1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

QUESTION N° 12

RÉPONSES

LYSSENKO. – La masse participe peu à la fabrication des banderoles. Il serait très judicieux de créer un fonds pour le Palais du Travail, où l'on verrait des panneaux avec les noms des ouvriers qui ont fait des dons. Il y aurait une grande émulation.

ZAKHAROV. – En ce qui concerne les fêtes officielles, nous avons dépassé la mesure. C'est la mode, et tout le monde juge nécessaire de célébrer des jubilés, bien qu'il n'y ait aucune raison à cela. Par exemple, on fête la sixième année de la naissance du komsomol, la première année d'existence de la banque d'état. Il faut savoir se mesurer et faire moins de tapage. Quant aux drapeaux, il semble qu'à présent on ait cessé d'en fabriquer à tout propos.

KOLTSOV. – En ce qui concerne la fabrication des banderoles, les ouvriers ne sont pas lésés matériellement, car dans la plupart des cas, les matériaux sont fournis par les usines, par les commissions culturelles, ou par les comités d'usine; mais des sommes assez importantes y sont consacrées.

KARTCHEVSKI. – Je voudrais m'arrêter seulement sur un point, un petit détail de notre mode de vie, et vous faire part de quelques réflexions. Cette idée, que je vous exposerai tout à l'heure, m'est venue quand on a lu dans notre cellule un exposé sur le travail de notre club – le club des employés de l'U.M.S.C. [1] . Le rapporteur en faisait l'éloge. Il faisait remarquer que c'était un club exemplaire. Je soulignais alors la fausseté d'un tel point de vue, en alléguant pour raison le fait que ne venait au club qu'une jeunesse oisive, principalement des jeunes filles, qu'on ne pouvait pas nier l'utilité du travail du club, mais que dans l'ensemble, il n'offrait rien aux ouvriers ni aux travailleurs plus occupés. Au contraire, le club était l'objet d'une certaine irritation de la part des ouvriers et des employés. Le club se trouve près de l'entreprise. Les employés de bureau, qui travaillent six heures en tout, ont tout loisir de s'y rendre, de déjeuner pour un prix modique, de lire gratuitement, de travailler dans les ateliers ou de jouer. Mais l'employé des transports, les travailleurs des usines, les employés des magasins et des entrepôts qui travaillent huit heures par jour et passent neuf à dix heures dans l'entreprise, ne sont pas en mesure de profiter du club. Je connais beaucoup d'ouvriers qui ne peuvent pas vivre sans aller passer un moment au club pour lire, pour discuter politique. Que doivent-ils faire ? Prenons par exemple un ouvrier qui habite au bout de la Presnia et dont le lieu de travail se trouve à Sokolniki [2]. Il part à 8-9 heures du matin, et rentre à 8-9 heures du soir. Sa femme et ses enfants restent à la maison. Que faire ? Il dîne en vitesse et file au club, à Sokolniki. Et le club ferme à 10 heures. Voilà ce qui se passe pour la majorité des ouvriers et des travailleurs soviétiques (sauf dans le cas où les maisons-communes sont situées près de l'entreprise).
Son départ après le travail entraîne une foule de conflits familiaux qui empoisonnent les heures de loisir. Dans le meilleur des cas, sa femme raisonne de la façon suivante : "Je comprends, tu travailles pour ta famille, tu as le droit d'utiliser tes loisirs comme tu l'entends; mais moi non plus, je ne dois pas mener une vie de damnée. Toute la journée, je m'occupe de la cuisine, du repas, du linge, des enfants. Il y a des travaux qui sont au-dessus de mes forces (fendre le bois, etc.). Je veux aussi me reposer, me distraire, pouvoir lire." Elle a tout à fait raison. Et dans la majorité des cas, cela se termine par des scènes de ménage, par un divorce, ou alors le couple s'enfonce dans une vie purement végétative, et perd tout désir de se cultiver. J'ai surtout voulu montrer que le club n'apportait aucun changement dans notre maudit mode de vie domestique, et j'ai émis l'idée qu'il fallait envisager de créer des clubs de quartier, afin que l'ouvrier et l'employé aient un club à proximité de leur domicile, un club où ils pourraient se reposer, lire, se distraire, un club qui se trouverait à quelques minutes de marche de chez eux, où il pourraient amener également leur femme et leurs enfants. En somme, il faut rapprocher le club de l'ouvrier.

ZITRONBLATT. – Vous avez écrit que l'ancienne famille était détruite. Dans ce domaine, on remarque parmi les jeunes le phénomène suivant. Les liens spirituels avec la famille ont été coupés. Parents et enfants vivent chacun leur vie sans se comprendre, et je dirais même, sans essayer de se comprendre. Les parents ont parfois tendance à retenir leurs enfants auprès d'eux, à être à nouveau leurs directeurs spirituels, mais ces tentatives échouent. Cela nous paraît étrange quand on lit qu'autrefois les parents "mettaient" leurs enfants à l'école, au service militaire ou même à l'université. Maintenant ce n'est plus la même chose. Les enfants s'occupent eux-mêmes de tout cela. D'ailleurs, les parents se sont tellement habitués à cette indépendance qu'ils sont eux-mêmes étonnés quand leur fils ou leur fille leur demande de les faire entrer dans une école supérieure ou ailleurs. La révolution nous a habitués à l'indépendance, quelquefois même à une trop grande indépendance (comme par exemple la vente des cigarettes aux mineurs, etc.). Cette indépendance, – plus précisément l'indépendance vis-à-vis des parents -, est encore plus grande dans le domaine idéologique. Le père ne sait absolument pas qui est son fils. Par exemple, il ne peut pas être sûr que son fils soit honnête, puisqu'il ne le sait même pas. L'univers du père et celui du fils sont étrangers l'un à l'autre et n'ont pratiquement aucun point commun (une exception bien sûr quand le père est au parti et son fils au komsomol). L'enfant se délivre très tôt de la tutelle parentale, et sa personnalité s'élabore sous l'influence d'autres facteurs. Les parents n'ont plus le contrôle spirituel de leurs enfants, et actuellement, on voit naître une génération nouvelle, avec des idées nouvelles, une génération plus audacieuse, plus cultivée, plus libre, délivrée de tous préjugés et de tout esprit de routine. Pour ne pas parler dans le vide, je citerai un exemple et j'expliquerai pourquoi je me suis tant intéressé à la famille. L'été dernier, un de mes amis a perdu sa mère qu'il n'avait jamais quittée et qui était son unique objet d'affection. A mon grand étonnement (et aussi à son grand étonnement), il en fut très peu touché. Nous avons cherché à savoir pourquoi et nous avons découvert que sa mère et lui étaient étrangers l'un à l'autre, car ils ne se comprenaient pas, et que dans l'ensemble, comme je l'ai déjà dit, ils n'avaient pratiquement aucun point commun. Cela m'a intéressé; j'ai alors observé et interrogé mes camarades (moi-même, je n'ai plus de famille), et je suis arrivé aux conclusions que je viens de vous exposer.


Notes

[1] U.M.S.C : Union Moscovite des Sociétés de Consommations, en russe : M.S.P.O,  "Moskovskij Sojuz Potrebitel'skikh Obggestv". (Note du traducteur).

[2]Presnia: grande rue au sud de Moscou; Sokolniki: quartier nord de Moscou. (Note du traducteur).


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