1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

QUESTION N° 10

RÉPONSES

MARKOV. – Les ouvriers possèdent encore beaucoup d'icônes; il est rare qu'ils en achètent de nouvelles, mais ils ne sont pas spécialement disposés à se défaire des anciennes.

KOULKOV. – Les préjugés religieux et nationaux sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants. De la religion, on n'a conservé que des traditions : on doit baptiser les enfants pour ne pas être la risée des voisins. C'est la même chose en ce qui concerne le mariage et l'enterrement. A Pâques, on prépare en général un Kouliteh et un gâteau de Pâques, parce que c'est bon. Parfois, on passe la soirée à attendre le moment d'aller à l'église. Le pouvoir soviétique n'est pas hostile à cela : on approvisionne les magasins, on donne des avances, on met de l'ordre dans les ateliers – en un mot, tout se fait selon la tradition. Il serait cependant utile d'apporter quelques modifications dans ce domaine.

LYSSENKO. – Les préjugés nationaux chez les employés des chemins de fer sont encore très vivaces. Ils disent par exemple qu'à part les Russes, personne ne sait travailler, et que dans les usines dans les organismes économiques, dans les trusts, dans les trains de grandes lignes, on ne voit que des "non-Russes", etc.

MARININE. – Un certain nationalisme persiste encore, principalement l'antisémitisme, et notre district s'est autrefois particulièrement distingué dans ce domaine. Les membres du parti eux non plus n'en sont pas exempts.

DOROFEEV. – Certains ouvriers rétrogrades, et même certains ouvriers moyens nourrissent une haine secrète, envers les Juifs; les Juifs, disent-ils, occupent des postes de responsabilité, ils peuvent tout faire. On entend même dire qu'à l'usine un Juif se débrouille toujours pour ne pas travailler physiquement, mais pour être secrétaire de la cellule du parti, délégué, etc.

ANTONOV. – Il existe encore un certain antisémitisme, mais il est moins virulent qu'autrefois. Les ouvriers rétrogrades critiquent souvent dans leur ensemble toutes les autres nationalités, sans en distinguer les classes.

ZAKHAROV. – Les préjugés religieux disparaissent d'année en année. Il y a maintenant très peu d'ouvriers vraiment croyants; on croit le plus souvent de façon machinale : "Puisque nos pères avaient la foi, nous devons aussi l'avoir." La propagande antireligieuse a joué un très grand rôle, et dans peu de temps, les ouvriers auront oublié la religion. Les préjugés nationaux existent encore. L'antisémitisme est encore vivace.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Un jour, des croyants ont pensé qu'ils pouvaient éclairer leurs dieux à l'électricité : ils ont allumé des lampes devant les icônes. Mais on s'est moqué d'eux dans le journal, et cette "mécanisation" de la religion en est restée là.
Par ailleurs, les ouvriers ne se sont jamais distingués par un sentiment religieux particulier. De nos jours, ils ne vont pas à l'église, lisent "Le journal de l'athée", mais demandent au pope de baptiser leur enfant ("on ne sait jamais"); ils ne vont pas se confesser, mais quand quelqu'un meure, ils envoient chercher le pope.
Les préjugés nationaux sont plus profonds et plus tenaces. Il s'agit surtout de l'antisémitisme, encore très vivace, même dans le milieu communiste; par ailleurs, il s'agit d'un sentiment "abstrait" pour ainsi dire, car on entretient des relations quotidiennes normales et humaines avec les ouvriers, les employés, les dirigeants du parti Juifs. En tout cas, on remarque une nette diminution du nationalisme, et la révolution, qui a obligé les gens à se déplacer et à entrer en contact avec d'autres nations, a joué là un rôle extrêmement bénéfique. Nous sommes cependant loin d'avoir atteint une situation parfaite, et il faudra encore attendre longtemps pour que les préjugés disparaissent complètement.

KAZAKOV. – Les préjugés religieux s'affaiblissent de jour en jour. Les préjugés nationaux sont plus lents à disparaître.

KOBOZEV. – Soixante-dix pour cent des ouvriers et des paysans pratiquants ne se fondent pas sur des données purement religieuses, mais ils pratiquent "comme ça", pour le bon ordre, par inertie, pour qu'on ne les critique pas.

IVANOV. – Chez les ouvriers, les préjugés religieux disparaissent en général plus facilement que les préjugés nationaux.

KOROBITSYNE. -- En ce qui concerne la religion, on peut dire que le Russe n'a jamais été un homme religieux, qu'il s'agissait chez lui d'une sorte d'habitude. On disait qu'il "fallait prier". Et bien que l'on considérât le prêtre comme un intermédiaire entre les hommes et Dieu, on lui donnait toutes sortes de surnoms. Cela montre que le Russe n'est pas religieux. De nos jours, quand des sans-parti se rendent à l'église, ils y vont seulement parce qu'ils ne savent pas quoi faire d'autre. Si le Russe autrefois n'était pas religieux, il l'est encore moins à présent. Mais nous ne lui avons rien donné, nous avons mis en pièces les préjugés religieux, mais nous n’avons rien offert en échange. Le Russe nie Dieu, mais en même temps, il va à l'église. Pourquoi ? Parce que nous avons anéanti ce qui existait autrefois et que nous n'avons rien construit sur ces débris. C'est à nous, communistes, de créer du neuf., Nous n'en avons pas la possibilité actuellement, cela demande des dizaines d'années au cours desquelles des formes nouvelles devront apparaître. Mais nous n'avons pas réussi. à faire quoi que ce soit, et la masse tâtonne, élaborant elle-même ces formes nouvelles.

LAGOUTINE. – Jusqu'en 1914, j'étais terriblement croyante. J'allais à l'église, je priais, j'aimais les popes, je pleurais devant chaque icône, et je pensais que personne ne pouvait être plus sainte que moi. En 1914, la guerre éclata. Je dus un jour aller à la gare accompagner des soldats. Je me trouvais là, en train de pleurer, quand un homme s'est approché de moi et m'a demandé – "Pourquoi pleures-tu?" "Comment ne pas pleurer, j'ai un fils, et on l'emmène." Je l'entendis alors qui disait: "Bien sûr qu'on l'emmène, c'est le tsar qui l'ordonne, alors on l'emmène." "Mais, lui dis-je, Dieu nous viendra en aide. Nous allons prier." Et lui: "Crois-tu que Dieu soit seulement avec nous ? Il est aussi avec les Allemands, avec tout le monde. Tu pleures ton fils, et lui il va tuer un autre fils, qui a aussi une mère." "Et bien quoi, lui ai-je dit, c'est le tsar qui l'ordonne; et moi, je vais prier pour que mon fils reste en vie." Et voilà, j'ai prié, j'ai allumé des cierges, et deux semaines plus tard, mon fils s'est fait tuer. Et quand on m'a envoyé une lettre dans laquelle on m'annonçait sa mort, j'ai maudit saint Nicolas, et depuis ce moment-là, j'ai renié Dieu. Je donne souvent cet exemple aux ouvrières. "Vous avez prié, leur dis-je, moi aussi j'ai prié, et Dieu ne nous a rien donné." Et maintenant, de nombreuses ouvrières ont conscience que ce n'est pas Dieu qui leur donnera quoi que ce soit, mais que ce sont elles-mêmes qui doivent se servir.

KOLTSOV. – Je voudrais citer un exemple. Un menuisier a eu un jour l'idée de nous faire un gâteau de Pâques. La Paskha [10], c'est quelque chose de délicieux et nous en mangeons tous. Sur la vraie Paskha, on dessine toute sorte de signes religieux, et lui, il a dessiné d'un côté une étoile rouge, et de l'autre, il a écrit "U.R.S.S.". Ce genre de Paskha a fait fureur à l'usine, si bien qu'on lui a demandé, d'en préparer d'autres. Il est allé voir le directeur de l'usine, et lui a demandé, S'il pouvait en faire. Celui-ci le lui a interdit. Mais il en a tout de même fait une cinquantaine.

KAZAKOV. – Les préjugés religieux étaient sans conteste très importants jusqu'en 1917. Mais au cours de ces cinq dernières années il s'est produit une énorme transformation, et je suis sûr que ces préjugés auront disparu d'ici vingt ans. Si nous prenons soin de la jeune génération, si nous lui offrons des activités dans nos clubs et dans nos organisations culturelles et si nous la formons comme nous l'entendons, elle sera plus cultivée, et dans ce cas, les préjugés religieux disparaîtront rapidement.

Extrait d'une note d'un camarade (anonyme). – Dans une usine, un responsable des jeunes prit un jour la parole contre la religion. On lui reprocha d'avoir chez lui des icônes. De retour chez lui, le responsable, mécontent, brisa toutes les icônes. Sa femme, furieuse, se jeta sur les portraits de Marx et de Lénine, et les déchira, Pour faire la trêve, il fut décidé que la femme renoncerait aux icônes et le mari aux portraits de Lénine et de Marx.

Extrait d'une note d'Osnas. – Lorsqu'un ouvrier meurt dans notre usine d'électricité, il est d'usage qu'on fasse une collecte qui rapporte généralement de fortes sommes. Il y a quelques jours, un monteur est mort. On a organisé une collecte, mais lorsqu'on a appris que la mère du défunt désirait "un enterrement religieux", les gens ont commencé à donner moins, sinon rien du tout, parce que, disaient-ils, "il n'y a aucune raison de faire des cadeaux aux popes".

LIDAK. – L'ouvrier porte peut-être une croix, mais il n'est pas croyant. Et quand nous avons demandé: "La religion, en quoi cela consiste ?" tous les ouvriers nous ont répondu : "Quand tu viens chercher du travail, on ne te demande pas si tu es croyant, mais si tu sais manier la hache ou la scie." C'est pourquoi je pense qu'actuellement, il faut que nous nous intéressions non pas aux cadres de la base, qui partagent nos idées, mais aux femmes, appelées à éduquer la jeune génération, parce qu'elles ne sont pas encore libérées, et que nous ne pouvons pas élever les enfants dans des établissements publics. Il faut inculquer aux femmes des concepts nouveaux, d'où naîtra une nouvelle façon d'envisager la construction communiste. C'est l'expérience que je réitère chaque jour à l'usine.

GORDEEV. – La mère d'un directeur est tombée malade, et à ce moment là on apportait une icône de la Sainte Vierge. Cette icône a séjourné dans tous les foyers, même chez les communistes. La suite de l'histoire est intéressante – la mère du directeur se trouvant à l'article de la mort, elle désira avoir cette icône. Le directeur accepta, mais après la prière, il noua sur l'icône un ruban rouge. Le lendemain, sa mère mourut, il fallut l'enterrer. Lorsque je lui demandai comment on l'avait enterrée, il me répondit qu'il avait organisé un service civil, tandis que ses soeurs avaient organisé un service religieux. Il avait convié des communistes, invité la section spéciale [1] ; la cérémonie terminée, on chanta "l'Internationale". Au cimetière, le pope dit l'office des morts, jeta une poignée de terre sur le cercueil, puis la section spéciale prit la parole. Tout cela pour une mère, une femme de soixante ans. Cette usine est un peu à part et à cause du grand nombre d'entreprises plus importantes dont nous devons nous occuper, nous l'avons négligée. A présent, tout le monde est mécontent.

MARININE. – Quand on évoque la question nationale dans l'abstrait les ouvriers sont tous internationalistes; mais quand, dans une entreprise, il y a un ou deux Lettons, Estoniens ou Juifs par exemple, c'est un autre problème. Or, il s'est trouvé que le bureau de notre cellule était composé de presque toutes les nationalités. Si bien que les ouvriers disaient : "Lui, il est de telle nationalité, et lui de telle autre." Pour ce qui est de l'antisémitisme, le quartier de Rogojsko-Simonovski se distinguait déjà autrefois, et il faut dire que, comme nous n'avons organisé aucune conférence ni aucun débat sur ce thème, l'antisémitisme existe encore à présent, même parmi les membres du parti. Il est vrai que les membres du parti, on peut les rappeler à l'ordre, mais tout de même, il faudrait considérer le problème plus souvent, et par là même lui donner un caractère un peu plus culturel, car il arrive que la masse ait encore des désirs de pogroms. Il s'agit bien sûr d'un petit nombre de gens, mais ces gens existent.

ANTONOV. – L'ouvrier russe a depuis toujours l'habitude de considérer que si, dans un pays voisin, les gens ne parlent pas russe, ce sont des Allemands [2] , quelle que soit leur nationalité. Aujourd'hui, les ouvriers sont plus clairvoyants dans ce domaine. Ils distinguent les nationalités suivant les classes. L'ouvrier était autrefois extrêmement mal disposé vis-à-vis des Juifs, mais ici aussi, on remarque un certain progrès. Il ne met plus tout le monde dans le même panier. Il faut, bien sûr, encore l'éclairer sur ce problème, mais il a fait de grands progrès.


Notes

[1] En russe C.O.N. – "cast' osobogo naznaun’ja".

[2] En russe, l'allemand s'appelle "nemec" c'est-à-dire : "celui qui ne parle pas la même langue". (Note du traducteur).


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Précédent Sommaire Suivant