraient en lutte avec leur propre passé, avec leurs croyances d'hier, et partiellement d'aujourd'hui. A un tournant difficile, au moment de l'échec et de la désillusion, les vieux préjugés, qui n'ont pas encore été cuvés, remontent à la surface, et les adversaires s'y accrochent naturellement comme à une planche de salut. Tout ce qu'il y avait chez les bolcheviks de peu clair, d'inhabituel, d'énigmatique — nouveauté des idées, crânerie, dédain de toutes les autorités anciennes et nouvelles — tout cela avait maintenant trouvé d'un coup une explication simple, persuasive dans son absurdité : espions de l'Allemagne! L'accusation lancée contre les bolcheviks misait en somme sur le passé d'esclavage du peuple, sur un héritage de ténèbres, de barbarie, de superstition — et cette mise n'était pas mal placée. La grande imposture patriotique dans le courant de juillet et d'août restait un facteur politique de toute première importance, formant accompagnement à toutes les questions d'actualité. Les orbes de la calomnie s'élargissaient sur le pays avec la presse des cadets, gagnant la province, les territoires limitrophes de l'étranger, pénétrant dans les coins perdus. A la fin de juillet, l'Organisation bolcheviste d'Ivanovo-Voznéssensk exigeait encore l'ouverture d'une campagne plus énergique contre la persécution! La question du poids spécifique de la calomnie dans la lutte politique d'une société civilisée attend encore son sociologue.

Et, néanmoins, la réaction, parmi les ouvriers et les soldats, nerveuse et bouillonnante, n'était ni profonde ni solide. Les usines d'avant-garde, à Pétrograd, se redressèrent peu de jours après la défaite, protestèrent contre les arrestations et la calomnie, frappèrent aux portes du Comité exécutif, rétablirent les liaisons. A la fabrique d'armes de Sestroretsk, les ouvriers reprirent bientôt le gouvernail entre leurs mains : l'assemblée générale du 20 juillet décidait de verser leur paye aux ouvriers pour les journées de manifestation, à condition que le montant des salaires fût totalement employé à des publications pour le front. Le travail d'agitation ouverte des bolcheviks à Pétrograd reprend, d'après le témoignage d'Olga Ravitch, vers le 20 juillet. Dans des meetings qui ne réunissent pas plus de deux cents à trois cents personnes, en différentes parties de la ville, prennent la parole trois hommes : Sloutsky, qui fut tué plus tard par les Blancs en Crimée, Volodarskj,, qui fut tué par les socialistes-révolutionnaires à Pétrograd, et Evdokimov, métallurgiste de Pétrograd, l'un des orateurs les plus capables de la révolution. En août, l'agitation faite par le parti acquiert plus d'ampleur. D'après une note de Raskolnikov, Trotsky, arrêté le 23 juillet, donna en prison le tableau suivant de la situation en ville : " Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires… continuent à persécuter avec acharnement les bolchéviks. On ne cesse d'arrêter nos camarades. Mais, dans les cercles du parti, il n'y a point d'accablement. Au contraire, tous regardent l'avenir avec espoir, estimant que les mesures de répression consolideront seulement la popularité du parti… Dans les quartiers ouvriers, l'on ne remarque pas non plus de démoralisation. " Effectivement, bientôt, une assemblée des ouvriers de vingt-sept entreprises du district de Peterhof vota une résolution protestant contre le gouvernement irresponsable et sa politique contre-révolutionnaire. Les districts prolétariens se ranimaient.

Tandis qu'au sommet, au palais d'Hiver et au palais de Tauride, l'on édifiait une nouvelle coalition, l'on s'abouchait, brisait et raccommodait — en ces jours mêmes et aux mêmes heures, les 21-22 juillet, se produisit à Pétrograd un événement de la plus haute importance, sans doute à peine remarqué dans le monde officiel, mais qui signalait l'affermissement d'une autre coalition plus solide : celle des ouvriers de Pétrograd et des soldats de l'armée du front. Dans la capitale survinrent des délégués des armées en campagne, qui protestaient, au nom de leurs contingents, contre l'étouffement de la révolution sur le front. Pendant quelques jours, ils frappèrent vainement aux portes du Comité exécutif. On ne les recevait pas, on les évinçait, on cherchait à se débarrasser d'eux. Pendant ce temps arrivaient de nouveaux délégués qui devaient passer par la même filière. éconduits, ils retombaient les uns sur les autres dans les couloirs et les salles de réception, se lamentaient, déblatéraient, cherchaient ensemble une issue. Ils y étaient aidés par les bolcheviks. Les délégués décidèrent d'avoir des échanges de vues avec les ouvriers, les soldats, les matelots de la capitale, qui les accueillirent à bras ouverts, les logèrent, les hébergèrent. Dans une conférence que personne d'en haut n'avait convoquée, qui avait surgi d'en bas, il y eut, comme participants, des délégués de vingt-neuf régiments du front, de quatre-vingt-dix usines de Pétrograd, de matelots de Cronstadt et des garnisons de la banlieue.

Au centre de la conférence se trouvaient des délégués venus des tranchées; parmi eux, il y avait aussi quelques jeunes officiers. Les ouvriers de Pétrograd écoutaient les hommes du front avec avidité, tâchant de ne pas perdre un mot de ce qu'ils disaient. Ceux-ci racontaient comment l'offensive et ses conséquences dévoraient la révolution. D'obscurs soldats, qui n'étaient pas du tout des agitateurs, décrivaient dans des causeries simplistes le traintrain journalier de la vie du front. Ces détails étaient bouleversants, car ils montraient clairement la remontée de tout ce qui était le plus détesté dans le vieux régime. Le contraste entre les espérances de naguère et la réalité d'aujourd'hui frappa droit aux cœurs et mit les pensées à l'unisson. Bien que, parmi les délégués du front, les socialistes-révolutionnaires fussent vraisemblablement en majorité, une violente résolution bolcheviste fut adoptée presque à l'unanimité : il n'y eut que quatre abstentions. La résolution adoptée ne restera pas lettre morte : une fois séparés, les délégués raconteront la vérité, diront comment ils ont été repoussés par les leaders conciliateurs et comment ils ont été reçus par les ouvriers. Les tranchées accorderont foi à leurs rapporteurs, ceux-ci ne tromperont point.

Dans la garnison même de Pétrograd, le début du revirement se dessina vers la fin du mois, surtout après les meetings auxquels avaient participé des représentants du front. Il est vrai que les régiments qui avaient le plus souffert ne pouvaient pas encore se relever de leur apathie. En revanche, dans les contingents qui étaient restés le plus longtemps sur une position patriotique et qui avaient gardé la discipline pendant les premiers mois de la révolution, l'influence du parti s'accroissait sensiblement. L'Organisation militaire, qui avait particulièrement souffert de l'écrasement, commença à se reprendre. Comme toujours après des défaites, dans les cercles du parti, l'on considérait avec malveillance les dirigeants du travail dans l'armée, leur faisant grief de fautes effectives ou imaginaires et d'entraînements. Le Comité central s'associa de plus près l'Organisation militaire, établit sur elle, par l'intermédiaire de Sverdlov et de Dzerjinski, un contrôle plus direct, et le travail reprit, plus lentement qu'auparavant, mais plus sûrement.

Vers la fin de juillet, la situation des bolcheviks dans les usines de Pétrograd était déjà rétablie ; les ouvriers s'étaient resserrés sous le même drapeau ; pourtant c'étaient déjà d'autres hommes, plus mûrs, c'est-à-dire plus prudents, mais aussi plus résolus. " Dans les usines, nous jouissons d'une influence formidable, illimitée, rapportait Volodarsky, le 27 juillet, au Congrès des bolcheviks. Le travail du parti est rempli principalement par les ouvriers eux-mêmes… L'organisation a monté d'en bas, et c'est pourquoi nous avons toute raison de penser qu'elle ne se disloquera pas. " L'Union de la Jeunesse comptait à cette époque jusqu'à cinquante mille membres et subissait de plus en plus l'influence des bolcheviks. Le 7 août, la section ouvrière du Soviet adopte une résolution pour l'abolition de la peine de mort. En signe de protestation contre la Conférence d'État, les travailleurs de Poutilov prélèvent le salaire d'une journée comme souscription à la presse ouvrière. A la Conférence des Comités de fabriques et d'usines, une résolution est unanimement adoptée, déclarant que la Conférence de Moscou est " une tentative d'organisation des forces contre-révolutionnaires "…

Cronstadt cicatrisait aussi ses blessures. Le 20 juillet, un meeting sur la place de l'Ancre exige la remise du pouvoir aux soviets, l'envoi au front des Cosaques ainsi que des gendarmes et des sergents de ville, l'abolition de la peine de mort, l'admission à Tsarskoié-Sélo de délégués de Cronstadt pour vérifier si Nicolas II, dans sa détention, est suffisamment et rigoureusement surveillé, la dislocation des " bataillons de la Mort ", la confiscation des journaux bourgeois, etc. En même temps, un nouvel amiral, Tyrkov, ayant pris le commandement de la forteresse, ordonna d'amener sur les vaisseaux de guerre le drapeau rouge, et de hisser le drapeau portant la croix de Saint-André. Les officiers et une partie des soldats revêtirent leurs galons et épaulettes. Les matelots de Cronstadt protestèrent. La commission gouvernementale d'enquête sur les événements des 3-5 juillet fut contrainte de quitter Cronstadt sans résultat pour rentrer à Pétrograd : elle fut accueillie par des sifflets, des protestations et même des menaces.

Le mouvement d'opinion se produisait dans toute la flotte. " A la fin de juillet et au commencement d'août — écrit un des dirigeants en Finlande, Zalejsky — on sentait nettement que non seulement la réaction extérieure n'avait pas réussi à briser les forces révolutionnaires d'Helsingfors, mais, qu'au contraire, ici, l'on notait un mouvement très net vers la gauche et un large accroissement de sympathies pour les bolchéviks. " Les matelots avaient été, dans une mesure considérable, les instigateurs de la manifestation de Juillet, indépendamment et partiellement contre le gré du parti qu'ils soupçonnaient de modération et presque d'esprit conciliateur. L'expérience de la manifestation armée leur montra que la question du pouvoir ne se résolvait pas si simplement. Un état d'opinion anarchiste cédait la place à de la confiance à l'égard du parti. Très intéressant, sur ce point, est un rapport du délégué d'Helsingfors à la fin de juillet : " Sur les petites unités navales, c'est l'influence des socialistes-révolutionnaires qui prédomine ; mais sur les grands vaisseaux de guerre, croiseurs et cuirassés, tous les matelots sont ou bien des bolcheviks ou bien des sympathisants. Tel était (et précédemment aussi) l'état d'esprit des matelots sur le Pétropavlovsk et sur le République, et après les 3-5 juillet, sont venus à nous le Gangout, le Sébastopol, le Rurik, l'Andreï Pervozvanny, le Diana, le Gromoboï, l'India. Ainsi nous avons dans les mains une formidable force de combat… Les événements du 3 au 5 juillet ont beaucoup appris aux matelots, leur montrant qu'il ne suffisait pas d'être dans un certain état d'esprit pour atteindre le but. "

En retard sur Pétrograd, Moscou suit le même chemin. " Peu à peu, l'atmosphère asphyxiante a commencé à se dissiper — raconte l'artilleur Davydovsky — la masse des soldats commence à revenir à elle et nous reprenons l'offensive sur tout le front. Cette imposture qui a arrêté un moment le mouvement de la masse vers la gauche a seulement renforcé ensuite son afflux vers nous. " Sous les coups, l'amitié des usines et des casernes se resserrait plus étroitement. Un ouvrier de Moscou, Strelkov, raconte comment des rapports étroits s'établirent progressivement entre l'usine Michelsohn et le régiment voisin. Les comités d'ouvriers et de soldats décidaient fréquemment, en séances unifiées, des questions pratiques de la vie et de l'usine et du régiment. Les ouvriers organisaient pour les soldats des soirées d'éducation et d'instruction, leur achetaient des journaux bolcheviks et s'employaient par tous les moyens à leur venir en aide. " Si quelqu'un est puni — raconte Strelkov — on accourt aussitôt vers nous porter plainte… Pendant les meetings de rues, si quelqu'un brutalise un ouvrier de Michelsohn, il suffit qu'un soldat ait connaissance du fait, et aussitôt l'on vient par groupes entiers pour le délivrer. Or, les vexations étaient alors nombreuses. On nous empoisonnait avec les légendes de l'or allemand, de la trahison et tous les lâches mensonges des conciliateurs. "

La Conférence moscovite des Comités de fabriques et d'usines, à la fin de juillet, prit d'abord des tons modérés, mais évolua fortement vers la gauche en une semaine de travaux et, vers la fin, adopta une résolution nettement colorée de bolchevisme. En ces mêmes journées, un délégué de Moscou, Podbielsky, rapportait ceci au Congrès du parti : " Six soviets de quartier sur dix se trouvent entre nos mains… Devant la persécution actuellement organisée, nous n'avons de salut que dans la classe ouvrière, qui soutient fermement le bolchevisme. " Au début du mois d'août, lors des élections dans les usines de Moscou, ce sont, au lieu des mencheviks, et des socialistes-révolutionnaires, les bolchéviks qui passent déjà. L'accroissement de l'influence du parti se manifesta avec fougue dans la grève générale à la veille de la Conférence. Les Izvestia officielles de Moscou écrivaient : " Il est enfin temps de comprendre que les bolcheviks ne constituent pas des groupes irresponsables, qu'ils sont un des détachements de la démocratie révolutionnaire organisée, derrière lequel se tiennent de larges masses, non peut-être toujours disciplinées, mais en revanche totalement dévouées à la révolution. "

L'affaiblissement, en juillet, des positions du prolétariat rendit courage aux industriels. Un congrès des treize plus importantes organisations d'entreprises, et dans ce nombre des établissements bancaires, créa un Comité de défense de l'industrie qui se chargea de la direction des lock-out et en général de toute la politique d'offensive contre la révolution. Les ouvriers répliquèrent par de la résistance. Dans tout le pays déferla une vague de grandes grèves et d'autres collisions. Si les détachements les plus expérimentés du prolétariat montrèrent de la prudence, les nouvelles couches, fraîchement formées, s'engagèrent d'autant plus résolument dans la lutte. Si les métallurgistes restaient dans l'expectative et se préparaient, les ouvriers du textile faisaient irruption sur le terrain, ainsi que ceux des industries du caoutchouc, du papier, du cuir. Il y avait un sursaut des couches les plus arriérées et soumises de travailleurs. Kiev fut troublée par une violente grève de veilleurs de nuit et de portiers : parcourant les immeubles, les grévistes éteignaient les lampes, enlevaient les clefs des ascenseurs, ouvraient les portes sur la rue, etc. Chaque conflit, quel qu'en fût le motif, avait tendance à s'étendre sur toute une branche de l'industrie et à acquérir un caractère de principe. Avec le soutien des ouvriers de tout le pays, les peaussiers de Moscou ouvrirent, en août, une longue et opiniâtre lutte pour conquérir aux comités de fabriques le droit de décider de l'embauche et du congédiement des travailleurs.

En bien des cas, surtout en province, les grèves prirent un caractère dramatique, allant jusqu'à l'arrestation par les grévistes des entrepreneurs et des administrateurs. Le gouvernement prêchait aux ouvriers l'abnégation, entrait en coalition avec les industriels, envoyait des Cosaques dans le bassin du Donetz et relevait du double les tarifs sur le blé et sur les commandes de fournitures de guerre. Tout en portant au plus haut l'indignation des ouvriers, cette politique n'arrangeait pas non plus les entrepreneurs. " Avec la clairvoyance de Skobélev — déclare plaintivement Auerbach, un des capitaines de l'industrie lourde — les commissaires du Travail dans les localités n'étaient pas encore arrivés à y voir clair… Dans le ministère même… l'on n'accordait point confiance aux agents que l'on avait en province… Les représentants des ouvriers étaient convoqués à Pétrograd et, dans le palais de Marbre, on les exhortait, on les invectivait, on les réconciliait avec les industriels, les ingénieurs. " Mais tout cela ne conduisait à rien : " Les masses ouvrières, vers ce temps-là, tombaient déjà de plus en plus sous l'influence de meneurs plus résolus et décidés dans leur démagogie. "

Le défaitisme économique constituait le principal instrument des entrepreneurs contre la dualité de pouvoirs dans les usines. A la conférence des comités de fabriques et d'usines, dans la première quinzaine d'août, l'on dénonça en détail la politique nocive des industriels, tendant à désorganiser et à arrêter la production, Outre des manigances financières, on appliquait largement le recel des matériaux, la fermeture des ateliers de fabrication d'instruments ou de réparations, etc. Sur le sabotage mené par les entrepreneurs, d'éclatants témoignages sont donnés par John Reed qui, en qualité de correspondant américain, avait accès dans les cercles les plus divers, obtenait des informations confidentielles des agents diplomatiques de l'Entente et pouvait écouter les francs aveux des politiciens russes bourgeois. " Le secrétaire de la section pétersbourgeoise du parti cadet — écrit Reed — me disait que la décomposition de l'économie faisait partie de la campagne menée pour discréditer la révolution. Un diplomate allié dont j'ai promis sur parole de ne pas révéler le nom, confirmait le fait sur la base de ses informations personnelles. Je connais des charbonnages prés de Kharkov qui furent incendiés ou noyés par les propriétaires. Je connais des manufactures textiles de la région moscovite où les ingénieurs, en abandonnant le travail, mettaient les machines hors d'état, Je connais des employés de la voie ferrée que les ouvriers surprirent à détériorer des locomotives. " Telle était l'atroce réalité économique. Elle répondait non point aux illusions des conciliateurs, non point à la politique de coalition, mais à la préparation du soulèvement kornilovien.

Sur le front, l'union sacrée se greffait aussi mal qu'à l'arrière. L'arrestation de certains bolcheviks — déclare Stankévitch en se lamentant — ne résolvait pas du tout la question. " La criminalité était dans l'atmosphère, ses contours n'étaient pas nets parce qu'elle avait contaminé toute la masse. " Si les soldats devinrent plus modérés, c'est uniquement parce qu'ils avaient appris, dans une certaine mesure, à discipliner leur haine. Mais quand ils étaient excédés, leurs véritables sentiments se manifestaient d'autant plus clairement, Une des compagnies du régiment de Doubno, que l'on avait ordonné de dissoudre pour refus d'accepter le capitaine récemment nommé, souleva quelques autres compagnies, ensuite tout le régiment, et lorsque le colonel tenta de rétablir l'ordre par les armes, il fut tué à coups de crosse. Cela se passa le 31 juillet. Si, dans d'autres régiments, l'affaire n'alla pas jusque-là, elle pouvait toujours, d'après le sentiment intime du corps des officiers, en arriver à ce point.

Au milieu d'août, le général Chtcherbatchev communiquait au Grand Quartier Général : " L'état d'esprit des contingents d'infanterie, à l'exception des bataillons de la Mort, est extrêmement instable ; parfois, pendant plusieurs journées, les dispositions de certains éléments de l'infanterie se sont brusquement modifiées dans un sens diamétralement opposé. " Bien des commissaires commencèrent à comprendre que les méthodes de juillet ne résolvaient rien. " La pratique des tribunaux militaires révolutionnaires sur le front Ouest — communique le 22 août le commissaire Jamandt — introduit de terribles dissensions entre le commandement et la masse de la population, discréditant l'idée même de ces tribunaux… " Le programme de salut de Kornilov, dès avant la rébellion du Grand Quartier Général, avait été suffisamment éprouvé et avait conduit dans la même impasse.

Ce qui effrayait plus que tout les classes possédantes, c'étaient les symptômes de décomposition de la cosaquerie : là, il y avait menace d'un écroulement du dernier rempart. Les régiments de Cosaques à Pétrograd, en février, avaient abandonné la monarchie sans résistance. Il est vrai que, chez elles, à Novotcherkassk, les autorités cosaques avaient essayé de dissimuler le télégramme annonçant l'insurrection et avaient célébré avec la solennité habituelle, le 1er mars, un service funèbre en l'honneur d'Alexandre II. Mais, en fin de compte, la cosaquerie était prête à se dispenser du tsar et avait même découvert, dans son passé, des traditions républicaines. Mais elle ne voulait pas aller au-delà. Les Cosaques, dès le début, refusèrent d'envoyer leurs députés au Soviet de Pétrograd, pour ne pas se mettre au niveau des ouvriers et des soldats, et constituèrent un Soviet des troupes cosaques, groupant les douze formations de leur caste, en la personne de leurs dirigeants de l'arrière. La bourgeoisie s'efforçait, et non sans succès, de s'appuyer sur les Cosaques contre les ouvriers et les paysans.

Le rôle politique de la cosaquerie était déterminé par sa situation particulière dans l'État. Elle représentait depuis des siècles une originale caste inférieure privilégiée. Le Cosaque ne payait aucun impôt et disposait d'un lot de terre beaucoup plus considérable que celui du paysan. Dans trois régions voisines, celles du Don, du Kouban et du Terk, trois millions d'habitants cosaques possédaient vingt-trois millions de déciatines de terres, alors que, pour quatre millions trois cent mille âmes de la population paysanne, il ne revenait dans les mêmes régions que six millions de déciatines : chaque Cosaque possédait en moyenne cinq fois plus qu'un paysan. Parmi les Cosaques eux-mêmes, la terre était distribuée bien entendu très inégalement. Il y avait là de gros propriétaires et des koulaks plus puissants que dans le Nord ; il y avait aussi des pauvres. Tout Cosaque était tenu de répondre au premier appel de l'État, avec son cheval et son équipement. Les Cosaques riches couvraient largement cette dépense, grâce à l'exemption de l'impôt. Ceux de la base pliaient sous le fardeau des obligations de la caste. Ces données essentielles expliquent suffisamment la situation contradictoire dans la cosaquerie, Par ses couches inférieures, elle touchait de près à la paysannerie, par ses sommets — aux propriétaires nobles. En même temps, les hautes et les basses couches étaient unies par la conscience de leur particularisme, de leur état d'élection, et étaient accoutumées à considérer de leur haut non seulement l'ouvrier, mais même le paysan. C'est ce qui rendait le Cosaque moyen si apte à exercer la répression.

Pendant les années de guerre, lorsque les jeunes générations se trouvaient sur les fronts, les bourgs cosaques étaient régentés par les vieux, porteurs de traditions conservatrices, étroitement liés avec leur corps d'officiers. Sous apparence de ressusciter la démocratie cosaque, les gros propriétaires, chez eux, pendant les premiers mois de la révolution, convoquèrent ce que l'on appela les cercles militaires, lesquels élurent des atamans, des présidents en leur genre, et, auprès d'eux, " des gouvernements militaires ", Les commissaires officiels et les soviets de la population non cosaque n'avaient pas de pouvoir dans ces régions, car les Cosaques étaient plus solides, plus riches et mieux armés. Les socialistes-révolutionnaires essayèrent de créer des soviets communs de députés paysans et cosaques, mais ces derniers ne donnaient pas leur assentiment, craignant, non sans raison, que la révolution agraire ne leur enlevât une partie des terres. Ce n'est pas en vain que Tchernov, en qualité de ministre de l'Agriculture, laissa tomber cette phrase : " Les Cosaques devront se serrer un peu sur leurs terres. " Plus important encore était le fait que les paysans de la région et les soldats des régiments d'infanterie disaient, de plus en plus fréquemment, à l'adresse des Cosaques : " Nous en viendrons à mettre la main sur vos terres, vous avez assez régné. " C'est ainsi que se présentait l'affaire à l'arrière, dans le bourg cosaque, partiellement aussi dans la garnison de Pétrograd, au centre même de la vie politique. Ainsi s'explique aussi la conduite des régiments cosaques dans la manifestation de Juillet.

Sur le front, la situation était essentiellement différente. Au total, pendant l'été de 1917, les troupes cosaques engagées dans l'action se composaient de cent soixante-deux régiments et de cent soixante et onze sotnias. Éloignés de leurs bourgs, les Cosaques du front partageaient avec toute l'armée les épreuves de la guerre et, quoique avec un retard considérable, passaient par l'évolution de l'infanterie, perdaient foi en la victoire, s'exaspéraient devant le gâchis, murmuraient contre les chefs, vivaient dans l'angoisse de la paix et de la rentrée au foyer. Pour la police du front et de l'arrière, l'on détacha peu à peu quarante-cinq régiments et jusqu'à soixante-cinq sotnias! Les Cosaques étaient de nouveau transformés en gendarmes. Les soldats, les ouvriers, les paysans grognaient contre eux, leur rappelant l'œuvre de bourreaux qu'ils avaient accomplie en 1905. Bien des Cosaques qui, d'abord, avaient été fiers de leur conduite en Février, avaient maintenant le cœur déchiré. Le Cosaque commençait à maudire sa nagaïka et refusa plus d'une fois de la prendre en service commandé. Les déserteurs, parmi les hommes du Don et du Kouban, étaient peu nombreux : ils avaient peur de leurs vieux au village. Dans l'ensemble, les contingents cosaques restèrent beaucoup plus longtemps entre les mains du commandement que l'infanterie.

Du Don, du Kouban, l'on apprenait au front que les sommets de la cosaquerie, assistés par les anciens, avaient établi un pouvoir à eux, sans demander l'avis du Cosaque du front. Cela réveillait les antagonismes sociaux assoupis : " Nous rentrerons à la maison, nous le leur ferons voir ", dirent plus d'une fois les hommes du front. Krasnov, général cosaque, un des chefs de la contre-révolution sur le Don, décrivit pittoresquement comment les solides contingents cosaques se désagrégeaient sur le front : " On commença à tenir des meetings où l'on adopta les résolutions les plus extravagantes. Les Cosaques cessèrent de panser et de nourrir régulièrement leurs chevaux. Il était inutile de songer à leur faire faire l'exercice. Ils se décorèrent de nœuds cramoisis, se parèrent de rubans rouges et, quant à respecter les officiers, ne voulurent plus en entendre parler. " Pourtant, avant d'en arriver définitivement à cet état d'esprit, le Cosaque hésita longtemps, se grattant la nuque, cherchant de quel côté il se tournerait. Dans une minute critique, il n'était par conséquent point facile de deviner d'avance comment se conduirait tel ou tel contingent cosaque.

Le 8 août, le Cercle militaire du Don fit bloc avec les cadets pour les élections à l'Assemblée constituante. Le bruit s'en répandit immédiatement dans l'armée. " Parmi les Cosaques — écrit l'un des leurs, l'officier Ianov — le bloc fut vivement désavoué. Le parti cadet n'avait pas de racines dans l'armée. " En effet, l'armée détestait les cadets, les identifiant à tous ceux qui étouffent les masses populaires. " Les vieux vous ont vendus aux cadets! " disaient les soldats taquins. " On le leur montrera! " répliquaient les Cosaques. Sur le front Sud-Ouest, les contingents de Cosaques dans une résolution spéciale, déclarèrent les cadets " ennemis jurés et oppresseurs du peuple laborieux " et exigèrent que fussent exclus du Cercle militaire tous ceux qui avaient osé conclure un accord avec les cadets.

Kornilov, Cosaque lui-même, comptait fermement sur l'aide de la cosaquerie, surtout de celle du Don, et avait complété avec des effectifs cosaques le détachement destiné à opérer le coup d'État. Mais les Cosaques ne bougèrent point pour soutenir " le fils d'un paysan ". Dans leurs bourgs, ils étaient prêts à défendre avec acharnement, sur place, leurs terres, mais n'avaient aucune propension à s'engager dans une rixe entre des tiers. Le 3e corps de cavalerie ne justifia point non plus les espérances. Si les Cosaques regardaient d'un mauvais œil la fraternisation avec les Allemands, sur le front de Pétrograd ils allèrent volontiers au devant des désirs des soldats et des matelots : par cette fraternisation, le plan de Kornilov échoua sans effusion de sang. Ainsi, sous les espèces de la cosaquerie, s'affaiblissait et s'écroulait le dernier support de la vieille Russie.

Pendant ce temps, bien loin au-delà des frontières du pays, sur le territoire français, l'on procéda, à l'échelle d'un laboratoire, à une tentative de " résurrection " des troupes russes, en dehors de la portée des bolcheviks, et, par conséquent, d'autant plus probante. Pendant l'été et l'automne, dans la presse russe, pénétrèrent, mais restèrent dans le tourbillon des événements presque inaperçues, des informations sur la révolte armée qui avait éclaté dans les troupes russes en France. Les soldats des deux brigades russes qui se trouvaient en ce pays étaient, d'après l'officier Lissovsky, dès janvier 1917, par conséquent avant la révolution, " fermement persuadés d'avoir été tous vendus aux Français, en échange de munitions ". Les soldats ne se trompaient pas tellement. A l'égard des patrons alliés, ils ne nourrissaient " pas la moindre sympathie ", et à l'égard de leurs officiers — pas la moindre confiance.

La nouvelle de la révolution trouva les brigades d'exportation pour ainsi dire politiquement préparées — et néanmoins les prit à l'improviste. Il n'y avait pas lieu d'attendre des officiers des explications sur l'insurrection : l'ahurissement s'avérait d'autant plus grand que l'officier était plus élevé en grade. Dans les camps apparurent des patriotes démocrates venus des milieux de l'émigration. " On put observer plus d'une fois — écrit Lissovsky — comment certains diplomates et officiers des régiments de la Garde… avançaient aimablement des sièges à d'anciens émigrés. " Dans les régiments surgirent des institutions électives, et, à la tète du Comité, fut placé un soldat letton qui se distingua bientôt. Là encore, par conséquent, l'on avait trouvé son " allogène ". Le 1er régiment, qui avait été formé à Moscou et se composait presque entièrement d'ouvriers, de commis et employés de magasin, en général d'éléments prolétariens et à demi prolétariens, était arrivé le premier sur la terre de France, un an auparavant et, pendant l'hiver, avait combattu sur le front champenois. Mais " la maladie de la décomposition atteignit avant tout ce régiment même ". Le 2e régiment, qui avait dans ses rangs un fort pourcentage de paysans, garda son calme plus longtemps. La 2e brigade, presque entièrement composée de paysans sibériens, semblait tout à fait sûre. Fort peu de temps après l'insurrection de Février, la 1re brigade était sortie de la subordination. Elle ne voulait combattre ni pour l'Alsace ni pour la Lorraine. Elle ne voulait pas mourir pour la belle France. Elle voulait essayer de vivre dans la Russie neuve. La brigade fut ramenée à l'arrière et cantonnée au centre de la France dans le camp de La Courtine.

" Au milieu de bourgades bourgeoises — raconte Lissovsky — dans un immense camp, commencèrent à vivre en des conditions tout à fait particulières, insolites, environ dix mille soldats russes mutinés et armés, n'ayant pas auprès d'eux d'officiers et n'acceptant pas, résolument, de se soumettre à quiconque. " Komilov trouva une occasion exceptionnelle d'appliquer ses méthodes d'assainissement avec le concours de Poincaré et de Ribot, qui avaient tant de sympathie pour lui. Le généralissime russe ordonna, par télégramme, de réduire " les hommes de La Courtine à l'obéissance " et de les expédier à Salonique. Mais les mutins ne cédaient pas. Vers le 1er septembre, on fit avancer de l'artillerie lourde et, à l'intérieur du camp, l'on colla des affiches portant le télégramme comminatoire de Kornilov. Mais, justement alors, dans la marche des événements, s'inséra une nouvelle complication : les journaux français publièrent la nouvelle que Kornilov lui-même était déclaré traître et contre-révolutionnaire. Les soldats mutinés décidèrent définitivement qu'il n'y avait aucune raison pour eux d'aller mourir à Salonique, et qui plus est sur l'ordre d'un général traître. Vendus en échange de munitions, les ouvriers et les paysans résolurent de tenir tête. Ils refusèrent d'avoir des pourparlers avec aucune personne du dehors. Pas un soldat ne sortait plus du camp.

La 2e brigade russe fut avancée contre la 1re. L'artillerie occupa des positions sur les pentes des collines voisines ; l'infanterie, selon toutes les règles de l'art du génie, creusa des tranchées et des avancées vers La Courtine. Les environs furent solidement encerclés par des chasseurs alpins, afin que pas un seul Français ne pénétrât sur le théâtre de la guerre entre deux brigades russes. C'est ainsi que les autorités militaires de la France mettaient en scène sur leur territoire une guerre civile entre Russes, après l'avoir précautionneusement entourée d'une barrière de baïonnettes.

C'était une répétition générale. Par la suite, la France gouvernante organisa la guerre civile sur le territoire de la Russie elle-même en l'encerclant avec les fils barbelés du blocus.

" Une canonnade en règle, méthodique, sur le camp, fut ouverte. " Du camp sortirent quelques centaines de soldats disposés à se rendre. On les reçut, et l'artillerie rouvrit aussitôt le feu. Cela dura quatre fois vingt-quatre heures. Les hommes de La Courtine se rendaient par petits détachements. Le 6 septembre, il ne restait en tout qu'environ deux centaines d'hommes qui avaient décidé de ne pas se rendre vivants. A leur tête était un Ukrainien nommé Globa, un baptiste, un fanatique : en Russie, on l'eût appelé un bolchevik. Sous le tir de barrage des canons, des mitrailleuses et des fusils, qui se confondit en un seul grondement, un véritable assaut fut donné. A la fin des fins, les mutins furent écrasés. Le nombre des victimes est resté inconnu. L'ordre, en tout cas, fut rétabli. Mais, quelques semaines après, déjà, la 2e brigade, qui avait tiré sur la 1re, se trouva prise de la même maladie…

Les soldats russes avaient apporté une terrible contagion à travers les mers, dans leurs musettes de toile, dans les plis de leurs capotes et dans le secret de leurs âmes. Par là est remarquable ce dramatique épisode de La Courtine, qui représente en quelque sorte une expérience idéale, consciemment réalisée, presque sous la cloche d'une machine pneumatique, pour l'étude des processus intérieurs préparés dans l'armée russe par tout le passé du pays.

 

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