1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

QUESTION N° 8

RÉPONSES

LYSSENKO. – Oui, les ouvriers hautement qualifiés ont le sens de l'exactitude, de la précision, de l'économie, etc. C'est là-dessus qu'il nous faut fonder notre agitation. Bien sûr, on dit encore des grossièretés – mais c'est pour plaisanter. On parle beaucoup de propreté, de la façon dont nous nous comportons, et de la façon dont se comporte le prolétariat en Occident.

ANTONOV. – Les ouvriers cherchent-ils à être plus polis, moins négligés, plus ponctuels au sens large ? Pas le moins du monde, à l'exception de quelques cas isolés. J'ai appris à travailler sous la direction d'un Anglais, M. Coygod, j'ai vu travailler des fondeurs français, italiens, allemands, finlandais et lettons. De toutes ces nations, ce sont les Anglais que je préfère personnellement. C'est un peuple qui possède une maîtrise de soi inouïe : les Anglais sont pleins de sang-froid, soigneux, impartiaux; ils connaissent la valeur des choses. Nous les ouvriers russes, si nous possédions ne serait-ce que 10 % du sens de l'exactitude et de l'économie des Anglais, nous pourrions renverser le monde en un instant. Etre, exacts et soigneux, voilà ce qu’il nous faut. Dans ce domaine, les habitudes seront longues à transformer.

FINOVSKI. – Dès l'instant où notre économie s'est améliorée, la propreté et l'ordre sont apparus, dans des proportions minimes certes, dans les usines et les fabriques.

KOUIKOV. – Un immense désir culturel se fait sentir, avant tout chez les ouvriers qualifiés, sans oublier les manoeuvres.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Il existe un extraordinaire besoin de culture.

ZAKHAROV. – Quand j'habitais un quartier ouvrier et que je militais à la cellule du quartier, je me promenais parfois avec des camarades, et chantais en m'accompagnant de mon accordéon. Ou bien, lorsqu'un groupe d'ouvriers jouait au "pouilleux", je me joignais à eux; mais maintenant, je me verrais critiquer par les communistes, et par les ouvriers eux-mêmes. Il m'arrive souvent de penser . : "Que se passerait-il si je me mettais à jouer au pouilleux" Et je ne me promène plus avec mon accordéon.
Il faut certes que nous révisions notre éthique, sans vouloir cependant tout réorganiser. Voici ce qui m'est encore arrivé : un jour, je suis entré dans un troquet et me suis assis près de la fenêtre. Et que croyez-vous ? J’étais comme sur des charbons ardents, en pensant : "Et si on me voyait par la fenêtre ?" Et pourtant, je ne faisais rien de mal...

DOROFEEV. – J'aimerais dire une chose à propos de la culture, de la propreté, de la politesse, etc. Moi, pauvre imbécile, je me vantais autrefois de mon ignorance, et tout Moscou la connait. Quand je suis allé à l'étranger et que j'ai comparé l'ouvrier allemand à l'ouvrier russe, j'ai remarqué une énorme différence dans tous les domaines, bien que les ouvriers allemands soient actuellement extrêmement pauvres et qu'ils reçoivent de la monnaie de papier et non de l'or. Malgré cela, les ouvriers allemands restent polis, à l'extérieur, aussi bien que chez eux. Les ouvriers russes désirent-ils être polis, cultivés ? Oui, c'est évident. Tout le monde désire s'exprimer mieux, bien que parfois on en vienne à truffer les phrases de mots étrangers, inutiles et incompréhensibles. Chacun désire être plus cultivé. Et j'ajouterais que l'ouvrier moyen est quelquefois plus propre et plus décent que certains de nos militants. J'ai parlé avec des paysans. Ils disent souvent "Quel est donc ce régime, où voulez-vous donc nous mener, vous qui ne savez même pas vous coiffer ni vous habiller convenablement ?" Voilà les reproches qu'on nous fait. Les ouvriers et les paysans, il est vrai, commencent à s'habiller mieux, etc.

KOULKOV. – Un travailleur au dix-neuvième échelon peut bien sûr être soigné, et n'a pas besoin de construire des châteaux en Espagne; mais nous savons aussi que si un ouvrier est au sixième ou au septième échelon, qu'il n'a que trois chemises et une quatrième pour les jours de fête, il arrive tout de même à être plus ou moins propre : après le travail, il se lave les mains, le cou, il se change, et on ne peut même pas deviner que, c'est un ouvrier. Cet hiver, le taux de fréquentation du club a été très élevé. C'est peut-être en partie parce qu'il y fait chaud, qu'on y est bien et que tout y est en ordre. Les cours d'alphabétisation sont suivis presque à 100 %. Les ouvriers manifestent un grand désir de développer leurs connaissances théoriques. A présent, les conférences sont suivies avec intérêt. Bien que nous n'ayons qu'un médecin pour conférencier, la salle est remplie à chaque fois. Autrefois les ouvriers n'avaient pas besoin de draps, ni de taies d'oreiller propres pour dormir. A présent, presque tout le monde a ce qu'il faut; les ouvriers sont habitués à la propreté et on peut les voir souvent ouvrir la fenêtre, passer la serpillière, etc. ils observent aussi les règles d'hygiène. Cette année, quand il a fallu vacciner contre la variole, la campagne s'est déroulée de façon satisfaisante.

MARININE. – Dans ce domaine aussi, les ouvriers font quelques progrès. Le crédit que leur octroie la coopérative leur donne la possibilité de s'habiller, surtout à ceux qui sont aux échelons inférieurs (du septième au neuvième); tout le monde a de quoi se vêtir, porte des manteaux de demi-saison, etc. Cela aussi fait partie de la culture. La lutte contre l'alcoolisme se développe peu à peu. Parfois, dans certaines entreprises, si un ouvrier se présente au travail en état d'ivresse, on le renvoie; ce sont les komsomols qui appliquent le plus souvent ces mesures expéditives. On cherche avant tout à mener campagne contre la fabrication d'eau-de-vie maison. On ne laisse pas ces ouvriers revenir au travail tant qu'ils n'ont pas dit où ils s'étaient procuré l'alcool. Les ouvriers s'intéressent au problème et nous viennent en aide. Il y a même eu des cas où l'on a boycotté des sans-parti. Dans notre usine, il y avait un ouvrier qui buvait; on l'a mis en quarantaine tant et si bien qu'il a donné sa parole d'honneur devant toute la cellule de ne plus, boire du tout au bout d'un an.
Selon moi, un mal persiste encore, contre lequel il faut lutter; mais ici aussi, il faudrait peut-être commencer par les communistes. Je veux parler de la grossièreté. Les sans-parti considèrent que les communistes sont très haut placés et qu'ils doivent être des gens cultivés. Il n'y a pas longtemps, par exemple, un vieillard s'est adressé à un futur membre du parti pour recevoir une pension en nature, et lui a demandé de l'inscrire. L'autre lui a répondu, mais comme le vieillard était obstiné, il s'est mis à l'injurier. Le vieillard s'est plaint en disant qu'il devait être poli, si bien qu'on lui a demandé de s'excuser. Il s'est excusé, mais d'abord sur un ton rageur. On lui a dit alors . "Cela ne va pas, excuse-toi comme il faut." On l'a en quelque sorte obligé à s'humilier. Et cela l'a tellement marqué qu'il ne recommencera pas une deuxième fois.

ANTONOV. – Que l'on soit communiste ou simple ouvrier, on doit être soigné. Il faut s'habiller proprement, avec goût, mais non de façon criarde. Voilà le problème. Il présente deux aspects : d'une part, il ne faut pas être négligé, mais il ne faut pas non plus porter des vêtements criards. Les gens sont extrêmement sensibles à cela. En fin de compte, on en revient toujours à la même chose : "C'est l'habit qui fait le général..."

GORDEEV. – Je suis entré en atelier en 1905, à l'âge de quatorze ans, et la première chose qu'il m'a fallu faire a été d'acheter un quart de litre de vodka pour fêter mon arrivée. Ce jour-là, j'ai entendu les pires grossièretés, sans parler du fait que dans ma famille le père et la mère s'envoyaient les mêmes mots à la tête. Voilà comment on commençait à travailler. C'était évidemment un mauvais début. Quand on se tenait tranquille, on s'entendait dire : tu es une femmelette. Et alors, par crânerie, on se mettait à dire des grossièretés, et à s'habituer précisément à ce que le camarade Trotsky dénonce dans un de ses articles. Voilà dans quelles conditions on travaillait autrefois. Durant les premières années de la révolution (1917, 1918, 1919), on considérait que les commandants les plus valables de l'Armée Rouge étaient ceux qui, premièrement, étaient courageux, et deuxièmement, disaient les pires grossièretés. Je ne peux les nommer, car il faudrait en citer la majorité. Quand parfois des camarades se réunissaient, ils s'efforçaient uniquement à parler le mieux possible. Notre unique refuge, nous le trouvions dans les sections, dans les brigades, auprès de nos instructeurs politiques. Quant aux commissaires de régiment, inutile d'en parler, ils imitaient les commandants. Depuis ces derniers temps, on remarque un changement dans ce domaine, aussi bien parmi la jeunesse ouvrière que parmi les ouvriers en général.
Inutile également de parler de la propreté ni du niveau culturel des premières années de la révolution. Ce furent des années noires. Le peu que les ouvriers possédaient encore, principalement ceux de la région de Moscou, ils le transportèrent dans les provinces de Samarsk ou de Saratov; et là-bas, on ne pouvait pas parler de propreté. L’amélioration de la situation économique entraîne des changements évidents. Bien que nous n'ayons pas encore une grande pratique du milieu ouvrier nous remarquons néanmoins une nette amélioration dans leur habillement, dans leurs activités culturelles.

GORDON. – Parlons de la politesse et de la culture. La réquisition des appartements a été un phénomène important. Dès que les ouvriers se sont installés dans des maisons-communes avec une douche et le gaz, ils ont essayé d'en prendre soin.
Je voudrais m'arrêter sur un problème qui nous préoccupe depuis ces derniers temps. Il s'agit de la jeunesse et même de ses éléments les plus avancés, les komsomols; écoutez leur jargon, ils parlent une espèce de charabia; on les entend dire : "Quel baratineur, quelle baratineuse !", et après quoi, ils agitent la main droite ou la gauche, selon leurs habitudes. C'est la même chose pour l'habillement. Bien sûr, ils sont pauvres et affamés; mais le komsomol s'habille d'une façon particulière. Si on en rencontre un dans la rue, on le reconnaît immédiatement. Il suffit de s'approcher de lui et de lui dire. "Camarade, ne seriez-vous pas komsomol, et n’auriez-vous pas une cigarette ?"

KOLTSOV. – Je me souviens qu'il y a encore une dizaine d'années environ, quand une fille de la campagne ou un paysan entrait pour vendre des pommes de terre, ils ôtaient immédiatement leur chapeau et cherchaient une icône pour se signer. Maintenant, cela ne se fait plus. C'est ça la prophylaxie. Personne n'a rien expliqué à personne, mais on est venu soi-même au résultat. Nous sommes devenus plus cultivés. De nos jours, on ne va pas se promener en jouant de l'accordéon, on est gêné. La jeune génération, les komsomols, ne déambulent plus au son de l'accordéon; ils ont d'autres activités, plus culturelles, comme le football ou d'autres jeux. Les choses n'ont qu'un temps. Le camarade Dorofeev a rappelé les bagarres qu'on organisait sur les bords de la Moscova. On se battait jusqu'au sang; cela n'existe plus à présent. On a compris que c'était mal. Peut-être que ces jeux se pratiquent encore quelque part, mais à Moscou, ils ont disparu depuis longtemps.


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