1935

 


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

5 mai 1935


5 mai

Aujourd'hui élections. La mobilisation de toutes les forces de l'ordre se fait sous le mot d'ordre de l'" anticollectivisme ". Cependant les deux partis ouvriers n'ont pas osé déployer le drapeau socialiste, pour ne pas effrayer les " classes moyennes ". Ainsi, de leur programme socialiste, ces malencontreux partis ne tirent que des désavantages.


La T.S.F. donne Madame Butterfly. C'est dimanche, nous sommes seuls à la maison : les propriétaires sont partis, soit en visite, soit accomplir leur devoir civique, donner leur suffrage... Dans la rue sont passés des groupes de cyclistes, celui de tête fredonnait l'Internationale ; apparemment un piquet électoral ouvrier. Les deux partis ouvriers et les deux organisations syndicales sont politiquement vidés, et cependant ils possèdent encore une énorme force d'inertie historique. Ce qu'ont d'organique les processus sociaux, y compris les processus politiques, se manifeste de façon particulièrement tangible aux époques critiques, quand les vieilles organisations " révolutionnaires " se révèlent trop alourdies pour accomplir à temps le virage indispensable. Quelles ineptes " théories " que celles de Max Eastman et autres sur les révolutionnaires-"ingénieurs" qui construisent prétendument selon leurs propres épures de nouvelles formes sociales avec les matériaux qu'ils ont sous la main. Et ce mécanicisme américain tente de se faire passer pour une théorie en avance par rapport au matérialisme dialectique ! Les processus sociaux sont beaucoup plus proches des processus organiques (au sens large) que des processus mécaniques.

Un révolutionnaire, qui prend appui sur la théorie scientifique du devenir social, est beaucoup plus proche, par sa manière de penser et de travailler, du médecin, et en particulier du chirurgien, que de l'ingénieur (encore que l'Américain Eastman ait, sur la construction des ponts, des notions véritablement enfantines !). Comme le médecin, le révolutionnaire marxiste est amené à s'appuyer sur le rythme autonome des processus vitaux... Dans les conditions actuelles en France, le marxiste fait figure de " sectaire ", l'inertie historique, y compris l'inertie des organisations ouvrières, est contre lui... La justesse de la prognose marxiste doit se révéler, mais elle peut se révéler de deux façons : par un virage des masses qui les mette à temps sur la voie d'une politique marxiste, ou par l'écrasement du prolétariat (telle est l'alternative de l'époque actuelle).

En 1926 nous étions, N. et moi, à cette saison, à Berlin. La démocratie weimarienne était encore en pleine fleur. La politique du parti communiste allemand avait depuis longtemps déjà déraillé du marxisme (pour autant qu'elle eut, aussi bien, jamais été sur les rails), mais le parti lui-même représentait encore une force imposante. Nous assistâmes incognito à une démonstration sur l'Alexanderplatz. Une énorme masse (le monde, une multitude de drapeaux, des discours pleins d'assurance. Le sentiment qu'on avait était celui-ci : il sera difficile de manoeuvrer ce lourd colosse.

D'autant plus accablante fut l'impression que me produisit le Politburo le premier jeudi après mon retour à Moscou. Molotov dirigeait alors le Komintern. Ce n'est pas un sot, il a du caractère, mais il est borné, obtus, sans imagination. Il ne connaît pas l'Europe, il ne lit pas les langues étrangères. Sentant sa faiblesse, il ne met que plus d'entêtement à faire valoir son " indépendance ". Les autres ne faisaient que le soutenir. Je me souviens que Roudzoutak, réfutant mes arguments, prétendait corriger ma traduction de l'Humanité, selon lui " tendancieuse " : il me prit le journal des mains, et il suivait les lignes du doigt, s'y perdait, s'embrouillait et se faisait de l'arrogance un bouclier. Les autres, de nouveau, le " soutenaient ". Un accord de solidarité avait été institué entre eux en loi intangible (par une décision secrète spéciale de 1924 les membres du Politburo s'engageaient à ne jamais entrer en polémique ouverte l'un contre l'autre et à se soutenir invariablement l'un l'autre dans toute polémique avec moi). J'étais devant ces gens comme devant un mur sans fenêtre. Mais là n'est pas, certes, le principal. Derrière l'ignorance, la stupidité, l'entêtement, la hargne des individus, on pouvait toucher du doigt les caractéristiques sociologiques d'une caste privilégiée, extrêmement sensible, extrêmement subtile, extrêmement entreprenante en tout ce qui touchait ses propres intérêts. C'est de cette caste que le parti communiste allemand dépendait entièrement. C'est là ce qui faisait le tragique historique de la situation. Le dénouement vint en 1933, quand l'énorme parti communiste d'Allemagne, miné intérieurement par le mensonge et le faux-semblant, tomba en poussière à l'arrivée du fascisme. Cela, les Molotov et les Roudzoutak ne l'avaient pas prévu. Et cependant, il avait été possible de le prévoir...

Ce qui comptait n'était pas l'esprit borné des individus, ni la myopie personnelle de Molotov, et toute l'évolution ultérieure des événements le prouve. La bureaucratie est restée fidèle à elle-même. Ses traits fondamentaux n'ont fait que s'accuser encore davantage. En France le Komintern mène une politique non moins désastreuse qu'en Allemagne. Et cependant l'inertie historique est encore agissante. Ces jeunes gens à bicyclette fredonnant l'Internationale, ils sont à peu près sûrement sous le drapeau du Komintern, qui ne peut rien leur apporter que des défaites et des humiliations.

Sans l'intervention consciente des " sectaires ", maintenant relégués de côté, c'est-à-dire de la minorité marxiste, il est absolument impossible de déboucher sur la grand-route. Mais il s'agit d'une intervention dans un processus organique. Il faut en connaître les lois, comme un médecin doit connaître " la puissance curative de la nature ".


J'ai été patraque après deux semaines de travail intensif, et j'ai lu quelques romans. Clarisse et sa fille de Marcel Prévost. Un roman vertueux à sa manière, mais c'est la vertu d'une vieille cocotte. Prévost psychanalyste ! Il parle à plusieurs reprises de lui-même comme d'un " psychologue ". A titre d'autorité en matière de connaissance du coeur, il cite aussi Paul Bourget. Je me souviens avec quel mépris mérité, quel dégoût même, Octave Mirbeau jugeait Bourget. Et franchement, quelle littérature superficielle, fausse et pourrie !

Un récit russe : la Colchide de Paoustovski. L'auteur est visiblement un marin de la vieille école qui a pris part à la guerre civile. Un homme doué, supérieur en technique aux prétendus " écrivains prolétariens ". Il peint bien la nature. On reconnaît le regard aigu du marin. Dans l'évocation de la vie soviétique {en Transcaucasie) il ressemble parfois à un bon gymnaste, les coudes au corps. Mais il y a d'émouvants tableaux de travail, de sacrifices, d'enthousiasme. Ce qu'il a le mieux réussi, si étrange que cela soit, c'est le portrait d'un matelot anglais, resté en panne au Caucase et qui se laisse emporter dans le travail de tous.

Troisième roman que j'ai lu – La grande chaîne de montage, de Yakov Ilyine. Là, on a un pur spécimen de ce qu'on appelle " littérature prolétarienne " – et non le pire spécimen. L'auteur conte le " roman " d'une fabrique de tracteurs – sa construction et sa mise en marche. Une quantité de questions et de détails techniques, et davantage encore de discussions à leur sujet. C'est écrit de façon relativement vivante, quoique ce soit tout de même une oeuvre d'apprenti. Dans cet ouvrage " prolétarien ", le prolétariat se trouve quelque part au fond, au second plan, – le devant de la scène appartient aux organisateurs, aux administrateurs, aux techniciens, aux chefs d'équipe – et aux machines-outils. Le fossé entre la couche supérieure et la masse traverse toute cette épopée d'une chaîne d'assemblage américaine sur la Volga.

L'auteur est extraordinairement dévotieux à l'égard de la ligne générale, son attitude envers les chefs est imprégnée de vénération officielle. Quant à définir le degré et la sincérité de ces sentiments, c'est malaisé puisqu'ils sont obligatoires et imposés à tous; de même que la haine de l'opposition. Les trotskystes tiennent dans le roman une certaine place, quoique malgré tout secondaire : l'auteur leur attribue laborieusement des vues empruntées aux éditoriaux-réquisitoires de la Pravda. Et quand même, en dépit de ce caractère strictement bien intentionné, le roman rend par places le son d'une satire du régime stalinien. La grandiose usine est mise en marche inachevée : il y a des machines-outils, mais les ouvriers n'ont pas où se loger, le travail n'est pas organisé, il y a pénurie d'eau, partout c'est l'anarchie. Il faut suspendre la marche de l'usine et se rééquiper. Suspendre la marche de l'usine ? Mais que dira Staline ? Voyons, on a fait la promesse au Congrès, et ainsi de suite. Un répugnant byzantinisme, au lieu de considérations fonctionnelles. Résultat : un monstrueux gaspillage de forces humaines, et de mauvais tracteurs. L'auteur imagine un discours de Staline à la réunion des responsables administratifs : " Réduire les rythmes de production ? Impossible. Et l'Occident ? " (En avril 1927, Staline soutenait que la question des rythmes de production n'a aucun rapport avec la question de l'édification du socialisme dans l'environnement capitaliste : le rythme est notre " affaire intérieure ".) Donc : réduire les rythmes assignés d'en-haut est " impossible ". Mais pourquoi le coefficient fixé est-il vingt-cinq, et non pas quarante ou soixante-quinze ? Le coefficient imparti ne sera de toute façon pas atteint, et si l'on s'en approche, ce sera au prix d'une qualité inférieure et de l'usure des vies ouvrières et de l'équipement. Tout cela transparaît chez Ilyine, malgré la dévotion officielle de l'auteur.

Certains détails choquent. Ordjonikidzé (dans le roman) dit tu à un ouvrier, et celui-ci lui répond vous. C'est de la sorte qu'est mené tout le dialogue, et cela semble à l'auteur tout à fait dans l'ordre des choses.

Mais le côté le plus sinistre de cette chaîne de montage, c'est l'absence de droits politiques et l'impersonnalité des travailleurs, en particulier de la jeunesse prolétarienne, à laquelle on apprend seulement à se soumettre. Un jeune ingénieur, qui se regimbe contre l'exagération des tâches imposées, s'entend reprocher par le comité du parti son récent " trotskysme " et menacer d'exclusion. Les jeunes membres du parti discutent le point de savoir pourquoi personne de la jeune génération n'a rien accompli d'éminent dans aucun domaine. Les interlocuteurs se consolent de considérations assez confuses. N'est-ce pas parce que nous sommes bâillonnés ? laisse échapper l'un d'eux. On crie haro sur lui : nous n'avons pas besoin de liberté de discussion, nous avons les instructions du parti et " les indications de Staline ". Les instructions du parti – sans discussion – ce sont tout justement les " indications de Staline ", lequel, à son tour, se borne à faire empiriquement la somme de l'expérience de la bureaucratie. Le dogme de l'infaillibilité bureaucratique bâillonne la jeunesse, imprègne ses moeurs de servilité de byzantinisme, de fausse " sagesse ". Dissimulés quelque part travaillent aussi, sans doute, des gens adultes. Mais ceux qui donnent la teinte officielle à la jeune génération, portent une indélébile empreinte d'immaturité.


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