1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

44 L'exil

 

A partir d'octobre, il y eut dans notre situation un changement très marqué. Nos relations avec ceux qui pensent comme nous, avec nos amis, même avec nos parents à Moscou, cessèrent brusquement; les lettres et les télégrammes n'arrivèrent plus. Au télégraphe de Moscou, comme nous l'avons appris par des voies particulières, s'amoncelèrent des centaines de dépêches qui m'étaient adressées, surtout pour l'anniversaire de la révolution d'Octobre. L'anneau se resserrait de plus en plus.

Pendant 1928, l'opposition, malgré des persécutions effrénées, grandissait évidemment, surtout dans les grandes entreprises industrielles. Cela amena une répression plus rigoureuse encore et, en particulier, l'arrêt complet de la correspondance des déportés, même quand ils s'écrivaient entre eux. Nous nous attendions à voir prendre à notre égard d'autres mesures du même genre, et nous ne nous trompions pas.

Le 16 décembre, un fondé de pouvoirs spéciaux du Guépéou de Moscou arriva et me transmit, au nom de cette institution, un ultimatum: je devais cesser de diriger la lutte de l'opposition pour m'épargner des mesures par lesquelles on «m'isolerait de la vie politique». La question de mon expulsion à l'étranger n'était pas posée; ce discours, donc, autant que je pouvais comprendre, se rapportait à des mesures d'ordre intérieur. Je répondis à cet «ultimatum» par une lettre au comité central du parti et au Bureau de l'Internationale communiste. Je crois nécessaire de citer ici l'essentiel de cette lettre :

«Aujourd'hui, 16 décembre, le fondé de pouvoirs du Guépéou Volinsky m'a présenté, au nom de cette institution, oralement, l'ultimatum suivant :

«Le travail de vos partisans dans le pays --m'a-t-il dit presque mot à mot-- a pris dans ces derniers temps un caractère nettement contre-révolutionnaire; les conditions dans lesquelles vous êtes placé à Alma-Ata vous donnent l'entière possibilité de diriger ce travail; en conséquence, l'institution du Guépéou a décidé d'exiger de vous l'engagement catégorique d'arrêter votre activité; autrement, l'institution se verra forcée de modifier vos conditions d'existence, dans ce sens qu'elle vous isolera complètement de la vie politique et que, par suite, se posera la question d'un transfert de votre résidence dans un autre endroit.»

«J'ai déclaré au fondé de pouvoirs du Guépéou que je ne pouvais lui donner une réponse écrite que dans le cas où je recevrais de lui un texte écrit formulant l'ultimatum du Guépéou. Je refusai de donner une simple réponse orale, étant assuré, d'après tout le passé, que mes paroles seraient encore perfidement dénaturées pour tromper les masses laborieuses de l'U.R.S.S. et du monde entier.
«Indépendamment cependant de la conduite que pourra tenir dans la suite l'institution du Guépéou, qui, dans cette affaire, ne joue pas un rôle indépendant, mais qui exécute seulement une décision ancienne et connue de moi depuis longtemps de l'étroite fraction de Staline, j'estime indispensable de porter à la connaissance du comité central du parti communiste russe et du comité exécutif de l'Internationale communiste ce qui suit :

«On me demande de renoncer à toute activité politique : cela veut dire que l'on me demande de renoncer à la lutte pour les intérêts du prolétariat international, lutte que je mène sans arrêt depuis trente-deux ans, c'est-à-dire depuis que je suis arrivé à la vie consciente. La tentative faite pour représenter cette activité comme «contre-révolutionnaire» vient de ceux que j'accuse devant le prolétariat international d'avoir foulé aux pieds les bases mêmes de l'enseignement de Marx et de Lénine, d'avoir violé les intérêts historiques de la révolution mondiale, d'avoir brisé avec les traditions et les testaments d'Octobre, dans une préparation inconsciente, mais d'autant plus périlleuse, de Thermidor.

«Renoncer à l'activité politique, ce serait cesser de lutter contre l'aveuglement de la direction actuelle du parti communiste russe qui, sur les difficultés objectives de l'édification socialiste, entasse de plus en plus d'erreurs politiques, venant de l'incapacité des opportunistes à mener une politique prolétarienne d'une grande amplitude politique ;

«ce serait renoncer à la lutte contre le régime étouffant du parti qui reflète la pression croissante exercée par les classes hostiles sur l'avant-garde prolétarienne ;

«ce serait se résigner passivement à la politique économique de l'opportunisme, laquelle, sapant et ébranlant les bases de la dictature du prolétariat, gênant son développement matériel et culturel, porte en même temps des coups funestes à l'union des ouvriers et des paysans laborieux, base du pouvoir soviétique...

«L'aile léniniste du parti reçoit des coups depuis 1923, c'est-à-dire à peu près depuis l'écrasement de la révolution allemande. La force croissante de ces coups se manifeste simultanément avec les défaites consécutives du prolétariat international et soviétique, résultat d'une direction opportuniste.

«La raison théorique et l'expérience politique prouvent qu'une période de fléchissement historique, de recul, c'est-à-dire de réaction peut venir non seulement après une révolution bourgeoise, mais même après une révolution prolétarienne. Depuis six ans, en U.R.S.S. nous vivons dans les conditions d'une réaction croissante contre Octobre, et, par conséquent, d'une préparation des voies pour Thermidor. L'expression la plus évidente et la plus achevée de cette réaction à l'intérieur du parti, c'est la sauvage persécution qui est exercée contre l'aile gauche et l'écrasement de son organisation.

«Dans ses dernières tentatives pour résister aux thermidoriens avoués, la fraction stalinienne vit d'«épaves» et de «débris» des idées de l'opposition. Elle est incapable de créer. La lutte à gauche lui ôte toute stabilité. Sa politique pratique est désaxée, fausse, contradictoire, sans aucune sûreté. La campagne qu'il est si nécessaire de mener contre le danger de droite reste, aux trois quarts, toute en apparences et sert avant tout à dissimuler aux masses une guerre de véritable extermination contre les bolcheviks léninistes. La bourgeoisie mondiale, le menchévisme mondial comprennent cette guerre de la même façon : ce sont des juges qui, depuis longtemps, voient «la justesse historique» du côté de Staline.

«S'il n'y avait pas eu cette politique aveugle, peureuse, inepte, qui consiste à s'adapter à la bureaucratie et à la petite bourgeoisie, la situation des masses laborieuses, en la douzième année de la dictature, serait incomparablement plus favorable; la défense militaire serait incalculablement plus forte et plus sûre; l'Internationale communiste serait à un niveau tout autre et ne reculerait point, pas à pas, devant la social-démocratie traîtresse et corrompue.

«L'inguérissable faiblesse de la réaction de l'appareil, quelle que soit sa puissance apparente, est en ceci qu'elle ne sait pas ce qu'elle fait. Elle se conforme aux commandes qui lui viennent des classes hostiles. Il ne peut y avoir de condamnation historique plus grande pour une fraction qui est sortie de la révolution et qui la sape.

«La plus grande force historique de l'opposition, si grande que soit apparemment sa faiblesse au moment présent, est en ceci qu'elle prend le pouls du processus historique mondial, qu'elle voit nettement la dynamique des forces de classe, qu'elle prévoit le lendemain et le prépare consciemment. Renoncer à l'activité politique, ce serait renoncer à préparer le lendemain.

«On me menace de modifier les conditions de mon existence et de m'isoler de la vie politique, comme si je n'étais pas actuellement déporté à quatre mille kilomètres de Moscou, à deux cent cinquante kilomètres du chemin de fer et à peu près à la même distance des frontières des provinces désertiques de la Chine occidentale, dans une localité où la malaria sévit de la façon la plus violente en même temps que la lèpre et la peste. Comme si la fraction de Staline, dont l'organe immédiat est le Guépéou, n'avait pas tout fait pour m'isoler non seulement de la vie politique mais de toute autre vie. Les journaux de Moscou n'arrivent ici que dans un délai qui peut aller de dix jours à un mois et plus. Les lettres m'arrivent à titre de rares exceptions, après avoir séjourné un mois, ou deux ou trois, dans les tiroirs du Guépéou et du secrétariat du comité central.

«Mes deux plus proches collaborateurs depuis le temps de la guerre civile, les camarades Sermux et Poznansky, s'étant décidés à m'accompagner de leur gré jusqu'au lieu de déportation, ont été arrêtés dès leur arrivée, incarcérés dans un sous-sol avec des criminels de droit commun et ensuite déportés dans des coins perdus de l'extrême nord. Une lettre de ma fille qui était malade sans espoir de guérison et que vous avez exclue du parti, lui interdisant tout travail, ne m'est parvenue de l'hôpital de Moscou, qu'après soixante-treize jours, de sorte que ma réponse n'est arrivée à Moscou qu'après sa mort. La lettre m'annonçant la sérieuse maladie de mon autre fille, également exclue par vous du parti et à laquelle le travail a été interdit, m'a été remise voilà un mois, quarante-trois jours après son départ de Moscou. Lorsque je demande par télégraphe des nouvelles de son état de santé, mes dépêches, le plus souvent, n'arrivent pas à destination. La situation est la même ou pire encore pour des milliers de bolcheviks léninistes irréprochables dont les mérites devant la révolution d'Octobre et le prolétariat international sont infiniment supérieurs aux mérites de ceux qui les ont incarcérés ou déportés.
«Préparant des mesures de répression de plus en plus dures contre l'opposition, l'étroite fraction de Staline, que Lénine a appelé dans son Testament «brutal et déloyal», alors que ses défauts ne s'étaient pas encore manifestés en lui au centième, s'efforce constamment, par l'intermédiaire du Guépéou, de mettre artificiellement l'opposition dans une «liaison» quelconque avec les ennemis de la dictature prolétarienne. Dans leur cercle étroit, les dirigeants actuels disent : «Il faut cela pour la masse.» Parfois, plus cyniquement encore : «Ça, c'est pour les imbéciles!» Un de mes plus proches collaborateurs, Guéorguii Vassiliévitch Boutov, qui était à la tête du secrétariat du comité de guerre révolutionnaire de la république pendant toutes les années de la guerre civile, a été arrêté et emprisonné dans des conditions inouïes; on a cherché à obtenir de cet homme pur et modeste, de ce partisan sans reproche, la confirmation d'accusations qu'on savait être fausses, fictives, falsifiées, dans l'esprit des amalgames thermidoriens. Boutov répliqua par une héroïque grève de la faim qui dura environ cinquante jours et le conduisit, en septembre de cette année, à la mort en prison. La violence, les sévices, les tortures physiques et morales sont appliqués aux meilleurs militants bolcheviks pour leur fidélité aux traditions d'Octobre. Telles sont les conditions générales qui, s'il faut en croire l'institution du Guépéou, «n'empêchent pas» actuellement l'activité politique de l'opposition, et la mienne en particulier.

«La misérable menace qui m'est faite de modifier pour moi ces conditions, dans le sens d'un isolement plus rigoureux, n'indique rien d'autre que la décision prise par la fraction de Staline de remplacer la déportation par la prison. Cette décision, comme il a été dit plus haut, n'a rien de nouveau pour moi. Prise en perspective dès 1924, elle est appliquée graduellement, progressivement, afin d'habituer, sans en avoir l'air, le parti écrasé et trompé aux méthodes de Staline, dans lesquelles une déloyauté grossière a mûri à présent, poussant jusqu'à l'ignominie bureaucratique la plus venimeuse.

«Dans la «Déclaration» que nous avons présentée au VIe congrès, nous écrivions littéralement, comme si nous avions prévu l'ultimatum qui m'est aujourd'hui adressé: «Exiger de révolutionnaires cette renonciation [renonciation à toute activité politique, c'est-à-dire décision de ne plus servir le parti et la révolution internationale] , cela ne pouvait venir que d'une bureaucratie définitivement dévoyée. De tels engagements ne pourraient être pris que par de misérables renégats.»

«Je ne puis rien changer à ce qui a été dit alors.

«A chacun sa destinée. Vous voulez continuer à mettre en oeuvre ce qui vous est inspiré par les forces de classes hostiles au prolétariat. Nous connaissons notre devoir. Nous l'accomplirons jusqu'au bout. L. Trotsky. 16 décembre 1928, Alma-Ata.»

Après cette réplique, un mois s'écoula sans aucun changement. Nos relations avec le monde extérieur étaient entièrement coupées, et, dans ce nombre, notre liaison illégale avec Moscou. Dans le courant de janvier, nous ne reçûmes que les journaux de Moscou. Plus on y parlait de la lutte contre la droite, plus nous étions certains dans notre attente de coups contre la gauche. C'est une méthode de la politique stalinienne.

L'émissaire du Guépéou de Moscou, Volinsky, était resté à Alma-Ata, attendant des instructions. Le 20 janvier, il se présenta chez moi, accompagné de nombreux agents armés du Guépéou qui occupèrent toutes les issues de la maison et il me remit l'extrait suivant d'un procès-verbal du Guépéou du 18 janvier 1929 :

«Après avoir entendu : la cause du citoyen Trotsky, Lev Davidovitch, conformément à l'article 58/10 du Code criminel, sur accusation d'activité contre-révolutionnaire, s'étant manifestée dans l'organisation d'un parti anti-soviétique illégal, dont l'activité en ces derniers temps vise à provoquer des manifestations anti-soviétiques et à préparer une lutte armée contre le pouvoir soviétique :
«Il a été résolu : le citoyen Trotsky, Lev Davidovitch, sera expulsé des frontières de l'U.R.S.S.»
Quand, plus tard, on me demanda de signer un papier comme quoi j'avais eu connaissance de cette décision, j'écrivis ceci :

«Criminelle pour le fond et illégale dans la forme, cette décision du Guépéou m'a été communiquée le 20 janvier 1929. Trotsky.»

Je disais de cette décision qu'elle était criminelle parce qu'elle prétendait d'une façon sciemment mensongère que je préparais une lutte armée contre le pouvoir soviétique. Cette formule dont Staline avait besoin pour justifier l'expulsion était en elle-même une manoeuvre de sape des plus perfides contre le pouvoir soviétique. S'il était vrai que l'opposition, dirigée par les organisateurs de la révolution d'Octobre par les constructeurs de la république des soviets et de l'Armée rouge, préparait le renversement par les armes du pouvoir soviétique, cela aurait indiqué que la situation était catastrophique dans le pays. Par bonheur, la formule du Guépéou n'est qu'une impudente invention. La politique de l'opposition n'a rien de commun avec la préparation d'une lutte armée. Nous partons intégralement de la conviction d'une profonde vitalité et élasticité du régime des soviets. Notre voie est celle d'une réforme intérieure.

Lorsque je demandai à savoir comment et de quel côté on m'expulserait, on me répondit que j'en serais informé, dans les limites de la Russie d'Europe, par un représentant du Guépéou qui viendrait à ma rencontre. Toute la journée suivante, nous travaillâmes fiévreusement à empaqueter nos effets qui se composaient presque exclusivement de manuscrits et de livres. Je noterai en passant que, du côté des agents du Guépéou, il n'y eut pas ombre d'hostilité. Bien au contraire. Le 22, à l'aube, nous prîmes place, ma femme, mon fils et moi, avec l'escorte, dans un autobus qui, sur une route de neige bien nivelée, nous conduisit jusqu'à l'autre versant des montagnes du Kourdaï. Au sommet des monts la neige nouvelle s'accumulait, il y avait une forte tourmente. Le puissant tracteur, qui devait nous prendre en remorque pour passer le Kourdaï, s'enlisa lui-même jusqu'à la gorge dans les amoncellements avec sept automobiles qu'il traînait. Pendant la période des avalanches de neige, il y eut, sur ce point du défilé, sept hommes gelés et un bon nombre de chevaux. Il fallut se transborder avec tous les bagages sur des traîneaux légers. Plus de sept heures furent nécessaires pour un trajet d'environ trente kilomètres. Le long du chemin encombré de neige, il y avait de nombreux traîneaux abandonnés, les brancards en l'air, bien des chargements destinés à la voie ferrée du Turkestan-Sibérie qui était en construction, bien des bidons de pétrole, également couverts de neige. Les gens et les chevaux, fuyant la tourmente, s'étaient abrités dans les campements d'hivernage des Kirghiz, aux environs. Le défilé dans la montagne étant dépassé, nous retrouvâmes une automobile et, à Pichpek, nous eûmes un wagon de chemin de fer.

Les journaux de Moscou qui arrivaient là à notre rencontre montraient que l'on préparait l'opinion publique à l'idée d'une expulsion à l'étranger des dirigeants de l'opposition.

C'est dans la région d'Aktioubinsk que nous eûmes, par fil direct, l'annonce du lieu sur lequel on nous dirigeait: Constantinople Je demandai à voir deux membres de ma famille à Moscou, mon fils cadet et ma belle-fille. Ils furent amenés à la station de Riajsk où ils furent soumis au même régime que nous. Un nouveau représentant du Guépéou, Boulanov, cherchait à me persuader des avantages de Constantinople. Je refusais catégoriquement d'en profiter. Par fil direct, Boulanov eut des pourparlers avec Moscou. Là-bas, l'on avait tout prévu, sauf les obstacles qui pourraient résulter de mon refus de gagner de bon gré l'étranger. Notre train, perdant sa direction, n'avance que mollement, puis s'arrête sur quelque embranchement perdu, près d'une petite station sans vie, et s'immobilise entre deux rangées de petits bois. Ainsi se passent des jours et des jours. Les boîtes de conserves que l'on a vidées s'accumulent autour du train. Les corbeaux et les pies s'assemblent en bandes de plus en plus nombreuses, cherchant leur pitance. Le lieu est sauvage, désertique. Il n'y a pas de lièvres en automne, une terrible épidémie les a fauchés. En revanche, le renard a conduit ses foulées matoises jusqu'aux roues du train. Chaque jour, la locomotive, emmenant un wagon, se rend à une grande station pour y prendre le dîner et les journaux. La grippe sévit dans notre wagon. Nous relisons Anatole France et l'Histoire de Russie de Klutchevsky. Pour la première fois, je lis Istrati. Le froid atteint trente-huit degrés Réaumur, notre locomotive circule sur les rails pour ne pas geler en place. Par l'éther, les stations de radio s'interpellent, demandent où nous sommes. Nous n'entendons pas leurs questions, nous jouons aux échecs. Mais quand bien même nous les entendrions, nous ne pourrions pas leur répondre: amenés ici la nuit, nous ne savons pas où nous nous trouvons.

Ainsi s'écoulent douze jours et douze nuits. C'est là que nous avons appris par les journaux l'arrestation récente de plusieurs centaines de personnes, dont cent cinquante qui appartiennent à ce qu'on appelle «le centre trotskyste». On publie les noms de Kavtaradzé, ancien président du conseil des commissaires du peuple de Géorgie, de Mdivani, ancien représentant commercial de l'U.R.S.S. en France, de Voronsky, notre meilleur critique littéraire, et d'autres. Ce sont tous des militants importants du parti, des organisateurs de la révolution d'Octobre.

Le 8 février, Boulanov déclare ceci :

--Malgré toutes les instances faites par Moscou, le gouvernement allemand a refusé catégoriquement de vous admettre en Allemagne. J'ai reçu l'ordre définitif de vous conduire à Constantinople.

--Mais je ne m'y rendrai pas de mon gré et je le déclarerai à la frontière turque.

--Cela ne changera rien à la situation. Vous n'en serez pas moins expédié en Turquie.

--Vous vous êtes donc entendus avec la police turque pour me forcer à m'établir dans ce pays ?

Ici, un geste évasif qui signifie : nous ne sommes que des exécutants.

Après un arrêt de douze fois vingt-quatre heures, le wagon se remet en marche. Notre petit train s'agrandit car l'escorte augmente. Nous n'avons pas la possibilité de sortir du wagon, pendant tout le voyage, depuis Pichpek. Nous allons maintenant, à toute vapeur, vers le Midi. Nous ne nous arrêtons qu'aux petites stations pour prendre de l'eau et du combustible. Ces mesures d'extrême prudence avaient été prises parce qu'on se souvenait de la manifestation qui avait eu lieu à Moscou, en janvier 1928, lorsque je fus déporté. Les journaux, en cours de route, nous apportent des échos d'une nouvelle grande campagne contre les trotskystes. Entre les lignes, on peut voir qu'il y a lutte dans les hautes sphères à propos de mon expulsion. La fraction de Staline agit en toute hâte. Elle a pour cela assez de raisons. Elle doit surmonter des obstacles non seulement politiques mais matériels. Pour mon départ d'Odessa, on a désigné le vapeur Kalinine. Mais il est pris dans les glaces. Tous les efforts des brise-glace ont été vains. Moscou était attachée au fil télégraphique et demandait qu'on se hâtât. D'urgence, on mit sous pression un autre vapeur, l'Ilitch.

Notre train arriva à Odessa le 10, dans la nuit. Je contemplais par la fenêtre ces lieux que je connaissais bien: j'avais passé dans cette ville sept années de ma vie d'écolier. Notre wagon fut attaché directement à la locomotive. Il gelait très fort. Bien que ce fût en pleine nuit, l'embarcadère était cerné par des agents et des troupes du Guépéou. Là, je devais faire mes adieux à mon fils cadet et à ma bru qui partageaient notre détention depuis quinze jours. Nous regardions par la fenêtre du wagon le bateau qui nous était destiné et nous nous souvenions d'un autre vapeur qui, lui aussi, nous avait emportés dans une autre direction que celle que nous voulions. C'était en mars 1917, près d'Halifax, lorsque des matelots de la marine de guerre britannique m'avaient emporté de force du navire norvégien Christianiafjord. Notre réunion de famille était alors la même, mais nous étions plus jeunes de douze ans.

L'Ilitch, sans cargaison et sans autres passagers que nous, largua ses amarres vers une heure du matin. Sur un parcours d'une soixantaine de milles, la route nous fut ouverte par un brise-glace. La tempête qui sévissait ici ne nous atteignit que légèrement d'un dernier coup de son aile.

Le 12 février, nous entrâmes dans le Bosphore.

Un officier de la police turque monta à bord, à Biiouk-Déré pour voir les papiers des passagers ; à l'exception de ma famille et des agents du Guépéou, il n'y avait pas un seul voyageur sur le bateau. Je remis à cet officier, aux fins de transmission au président de la république de Turquie, Kemal Pacha, la déclaration suivante :

«Monsieur, aux portes de Constantinople, j'ai l'honneur de vous faire savoir que je suis arrivé à la frontière turque non par ma volonté et que je ne passe cette frontière que par un acte de violence qui m'est faite.

«Veuillez, Monsieur le Président, agréer l'assurance de mes sentiments distingués. --L. TROTSKY, 12 février 1929.»

Cette déclaration n'eut pas de suites. Le vapeur s'avança dans la rade. Après un voyage de vingt-deux jours, ayant couvert une distance de six mille kilomètres, nous nous trouvâmes à Constantinople.

Suite       Retour au sommaire        Retour à l'accueil