1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

Appendice par Alfred Rosmer
1 En France

 

Trotsky, Natalia et les amis qui les accompagnaient arrivèrent à Marseille le 24 Juillet 1933. La police, craignant que des manifestations n'aient lieu au point de débarquement ordinaire dans le grand port, avait arrangé un débarquement en vedette à Cassis. Un fonctionnaire de la sûreté les conduisit ensuite, par la route, à Saint-Palais, près Royan, lieu choisi pour la résidence en France, la région parisienne étant interdite.

" Édifiée tout au bord de l'océan, écrit Natalia Trotsky, la maisonnette portait bien son nom, " les Embruns ". Nous venions d'y arriver quand un incendie y éclata. Pendant que les pompiers le maîtrisaient, nous restâmes dans une auto, sur la route. Nous demeurâmes à Saint-Palais environ deux mois, notre présence n'étant connue que des autorités administratives et d'un petit nombre d'amis qui se hâtèrent de venir nous voir. La santé de Trotsky était mauvaise ; elle donnait, par moments, des inquiétudes ; nous décidâmes d'aller jusqu'aux Pyrénées, nous arrêtant à Bagnères-de-Bigorre où nous restâmes deux semaines. "

L'accession de Hitler au pouvoir est alors l'événement qui domine la situation internationale. Les gouvernements sont inquiets, d'autant plus que la politique américaine vient encore aggraver et compliquer la situation. Le New Deal de Roosevelt comporte la dévaluation du dollar, d'où suit une bataille des monnaies mettant aux prises partisans et adversaires de la stabilisation de l'étalon-or. Chez les socialistes, une nouvelle tendance se forme autour des partisans de l'économie dirigée, du plan, de la restauration de l'État ; le mot " dirigisme " fait son apparition. L'Autriche, réduite à une tête sans corps, cherche à s'unir à la Hongrie sous un Habsbourg. La Petite Entente, et surtout Benès, s'y opposent : " Plutôt l'Anschluss que les Habsbourg ! " s'écrie-t-il; rare exemple de myopie politique, car il aura l'Anschluss mais avec Hitler. Une conférence économique internationale, une conférence du désarmement délibèrent une fois de plus sans résultat.

Au milieu de ces graves événements, le parti communiste français persiste dans un révolutionnarisme verbal qui ignore la réalité. Sa presse affirme que le mécontentement et la colère des Allemands dupés ont déjà eu raison de la démagogie hitlérienne. Le " social- fascisme " reste le mot d'ordre, complété maintenant du " radical- fascisme ", tous les partis, sauf le communisme, sont en voie de fascisation ; socialistes de droite ou de gauche ouvrent également la voie au fascisme. Daladier est alors l'agent de l'impérialisme français. Ses excitations verbales ne font que souligner l'état d'impuissance où ce parti est tombé ; il ne compte plus, pour le moment, dans la vie politique ni dans le mouvement ouvrier français. N'ayant pas à le ménager, Daladier pouvait autoriser Trotsky à résider sur le sol français.

Le 23 juillet, une dépêche de Marseille à un journal parisien précise que " c'est comme un passager ordinaire que Trotsky arrivera demain à Marseille ; l'ancien arrêté d'expulsion a été rapporté ; il pourra donc débarquer et circuler librement sur le territoire français ". Mais aussitôt l'Humanité déclenche une campagne d'injures et de menaces dont son rédacteur en chef donne le ton : " De France, écrit-il, Trotsky peut, de ce foyer de la lutte antisoviétique, attaquer l’U.R.S.S, attaquer les partis communistes de France, d’Allemagne et d'Espagne. Point stratégique. Voilà pourquoi vient M. Trotsky. Et voilà pourquoi on l'accueille. Mais lui et le gouvernement se trompent s'ils pensent que ce travail abominable se poursuivra impunément, sous la garde de la police payée avec les fonds secrets votés par les députés socialistes. Malgré les précautions de la police et les faux communiqués, qui trompent sur ses déplacements, M. Trotsky doit, dans son repaire de nouveau garde blanc, entendre la colère des travailleurs révolutionnaires de France, solidaires de leurs frères libérés d'U. R. S. S. "

Comme toujours, les staliniens trouvent des auxiliaires, parfois bénévoles et innocents, le plus souvent stipendiés, qui ont mission d'embrouiller les choses par d'extravagantes informations. C'est ainsi qu'un de ces compères, confondant Royan et Royat, après avoir écrit que " Trotsky s'est réfugié en Auvergne ", ajoute qu'il a fait demander un entretien à Litvinov (alors en France) . " Une espérance ultime l’animait… Ce n'est pas encore pour Trotsky l’heure de la grâce. " Cependant, Il est des journalistes que tant de grossièreté, de bassesse, de misérables manoeuvres dégoûtent; l'un d’eux le dit : "On accueille Trotsky par des injures, des accusations telles que les plus objectifs et les plus neutres en sont écoeurés. Et ceux qui le traitent de la sorte sont les mêmes qui, naguère, l'encensaient. "

Cette campagne pourrait gâter le plaisir que Trotsky éprouve en se retrouvant en France. Il sait que les communistes français parlent pour Staline, et, par suite, ce qu’ils écrivent n'est pas négligeable : il convient donc de prendre des précautions. Mais il en était déjà, ainsi en Turquie et maintenant la vie en France apporte une compensation appréciable. Des amis raillaient parfois Trotsky pour sa " francophilie " ; c’était vrai que, hors de Russie, la France était devenue le pays de son choix, il en aimait la littérature la langue; dans sa jeunesse, l’étude du socialisme l'avait porté vert Marx, et la social-démocratie lui était apparue comme le modèle, le parti exemplaire. Mais à mesure qu'il l'avait mieux connue, son admiration pour ses chefs s'était sensiblement atténuée, et l'effondrement de 1914 était venu justifier ses doutes. Son séjour de deux années en France, années décisives de 1914-1916, lui avait permis de connaître le mouvement ouvrier du dedans ; il avait même participé directement à son activité ; il s'était lié avec des militants de tendances diverses; il restait, certes, foncièrement hostile à certaines théories, à certaines conceptions du mouvement; il lui arrivait de s'impatienter devant des hésitations, des prudences aussi étrangères à ses idées qu'à son tempérament, mais il trouvait au prolétariat français des traits originaux, une vitalité qu’il aimait, et jamais il ne perdit une occasion d’affirmer sa foi en son avenir, même quand les difficultés de l’édification du parti communiste français lui causaient de pénibles déceptions.

Il peut reprendre maintenant les problèmes qu’il a déjà étudiés à Prinkipo ; ceux qui sont au premier rang concernent l’Espagne et surtout l’Allemagne. Bien que la préparation de ses ouvrages et un courrier volumineux auraient pu suffire à l’accaparer, il trouvait possible de suivre de près ce que se passait dans le monde, dans le mouvement ouvrier et socialiste. Sa longue et exceptionnelle expérience - celle d'un socialiste qui, après avoir mené la lutte contre le tsarisme, avait exercé le pouvoir et dirigé victorieusement la guerre civile - lui donne des repères sûrs. L'ennui, c'est que Prinkipo est bien éloigné des grands centres d'information et que les nouvelles mettent longtemps pour y parvenir. Rédigeant un article sur un développement important du parti communiste allemand, il doit prévenir d'abord que "lorsque ces lignes seront connues du lecteur, elles auront peut-être vieilli dans certaines parties. Grâce aux efforts de l'appareil stalinien, et avec l'appui amical de tous les gouvernements bourgeois, travailliste et socialiste, l'auteur de ces lignes est placé dans des conditions telles qu'il ne peut commenter les événements politiques qu'avec un retard de quelques semaines ". Cependant, comme les articles qu'il écrit pour suivre l'actualité sont ensuite réunis en brochures, on peut constater qu'il n'est jamais besoin d'y rien changer d'essentiel ; on peut y relever des erreurs de détail, secondaires ; l'appréciation générale atteste une clairvoyance rarement en défaut. Dans la période 1929-1931 de montée menaçante de l'hitlérisme, il ne cesse de mettre en garde contre les conséquences de la funeste tactique "gauchiste " de la " troisième période ". En novembre 1929, quand la menace sur l'Autriche devient aiguë, il écrit :

" Le fascisme, si l'on ne joue pas sur les mots, n'est nullement un trait commun à tous les partis bourgeois mais constitue un parti bourgeois spécial, adapté à des conditions et à des tâches particulières, s'opposant aux autres partis bourgeois, et, de la façon la plus violente, à la social-démocratie précisément. Identifier la social-démocratie et le fascisme au moment où les ouvriers social-démocrates témoignent d'une haine mortelle pour celui-ci ... c'est aller à l'encontre des rapports politiques réels. La première chose à faire est de mettre au panier l'assimilation stupide, inconsistante de la social-démocratie au fascisme. "

En Allemagne, l'organisation d'un referendum est pour Trotsky l’occasion de souligner un autre aspect du stalinisme dans sa politique internationale.

" Le fait est là, écrit-il le 25 août 1931 ; dans une campagne déterminée, le bureaucratisme stalinien entraîna les ouvriers révolutionnaires dans un front unique avec les hitlériens contre la social-démocratie. Dans la fanfare communiste du 1er août, en pleine agitation pour le " referendum rouge ", on publie, à côté du portrait de Scheringer, un de ses messages apostoliques, voici ce qu'on y lit textuellement . " Quiconque s'oppose aujourd'hui à la révolution populaire, à la guerre révolutionnaire libératrice, trahit la cause des morts de la guerre mondiale qui ont donné leur vie pour une Allemagne libre ". Ainsi, la bureaucratie stalinienne tend de plus en plus à agir contre le fascisme en utilisant les armes de ce dernier ; elle lui emprunte les couleurs de sa palette politique et s'efforce de la dépasser en surenchère patriotique. Il est difficile d'imaginer une capitulation de principe plus honteuse que celle des staliniens qui ont remplacé le mot d'ordre de la révolution prolétarienne par celui de la " révolution populaire ".

Cette tactique néfaste crée de nouvelles tâches, d'une importance particulière, à l'opposition communiste de gauche, dont les forces, Trotsky le reconnaît, ne sont pas grandes, mais " tout courant s'accroît avec l'accroissement de ses tâches. Le comprendre clairement, c'est remplir une des plus importantes conditions de la victoire ". Par exemple, à propos du contrôle ouvrier sur la production, des conseils d'usine qui sont l'objet de fréquentes discussions dans les organisations ouvrières et à propos duquel on l'interroge, il explique que " le contrôle ouvrier signifie une sorte de dualité de pouvoir à l’usine , et devant lui s’ouvrent deux voies : celle de la collaboration de classe si ce contrôle s'exerce par un organisme permanent où se rencontrent dirigeants syndicaux et patronaux. Mais plus on se rapproche de la production, le contrôle exercé par les comités d'usine ne se conçoit plus que comme base essentielle de la lutte de classe. Le centre local ou régional des conseils d'usine d'une ville ou d'une région pourrait ainsi jouer pleinement, pour un temps, le rôle du soviet ".

A la même époque, la chute de la royauté en Espagne créa une situation révolutionnaire. L'attitude du stalinisme n'est pas moins alarmante ici qu'en Allemagne. Après avoir affirmé que la chute de la dictature de Primo de Rivera était un événement de peu d'importance, la presse stalinienne accueillit des dépêches affirmant que " le prolétariat est presque tout entier derrière le parti communiste " et que " les paysans créent déjà des soviets "; la Pravda imprime que " l'Espagne est en flammes ". En des articles, et surtout par des lettres fréquentes, Trotsky examine les problèmes à mesure qu’ils surgissent, insistant d'autant plus sur la nécessité de leur donner une réponse juste que ce qui se passe l'inquiète :

" J’ai grand peur, écrit-il, que l'histoire ne doive accuser les révolutionnaires espagnols de n'avoir pas su saisir une excellente situation révolutionnaire ". La situation lui paraît si grave qu'il décide de s'adresser au comité central du parti communiste russe, pour demander que soit mise au premier plan des préoccupations une proposition urgente tendant à hâter le rassemblement, en une unité active, de toutes les forces révolutionnaires en Espagne. " Sinon, la défaite sera inévitable et elle amènera un régime de type fasciste. " [Ecrit le 24 avril 1931]

 

***

 

En France, après un brillant début, le ministère Daladier se trouva devant une situation générale de plus en plus difficile. L'Allemagne hitlérienne exerçait une pression grandissante sur ses voisines, et sur la France en particulier. Sa consolidation va contraindre Staline à un nouveau " tournant". Car si ses serviteurs français s'attardent dans la politique du coup de barre à gauche, il prépare déjà un retournement qui poussera progressivement la Russie soviétique dans le camp des " démocraties impérialistes". S'il se livre, lui aussi, à l'occasion, à des fanfaronnades devant Hitler, il ne peut pas ignorer que derrière Hitler il y a la puissante industrie allemande et une force militaire qui en font un voisin redoutable. C'est alors qu'il imagine la tactique du " front populaire antifasciste ". Litvinov a été mis aux Affaires étrangères, il négocie des pactes de non-agression avec les Pays baltes, avec la Pologne, avec les Balkaniques ; il est prêt à en signer avec tous les Pays - sauf l'Allemagne. Il s'approche prudemment de la France où la crainte de l'Allemagne lui fera trouver des auxiliaires dans tous les milieux politiques. Après avoir hésité assez longtemps, Laval entreprendra le voyage de Moscou, et le 15 mai 1935, en conclusion de longs entretiens avec Staline, un communiqué sera publié où on lit avec quelque étonnement, que " M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité ". C’est ce que l'Humanité doit imprimer ; la formule est de Staline lui-même, affirme Laval. Au " classe contre classe " succède la division entre fascistes et antifascistes.

La tactique nouvelle sert admirablement la politique de Staline. Elle se déploie sous le couvert de l’antifasciste; elle facilite un encerclement de l'Allemagne hitlérienne, engage les nations démocratiques dans une voie qui risque de les mener à une nouvelle guerre avec l'Allemagne ; à l'intérieur de chaque pays, elle permet une infiltration communiste dans les administrations civiles et même militaires. Les partis communistes deviennent ainsi des auxiliaires précieux pour le temps de paix, plus tard pour la guerre si le conflit éclate; ils seront des informateurs bien placés et, en toutes circonstances, des alliés. La naïveté des démocrates d'Occident stupéfie Trotsky . comment peuvent-ils se laisser prendre à un jeu pour eux plein de périls ? Pourtant, quand il écrit que si la tension internationale présente aboutit à une guerre généralisée , Staline lâchera ses partenaires pour traiter avec Hitler, on pense généralement qu’il exagère, que sa " haine " de Staline l'égare : pareille duplicité semble inconcevable, au point que même des trotskystes que cette fois l'ordinaire clairvoyance de Trotsky ne soit en défaut.

Quand paraît le communiqué désormais célèbre, l'Humanité est engagée dans une campagne de chaque jour contre tous les projets militaires du gouvernement ; elle appelle à l'action contre le service militaire de deux ans que le ministre exige. Du jour au lendemain les communistes se transforment en patriotes, en démocrates ; le rassemblement antifasciste leur permet de sortir de l'isolement où leurs forces fondaient sans arrêt. " Déjà, écrit Trotsky, quand les stratèges staliniens avaient le délire des barricades, conquéraient chaque jour la rue et traitaient de social-fascistes tous ceux qui partageaient pas leurs extravagances, nous prédisions que, l'instant où ces gens se seront brûlé les doigts, ils deviendront pires opportunistes. La prédiction s'est maintenant complètement confirmée. "

Manoeuvrant le front populaire, les staliniens multiplient vantardises et fanfaronnades. A l’occasion du referendum qui doit décider du sort de la Sarre, ils clament que " la Sarre ne sera pas livrée à Hitler ", " Unité d'action, barrage inébranlable ". Résultats : pour le rattachement à l'Allemagne : 477.119. Pour le statu quo : 46.513 Trotsky se fâche devant ces bavardages stupides : " Le front populaire ne permettra pas. " " Les fascistes n'oseront pas. " Ce sont des phrases. Il faut dire carrément aux ouvriers, socialistes et communistes : " Ne permettez pas aux journalistes et aux orateurs superficiels et irresponsables de vous leurrer avec des mots ; il s'agit de têtes et de l'avenir du socialisme. " Ce qu'il faut faire pour barrer la route aux ligues qui rêvent de Mussolini et de Hitler, c'est une organisation sérieuse, des milices ouvrières capables de briser toute velléité d'agression, car " s'il n'y a pas d'organisation de défense, c'est-à-dire des milices ouvrières, les journaux et les organisations de la classe ouvrière seront à la merci d'une attaque des réactionnaires fascisants ".

 

***

 

Après plusieurs mois de séjour à Royan, Trotsky fut autorisé à se rapprocher du centre, la Seine et la Seine-et-Oise restant interdites. Barbizon parut commode. On s'installa dans une maison relativement isolée, en bordure de la forêt. Ce que Trotsky apprécie surtout, c'est que cela lui donne la possibilité de sonder toutes les tendances qui s'agitent dans cette période d'extrême confusion. Pour ne pas provoquer un mouvement insolite autour de l'habitation, il se rend assez fréquemment à Paris, chez des amis où les rencontres ont été préparées. En dehors des Français, des visiteurs vienne de Belgique, de Hollande, d'Angleterre, d'Amérique, aussi d'authentiques antifascistes italiens et allemands. Trotsky écoute, s'informe et conseille. Un malaise général règne dans tous les partis ouvriers. Chez les socialistes, ceux qu'on appelle les néo-socialistes, prônant l'économie dirigée, l'organisation de la vie économique selon un plan, rejettent Marx et l'internationalisme prolétarien, demandent un gouvernement fort. Ils sont actifs et attaquent sans relâche la direction du parti, elle-même divisée. Une gauche s'approche par moments des positions trotskystes. C'est, pour Trotsky, une période de grande activité. Ces rencontres nombreuses, les contacts qu'il lui est possible d'établir, lui permettent pour la première fois depuis l'exil de se sentir au coeur du mouvement, bien que sa situation spéciale le contraigne à une grande réserve. Il continue d'écrire sur l’Espagne et l’Allemagne reprenant et développant les idées qu’il a déjà formulées dans ses écrits de Prinkipo dont le déroulement des événements a confirmé la justesse.

Un incident va tout compromettre et même remettre en cause l'autorisation de séjour. Le jeune communiste chargé du courrier - que par précaution on reçoit et expédie de Paris - est victime d'un accident de motocyclette. Les gendarmes interrogent. Le secret est révélé. La nouvelle se répand dans les salles de rédaction : Trotsky est à Barbizon. Les journalistes accourent; par leur comportement en cette circonstance, ils tombent au niveau des plus détestables pratiques de la yellow press d'Amérique. Ils s'installent et campent, font le siège de la maison, guettant le départ de l'homme traqué et cerné. Cependant Trotsky déjouera leur surveillance et réussira à s'échapper sans être aperçu de ces policiers amateurs... Ce sera dès lors une vie errante à travers la France, car dès qu'une retraite est découverte il faut partir. Le gouvernement, harcelé par les staliniens et par les réactionnaires hurlant de concert, s'impatiente; mais comme aucun pays ne veut de l'indésirable, il ne peut manifester son mécontentement qu'en accentuant la surveillance policière.

Le travail est désormais plus difficile. Trotsky concentre son attention sur la situation générale de la France. Elle a considérablement changé depuis son arrivée ; alors les radicaux étaient au pouvoir et le ministère Daladier remportait des succès parlementaires. Mais, dans le pays, des organisations nouvellement créées, 1'. une d'elles clandestine, entretenaient une certaine agitation. Un scandale financier où des parlementaires étaient compromis fut, à Paris, l'occasion de démonstrations tapageuses que la police favorisait. Le 6 février 1934, les conseillers municipaux de Paris - la majorité réactionnaire - avaient joué à l'insurrection, mobilisant leurs troupes contre le Palais Bourbon. Il y avait eu des morts; Daladier avait démissionné en hâte. Contrairement aux règles parlementaires, les successeurs allèrent chercher dans sa retraite un ancien président de la République pour qu'il prît la tête du nouveau gouvernement. Qu’est-ce que cela signifiait ? C'est à cette question que Trotsky veut répondre. Selon lui, ce nouveau régime est une variété du bonapartisme. Les travailleurs avaient répondu au 6 février des réactionnaires fascisants par une puissante grève générale quelques jours après, le 12 :

" Les " fascistes " ayant été remis quelque peu en place, écrit-il, les radicaux respirèrent plus librement. Le Temps qui, dans une série d'articles, avait déjà trouvé le moyen d'offrir sa main et son coeur à la a jeune génération ", découvrit de nouveau les avantages du régime libéral, conforme d'après lui au génie français. Ainsi s'est établi un régime instable, transitoire, bâtard, conforme non pas au génie de la France mais au déclin de la Troisième République. Dans ce régime, ce sont les traits bonapartistes qui apparaissent avec le plus de netteté : indépendance à l'égard des partis et des programmes, liquidation du pouvoir législatif au moyen des pleins pouvoirs, le gouvernement se situant au-dessus des fractions en lutte, c'est-à-dire en fait au-dessus de la nation, pour jouer le rôle d'" arbitre ". Les ministères Doumergue, Flandin, Laval : tous les trois, avec l'immanquable participation des radicaux humiliés et compromis, ont représenté de petites variantes sur un seul et même thème. "

Enfin, après des mois de pérégrination, la Norvège, où un gouvernement travailliste venait d’accéder au pouvoir, consentit à accueillir l'exilé. Trotsky prit congé de la France par une Lettre ouverte aux travailleurs français que publièrent plusieurs journaux. J'en donne ici quelques passages :

 

LETTRE OUVERTE DE LÉON TROTSKY AUX OUVRIERS FRANCAIS.

10 juin 1935

" Chers Camarades,

" Je quitte aujourd'hui la France, et cette circonstance me donne enfin la possibilité de m'expliquer ouvertement devant vous, aussi longtemps que je restais sur le sol français, j'étais condamné au silence.

" Il y a deux ans, le gouvernement de " gauche " Daladier, dans sa lune de miel, me permit de me fixer en France avec les mêmes droite, paraît-il, que les autres étrangers. En fait, il me fut interdit de vivre à Paris, et je me suis immédiatement trouvé sous la surveillance rigoureuse de la police. Peu de temps après le 6 février 1934, le ministre de l'intérieur, Albert Sarraut, après une campagne enragée de la presse, signa un décret m'expulsant de France. Mais il ne se trouva pas de gouvernement qui consentît à m'accepter; c'est uniquement pourquoi le décret d'expulsion n'avait pu jusqu'à maintenant être appliqué... Dans ma dernière année de vie en France, je fus plus coupé du monde extérieur que lorsque je vivais dans l'île de Prinkipo sous l'oeil de la police de Kemal pacha. Ainsi l'autorisation du gouvernement radical était devenue, à sa manière, un piège... Si je me permets de retenir votre attention sur une question aussi mince que les conditions de ma vie en France, c'est seulement parce que cet épisode est lié d'une façon très étroite à la politique de l'Internationale communiste. "

Il y a deux ans, l'Humanité répétait chaque jour: " Le fasciste Daladier a fait appeler le social-fasciste Trotsky en France pour organiser avec son aide l'intervention militaire contre l'U. R. S. S. " Il s'est trouvé des gens assez nombreux, honnêtes mais naïfs et ignorants, pour le croire. On ne peut accuser des gens trompés - il faut les éclairer - mais on peut et on doit accuser les coquins éclairés qui répandent sciemment le mensonge et la calomnie pour tromper les travailleurs... Aujourd'hui, ces messieurs ont constitué, comme on sait, avec le " fasciste " Daladier, un " front populaire " antifasciste. D'une intervention de l'impérialisme français en U. R. S. S., les staliniens, qui se donnent le nom de communistes, ont définitivement cessé de parler. Au contraire, ils voient maintenant dans l'alliance du capital français avec la bureaucratie soviétique une garantie de paix... A présent, messieurs les calomniateurs commencent à dire que la politique de Trotsky et des bolcheviks léninistes rend service non à Herriot et à Daladier, mais à Hitler, c'est-à-dire non pas à l'impérialisme français mais à l'impérialisme allemand.

" ... Le stalinisme est maintenant la plaie purulente du mouvement ouvrier de tous les pays. Il faut la brûler au fer rouge ; il faut de nouveau rassembler le prolétariat sous le drapeau de Marx et de Lénine. Je pars avec un profond amour pour le peuple français et une foi indéracinable dans l'avenir du prolétariat français; tôt ou tard le peuple travailleur me rendra l'hospitalité qu'aujourd'hui la bourgeoisie me refuse. "

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