1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

31 Les pourpaelers de Brest-Litovsk

 

Le décret de paix, fut ratifié par le congrès des soviets le 26 octobre: nous n'étions alors en possession que de Pétrograd. Le 7 novembre, je proposai par radio aux Alliés et aux Empires de l'Europe centrale de conclure une paix générale. Les gouvernements de l'Entente, par l'intermédiaire de leurs agents, déclarèrent au généralissime Doukhonine que de nouvelles démarches dans le sens d'une paix séparée auraient «les plus graves conséquences». A cette menace, je répondis par un manifeste à tous les ouvriers, soldats et paysans. L'appel était catégorique: je disais que nous avions renversé la bourgeoisie pour autre chose que pour laisser notre armée verser son sang sous le bâton de la bourgeoisie étrangère. Le 22 novembre, nous signâmes un accord d'armistice sur tous les fronts, de la Baltique à la mer Noire. Nous demandâmes de nouveau aux Alliés de mener en commun avec nous les pourparlers de paix. Nous ne reçûmes pas de réponse, mais nous ne fûmes plus menacés. Les gouvernements de l'Entente étaient arrivés à comprendre quelque chose.

Les pourparlers de paix commencèrent le 9 décembre, six semaines après le décret de paix ; ce délai avait été tout à fait suffisant pour que les puissances de l'Entente prissent position.
Notre délégation, dès le début, fit sa déclaration de principe, concernant les bases d'une paix démocratique. La partie contraire demanda une suspension des pourparlers. La reprise était renvoyée à des dates de plus en plus éloignées. Les délégués de la Quadruple Alliance éprouvaient chez eux des difficultés de toute sorte en essayant de formuler une réponse à notre déclaration. Cette réponse vint le 25 décembre. Les gouvernements de la Quadruple Alliance «adhéraient» à la formule d'une paix démocratique: sans annexions, sans contributions, en réservant aux peuples le droit de disposer d'eux-mêmes.

Le 28 décembre eut lieu à Pétrograd une formidable manifestation pour une paix démocratique. Sans faire confiance à la réponse des Allemands, les masses avaient compris que c'était là une très importante victoire morale de la révolution.

Le lendemain matin, notre délégation nous apportait de Brest-Litovsk des nouvelles des exigences monstrueuses que Kühlmann formulait au nom des Empires centraux.

--Pour temporiser, dit Lénine, il faut un temporisateur. Sur ses instances, je partis pour Brest-Litovsk.
J'avoue que je m'y rendis comme à un supplice. Un milieu d'hommes qui m'étaient étrangers et avec lesquels je n'avais rien de commun m'avait toujours effarouché; surtout celui-là. Je suis absolument incapable de comprendre les révolutionnaires qui deviennent volontiers des ambassadeurs et qui, dans leur nouveau milieu, nagent comme des poissons dans un bassin.

La première délégation soviétique, à la tête de laquelle se trouvait Ioffé, fut circonvenue de toutes parts à Brest-Litovsk. Le prince Léopold de Bavière recevait nos camarades comme des «hôtes». Toutes les délégations dînaient et soupaient ensemble. Le général Hoffmann devait regarder avec quelque curiosité Bitsenko qui avait tué autrefois le général Sakharov. Les Allemands prenaient place à table, entre les nôtres, et tâchaient d'apprendre, amicalement, ce qu'ils avaient besoin de savoir. Il y avait, dans la première délégation, un ouvrier, un paysan et un soldat. C'étaient des hommes venus là par hasard, peu préparés à de telles intrigues. Le paysan, un vieil homme se laissa même un peu griser pendant un dîner.

L'état-major du général Hoffmann publiait à l'usage des prisonniers un journal qui s'appelait le Roussky Vestnik [Le Messager russe. --N.d.T.] : dans les premiers temps, cette gazette parlait toujours des bolcheviks avec une touchante sympathie.

«Nos lecteurs, écrivait Hoffmann, nous demandent qui est Trotsky...» Et il leur parlait avec attendrissement de ma lutte contre le tsarisme et de mon livre allemand: Russland in der Revolution. «Le monde révolutionnaire tout entier fut dans l'enthousiasme en apprenant son heureuse évasion.» Et plus loin, l'on pouvait lire : «Lorsque le tsarisme fut renversé, les partisans secrets de ce régime emprisonnèrent Trotsky peu après son retour d'un exil qui avait duré de longues années.»
En un mot, il n'y avait pas de plus ardents révolutionnaires que Léopold de Bavière et Hoffmann de Prusse.

Cette idylle ne dura pas longtemps.

Au cours de la séance du 7 février, séance qui ne ressemblait pas le moins du monde à une idylle, je fis, en me retournant, la remarque suivante :

--Nous serions tentés de regretter que la presse officielle allemande et austro-hongroise nous ait adressé des compliments prématurés. Ce n'était nullement nécessaire pour mener à bien des pourparlers de paix.

En cette affaire, la social-démocratie n'était, elle aussi, que l'ombre du gouvernement des Hohenzollern et des Habsbourg. Scheidemann, Ebert et autres essayèrent au début de nous tapoter l'épaule d'un geste protecteur. Le journal de Vienne, Die Arbeiter Zeitung, déclarait, le 15 décembre, en termes pathétiques, que «le duel» entre Trotsky et Buchanan était le symbole de la grande lutte de notre temps: «la lutte du prolétariat contre le capital». En des jours où Kühlmann et Czernin prenaient à la gorge la révolution russe, les austro-marxistes n'apercevaient qu'un «duel» entre Trotsky et... Buchanan !... Encore à présent, il est impossible d'évoquer sans dégoût cette hypocrisie.
«Trotsky, écrivaient les marxistes des Habsbourg, est fondé de pouvoirs pour représenter la volonté de paix de la classe ouvrière russe qui s'efforce de briser la chaîne de fer et d'or jetée sur elle par le capital anglais...»

Les dirigeants de la social-démocratie restaient de bon gré dans les entraves du capital austro-allemand et aidaient leur gouvernement à violenter, avec les mêmes chaînes, la révolution russe.

Dans la période la plus pénible des pourparlers, lorsque des numéros du Vorwaerts de Berlin ou de l'Arbeiter Zeitung de Vienne nous tombaient sous les yeux, à Lénine ou à moi, nous nous passions, sans dire un mot, tels articles dont nous avions marqué des passages au crayon de couleur ; nous échangions un rapide coup d'oeil et détournions nos regards aussitôt, dans un inexprimable sentiment de honte pour ces messieurs qui, malgré tout, la veille encore, avaient été nos camarades dans l'Internationale. Celui qui a passé consciemment par cette phase a compris définitivement que la social-démocratie, quelles que soient les fluctuations de la situation générale, est historiquement morte.
Pour mettre fin à une mascarade indécente, je posai dans notre presse cette question: l'état-major allemand ne consentirait-il pas à raconter aux soldats allemands quelque chose sur Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg ?

Nous lançâmes aux soldats allemands un tract à ce sujet. Le Messager russe du général Hoffmann se mordit la langue. Dès mon arrivée à Brest, le général éleva une protestation contre notre propagande dans les troupes allemandes. Je me refusai à tout entretien en cette matière, en invitant Hoffmann à continuer sa propre propagande dans l'armée russe: nous étions à conditions égales, il n'y avait de différence que dans le caractère de la propagande. Je fis remarquer, à cette occasion, que si nos opinions ne concordaient pas sur certaines questions d'importance, cela se savait depuis longtemps et que la preuve en avait été donnée par un tribunal allemand qui, pendant la guerre, m'avait condamné par contumace à la prison. Un rappel si incongru produisit l'impression du plus grand des scandales. Bien des dignitaires en eurent le souffle coupé.

Kühlmann, s'adressant à Hoffmann :

--Voulez-vous prendre la parole ?

Hoffmann :

--Non. C'en est assez.

Comme président de la délégation des soviets, je décidai de mettre brusquement fin aux relations familières qui s'étaient établies imperceptiblement dans la première période. Par l'intermédiaire de nos représentants militaires, je donnai à comprendre que je n'avais pas l'intention de me présenter au prince de Bavière.

On en prit note. J'exigeai que les repas eussent lieu séparément, alléguant que, pendant les suspensions de séances, nous avions besoin de conférer entre nous. Cette décision fut encore acceptée en silence.
Le 7 janvier, Czernin écrivait dans son journal intime :

«Avant le dîner, tous les Russes placés sous la direction de Trotsky sont arrivés. Ils ont immédiatement fait savoir, en s'excusant, que désormais ils n'assisteraient plus aux agapes communes. Et, d'une façon générale, on ne les aperçoit plus. Il semble que, cette fois-ci, un vent souffle qui n'est plus du tout le même que la dernière fois.»

Aux relations faussement amicales succédèrent des rapports sèchement officiels. C'était d'autant plus opportun qu'après les préliminaires académiques il fallait en venir aux questions concrètes du traité de paix.

Kühlmann dominait de toute la tête Czernin et, je crois, les autres diplomates que j'ai eu l'occasion de rencontrer dans les années d'après-guerre. On sentait en lui du caractère, un esprit pratique fort au-dessus de l'ordinaire, et une suffisante provision de malveillance qu'il dépensait non seulement contre nous (là, on prenait barre sur lui), mais contre ses chers alliés.

Lorsque l'on discuta le problème des territoires occupés, Kühlmann, se redressant et élevant la voix, proféra ceci :

--Grâce à Dieu, notre territoire allemand n'est, nulle part, occupé par personne !...

Là-dessus, le comte Czernin se fit tout petit et devint verdâtre. C'était bien lui que Kühlmann avait visé. Leurs rapports étaient loin de ressembler à une amitié sans nuages.

Plus tard, lorsqu'il fut question de la Perse, occupée de deux côtés par des troupes étrangères, je fis observer que la Perse, n'étant pas, comme l'Autriche-Hongrie, l'alliée de quelqu'un, nul d'entre nous n'avait motif de persifler hypocritement un pays envahi, comme la Perse, même si l'on représentait un pays libre de toute occupation.

Czernin sursauta même, s'écriant Unerhört (C'est inouï !)

Mais, s'il semblait s'adresser à moi, pour la forme, c'est à Kühlmann qu'il répliquait.
Et il y eut plus d'un incident de cette sorte.

De même qu'un bon joueur d'échecs, quand il a été longtemps dans la nécessité de jouer avec de faibles partenaires, commence à perdre de ses moyens, Kühlmann qui, pendant la guerre, avait exclusivement agi dans le cercle de ses vassaux diplomatiques, austro-hongrois, turcs, bulgares, neutres, était enclin au début à sous-estimer ses adversaires révolutionnaires et à négliger son jeu. Plus d'une fois, surtout dans les premiers temps, je fus frappé de la grossièreté toute primitive de ses procédés: il ne comprenait rien à la psychologie de l'adversaire.

Ce n'est pas sans une émotion vive et désagréable que je me rendis à la première entrevue avec les diplomates. Dans le vestibule, devant le portemanteau, je tombai sur Kühlmann. Je ne le connaissais pas. C'est lui-même qui se présenta et il ajouta aussitôt qu'il était «très heureux» de me voir, car il vaut beaucoup mieux traiter avec le maître de la maison qu'avec son messager. Sa mine montrait qu'il était très satisfait de cette «subtile» manoeuvre, calculée d'après la psychologie qu'il se faisait d'un «parvenu». Mon sentiment à moi était d'avoir mis le pied dans une saleté. Je fis même, involontairement, un pas en arrière. Kühlmann comprit sa maladresse, se mit sur ses gardes et prit aussitôt un ton plus sec. Ce qui ne l'empêcha pas de revenir à la même attitude pour recevoir le chef de la délégation turque, un vieux diplomate de palais. En me présentant ses collègues, Kühlmann saisit le moment où le Turc faisait un pas en arrière pour me chuchoter d'un ton confidentiel, mais dans l'évidente intention d'être entendu du ministre oriental :

--C'est le meilleur diplomate de l'Europe.

Lorsque je racontai cela à Ioffé ; il me répondit en riant :

--Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, Kühlmann et moi, il m'en a dit tout autant.

Il est fort probable que Kühlmann donnait au «meilleur des diplomates» une compensation platonique pour lui arracher des concessions qui n'auraient rien de platonique. Il se peut aussi que Kühlmann ait alors cherché à atteindre un but secondaire, voulant faire entendre à Czernin qu'il ne le considérait pas comme le meilleur des diplomates... après lui-même...

Le 28 décembre, Kühlmann, d'après Czernin, lui aurait dit :

--L'empereur est le seul homme raisonnable de toute l'Allemagne.

Il faut penser que cette parole s'adressait non pas tant à Czernin qu'au Kaiser. Lorsqu'il s'agissait de transmettre des compliments à leurs destinataires, les diplomates se rendaient mutuellement d'indiscutables services. Flattez, flattez, il en restera quelque chose. [En français dans le texte. --N.d.T.]

C'était la première fois que je me trouvais en face d'hommes de ce monde-là. Inutile de dire qu'auparavant je ne m'étais fait aucune illusion à leur sujet. Je soupçonnais bien que ce ne sont pas des dieux qui font cuire les pots de terre [Dicton russe. Il faut l'entendre ainsi: le métier de diplomate n'est pas si sorcier. --N.d.T.]. Mais il faut avouer que je croyais leur niveau intellectuel plus élevé. L'impression que j'ai gardée de la première rencontre pourrait se formuler ainsi : ces gens n'accordent que peu de valeur à autrui et ont pour eux-mêmes très peu d'estime.

A ce sujet, il n'est pas inutile de raconter l'épisode suivant :

Sur l'initiative de Victor Adler qui fit tous ses efforts, en ces jours-là, pour m'exprimer sa sympathie personnelle, le comte Czernin m'offrit, sans avoir l'air d'y toucher, de m'envoyer à Moscou ma bibliothèque que j'avais dû laisser à Vienne au début de la guerre. Cette collection de livres présentait un certain intérêt, car, durant les longues années de l'émigration, j'avais rassemblé un bon nombre d'ouvrages russes révolutionnaires. A peine avais-je, avec une certaine réserve, remercié le diplomate, qu'il me pria d'accorder des attentions à deux prisonniers autrichiens que l'on traitait, disait-il, mal chez nous. Cette transition brusque et, pourrais-je dire, marquée, d'une affaire de bibliothèque à une histoire de prisonniers (il s'agissait, bien entendu, non de soldats mais d'officiers d'un milieu proche au comte Czernin) me parut trop sans-gêne. Je répondis sèchement que, si les informations de Czernin, concernant ces prisonniers, étaient exactes, je ferais, selon mon devoir, tout ce qu'il fallait, mais que cette question n'avait aucun rapport avec ma bibliothèque.

Dans ses Mémoires, Czernin relate assez fidèlement cet épisode sans nier qu'il essaya de rattacher la question des prisonniers à celle de la bibliothèque. Au contraire, il semble bien que cette relation ait été pour lui dans l'ordre des choses. Il termine son récit par une phrase équivoque.

«Il veut avoir sa bibliothèque.»

Il me reste seulement à ajouter que, dès que j'eus reçu ladite bibliothèque, je la transmis immédiatement à l'un des instituts scientifiques de Moscou.

Les circonstances historiques furent telles que les délégués du régime le plus révolutionnaire que l'humanité ait jamais connu durent siéger devant le tapis vert des diplomates en compagnie de la plus réactionnaire des castes dans les classes dirigeantes. Nos adversaires redoutaient l'influence explosive des pourparlers avec les bolcheviks, et à tel point qu'ils auraient plutôt arrêté la conversation que de se transférer avec nous en pays neutre.

Czernin déclare franchement dans ses Mémoires qu'en pays neutre les bolcheviks, avec l'aide de leurs amis internationaux, auraient inévitablement mené le jeu. Mais, officiellement, ce même Czernin avait allégué que, dans un milieu neutre, l'Angleterre et la France eussent immédiatement développé leurs intrigues, «tant ouvertement que dans les coulisses». Je lui répliquai que «notre politique n'avait généralement que faire de coulisses, cette ressource de l'ancienne diplomatie ayant été radicalement supprimée, ainsi que bien d'autres choses, par le peuple russe, dans sa victorieuse insurrection du 25 octobre». Mais nous dûmes nous incliner devant l'ultimatum et... rester à Brest-Litovsk.

A l'exception de quelques édifices qui se trouvaient à l'écart de la vieille ville et qui étaient occupés par l'état-major allemand, Brest-Litovsk, à proprement parler, n'existait plus. Tout en avait été incendié, dans un accès de rage impuissante, par les troupes du tsar, quand elles battirent en retraite. C'est très probablement pour cela que le général Hoffmann y avait établi son état-major afin de le tenir mieux en main.

L'installation et la nourriture étaient d'une remarquable simplicité. Le service était fait par des soldats allemands. Nous étions pour eux les messagers de la paix et ils nous regardaient avec espoir.

Autour des bâtiments occupés par l'état-major s'étendaient de hautes clôtures en fil de fer barbelé. Pendant mes promenades matinales, je tombais sur des écriteaux où il était dit: «Tout Russe qui sera trouvé ici sera fusillé.» Cela s'adressait aux prisonniers. Je me demandais si ce n'était pas aussi pour moi (car nous étions à demi prisonniers) et je revenais sur mes pas.

Brest est traversé par une excellente route stratégique. Durant les premiers jours, nous fîmes quelques promenades dans les automobiles de l'état-major. Mais un des membres de notre délégation eut à ce sujet une altercation avec un sous-officier allemand. Hoffmann m'en fit une plainte par lettre. Je lui répondis que, tout en remerciant, nous renoncions à nous servir désormais des automobiles qu'on avait mises à notre disposition.

Les pourparlers traînaient en longueur. Nos adversaires et nous devions consulter par fil direct nos gouvernements. Assez fréquemment, la ligne se trouvait hors de service. Fallait-il croire à des accidents physiques ou penser que l'adversaire provoquait ces interruptions pour gagner du temps? Nous ne pouvions nous en rendre compte.

En tout cas, les séances étaient fréquemment suspendues et les entretemps duraient parfois plusieurs jours. Pendant une de ces interruptions, je fis un voyage jusqu'à Varsovie. La ville était sous le régime des baïonnettes allemandes. La population s'intéressait extrêmement aux diplomates des soviets, mais elle ne le montrait qu'avec circonspection: personne ne savait encore comment tout cela finirait.

La lenteur des pourparlers nous était profitable. C'est même pour obtenir ce résultat que je me rendis à Brest. Mais je ne puis me faire aucun mérite personnel de ce qui arriva. Mes partenaires m'y aidèrent tant qu'ils purent.

Czernin note mélancoliquement dans son carnet :

«Ce n'est pas le temps qui manque ici: tantôt les Turcs ne sont pas prêts, tantôt les Bulgares une fois de plus; puis les Russes font traîner les choses, et les séances sont renvoyées à plus tard ou bien, à peine commencées, sont interrompues.»

Les Autrichiens, à leur tour, se mirent à différer quand ils rencontrèrent des difficultés du côté de la délégation ukrainienne.

Ce qui n'empêcha nullement, bien entendu, Kühlmann et Czernin d'accuser, en public, exclusivement la délégation russe de tous les retards qui survenaient. Contre quoi je protestai avec insistance, mais inutilement.

Vers la fin des pourparlers, il ne restait pas trace des compliments maladroits que la presse allemande officieuse avait adressés aux bolcheviks --et, exception faite pour les petites feuilles illégales, toute la presse allemande avait alors un caractère officieux. La Tägliche Rundschau, par exemple, se plaignait de constater qu'«à Brest-Litovsk, Trotsky s'est fait une chaire d'où sa voix peut porter à tous les confins du monde» et demandait qu'il y fût mis un terme au plus vite ; de plus, elle déclarait carrément que «ni Lénine, ni Trotsky ne désirent la paix qui est pour eux, selon toute vraisemblance, une menace de pendaison ou d'emprisonnement». Tel était aussi, en somme, le ton. de la presse social-démocrate. Les Scheidemann, les Ebert, les Stampfer considéraient que notre plus grand crime était de compter sur une révolution allemande. Ces messieurs étaient loin de penser que, dans quelques mois, la révolution les prendrait par le collet et les porterait au pouvoir.

Il y avait longtemps que je n'avais lu des journaux allemands ; à Brest, je repris ces lectures avec un grand intérêt; nos pourparlers y étaient examinés avec beaucoup de soin et d'une façon très tendancieuse. Mais les journaux ne suffisaient pas à remplir mon temps. Je résolus d'utiliser plus largement des loisirs forcés qui, je pouvais le prévoir, ne se renouvelleraient pas de sitôt. Nous avions avec nous quelques bonnes sténo-dactylos qui avaient été au service de la Douma d'Empire. Je me mis à leur dicter, de mémoire, un essai historique sur la révolution d'Octobre. C'est ainsi qu'en quelques séances fut écrite une brochure entière, destinée avant tout aux ouvriers de l'étranger. La nécessité de leur expliquer ce qui s'était passé s'imposait trop. Nous en avions causé, Lénine et moi, plus d'une fois, mais nous n'avions, ni l'un ni l'autre une minute de liberté pour travailler à cet ouvrage. Je n'avais pas prévu le moins du monde que Brest pût être le lieu où je me livrerais à des travaux littéraires. Lénine était véritablement heureux lorsque je lui apportai un manuscrit fin prêt sur la révolution d'Octobre. Lui et moi apercevions également en elle une des modestes garanties d'une future revanche révolutionnaire pour une paix écrasante. Ce petit livre fut bientôt traduit dans une douzaine de langues européennes et asiatiques. Bien que tous les partis de l'Internationale communiste, et le parti russe en tête, aient publié cet ouvrage en éditions innombrables, les épigones ne se sont pas gênés pour dire, après 1923, que c'était une production pernicieuse du trotskysme. Actuellement, la brochure est mise à l'Index de Staline. La préparation idéologique de Thermidor trouve une de ses nombreuses expressions dans cet épisode secondaire. Pour arriver à la victoire, il fallait d'abord couper le cordon ombilical de l'hérédité d'Octobre...

Les diplomates de l'autre côté trouvaient aussi des moyens d'employer les loisirs trop longs que leur donnait Brest. Le comte Czernin, comme nous l'apprend son journal intime, allait à la chasse, et, en outre, élargissait ses horizons en lisant des mémoires sur la révolution française. Il comparait les bolcheviks aux jacobins et s'efforçait ainsi d'arriver à des conclusions consolantes.

Ce diplomate des Habsbourg écrivit :

«Charlotte Corday a dit: «Ce n'est pas un homme que j'ai tué, c'est une bête féroce. --Ces bolcheviks disparaîtront encore et qui sait s'il ne se trouvera pas une Corday pour un Trotsky.» (Page 310 [Trotsky cite toujours l'édition Allemande. --N.d.T.].)

Bien entendu, en ces jours-là, je ne savais pas quelles étaient les salutaires méditations du pieux comte. Mais je crois volontiers qu'elles furent sincères.

A première vue, on peut se demander sur quoi comptait la diplomatie allemande quand elle fournit des formules démocratiques, le 25 décembre, à dessein seulement de montrer sous peu de jours ses appétits de louve. Pour le moins, le gouvernement allemand se risquait quand il engageait des débats théoriques sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, débats dont l'initiative était due pour une bonne part à Kühlmann en personne. Dans cette voie, la diplomatie du Hohenzollern n'a guère moissonné de lauriers, et elle doit être la première à s'en apercevoir. C'est ainsi que Kühlmann voulait à tout prix démontrer que l'Allemagne, si elle se saisissait de la Pologne, de la Lithuanie, des Pays baltes et de la Finlande, ne ferait pas autre chose que d'assurer d'une certaine façon le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, la volonté de ces peuples s'exprimant par l'intermédiaire d'organes «nationaux» qu'avaient crées... les autorités de l'occupation allemande. Mais la démonstration n'était pas facile. Cependant, Kühlmann ne voulait pas se rendre. Il me demandait avec persistance si je ne consentirais pas a reconnaître que, par exemple, le nizam de Hyderabad représentait la volonté des Hindous. Je répondais que, pour commencer, les troupes anglaises devaient évacuer l'Inde et qu'après cela, il était fort douteux que l'honorable nizam pût rester en place plus de vingt-quatre heures. Sans courtoisie, Kühlmann haussait les épaules. Le général Hoffmann faisait des «hum!... hum!...» qu'on entendait dans toute la salle. L'interprète traduisait. Les sténos sténographiaient. Et les débats n'en finissaient plus.

Le secret des agissements de la diplomatie allemande était en ceci que Kühlmann, d'avance, nous avait certainement crus disposés à jouer avec lui à quatre mains. Il devait raisonner à peu près ainsi : les bolcheviks sont arrivés au pouvoir en luttant pour la paix. Ils ne peuvent rester en place qu'à condition de signer un traité de paix. Il est vrai qu'ils se sont liés en formulant des clauses démocratiques. Mais à quoi servent les diplomates? Lui, Kühlmann, serait là pour renvoyer aux bolcheviks leurs formules révolutionnaires convenablement remises en style diplomatique. Les bolcheviks lui donneraient la possibilité de saisir, d'une façon masquée, des provinces et des peuples. Aux yeux du monde entier, la conquête allemande aurait la sanction de la révolution russe. Les bolcheviks auraient obtenu la paix.
A l'erreur de Kühlmann contribuèrent sans aucun doute nos libéraux, menchéviks et populistes qui, en temps voulu, représentèrent les pourparlers de Brest comme une comédie dont les rôles avaient été distribués d'avance.

Lorsque nous eûmes prouvé, d'une façon non équivoque, à nos partenaires de Brest qu'il ne s'agissait pas pour nous de dissimuler une affaire de coulisse, mais qu'il était question des principes de cohabitation entre peuples, Kühlmann, déjà lié par sa position de départ, considéra notre conduite presque comme une violation d'un traité tacite qui n'existait que dans son imagination. Il ne voulait absolument pas se détacher des principes démocratiques du 25 décembre. Se fiant à sa casuistique, qui n'était pas ordinaire, il espérait prouver au monde entier que le blanc ne diffère pas du noir.
Le comte Czernin secondait maladroitement Kühlmann et, commis par celui-ci, se chargeait, dans tous les moments critiques, de faire les déclarations les plus brutales et les plus cyniques. Par là, il espérait cacher sa faiblesse.

Par contre, le général Hoffmann apportait aux pourparlers une note rafraîchissante. Ne manifestant aucune sympathie pour les malices de la diplomatie, il mit plusieurs fois sa botte de soldat sur la table autour de laquelle avaient lieu les débats.

Quant à nous, nous ne doutâmes pas une seconde que, dans ces palabres, la seule réalité vraiment sérieuse était la botte de Hoffmann.

Parfois, cependant, le général faisait irruption dans des débats de pure politique. Mais il le faisait à sa manière. Mis hors de lui par des bavardages interminables sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, il arriva un beau matin (c'était le 14 janvier), muni d'une serviette bourrée de journaux russes, surtout de ceux qui appartenaient à la tendance socialiste révolutionnaire. Hoffmann lisait le russe couramment. En courtes phrases nettement détachées, d'un air de mordre pour se défendre ou de commander, le général accusa les bolcheviks d'avoir écrasé les libertés de la parole et des réunions, d'avoir violé les principes de la démocratie, et il cita, en les approuvant pleinement, des articles de ce parti terroriste russe qui, depuis 1902, avait envoyé dans l'autre monde un bon nombre de ceux qui, en Russie, pensaient comme Hoffmann. Avec indignation, le général accusait notre gouvernement de s'appuyer sur la force! C'était admirable à entendre...

Czernin écrivit dans son journal intime :

«Hoffmann a prononcé son malheureux discours. Voici quelques jours qu'il y travaillait, et il a été très fier du succès remporté.»

Je répondis à Hoffmann que dans une société divisée en classes, tout gouvernement s'appuyait sur la force. La différence était en ceci seulement que le général Hoffmann exerçait une répression pour défendre les gros propriétaires, tandis que nos mesures de force avaient pour but de défendre les travailleurs.

Pendant quelques minutes, la conférence de la paix devint un cercle de propagande marxiste pour débutants.

Ce qui surprend et indigne les gouvernements des autres pays dans nos actes, disais-je, c'est qu'au lieu d'arrêter les grévistes, nous arrêtons les capitalistes qui déclarent le lock-out; c'est qu'au lieu de fusiller les paysans qui réclament les terres, nous arrêtons les propriétaires et les officiers qui tentent de fusiller des paysans.

La face de Hoffmann prenait une teinte cramoisie. Après chaque incident de cette sorte, Kühlmann, avec une amabilité sarcastique, demandait à Hoffmann s'il désirait encore se prononcer sur le sujet en question. Le général répondait brusquement :

--Non! Ça suffit !

Et il jetait un coup d'oeil colère vers la fenêtre.

Dans la société des diplomates, généraux et amiraux qui représentaient les Hohenzollern, les Habsbourg, les Cobourg et le sultan, les débats sur le rôle de la violence révolutionnaire étaient vraiment d'une saveur incomparable. Certains de ces messieurs, pourvus de titres et de décorations, ne firent, pendant toute la durée des pourparlers, que porter des regards étonnés tantôt sur Kühlmann ou Czernin, tantôt sur moi. Ils auraient bien voulu que quelqu'un leur expliquât, pour dieu, comment il fallait comprendre tout cela. Dans la coulisse, sans aucun doute, Kühlmann leur expliquait que notre existence n'était l'affaire que de quelques semaines, qu'il fallait profiter de ce court laps de temps pour conclure une paix «allemande» dont les conséquences seraient à la charge des héritiers des bolcheviks.
Dans les débats qui portaient sur des principes, ma position était plus avantageuse que celle de Kühlmann, dans la mesure même où celle du général Hoffmann était plus avantageuse que la mienne quand il s'agissait de faits de guerre. Voilà pourquoi le général se montrait impatient de ramener toutes les questions à un rapport de forces tandis que Kühlmann s'efforçait vainement de donner à une paix bâtie sur la carte militaire l'apparence d'une paix basée sur on ne sait quels principes.

Pour atténuer le sens des déclarations de Hoffmann, Kühlmann dit un jour qu'un soldat, par nécessité, s'exprimait plus fortement qu'un diplomate.

Je répondis que «nous autres, membres de la délégation russe, n'appartenions pas à l'école diplomatique et que nous pouvions nous considérer plutôt comme des soldats de la révolution»; que, par conséquent, nous préférions le grossier langage d'un soldat.

Il faut, d'ailleurs, ajouter que la courtoisie diplomatique de Kühlmann lui-même était fort conventionnelle. Le problème qu'il s'était assigné était évidemment insoluble... à moins qu'il n'obtint notre concours... Mais c'était justement ce qui lui manquait.

«Nous sommes des révolutionnaires, expliquai-je à Kühlmann, mais nous sommes aussi des réalistes et nous préférons parler nettement d'annexions, plutôt que de ne pas appeler les choses par leur véritable nom.»

Il n'est pas surprenant que, de temps à autre, Kühlmann ait rejeté son masque diplomatique pour nous répliquer hargneusement. Je me rappelle encore de quel ton il déclara que l'Allemagne s'efforçait sincèrement de rétablir des relations amicales avec sa puissante voisine de l'Est. Le mot «puissante» fut prononcé d'une façon sarcastique si provocante que tous, même les alliés de Kühlmann, en eurent un léger tressaillement. Au surplus, Czernin redoutait par-dessus tout une rupture des pourparlers.
Je relevai le gant et rappelai encore ce que j'avais dit dans mon premier discours, le 10 janvier:

«Nous n'avons ni la possibilité, ni l'intention de contester que notre pays est affaibli par la politique des classes qui le dirigeaient avant nous, tout récemment. Mais la situation mondiale d'un pays n'est pas seulement déterminée par l'état actuel de son appareil technique; il faut compter aussi avec les possibilités qui sont en lui ; de même que la puissance économique de l'Allemagne ne saurait être mesurée seulement d'après l'état actuel de ses approvisionnements. Une politique large et prévoyante s'appuie sur les tendances de développement, sur les forces intérieures qui, une fois ranimées, démontreront leur puissance un jour plus tôt ou plus tard.»

Neuf mois ne s'étaient pas écoulés après cela, le 3 octobre 1918, évoquant le défi que nous avait lancé Kühlmann à Brest-Litovsk, je disais, dans une séance du comité exécutif central panrusse :

«Nul de nous ne songerait à narguer l'Allemagne à l'occasion de la formidable catastrophe qui l'atteint.»

Il est inutile de démontrer que, pour une bonne part, cette catastrophe fut préparée à Brest par la diplomatie allemande, tant militaire que civile.

Plus nous mettions de précision à formuler nos questions, plus Hoffmann prenait le pas sur Kühlmann. Tous deux, et le général surtout, ne cherchaient même plus à dissimuler leur antagonisme. Lorsque, dans une réplique à une des attaques habituelles de Hoffmann, je mentionnai sans arrière-pensée le gouvernement allemand, le général m'interrompit d'une voix rauque de colère :

--Je représente ici non pas le gouvernement allemand mais le haut commandement de l'armée allemande !

Cela tinta comme un coup de pierre dans une vitre. Je considérai tour à tour mes partenaires qui étaient de l'autre côté de la table. Kühlmann, le visage crispé, regardait en-dessous du tapis. Sur la face de Czernin, il y avait lutte entre une certaine confusion et une satisfaction sardonique.

Je répondis qu'il n'était pas dans mes attributions de juger des rapports qui pouvaient exister entre le gouvernement de l'Empire allemand et son haut commandement militaire, mais que je n'avais de pouvoirs pour traiter qu'avec le gouvernement.

Kühlmann, grinçant des dents, prit acte de ma déclaration et s'y rallia.

Il eût été, bien entendu, naïf de s'exagérer la profondeur des dissentiments qui existaient entre la diplomatie et le chef militaire. Kühlmann cherchait à démontrer que les régions occupées avaient déjà «disposé d'elles-mêmes» en faveur de l'Allemagne, par l'intermédiaire de leurs organes nationaux plénipotentiaires. Hoffmann, de son côté, expliquait qu'en l'absence de tels organes plénipotentiaires dans les régions occupées, il ne pouvait être question pour les troupes allemandes de les évacuer. Les motifs donnés étaient diamétralement opposés; la conclusion pratique était la même.

A cet égard, Kühlmann essaya d'une malice qui, à première vue pourrait paraître invraisemblable. Dans une réponse écrite à une série de questions que nous avions posées, réponse qui fut lue par von Rosenberg, il était dit que les troupes allemandes ne pourraient évacuer les régions occupées avant la fin de la guerre sur le front occidental.

J'en tirai cette conclusion que l'évacuation aurait lieu après la fin de la guerre et demandai que l'on fixât le délai avec plus de précision.

Kühlmann se montra alors extrêmement surexcité. Il avait évidemment compté nous endormir avec sa formule. En d'autres termes, il avait voulu dissimuler son intention d'annexion... en jouant sur un mot. Voyant que cela ne réussissait pas, il expliqua, avec le concours de Hoffmann, que les troupes allemandes n'évacueraient ni avant ni après la fin de la guerre.

A la fin de janvier, je fis, sans espoir de succès, une tentative pour obtenir du gouvernement austro-hongrois l'autorisation d'aller à Vienne afin de mener des pourparlers avec les représentants du prolétariat autrichien. L'idée d'un tel voyage effraya, doit-on penser, surtout la social-démocratie autrichienne. J'essuyai naturellement un refus, motivé, si invraisemblable que cela puisse paraître, par cette considération que je n'avais point de pouvoirs pour mener de tels pourparlers.
Je répondis par la lettre suivante, adressée à Czernin :

«Monsieur le Ministre,

«En vous envoyant, ci-inclus, copie de la lettre que j'ai reçue de M. le Conseiller de légation comte Czakki, lettre en date du 26 du courant qui est apparemment votre réponse à mon télégramme du 24 du courant, je porte par la présente à votre connaissance que je prends note du refus qui m'est fait de l'autorisation d'aller à Vienne pour mener des pourparlers avec les représentants du prolétariat autrichien aux fins d'arriver à une paix démocratique. Je suis contraint de constater que, dans votre réponse, des considérations de pure formalité servent à masquer le refus d'admettre des pourparlers personnels entre les représentants du gouvernement ouvrier et paysan de la Russie et ceux du prolétariat d'Autriche. En ce qui concerne le motif donné dans la lettre, savoir que je n'aurais pas les pouvoirs indispensables pour mener de tels pourparlers, (motif inadmissible dans la forme comme pour le fond), je voudrais attirer votre attention, Monsieur le Ministre, sur ce fait que le droit de déterminer l'étendue et la nature de mes pouvoirs appartient exclusivement à mon gouvernement.»

Dans la dernière période des pourparlers, le principal atout entre les mains de Kühlmann et de Czernin fut la manifestation indépendante et hostile à Moscou de la Rada [Rada, conseil, parlement et gouvernement.] de Kiev.

Les dirigeants de cette Rada représentaient une variété ukrainienne du kérenskysme. Ils ne différaient que fort peu de leur modèle grand-russien. Peut-être en ceci seulement qu'ils étaient encore plus que lui des «provinciaux». Leurs délégués à Brest étaient des créatures bien faites pour se laisser mener par le bout du nez par n'importe quel diplomate du capitalisme. Non seulement Kühlmann, mais même Czernin s'y employaient avec une répugnance indulgente. Nos nigauds de démocrates ukrainiens ne se sentaient pas d'aise en voyant que de solides firmes comme celles du Hohenzollern et du Habsbourg les prenaient au sérieux. Lorsque Goloubovitch, chef de la délégation de la Rada, après avoir prononcé une réplique quelconque, se rasseyait en écartant soigneusement les longues basques de sa redingote noire, on pouvait craindre de le voir se liquéfier sur place par l'effet du contentement qui bouillonnait en lui.

Czernin incita, comme il le raconte lui-même, dans son journal intime, les Ukrainiens à faire. une déclaration ouvertement hostile à la délégation des soviets. Les Ukrainiens, à force de zèle, dépassèrent la mesure. Pendant un quart d'heure leur orateur entassa grossièretés sur insolences, mettant en grand embarras le consciencieux interprète allemand qui avait du mal à se régler sur ce diapason.

En rapportant cette scène, le comte ambassadeur du Habsbourg dit que j'avais l'air éperdu, que j'étais blême, convulsé, que des gouttes de sueur froide me coulaient du front, etc.

Après avoir fait la part de l'exagération, il faut avouer que cette scène fut effectivement des plus pénibles. Cependant, ce qui me pesait, ce n'était pas du tout, comme se l'imagine à tort Czernin, de nous entendre insulter par des compatriotes en présence d'étrangers. Non, ce qui était intolérable, c'était cet avilissement volontaire, frénétique, d'hommes qui représentaient après tout, d'une façon ou d'une autre, la révolution devant de hautains aristocrates qui les méprisaient. Une bassesse prétentieuse, une servilité de larbins qui bavaient d'enthousiasme, voilà ce qui sortait à flots de ces misérables démocrates nationalistes, inféodés pour un instant au pouvoir.

Kühlmann, Czernin, Hoffmann et autres haletaient, pareils, dans leur avidité d'entendre, à ces joueurs des champs de courses qui ont misé sur un bon cheval.

Reportant, après chaque phrase, son regard sur ses protecteurs pour obtenir d'eux un encouragement, le représentant ukrainien lisait sur son papier toutes les ignominies que sa délégation avait élaborées en quarante-huit heures de travail collectif.

Oui, ce fut une des plus infâmes scènes qu'il me soit arrivé de vivre. Mais sous les feux croisés des invectives et des regards sarcastiques, je ne doutai pas une minute que les larbins trop empressés seraient bientôt jetés à la porte par leurs maîtres triomphants, lesquels devraient, à leur tour, débarrasser sous peu les places confortablement installées depuis des siècles...

Pendant ce temps, les troupes révolutionnaires des soviets s'avançaient avec succès en Ukraine, se frayant une route vers le Dniepr. Et juste le jour où l'abcès fut définitivement mûr, où il fut clair que les délégués ukrainiens avaient traité avec Kühlmann et Czernin pour la vente de leur pays, les armées des soviets occupèrent Kiev.

Radek ayant demandé par fil direct quelle était la situation de la capitale ukrainienne, le télégraphiste allemand d'une station intermédiaire ne comprit pas à qui il parlait et répondit :

--Kiev est mort !

Le 7 février, je portai à la connaissance des délégations des empires centraux un radiotélégramme de Lénine annonçant que les troupes des soviets étaient entrées dans Kiev le 29 janvier ; que le gouvernement de la Rada, abandonné de tous, avait vidé les lieux ; que le comité exécutif central des soviets de l'Ukraine était proclamé pouvoir suprême du pays et était venu s'installer à Kiev; que le gouvernement de l'Ukraine reconnaissait son union fédérative avec la Russie et une complète unité en matières de politique intérieure et extérieure.

A la séance qui suivit immédiatement, je dis à Kühlmann et à Czernin qu'ils étaient en train de traiter avec la délégation d'un gouvernement dont le territoire avait au total les limites de Brest-Litovsk (d'après leur accord, cette ville était rattachée à l'Ukraine). Mais le gouvernement allemand ou, plus exactement, le haut commandement militaire avait déjà décidé à ce moment d'occuper l'Ukraine. La diplomatie des empires centraux avait tout simplement préparé un laissez-passer pour ses troupes. Ludendorff travaillait à merveille, préparant l'agonie de l'armée du Hohenzollern.

En ces jours-là, dans une prison allemande était détenu un homme que les politiciens de la social-démocratie traitaient de fol utopiste et que les juges avaient inculpé de haute trahison. Ce prisonnier écrivait :

«Le résultat des pourparlers de Brest n'est pas nul, même si l'on en vient maintenant à faire la paix par une brutale capitulation. Grâce aux délégués russes, Brest est devenu une tribune révolutionnaire qui retentit loin. Il a dénoncé les puissances de l'Europe centrale, il a décelé l'esprit de brigandage, de mensonge, d'astuce et d'hypocrisie de l'Allemagne. Il a rapporté un verdict écrasant sur la politique de paix de la majorité allemande (social-démocrate), politique qui n'est pas tellement papelarde que cynique. Il a pu déclencher en différents pays de considérables mouvements de masses. Et son tragique dénouement, l'intervention contre la révolution, a fait tressaillir toute fibre socialiste. On verra quelle sera, pour les triomphateurs d'aujourd'hui, la récolte qui mûrira après ces semailles. Ils n'en seront guère contents.»

(Karl Liebknecht : Politische Aufzeichnungen aus seinem Nachlass. Verlag Die Aktion, 1921, page 51.)

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