1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

19 Paris et Zimmerwald

Le 19 novembre 1914, je franchissais la frontière française, en qualité de correspondant de guerre de la Kievskaïa Mysl. J'avais accepté l'invite de ce journal d'autant plus volontiers que cette mission me donnait la possibilité de voir de plus près la guerre.

Paris était triste ; les rues, à la tombée de la nuit, étaient plongées dans les ténèbres. Des zeppelins venaient l'attaquer. Quand les armées allemandes furent repoussées, après la bataille de la Marne, la guerre devint de plus en plus exigeante et implacable. Dans le chaos sans bornes qui dévorait l'Europe, tandis que se taisaient les masses ouvrières, trompées et trahies par la social-démocratie, les machines à exterminer fonctionnaient automatiquement. La civilisation capitaliste arrivait à l'absurde en essayant de percer le crâne épais de l'humanité.

Au moment où les Allemands s'approchaient de Paris que désertaient les bourgeois, deux émigrés russes créèrent là de toutes pièces, un petit journal quotidien, rédigé dans leur langue. Cet organe avait pour objet d'expliquer aux Russes perdus dans Paris le sens des événements et de ne pas laisser s'éteindre l'esprit de solidarité internationale. Au moment de lancer le premier numéro, la "caisse" des éditeurs contenait tout juste trente francs. Pas un homme de "bon sens" n'aurait pu croire qu'on parviendrait à publier un quotidien avec ce capital social. Et, en effet, au moins une fois par semaine, le journal, bien que ses rédacteurs et collaborateurs travaillassent gratuitement, passait par une crise à laquelle, semblait-il, on ne trouverait pas d'issue. On en trouvait une cependant. Dévoués à leur journal, les typos enduraient famine; les rédacteurs couraient la ville à la recherche de quelques dizaines de francs, -et le numéro suivant sortait à son heure. C'est ainsi que, sous les coups du déficit et de la censure, disparaissant parfois et reparaissant aussitôt sous un nouveau nom, le journal vécut deux ans et demi, c'est-à-dire jusqu'à la révolution de Février 1917.

Aussitôt arrivé à Paris, je me mis à collaborer avec zèle à Naché Slovo qui s'appelait encore Goloss. Ce quotidien fut pour moi un très important instrument d'orientation au cours des événements. L'expérience que j'y pris me fut utile plus tard, lorsque j'eus à m'occuper plus directement d'affaires de guerre.

Ma famille ne vint en France qu'en mai 1915. Nous nous installâmes à Sèvres, dans une petite maison que mit à notre disposition pour quelques mois un jeune ami, le peintre italien René Parece. Nos garçons allaient à l'école de la ville. Le printemps était fort beau, la verdure semblait particulièrement tendre et caressante. Mais le nombre des femmes en deuil ne cessait d'augmenter. Les écoliers devenaient des orphelins. Deux armées s'étaient profondément retranchées dans la terre. On n'apercevait point d'issue. Clemenceau, dans son journal, commençait à attaquer Joffre. Le sous-sol de la réaction préparait un coup d'Etat. Le bruit en courait de bouche en bouche. Il arriva que, pendant un ou deux jours, le Temps, dans ses colonnes, dit du parlement que c'était "un âne", ni plus ni moins. Et pourtant ce journal continuait à exiger sévèrement des socialistes le respect de l'Union sacrée.

Jaurès n'était plus. Je visitai le restaurant du "Croissant" où il avait été assassiné. J'aurais voulu retrouver ses traces. Au point de vue politique j'étais éloigné de lui, mais il était impossible de ne pas éprouver l'attraction exercée par cette puissante figure. Le monde spirituel de Jaurès, qui se composait de traditions nationales, d'une métaphysique des principes moraux, d'amour pour les misérables et d'imagination poétique, avait des traits tout aussi nettement aristocratiques que de son aspect moral Bebel apparaissait simplement plébéien. Tous deux, cependant, dépassaient de toute la tête ceux qui ont recueilli leur succession.

J'ai entendu Jaurès dans des meetings à Paris, dans des congrès internationaux, dans des commissions. Et chaque fois, ce fut comme si je l'entendais pour la première fois. Il n'accumulait pas les routines; pour le fond, il ne se répétait jamais; toujours il faisait une nouvelle découverte de lui-même, toujours il mobilisait à nouveau les sources cachées de son inspiration. Doué d'une vigueur imposante, d'une force élémentaire comme celle d'une cascade, il avait aussi une grande douceur qui brillait sur son visage comme le reflet d'une haute culture. Il précipitait des rochers, grondait tel un tonnerre, ébranlait les fondations, mais jamais il ne s'assourdissait lui-même, il se tenait toujours sur ses gardes, il avait l'oreille assez fine, pour saisir la moindre interpellation, pour y répliquer, pour parer aux objections, parfois en termes impitoyables, balayant les résistances comme un ouragan, mais aussi sachant parler avec générosité et douceur, comme un éducateur, comme un frère aîné.

Jaurès et Bebel ont été les antipodes et, en même temps, les sommets de la IIe Internationale. Ils furent profondément nationaux : Jaurès avec son ardente rhétorique latine, Bebel avec sa sécheresse de protestant. Je les ai aimés tous deux, mais différemment. Bebel épuisa ses forces physiques. Jaurès tomba en pleine floraison. Mais tous deux ont disparu en temps opportun. Leur fin marque la limite à laquelle s'est achevée la mission historique, progressiste, de la IIe Internationale.

Le parti socialiste français était dans un état de complète démoralisation. La place de Jaurès ne pouvait être occupée par personne. Vaillant, ancien "antimilitariste", sortait chaque jour des articles imprégnés du plus violent chauvinisme. Je rencontrai par hasard ce vieil homme au comité d'action qui se composait de délégués du parti et des syndicats. Vaillant ressemblait à son ombre: l'ombre du blanquisme avec les traditions des guerres de sans-culottes, à l'époque de Raymond Poincaré. La France d'avant-guerre, où la croissance de la population était trop lente, où le conservatisme dominait dans la vie économique et dans la pensée, semblait être, pour Vaillant, le seul pays de mouvement et de progrès, la nation élue, émancipatrice, la seule au contact de laquelle les autres peuples pourraient s'éveiller à une vie spirituelle. Son socialisme était chauvin, son chauvinisme était messianique.

Jules Guesde, leader de l'aile marxiste, qui s'était dépensé jusqu'au bout dans une longue lutte épuisante contre les fétiches de la démocratie, ne se trouva capable que d'abandonner son autorité morale, jusque-là jamais entachée, devant "l'autel" de la défense nationale. Ce fut un mélange de tout. Marcel Sembat, auteur du livre Faites un roi sinon faites la paix fut un des collègues de Guesde dans le cabinet... Viviani !... Pierre Renaudel se trouva pour un temps "dirigeant" du parti. En fin de compte, il fallait bien mettre quelqu'un à la place de Jaurès. Avec grand effort, Renaudel tâchait, par le geste et les roulements de sa voix, d'imiter le leader assassiné. Longuet se traînait à sa suite, mais non sans quelque gêne qu'il tâchait de faire passer pour de l'esprit de gauche. Par toute sa conduite, il rappelait que Marx n'a pas à répondre pour ses petits-fils. Le syndicalisme officiel, représenté par Jouhaux, secrétaire général de la C.G.T., perdit ses couleurs en vingt-quatre heures. Il avait rejeté "l'étatisme" en temps de paix ; il se mît à genoux devant l'Etat en temps de guerre.

Le bouffon révolutionnaire Hervé, qui, la veille encore, était antimilitariste, retourna sa veste, et, en qualité d'extrême chauvin, resta ce qu'il avait toujours été: un bouffon content de lui-même. Comme pour railler plus brillamment les idées qu'il avait défendues naguère, son journal continuait à s'appeler : La Guerre sociale.

Le tout, pris ensemble, avait l'air d'une mascarade de deuil, d'un carnaval de la mort. Il était impossible de ne pas se dire : non, vraiment, nous sommes plus sérieusement bâtis, nous n'avons pas été surpris par les événements, nous en avions prévu quelque chose, nous prévoyons d'autres choses maintenant et nous sommes prêts à bien des rencontres.

Que de fois n'avons-nous pas fermé les poings lorsque des Renaudel, des Hervé et autres gens de même espèce essayaient à distance de fraterniser avec Karl Liebknecht ! Les quelques éléments d'opposition étaient dispersés, çà et là, dans le parti et les syndicats, mais ils ne donnaient presque pas signe de vie.

La plus grande figure que j'aie trouvée alors à Paris, parmi les émigrés russes, fut, sans aucun doute, Martov, leader des menchéviks, un des hommes les plus doués que j'aie jamais rencontrés. Son malheur était que le sort eût fait de lui un homme politique à une époque révolutionnaire sans lui donner l'indispensable provision de volonté qu'il fallait pour ce temps. Dans l'économie spirituelle de Martov, il n'y avait pas de balance équilibrée, et cela se manifestait tragiquement chaque fois qu'il se produisait de grands événements. J'ai observé Martov à trois étapes historiques: en 1905, en 1914, et en 1917. La première réaction de Martov devant les faits avait presque toujours un caractère révolutionnaire. Mais il n'avait pas encore jeté ses idées sur le papier que déjà des doutes l'assaillaient de toutes parts. Sa pensée riche, souple et variée, manquait du support de la volonté. Dans les lettres qu'il adressait en 1905 à Axelrod, au moment où la première révolution était à son point culminant, Martov se plaint amèrement de ne point parvenir à rassembler ses idées. Et il n'y réussit pas, en effet, jusqu'à l'arrivée de la réaction. Au début de la guerre, il se lamente encore : les événements, écrit-il au même Axelrod, l'ont amené sur la limite où commence la folie. Enfin, en 1917, il esquisse un mouvement irrésolu vers la gauche et, à l'intérieur de sa fraction, il cède le commandement à Tsérételli et à Dann ; or, le premier, au point de vue intellectuel, et le second, sous tous les rapports, n'arrivaient guère qu'à la hauteur de son genou.

Le 14 octobre 1914, Martov écrivait à Axelrod :

"Plutôt qu'avec Plékhanov, nous pourrions peut-être nous entendre avec Lénine qui, selon toute apparence, se prépare à agir en militant contre l'opportunisme dans l'Internationale."

Mais de telles dispositions, chez Martov, ne duraient pas longtemps. A Paris, je le trouvai déjà dans un état de dépérissement. Notre collaboration à Naché Slovo devint en quelques jours une lutte implacable qui s'acheva par la démission de Martov, comme membre de la rédaction, et enfin comme simple collaborateur.

Bientôt après mon arrivée à Paris, Martov et moi allâmes à la recherche de Monatte, un des rédacteurs de la Vie ouvrière, organe syndicaliste.

Ancien instituteur, puis correcteur d'imprimerie, le type même de l'ouvrier parisien par son aspect, homme de grande intelligence et de caractère, Monatte ne dévia pas une minute dans le sens d'une acceptation résignée du militarisme et de l'État bourgeois. Mais où chercher une issue? A cet égard, nous n'étions pas d'accord. Monatte "niait" l'État et la lutte politique. L'État, passant outre à cette négation, força Monatte à revêtir le pantalon rouge quand il se fut prononcé ouvertement contre le chauvinisme syndical.

Par l'intermédiaire de Monatte, je me liai étroitement avec le journaliste Rosmer qui appartenait aussi à l'école anarcho-syndicaliste, mais qui, au fond, comme l'ont prouvé les événements, était déjà beaucoup plus proche du marxisme que les guesdistes. C'est depuis lors que je suis attaché à Rosmer, dans un sentiment d'amitié intime qui a duré à travers les épreuves de la guerre, de la révolution, du pouvoir soviétique et de la défaite de l'opposition...

Dans le même milieu, je fis connaissance avec plusieurs autres militants du mouvement ouvrier français dont je ne savais rien auparavant: le secrétaire de la Fédération des métaux, Merrheim, homme circonspect, réservé, insinuant, qui devait finir si tristement sous tous les rapports; le journaliste Guilbeaux qui fut dans la suite, condamné, par contumace, à mort pour une prétendue "trahison"; le "papa" Bourderon, secrétaire de la fédération du Tonneau; l'instituteur Loriot, qui cherchait une issue dans la voie du socialisme révolutionnaire, -et bien d'autres.

Nous nous rencontrions une fois par semaine, quai Jemmapes; parfois, nous nous retrouvions plus nombreux à la Grange-aux-Belles, échangeant entre nous des secrets de coulisses sur la guerre et les travaux de la diplomatie, critiquant le socialisme officiel, cherchant à déceler les symptômes d'un réveil socialiste, persuadant les hésitants, préparant l'avenir.

Le 4 août 1915, j'écrivais dans Naché Slovo :

"Malgré tout, nous arrivons à cet anniversaire sanglant sans la moindre défaillance morale, sans aucun scepticisme politique. Internationalistes révolutionnaires, nous nous sommes maintenus, dans la plus grande des catastrophes mondiales, sur nos positions d'analyse, de critique et de clairvoyance. Nous avons refusé de prendre les lunettes "nationales" que distribuaient les divers grands états-majors, non seulement à bas prix, mais avec des primes. Nous avons continué à voir les choses comme elles sont, à les nommer par leurs noms et à prévoir la suite logique de leur mouvement."

Et maintenant, treize années s'étant écoulées, je ne puis que répéter les mêmes paroles. Le sentiment de supériorité que nous avions sur la pensée politique officielle (y compris le socialisme patriotique), sentiment qui ne nous a pas quittés un seul jour, n'était pas le résultat d'une appréciation illégitimement présomptueuse. Il n'y avait rien de personnel dans ce sentiment; il provenait de la position de principe que nous avions adoptée: nous occupions un haut sommet. Le point de vue critique nous donnait avant tout la possibilité de discerner plus clairement les perspectives de la guerre. Les deux parties belligérantes comptaient, comme on sait, sur une prompte victoire. On pourrait rapporter des preuves sans nombre de cet optimisme à la légère.

"Mon collègue français -écrit Buchanan dans ses Mémoires- fut, pendant un certain temps si optimiste qu'il me paria cinq livres sterling que la guerre serait terminée avant la Noël."

Buchanan lui-même, en son for intérieur, remettait la fin de la guerre à Pâques tout au plus tard.

A partir de l'automne de 1914, en dépit de toutes les prédictions officielles, nous répétâmes, de jour en jour, dans notre journal, que la guerre durerait à n'en plus finir et que toute l'Europe en sortirait brisée. Des dizaines de fois nous écrivîmes, dans Naché Slovo, que, même en cas de victoire des Alliés, la France, après la guerre, lorsque les fumées et les gaz se seraient dissipés, se trouverait, sur l'arène internationale, dans la situation d'une grande Belgique, simplement. Nous prévîmes avec certitude la dictature mondiale des États-Unis qui s'annonçait. "L'impérialisme, écrivions-nous pour la centième fois, le 5 septembre 1916, par cette guerre, mise sur les forts; c'est à eux qu'appartiendra le monde."

De Sèvres, ma famille avait depuis longtemps déménagé pour habiter la petite rue Oudry. Paris se vidait de plus en plus. Les horloges de la ville s'arrêtaient les unes après les autres. Le Lion de Belfort avait, on ne savait pourquoi, de la paille sale dans la gueule. La guerre continuait à s'enterrer dans les tranchées. Sortir de là, sortir des trous, du marasme, de l'immobilité, - tel était le cri des patriotes. Du mouvement ! du mouvement ! C'est ainsi qu'on en arriva aux terribles folies des batailles de Verdun. En ces journées-là, me démenant sous les foudres de la censure de guerre, j'écrivis dans Naché Slovo :

"Si grande que soit l'importance militaire des combats de Verdun, leur portée politique est infiniment plus grande. A Berlin et en d'autres lieux (sic) on a voulu du "mouvement" : ils l'auront. Chut ! Sous Verdun, on forge notre journée de demain."

Au printemps de 1915 arriva à Paris le député italien Morgari, secrétaire de la fraction socialiste du parlement de Rome, naïf éclectique, dont le dessein était d'amener les socialistes français et anglais à une conférence internationale. A la terrasse d'un café des grands boulevards, nous eûmes, avec Morgari, une conférence de plusieurs députés socialistes, lesquels, pour des raisons peu claires, se croyaient des hommes de "gauche". Tant que l'entretien se limita à des palabres pacifistes et à la répétition de lieux communs sur la nécessité de rétablir les relations internationales, cela marcha assez bien. Mais lorsque Morgari, d'un ton tragique de conspirateur, parla de la nécessité de se procurer de faux passeports pour passer en Suisse (de toute évidence, il était séduit par le côté "carbonariste" de l'affaire) messieurs les députés firent longue mine, et l'un d'eux -je ne sais plus lequel- se hâta d'appeler le garçon et de régler toutes les consommations. Le fantôme de Molière apparut sur cette terrasse; peut-être aussi celui de Rabelais. L'affaire en resta là. Rentrant chez nous, Martov et moi, nous en rîmes beaucoup, amusés et fâchés en même temps.

Monatte et Rosmer, déjà mobilisés, ne pouvaient venir avec nous. Je partis pour la conférence avec Merrheim et Bourderon, pacifistes très modérés. Nul de nous n'eut besoin de faux passeport, car le gouvernement, ne s'étant pas encore déshabitué des procédés d'avant-guerre, nous avait délivré des papiers en bonne et due forme.

L'organisation même de la conférence fut à la charge de Grimm, leader socialiste de Berne, qui s'efforça alors de s'élever au-dessus du niveau bourgeois de son parti, au-dessus de son propre niveau. Il prépara pour les réunions un local à dix kilomètres de Berne, dans le petit village de Zimmerwald, qui domine de haut la ville. Les délégués prirent place, en se serrant, dans quatre voitures, et gagnèrent la montagne. Les passants considéraient avec curiosité ce convoi extraordinaire. Les délégués eux-mêmes plaisantaient, disant qu'un demi-siècle après la fondation de la première Internationale, il était possible de transporter tous les internationalistes dans quatre voitures. Mais il n'y avait aucun scepticisme dans ce badinage. Le fil de l'histoire casse souvent. Il faut faire un nouveau noeud. C'est ce que nous allions faire à Zimmerwald.

Les journées de la conférence (du 5 au 8 septembre 1915) furent orageuses. L'aile révolutionnaire, à la tête de laquelle se trouvait Lénine, et le groupe pacifiste auquel appartenait la majorité des délégués réussirent difficilement à s'entendre sur un manifeste commun dont j'élaborai le projet. Le manifeste ne disait pas tout ce qu'il aurait fallu dire, loin de là. Mais il marquait tout de même un grand pas en avant. Lénine, s'était tenu à l'extrême flanc gauche. Sur un bon nombre de questions, il se trouva tout seul dans cette gauche à laquelle je n'appartenais pas formellement, bien que je fusse proche d'elle sur toutes les questions essentielles. C'est à Zimmerwald que Lénine tendit fortement le ressort. pour une future action internationale. Dans ce petit village de la montagne suisse, il posa les premières pierres de l'Internationale révolutionnaire.

Les délégués français signalèrent dans leur rapport l'importance qu'avait pour eux l'existence de Naché Slovo, qui établissait un lien d'opinion avec le mouvement internationaliste des autres pays. Rakovsky fit remarquer que Naché Slovo avait joué un rôle important dans l'élaboration de l'attitude internationaliste des partis social-démocrates balkaniques. Le parti italien connaissait aussi Naché Slovo d'après les nombreuses traductions qu'avait faites Balabanova. Cependant, c'est dans la presse allemande que notre journal était le plus souvent cité, et partiellement dans la presse officieuse: tout comme Renaudel essayait de s'appuyer sur Liebknecht, Scheidemann n'aurait pas détesté de nous compter pour des alliés.

Liebknecht ne vint pas à Zimmerwald : il était déjà prisonnier sous l'uniforme des Hohenzollern, en attendant de devenir un simple détenu. Mais il envoya à la conférence une lettre qui marquait énergiquement son passage de la ligne pacifiste à la ligne révolutionnaire. Son nom fut prononcé plus d'une fois à Zimmerwald ; c'était déjà un nom générique dans la lutte qui déchirait le socialisme mondial.

Il fut rigoureusement interdit aux membres de la conférence d'envoyer des communiqués, de crainte que des informations données prématurément à la presse ne créassent des difficultés aux délégués quand ils auraient à repasser les frontières.

Quelques jours plus tard, le nom de Zimmerwald, complètement inconnu la veille, retentissait dans le monde entier. Cela produisit une impression foudroyante sur le patron de notre hôtel: ce brave Suisse déclara à Grimm que la valeur de son bien en allait être considérablement augmentée, et qu'en conséquence il était tout disposé à verser une certaine somme au fonds de la IIIe Internationale. Je pense, toutefois, qu'il a dû bientôt se raviser.

La conférence de Zimmerwald donna une forte impulsion au mouvement qui se développait contre la guerre en différents pays. En Allemagne, les spartakistes étendirent plus largement leur action. En France se constitua un comité pour la reprise des relations internationales. La partie ouvrière de la colonie russe, à Paris, se resserra autour de Naché Slovo, le soutenant de toute sa vigueur, à travers les difficultés financières et bien d'autres embarras. Martov qui, dans la première période, avait été un collaborateur zélé, quitta le journal. Les dissentiments d'importance secondaire qui me séparaient encore de Lénine à Zimmerwald allaient s'effacer en quelques mois.

Cependant, des nuées s'assemblaient sur nos têtes, qui s'épaissirent de plus en plus dans le cours de 1916. Sous forme de "communiqués", la Liberté publiait des notes non signées où nous étions accusés de germanophilie. De plus en plus fréquemment, nous recevions des lettres de menaces anonymes. Accusations et menaces provenaient sans aucun doute de l'ambassade de Russie. De louches figures rôdaient constamment autour de notre imprimerie. Hervé pointait sur nous son doigt de policier. Le professeur Durkheim, président de la commission gouvernementale de l'émigration russe, faisait savoir que, dans les hautes sphères, il était question d'interdire Naché Slovo et d'expulser son rédacteur en chef. Pourtant, l'affaire traîna. Il était difficile de nous prendre en faute, car je ne commettais pas d'infractions aux lois ni même aux mesures illégales de la censure. Il fallait bien trouver un prétexte d'apparence convenable. En fin de compte, on réussit à en trouver, ou plutôt à en créer un.

Suite       Retour au sommaire        Retour à l'accueil