1935

 


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

15-17-18 février 1935


15 février

Le Temps publie un télégramme très sympathisant de son correspondant à Moscou sur les nouvelles facilités consenties aux paysans des kolkhozes, notamment en ce qui concerne le droit de posséder leur propre bétail, gros et petit. Il se prépare visiblement de nouvelles concessions aux tendances petites-bourgeoises du paysan. Sur quelle ligne on parviendra à contenir l'actuel mouvement de retraite, il est pour le moment difficile de le prédire. Mais la retraite elle-même, provoquée par les grossières illusions bureaucratiques de la période précédente, il n'était pas difficile de la prévoir. Dès l'automne de 1929 le Bulletin de l'Opposition russe sonnait l'alarme contre les méthodes aventuristes de la collectivisation. " La surenchère entre rythmes non synchronisés porte en germe les éléments d'une inévitable crise dans le plus proche avenir. " Ce qui a suivi est connu : l'extermination du bétail, la famine de 1933, une innombrable quantité de victimes, une série de crises politiques.

Maintenant la retraite bat son plein. Et c'est bien pour cela que Staline est de nouveau contraint d'abattre tout ce qui est et tous ceux qui sont à sa gauche.

La révolution, par sa nature même, est quelquefois contrainte d'embrasser plus qu'elle n'est capable d'étreindre : des mouvements de retraite sont possibles quand il y a du terrain à céder. Mais cette loi générale ne justifie pas la collectivisation totale. Ses absurdités ont été le résultat non pas de la pression élémentaire des masses, mais des calculs erronés de la bureaucratie. Au lieu de régler la collectivisation en fonction des ressources de production et de technique ; au lieu d'étendre le rayon de la collectivisation, en largeur et en profondeur, en fonction des indications de l'expérience, la bureaucratie épouvantée s'est mise à pousser le moujik épouvanté, à coups de knout, dans le kolkhoze. L'empirisme et l'esprit borné de Staline ne sont jamais apparus sous une lumière plus crue que dans ses commentaires sur la collectivisation totale. En revanche, la retraite se fait maintenant sans commentaires.


Le Temps du 16 février [coupure collée] :

Nos parlementaires prononcent volontiers l'oraison funèbre du libéralisme économique. Comment ne sentent-ils pas qu'ils préparent ainsi la leur, et que si la liberté économique mourait le Parlement la suivrait dans la tombe !

Remarquables paroles ! Sans s'en douter, les " idéalistes " du Temps souscrivent à l'une des thèses les plus importantes du marxisme : la démocratie parlementaire n'est pas autre chose qu'une superstructure sur le régime de la concurrence bourgeoise, elle existe et elle tombe avec lui. Mais cet emprunt forcé au marxisme rend la position politique du Temps incomparablement plus forte que celle des socialistes et des radicaux-socialistes, qui prétendent conserver la démocratie en lui donnant un " autre " contenu économique. Ces phraseurs ne comprennent pas qu'entre le régime politique et l'économie le rapport est le même qu'entre la peau et les muscles, et non pas qu'entre la boîte de fer-blanc et les conserves.

Conclusion : la démocratie parlementaire est condamnée au même titre que la libre concurrence. La question n'est que de savoir qui sera l'héritier.


17 février.

J'imagine un vieux médecin, qui ne manque ni de connaissances ni d'expérience, et qui jour après jour, regarde des empiriques et des charlatans conduire à la mort, sous prétexte de le soigner, un homme qui lui est cher, et qu'il pourrait, lui, vieux médecin, guérir avec certitude par la simple observation des règles élémentaires de la médecine. Voilà à peu près l'état d'esprit dans lequel j'observe actuellement le criminel travail des " chefs " du prolétariat français. Fatuité ? Non pas. Profonde et inébranlable conviction.


Notre vie ici ne diffère que très peu de celle de prisonniers dans leur prison : enfermés dans la maison et la cour, on ne vient pas plus souvent nous voir qu'aux heures de visite d'une prison. Depuis quelques mois on a installé, il est vrai, un appareil de T.S.F., mais cela existe maintenant, paraît-il, aussi dans certaines prisons, au moins en Amérique (pas en France, il est vrai). Nous écoutons presque exclusivement des concerts, qui tiennent maintenant une place assez notable dans notre vie quotidienne. J'écoute la musique, le plus souvent, de façon superficielle, tout en travaillant (quelquefois la musique aide, quelquefois elle gêne pour écrire, – d'une façon générale on peut dire qu'elle aide à jeter des idées sur le papier, et qu'elle gêne pour les élaborer). N. écoute, comme toujours, absorbée et concentrée. En ce moment nous écoutons du Rimsky-Korsakov. La T.S.F. rappelle tout ce que la vie a de large et de varié, et en même temps elle donne à cette variété une expression au plus haut point économique et portative. En somme, un appareil on ne peut mieux fait pour la prison.


18 février.

En 1926, quand Zinoviev et Kamenev, après trois ans et plus de complots avec Staline contre moi, se joignirent à l'opposition, ils me donnèrent une série d'avertissements non superflus.

– Vous croyez que Staline en est à réfléchir aux arguments qu'il pourrait vous opposer ? – me disait par exemple Kamenev à propos de la critique que je faisais de la politique Staline-Boukharine-Molotov en Chine, en Angleterre et ailleurs. – Vous vous trompez. Il réfléchit aux moyens de vous anéantir.

– ?

– Moralement, et si possible même physiquement. Calomnier, fabriquer une conjuration militaire, et puis, quand le terrain sera préparé, arranger un acte terroriste. Staline mène la guerre sur un autre plan que vous. Vos armes sont sans effet contre lui.

Une autre fois le même Kamenev me dit : " Je ne le connais (Staline) que trop bien du temps du travail d'autrefois, de la déportation en commun, de la collaboration au sein de la " troïka ". Dès que nous eûmes rompu avec Staline, nous rédigeâmes, Zinoviev et moi, quelque chose comme un testament, où nous faisions savoir d'avance qu'au cas où il nous arriverait " accidentellement " malheur, il conviendrait d'en tenir pour responsable Staline. Ce document est conservé en lieu sûr. Je vous conseille d'en faire autant. "

Zinoviev me dit, non sans embarras : " Vous croyez que Staline n'a pas discuté la question de votre suppression physique ? Il l'a bel et bien examinée et discutée. Il a toujours été arrêté par une seule et même idée : que la jeunesse ferait retomber sur lui personnellement la responsabilité, et répliquerait par des actes terroristes. C'est pourquoi il tenait pour indispensable de disperser les cadres de la jeunesse d'opposition. Mais chose ajournée n'est pas chose abandonnée... Prenez les précautions nécessaires. "

Kamenev avait indubitablement raison quand il disait que Staline (de même d'ailleurs que lui-même et Zinoviev dans la période précédente) menait la lutte sur un autre plan et avec d'autres armes. Mais la possibilité même d'une telle lutte était créée par le fait qu'avait fini par se constituer un milieu de bureaucratie soviétique tout à fait particulier et indépendant. Staline menait la lutte pour la concentration du pouvoir aux mains de la bureaucratie et pour en évincer l'opposition; tandis que nous, nous menions la lutte pour les intérêts de la révolution internationale, nous dressant ainsi contre le conservatisme de la bureaucratie, contre ses aspirations à la tranquillité, à la satisfaction, au confort. Etant donné le déclin prolongé de la révolution mondiale, la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était déterminée d'avance. Le résultat que les badauds et les sots attribuent à la force personnelle de Staline, ou tout au moins à son extraordinaire habileté, était profondément enraciné dans la dynamique des forces historiques. Staline n'a été que l'expression à demi inconsciente du chapitre deux de la révolution, son lendemain d'ivresse.

Au temps de notre séjour à Alma-Ata (Asie centrale) j'eus la visite, un jour, d'un certain ingénieur soviétique, venu, à l'en croire, de sa propre initiative et, toujours à l'en croire, sympathisant avec moi. Il s'enquit de nos conditions de vie, en manifesta du chagrin, et comme en passant, très prudemment, demanda : " Ne croyez-vous pas qu'on pourrait faire quelque chose pour une réconciliation ? " Il était clair que cet ingénieur avait été envoyé pour tâter le pouls. Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d'aller jusqu'au bout dans la voie où l'avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d'autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n'attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.

Je crois bien que cette conversation joua un grand rôle dans la décision qui fut prise de m'exiler. Peut-être bien Staline avait-il déjà indiqué antérieurement cette issue, mais il avait rencontré de l'opposition au Politburo. Il avait maintenant un argument de poids : T. lui-même avait déclaré que le dénouement du conflit serait sanglant. L'exil était la seule issue !

Les motifs que Staline invoqua en faveur de l'exil ont été naguère publiés par moi dans le Bulletin de l'Opposition russe. Voir... [la référence est restée en blanc].

Mais comment Staline ne fut-il pas arrêté par le souci du Komintern ? Il n'est pas douteux qu'il sous-estima ce danger. L'idée de force est pour lui indissolublement liée à l'idée d'appareil. Il n'entra en polémique ouverte que lorsque le dernier mot lui fut assuré d'avance. Kamenev disait la vérité : il mène la lutte sur un autre plan. Et c'est la raison pour laquelle il sous-estima le plan de la pure lutte d'idées.


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