1934-38

Ce texte est constitué d'articles écrits entre 1934 et 1938 sur la situation politique en France. Ces articles ont étés publiés en Français dans "Le mouvement communiste en France".


 
 

Où va la France ?

Léon Trotsky

L'étape décisive

5 juin 1936

Le rythme des événements en France s'est brusquement accéléré. Auparavant, il fallait apprécier le caractère pré-révolutionnaire de la situation sur la base de l'analyse théorique et de divers symptômes politiques. Maintenant, les faits parlent d'eux-mêmes. On peut dire sans exagération qu'il n'y a dans toute la France que deux partis dont les chefs ne voient, ne comprennent ou ne veulent pas voir toute la profondeur de la crise révolutionnaire: les partis "socialiste" et "communiste", auxquels on peut ajouter, assurément les chefs syndicaux "indépendants". Les masses ouvrières sont en train de créer, par leur action directe, une situation révolutionnaire. La bourgeoisie craint mortellement le développement des événements. Elle prend dans les coulisses, sous le nez du nouveau gouvernement, toutes les mesures nécessaires pour résister et se sauver, tromper de nouveau, écraser la classe ouvrière et préparer une sanglante revanche. Seuls les chefs "socialistes" et "communistes" continuent à bavarder sur le Front populaire comme si la lutte des classes n'avait pas déjà renversé leur méprisable château de cartes.

Blum déclare : "Le pays a donné un mandat au Front populaire, et nous ne pouvons sortir des cadres de ce mandat." Blum, en réalité, trompe son propre parti et tente de tromper le prolétariat. Les staliniens qui se nomment toujours "communistes", l'aident dans cette tâche. En fait, socialistes et communistes utilisent tous les trucs, toutes les ficelles et les nœuds coulants de la mécanique électorale pour venir à bout des masses laborieuses dans l'intérêt de l'alliance avec le radicalisme bourgeois. L'essence politique de la crise s'exprime dans le fait que le peuple a la nausée des radicaux et de leur III° République. C'est ce fait que les fascistes tentent d'utiliser. Qu'ont fait socialistes et communistes ?

Ils se sont portés garants des radicaux devant le peuple, ils les ont présentés comme injustement calomniés, ils ont fait croire aux ouvriers et aux paysans que leur salut était dans un ministère Daladier. C'est à ce diapason que fut orchestrée toute leur campagne électorale. Comment les masses ont-elles répondu? Elles ont donné aux communistes une énorme augmentation de voix et de mandats parce qu'ils figurent à l'extrême gauche. Les masses ne comprennent pas en effet tous les tournants des mercenaires de la diplomatie soviétique, car elles ne peuvent les vérifier dans leur propre expérience. Elles n'apprennent que dans l'action. Elles n'ont pas le temps d'acquérir des connaissances théoriques. Quand un million et demi d'électeurs donnent leurs voix aux communistes, la majorité dit à ces derniers : "Nous voulons que vous fassiez en France ce que les bolcheviks ont fait chez eux en octobre 1917." Telle est la volonté réelle de la partie la plus active de la population, de celle qui est capable de lutter et d'assurer l'avenir de la France. Telle est la première leçon des élections.

Les socialistes ont sensiblement maintenu le nombre de leurs voix, malgré la scission de l'important groupe néo. Dans cette question aussi, les masses ont donné à leurs "chefs" une grande leçon. Les néos voulaient à tout prix le Cartel, c'est-à-dire la collaboration avec la bourgeoisie républicaine au nom du salut et de l'épanouissement de la "République". C'est précisément sur cette ligne qu'ils se sont séparés des socialistes et se sont présentés contre eux aux élections. Or les électeurs leur ont tourné le dos, les néos se sont effondrés. Il y a deux ans, nous avions prédit que le développement politique futur tuerait d'abord les petits groupes qui gravitaient autour des radicaux. Dans le conflit entre les socialistes et les néos, les masses ont jugé et elles ont rejeté le groupe qui proposait le plus systématiquement et le plus résolument l'alliance avec la bourgeoisie. Telle est la seconde leçon des élections. Le parti socialiste n'est un parti ouvrier ni par sa politique, ni par sa composition sociale. C'est le parti des nouvelles classes moyennes, fonctionnaires, employés, etc., partiellement celui de la petite bourgeoisie et de l'aristocratie ouvrière. Une analyse sérieuse des statistiques électorales démontrerait sans aucun doute que les socialistes ont cédé aux communistes une fraction importante des voix des ouvriers et des paysans pauvres et qu'ils ont en échange reçu des radicaux celles de groupes importants des classes moyennes. Cela signifie que la petite bourgeoisie se déplace des radicaux vers la gauche- vers les socialistes et les communistes-tandis que des groupes de la grande et moyenne bourgeoisie se séparent des radicaux pour aller plus à droite. Le regroupement est en train de s'opérer selon les axes des classes, et non suivant la ligne artificielle du "Front populaire". La rapidité de la polarisation des rapports politiques souligne, le caractère révolutionnaire de la crise. Telle est la troisième leçon, la leçon fondamentale.

L'électeur a par conséquent manifesté sa volonté-autant qu'il a eu la possibilité de la manifester dans la camisole de force du parlementarisme-non pas pour la politique du Front populaire, mais contre elle. Au second tour, certes, en retirant leurs candidatures en faveur de bourgeois radicaux, socialistes et communistes ont plus profondément encore altéré la volonté politique des travailleurs de France. Malgré cela, les radicaux sortent des élections les côtes rompues, ayant perdu un bon tiers de leurs sièges. Le Temps dit : "C'est parce qu'ils sont entrés dans un bloc avec les révolutionnaires." Daladier réplique: "Sans le Front populaire, nous aurions perdu plus." Daladier a incontestablement raison. Si socialistes et communistes avaient mené une politique de classe, c'est-à-dire s'ils avaient lutté pour l'alliance des ouvriers et des éléments semi-prolétariens de la ville et du village contre la bourgeoisie dans son ensemble, y compris son aile radicale pourrie, ils auraient eu infiniment plus de voix, et les radicaux ne seraient revenus à la Chambre qu'en nombre insignifiant.

Tous les faits politiques démontrent que, ni dans les rapports sociaux en France, ni dans l'état d'esprit des masses, il n'y a d'appui pour le Front populaire. Cette politique est imposée par en haut: par la bourgeoisie radicale, par les maquignons et les affairistes socialistes, par les diplomates soviétiques et leurs laquais "communistes". De toutes leurs forces réunies, ils font tout ce que l'on peut faire, à l'aide du plus malhonnête des systèmes électoraux, pour tromper et pour abuser politiquement les masses populaires, pour altérer leur volonté réelle. Même dans ces conditions, les masses ont su montrer qu'elles veulent, non une coalition avec les radicaux, mais rassemblement des travailleurs contre toute la bourgeoisie.

Si des candidatures ouvrières révolutionnaires avaient été présentées au second tour dans toutes les circonscriptions où socialistes et communistes se sont désistés pour des radicaux, elles auraient recueilli un grand nombre de voix. Malheureusement, il ne s'est pas trouvé d'organisation capable d'une telle initiative. Cela montre que les groupes révolutionnaires centraux demeurent en dehors de la dynamique des événements et préfèrent s'abstenir et s'esquiver là où il faudrait agir. C'est triste ! Mais l'orientation générale des masses est malgré tout parfaitement claire.

Socialistes et communistes avaient travaillé de toutes leurs forces à préparer un gouvernement Herriot ; à la rigueur, un gouvernement Blum. N'est-ce pas un vote direct contre la politique du Front populaire ?

Peut-être faut-il encore des preuves supplémentaires ? La manifestation à la mémoire des Communards a, semble-t-il, dépassé cette année toutes les manifestations populaires qu'avait jamais vues Paris auparavant. Les radicaux n'avaient et ne pouvaient avoir le moindre rapport avec cette manifestation. Les masses laborieuses de Paris, avec un sûr instinct politique, ont montré qu'elles sont prêtes à être deux fois plus nombreuses 1à où elles ne sont pas obligées de subir la fraternisation qui leur répugne entre leurs chefs et les exploiteurs bourgeois. La puissance de la manifestation du 24 mai est le désaveu le plus convaincant et le plus indiscutable du Paris ouvrier à la politique du Front populaire.

Mais, dira-t-on, sans le Front populaire, la Chambre dans laquelle socialistes et communistes n'ont malgré tout pas la majorité, ne serait pas gouvernable, et les radicaux-catastrophe !-seraient rejetés "dans les bras de la réaction". Raisonnement bien digne des philistins poltrons qui se trouvent à la tête des partis socialiste et communiste. Le fait que la Chambre ne soit pas gouvernable est précisément la conséquence inévitable du caractère révolutionnaire de la crise. On a réussi à le dissimuler par toute une série de fourberies politiques, mais demain le révélera avec éclat. Afin de ne pas pousser les radicaux, réactionnaires jusqu'à la moelle de leurs os, il faut s'unir avec eux pour défendre le capital : c'est en cela et en cela seulement que réside la mission du Front populaire. Mais les ouvriers sauront l'empêcher.

La Chambre n'est pas gouvernable parce que la crise actuelle n'ouvre aucune issue parlementaire. Là aussi, les masses travailleuses françaises, avec le sûr instinct révolutionnaire qui les caractérise, ont, sans se tromper, saisi ce trait important de la situation. A Toulon et à Brest, elles ont, tiré les premiers signaux d'alarme. Les protestations des soldats contre le "rabiot"-la prolongation du service militaire- représentaient la forme d'action directe des masses la plus dangereuse pour l'ordre bourgeois. Dans les journées enfin où le congrès socialiste acceptait à l'unanimité-y compris le phraseur Marceau Pivert-le mandat du Front populaire, et le remettait à Léon Blum, dans les Journées où Blum se regardait de tous cotés dans la glace, faisait des gestes prégouvernementaux, poussait des exclamations prégouvernementales et les commentait dans des articles où il s'agissait toujours de Blum et jamais du prolétariat, précisément dans ces journées, une vague magnifique, véritablement printanière, de grèves a déferlé sur la France. Ne trouvant pas de direction, marchant de l'avant sans direction, les ouvriers, avec hardiesse et assurance, ont occupé les usines après avoir arrêté le travail.

Le nouveau gendarme du capital, Salengro [1] , a déclaré, avant même d'avoir pris le pouvoir, absolument comme l'aurait fait Herriot, ou Laval, Tardieu ou La Rocque, qu'il défendrait "l'ordre contre l'anarchie". Cet individu appelle ordre l'anarchie capitaliste et anarchie la lutte pour l'ordre socialiste. L'occupation, bien qu'encore pacifique, des fabriques et des usines par les ouvriers a, en tant que symptôme, une énorme importance. Les travailleurs disent : "Nous voulons être les maîtres dans les établissements où nous n'avons jusqu'à maintenant été que des esclaves."

Lui-même mortellement effrayé, Léon Blum veut faire peur aux ouvriers et leur dit : "Je ne suis pas Kerensky; et, en France, après Kerensky, ce n'est pas Lénine qui viendrait, mais quelqu'un d'autre." On peut supposer, bien sûr, que le Kerensky de Russie avait compris la politique de Lénine ou qu'il avait prévu sa venue au pouvoir. En fait, exactement comme Blum, Kerensky essayait de faire croire aux ouvriers qu'au cas où il serait renversé, ce ne serait pas le bolchevisme qui viendrait au pouvoir, mais "quelqu'un d'autre". Et précisément, là où Blum cherche à se distinguer de Kerensky, il l'imite servilement. Il est impossible, pourtant, de ne pas reconnaître que dans la mesure où l'affaire dépend de Blum, c'est au fascisme qu'il fraye en réalité la voie, non au prolétariat.

Plus criminelle et plus infâme que tout est, dans cette situation, la conduite des communistes : ils ont promis de soutenir à fond le gouvernement Blum sans y entrer. "Nous sommes de trop terribles révolutionnaires, disent Cachin et Thorez ; nos collègues radicaux pourraient en mourir d'effroi, il vaut mieux que nous nous tenions à l'écart." Le ministérialisme dans les coulisses est dix fois pire que le ministérialisme ouvert et déclaré. En fait, les communistes veulent conserver leur indépendance extérieure pour pouvoir d'autant mieux assujettir les masses ouvrières au Front populaire, c'est-à-dire à la discipline du capital . Mais, là aussi, la lutte des classes fait obstacle. La simple et honnête grève de masse détruit impitoyablement la mystique et la mystification du front populaire. Le coup qu'il a reçu est mortel, il est dès maintenant condamné.

Il n'existe aucune issue sur la voie parlementaire. Blum ne peut inventer la poudre car il la craint trop. Les machinations à venir du Front populaire ne peuvent que prolonger l'agonie du parlementarisme et donner à La Rocque un délai pour se préparer à un nouveau coup, plus sérieux... si les révolutionnaires ne le devancent pas.

Après le 6 février 1934, quelques camarades impatients pensaient que le dénouement allait venir "demain", et que pour cette raison il fallait immédiatement faire quelque miracle. Une telle "politique" ne pouvait rien donner, sinon des aventures et des zigzags qui ont extraordinairement entravé le développement du parti révolutionnaire. On ne peut pas rattraper le temps perdu. Mais il ne faut plus désormais perdre de temps, car il en reste peu. Même aujourd'hui, nous ne fixerons pas de délai. Mais, après la grande vague de grèves, les événements ne peuvent se développer que vers la révolution ou vers le fascisme. L'organisation qui ne trouvera pas appui dans le mouvement gréviste actuel, qui ne saura pas se lier étroitement aux ouvriers en lutte, est indigne du nom d'organisation révolutionnaire. Ses membres feraient mieux de se chercher une place dans les hospices ou dans les loges maçonniques-avec la protection de M. Pivert !

En France, il existe d'assez nombreux messieurs des deux sexes, ex-communistes, ex-socialistes, ex-syndicalistes, qui vivent en groupes et en cliques, échangent entre quatre murs leurs impressions sur les événements et pensent que le moment n'est pas venu de leur participation éclairée "Il est encore trop tôt." Quand viendra La Rocque, ils diront: "Il est maintenant trop tard." Des raisonneurs stériles de ce genre sont nombreux en particulier dans l'aile gauche du syndicat des instituteurs [2] . Ce serait le plus grand crime de perdre pour ce public ne fût-ce qu'une minute. Que les morts enterrent les morts !

Le sort de la France ne se décide maintenant ni au Parlement, ni dans les salles de rédaction des journaux conciliateurs, réformistes et staliniens, ni dans les cercles de sceptiques, de geignards et de phraseurs. Le sort de la France se décide dans les usines qui ont su, par l'action, montrer la voie, l'issue de l'anarchie capitaliste vers l'ordre socialiste. La place des révolutionnaires est dans les usines !

Le dernier congrès de l'Internationale communiste, dans sa cuisine éclectique, a juxtaposé la coalition avec les radicaux et la création de comités d'action de masse, c'est-à-dire de soviets embryonnaires. Dimitrov et ses inspirateurs s'imaginent qu'on peut combiner collaboration et lutte des classes, bloc avec la bourgeoisie et lutte pour le pouvoir du prolétariat, amitié avec Daladier et construction des soviets. Les staliniens français ont baptisé les comités d'action "comités de Front populaire", s'imaginant qu'ils conciliaient ainsi la lutte révolutionnaire avec la défense de la démocratie bourgeoise. Les grèves actuelles sont en train de mettre en pièces cette pitoyable illusion. Les radicaux ont peur des comités. Les socialistes ont peur de la peur des radicaux. Les communistes ont peur de la peur des uns et des autres. Le mot d'ordre des comités ne peut être abordé que par une véritable organisation révolutionnaire, absolument dévouée aux masses, à leur cause, à leur lutte. Les ouvriers français viennent de montrer de nouveau qu'ils sont dignes de leur réputation historique. Il faut leur faire confiance. Les soviets sont toujours nés des grèves. La grève de masse est l'élément naturel de la révolution prolétarienne. Les comités d'action ne peuvent actuellement rien faire d'autre que les comités de grévistes qui occupent les entreprises. D'atelier en atelier, d'usine en usine, de quartier en quartier, de ville en ville, les comités d'action doivent établir entre eux une liaison étroite, se réunir en conférences par villes, par branches de production, par arrondissements, afin de couronner le tout par un congrès de tous les comités d'action de France [3]. C'est cela qui sera le nouvel ordre, celui qui doit remplacer l'anarchie actuelle.


Notes

[1] Roger Salengro, député-maire de Lille, était ministre de l'Intérieur désigné.

[2] La Fédération unitaire de l'enseignement était devenue minorité révolutionnaire du SNI dans la CGT.

[3] Le 8 juin, à l'usine Hotchkiss de Levallois, se tint une assemblée, convoquée par le comité de grève de l'usine, à laquelle participèrent les délégués de trente-trois usines des environs. L'assemblée vota une résolution demandant l'élection sur les mêmes bases d'un comité central de grève. Danos et Gibelin voient à juste titre dans cette initiative une "tentative de type soviétique". Au même moment, dans Que faire ? organe de l'opposition dans le PC, Pierre Lenoir (Kagan) écrivait : "Les comités de grève et les délégués d'usine, ce sont les germes des organisations soviétiques".

 


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