1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


II : « révolutionnaire professionnel »

En 1883, la capitale du pétrole du Caucase, Bakou, fut reliée à Batoum, port sur la mer Noire, par une ligne de chemin de fer. Sosso avait quatre ans. Le Caucase avait désormais, en même temps que son axe montagneux, son axe ferroviaire. L'industrie du manganèse suivit l'essor de celle du pétrole. En 1896, au moment où Sosso commençait à rêver de mériter le nom de Koba, la première grève éclata aux ateliers du chemin de fer de Tiflis.

Pour le développement de son industrie, ainsi que pour celui des idées, le Caucase était à la remorque de la Russie centrale. Vers 1895, le marxisme devint la tendance dominante parmi les intellectuels avancés, à Pétersbourg tout d'abord. Koba s'étiolait encore dans l'atmosphère renfermée du séminaire, que le mouvement social-démocrate avait déjà pris une large extension. Une tumultueuse vague de grèves déferlait sur le pays. On arrêtait, on déportait les premières centaines, puis les premiers milliers d'intellectuels et d'ouvriers. Un nouveau chapitre s'ouvrait dans le mouvement révolutionnaire.

En 1901, au moment où Koba devint membre du comité de Tiflis, le Caucase comptait environ 40 000 ouvriers répartis dans 9 000 entreprises, les ateliers d’artisans n'entrant pas en ligne de compte. Chiffre insignifiant à considérer l'étendue et la richesse de la contrée, baignée par deux mers; mais la propagande social-démocrate avait déjà des points d'appui. Les puits de pétrole de Bakou, les premières mines de manganèse de Tchitaourian, l'activité vivifiante du chemin de fer donnèrent une impulsion, non seulement au mouvement gréviste des ouvriers, mais encore à la pensée théorique des intellectuels géorgiens. Le Kvali [Le Sillon], journal libéral, constatait bientôt, avec plus d'étonnement que d'hostilité, l'apparition sur l'arène politique de représentants d'une formation nouvelle : « On observe depuis 1893, dans les publications géorgiennes, des manifestations isolées de jeunes, dont l'orientation surprend et qui ont un programme original; ce sont les partisans du matérialisme économique. » Pour les distinguer des nobles progressistes et des libéraux bourgeois dont l'influence avait prévalu auparavant, les marxistes furent appelés le « Messamé-Dassi » [Tiers Etat]. A leur tête se trouvait Noé Jordania, futur dirigeant des mencheviks du Caucase et futur chef d'Etat de l’éphémère Géorgie démocratique.

L'intelliguentsia petite bourgeoise de Russie cherchant à s'arracher au joug d'un régime policier et arriéré cherchant à s'évader de la fourmilière qu'était la vieille société, devait, vu l'état extrêmement primitif du pays, brûler les étapes. Le protestantisme et la démocratie, sous l'égide desquels s’étaient accomplies les révolutions du XVII° et du XVIII° siècle en Occident, étaient devenus depuis longtemps des doctrines conservatrices. La bohème à demi indigente du Caucase ne pouvait nullement se laisser leurrer par les abstractions bourgeoises. Son hostilité pour les dirigeants et les privilégiés prenait tout naturellement une coloration sociale. L'intelliguentsia avait besoin, pour les luttes qui l'attendaient, d'une doctrine neuve, que rien n'avait encore compromise. Elle la trouva dans le socialisme occidental, sous sa forme scientifique, la plus haute, le marxisme. Il ne s'agissait plus de l'égalité devant Dieu ou devant la loi, mais de l'égalité économique. En réalité, les lointaines perspectives socialistes devaient prémunir l'intelliguentsia, dans sa lutte contre le tsar, contre le scepticisme prématuré dont la menaçait l'expérience de la démocratie occidentale. Ces conditions déterminaient le caractère du marxisme russe - et caucasien à plus forte raison - de l'époque, très borné et très primitif, car il s'adaptait aux besoins politiques de l'intelliguentsia provinciale et arriérée. Sans grande réalité dans le domaine de la théorie, ce marxisme rendait pourtant à l'intelliguentsia un service tout à fait réel, en la stimulant dans la lutte contre le tsarisme.

La pointe de la critique marxiste était, entre 1890 et 1900, dirigée avant tout contre le mouvement populiste en dégénérescence, qui, avait une crainte superstitieuse du développement capitaliste, espérant pour la Russie une évolution historique « particulière », privilégiée. La défense de la mission progressive du capitalisme devenait donc le thème principal du marxisme de l'intelliguentsia et elle repoussait souvent au second plan le problème de la lutte de classe du prolétariat. Noé Jordania prêchait avec zèle dans la presse légale l'unité des intérêts de la « nation » : il entendait par là la nécessité d'une alliance du prolétariat et de la bourgeoisie contre l'autocratie. L'idée de cette alliance deviendra par la suite la pierre angulaire de la politique des menchéviks et les mènera, en fin de compte, à leur perte. Les historiens soviétiques officiels continuent, aujourd'hui encore, à attaquer sur tous les tons la conception de Jordania, depuis longtemps réfutée par le déroulement de la lutte, sans s'apercevoir que trente ans plus tard Staline fit une politique qui était celle des mencheviks, non seulement en Chine, mais encore en en Espagne et même en France, c'est-à-dire dans des pays où elle a infiniment moins de justification qu'elle n'en avait en Géorgie semi­-féodale sous la domination du tsar.

Cependant, même en ces années-là, les idées de Jordania ne furent jamais unanimement acceptées. En 1895 adhéra au Messamé-Dassi Sacha Tsouloukidzé, qui allait devenir un des propagandistes les plus en vue de son aile gauche. Il mourut de tuberculose à 29 ans, en 1905, laissant des écrits qui témoignent d'une remarquable préparation marxiste et d'un réel don littéraire. En 1897, Lado Ketskhovéli adhéra à son tour au Messamé-Dassi, c'était un ancien élève de l'école religieuse de Gori et du séminaire de Tiflis, tout comme Koba, mais plus âgé de quelques années que ce dernier, dont il dirigea les premiers pas dans la voie de la révolution. Au temps où les auteurs de Mémoires jouissaient encore d'une certaine liberté - en 1923 - lénoukidzé se souvenait que « Staline exprima maintes fois son étonnement devant les capacités de notre défunt camarade Ketskhovéli, qui savait en ce temps-là poser correctement les questions dans l'esprit du marxisme révolutionnaire ». Ce témoignage et surtout le mot « étonnement » réfutent les versions postérieures selon lesquelles la direction du mouvement appartenait déjà en ces temps loin­tains à Koba, Tsouloukidzé et Ketskhovéli n'étant que ses « assistants ». Ajoutons que les articles du jeune Tsoujoukidzé sont, tant par la forme que par le fond, bien supérieurs à tout ce que Koba devait écrire deux ou trois ans plus tard.

Après avoir pris place dans la gauche du Messamé-Dassi, Ketskhovéli y amena un an plus tard le jeune Djougachvili. Ce n'était pas à vrai dire une organisation révolutionnaire mais plutôt un cercle groupé autour du journal légal Kvali, passé en 1896 des mains des libéraux à celles des jeunes marxistes dirigés par Jordania. « Nous visitions souvent, en secret, la rédaction du Kvali », écrit Irémachvili « Koba nous accompagna plusieurs fois, mais il se moqua bientôt des rédacteurs ». Si embryonnaires qu'elles fussent alors parmi les marxistes, les divergences de vues n’en avaient pas moins un caractère tout à fait réel. Les modérés ne croyaient pas vrai­ment à la révolution, moins encore à sa proximité, ils comptaient sur un « progrès » lent et souhaitaient l'alliance avec la bourgeoisie libérale. La gauche, au contraire, fondait sincèrement ses espoirs sur la montée révolutionnaire des masses et se prononçait donc pour une politique plus indépendante. Au fond, l'aile gauche consistait en démocrates révolution­naires voués à adopter à l'égard des « marxistes » semi-libéraux une attitude bien naturelle d'opposi­tion. Son tempérament et le milieu dont il venait devaient porter Sosso à sympathiser avec la gauche. Il entra dans le mouvement révolutionnaire comme un démocrate plébéien du genre provincial, armé d'une très primitive doctrine « marxiste » et tel il est resté, au fond, malgré la courbe fantastique de sa destinée personnelle.

Les désaccords entre ces deux groupes encore imprécis portèrent momentanément sur les questions de propagande et d'agitation. Les uns voulaient une propagande culturelle faite avec prudence dans de petits cercles, les autres voulaient prendre la direction des grèves et répandre des tracts d'agitation. Quand les partisans du travail dans les masses l’emportèrent, l'objet des désaccords fut désormais le texte des tracts. Les plus prudents entendaient borner l’agitation à la défense de revendications exclusivement économiques, de peur d'« effrayer les masses »; ils reçurent de leurs adversaires le surnom méprisant d'« économistes ». L'aile gauche, au contraire, croyait nécessaire de passer à une agitation révolutionnaire contre le tsarisme. C'était à l'étranger, dans l’émigration, le point de vue de Plékhanov. C'était en Russie celui de Vladimir Oulianov et de ses amis.

« Les premiers groupes social-démocrates apparurent à Tiflis », raconte un des pionniers du mouvement; « dès 1896-97, il existait dans cette ville des cercles où les ouvriers formaient l'élément prépondérant. Ce furent d'abord simplement des cercles d'instruction... Leur nombre crût sans arrêt. En 1900, il y en avait déjà plusieurs dizaines. Chaque cercle comptait de dix à quinze membres ». Ces cercles s’enhardissaient en se multipliant.

Encore séminariste, Koba entre en 1898 en contact avec des ouvriers et adhère à l'organisation social-démocrate. « Nous sortîmes un soir en cachette du séminaire de Mtatsminda, Koba et moi, » écrit Irémachvili, « pour nous rendre dans une petite maison adossée à la roche, qui appartenait à un cheminot de Tiflis. Peu après arrivèrent furtivement ceux de nos camarades du séminaire qui partageaient nos vues. L'organisation des cheminots social-démocrates tint une réunion avec nous ». Staline lui-même parla de cet épisode en 1926, dans un meeting, à Tiflis : « Je me souviens de l'année 1896, quand j'eus pour la première fois à diriger un petit cercle de cheminots. Je me souviens que c'est chez le camarade Stouroua, en présence de Sylvestre Djibladzé - qui était alors un de mes maîtres - et d'autres ouvriers avancés de Tiflis, que je reçus mes premières leçons de travail pratique... C'est là, parmi ces camarades, que je devins apprenti révolutionnaire. »

En 1898-1900, des grèves surgissent dans les ateliers du chemin de fer et dans un certain nombre d'usines de Tiflis, avec la participation, souvent dirigeante, de jeunes social-démocrates. Des proclamations, imprimées à la main dans une imprimerie clandestine, sont répandues parmi les ouvriers. Le mouvement se développe encore selon l'esprit de l'« économisme ». Une partie de l'activité clandes­tine reposait sur Koba; il est difficile de dire aujourd’hui exactement laquelle. Mais il avait déjà réussi, semble-t-il, à trouver sa place dans le monde de la clandestinité révolutionnaire.

En 1900, Lénine, qui vient de terminer un terme de déportation en Sibérie, se rend à l'étranger avec l'intention de fonder un journal révolutionnaire pour rassembler ainsi un parti encore dispersé et l’engager définitivement dans la voie de l'action révolutionnaire. Un vieux révolutionnaire, l'ingénieur Victor Kournatovsky, tenu au courant de ces projets, se rend alors de Sibérie à Tiflis. C'est lui - et non Koba, comme l'affirment aujourd'hui les historiens byzantins - qui tira les social-démocrates de Tiflis de leur « économisme » borné et donna à leur activité une orientation plus révolutionnaire.

Kournatovsky avait commencé son activité révolutionnaire dans le parti terroriste de la Narodnaïa Volia [Volonté du Peuple]. Durant sa troisième déportation, à la fin du siècle, il s'était lié, devenu marxiste, à Lénine et au groupe de celui-ci. Il fut le principal représentant au Caucase de l'Iskra [L'Etincelle], fondée à l'étranger par Lénine et dont les partisans commençaient à s'appeler les « iskristes ». De vieux ouvriers de Tiflis ne l'ont pas oublié : « Au cours de toutes les discussions, tous les camarades se tournaient vers Kournatovsky. Ses jugements et ses conclusions étaient toujours acceptés sans objections. » Ces mots témoignent de l'importance du rôle joué au Caucase par ce révolutionnaire inflexible et infatigable, dont la destinée personnelle fut héroïque et tragique.

En 1900 se forme, certainement sous l'initiative de Kournatovsky, le comité de Tiflis du parti social-démocrate, qui ne comprend que des intellectuels. Koba, apparemment vite tombé, comme bien d'autres, sous l'influence de Kournatovsky, n'est pas encore membre de ce comité, qui d'ailleurs ne vécut pas longtemps. De mai à août une vague de grèves déferle sur les usines de Tiflis, aux ateliers du chemin de, fer, on compte parmi les grévistes le serrurier Kalinine, futur président de la république soviétique et un autre ouvrier russe, Allilouïev, futur beau-père de Staline.

C'est alors que fut déclenché, en Russie, tout un cycle de manifestations dans la rue, dont l'initiative appartenait aux étudiants. Celle du 1° mai 1900, à Kharkov, imposante, rallia la majorité des ouvriers de la ville et suscita dans le pays entier l’étonnement et l'enthousiasme. D'autres villes suivent Kharkov. « La social-démocratie, écrit le général de gendarme­rie Spiridovitch, a compris l’énorme importance pour l'agitation, des manifestations dans la rue. » Elle en prend désormais l'initiative, entraînant un nombre grandissant d'ouvriers. Assez souvent, les grèves sont l’occasion de manifestations dans la rue. » . Le « Premier Mai » fut marqué le 22 avril 1901 – d’après le vieux calendrier - par une manifestation dans les rues du centre de la ville à laquelle prirent part deux mille personnes. Il y eut quatorze blessés dans les collisions avec la police et les cosaques, et plus d’une cinquantaine d'arrestations. L’Iskra ne manqua pas de noter la signification symptomatique de cette manifesta­tion. « De cette date, au Caucase, le mouvement révolutionnaire commence au grand jour. »

Kournatovsky, alors qu'il dirigeait le travail de préparation avait été arrêté un mois auparavant, dans la nuit du 22 mars. La même nuit, on fit une perquisition à l'observatoire où travaillait Koba; mais on ne put arrêter celui-ci car il était absent. Le chef de la gendarmerie décida de « rechercher ledit lossif Djougachvili et l'interroger en qualité d'inculpé ». Koba passa ainsi à I’« existence illégale », devenant pour longtemps un « révolutionnaire professionnel ». Il avait alors 22 ans. La révolution allait vaincre dans seize ans.

Ayant échappé à l'arrestation, Koba se cacha pendant les semaines suivantes à Tiflis et réussit à prendre part à la manifestation du Premier Mai. Béria l'affirme catégoriquement, ajoutant, comme toujours, que Staline la « dirigea personnellement ». Béria n'est malheureusement pas digne de foi. Mais nous avons le témoignage d'Irémachvili, qui se trouvait, il est vrai, non à Tiflis, mais à Gori. « Koba, l'un des meneurs recherchés, raconte-t-il, réussit à s'échapper de la place du Marché au moment d'être arrêté… Il se réfugia dans sa ville natale, Gori. Il ne put naturellement trouver asile chez sa mère, car c'est là le premier endroit où on le chercha. Il dut donc se cacher, même à Gori. Il venait souvent me voir à mon logement, la nuit, en cachette. » Irémachvili était alors devenu instituteur dans sa ville natale.

La manifestation de Tiflis avait produit sur Koba une forte impression. Irémachvili constata, « non sans inquiétude », que c'étaient surtout les sanglantes collisions qui enthousiasmaient son ami. « Une lutte à mort devait, selon Koba, renforcer le mouvement; une sanglante bataille devait accélérer la décision. » lrémachvili ne devinait pas que son ami ne faisait que répéter les textes de l'Iskra.

De Gori, Koba semble bien être revenu illégale­ment à Tiflis, car, comme en témoignent les rapports de gendarmerie, « en automne 1901, Djougachvili fut élu membre du comité de Tiflis… participa à deux séances de ce comité et fut envoyé fin 1901 à Batoum pour y organiser la propagande » Puisque les gendarmes n'avaient pas d'autre « tendance » que celle d'arrêter les révolutionnaires, et que, grâce à des indicateurs, ils étaient d'ordinaire assez bien infor­més, nous pouvons considérer comme établi qu'en1898-1901 Koba ne jouait nullement à Tiflis le rôle dirigeant qui lui a été attribué dans ces dernières années. Il n'entra dans le comité local qu'en automne 1901 et n’était qu’un propagandiste parmi d’autres, c’est-à-dire l'animateur d'un cercle.

Fin 1901, Koba se rend de Tiflis à Batoum, sur la mer Noire, près de la frontière turque. Ce déplacement peut s'expliquer sans peine par la nécessité d'échapper aux regards de la police de Tiflis et le besoin d'étendre la propagande révolutionnaire à la province. Les publications menchévistes en donnent cependant une autre explication. Dès les premiers jours de son activité dans les cercles ouvriers, Djougachvili aurait attiré l'attention par ses intrigues contre Djibladzé, principal dirigeant de l'organisation de Tiflis. Malgré un avertissement, il aurait persisté à répandre des calomnies « afin de discréditer les véritables représentants du mouvement et d'obtenir une position dirigeante ». Déféré à un tribunal du parti, Koba aurait, été reconnu coupable de diffamation et exclu à l'unanimité. Il n'est guère possible de vérifier ce récit qui vient, ne l'oublions pas, d'adversaires acharnés de Staline. Les documents de la gendarmerie de Tiflis, au moins ceux qui ont été publiés jusqu'à maintenant, ne disent rien d'une exclusion de lossif Djougachvili du parti; au contraire, ils nous le montrent envoyé à Batoum « pour y organiser la propagande ». On pourrait donc négliger sans plus la version des menchéviks si d'autres témoignages ne nous conduisaient pas à penser que le déplacement de Koba ne fut pas une affaire toute simple.

Un des premiers et des plus consciencieux historiens du mouvement ouvrier au Caucase, T. Arkomed, dont le livre fut publié à Genève en 1910, parle d'un conflit aigu qui surgit dans l'organisation de Tiflis en automne 1901 sur la question de l'entrée, dans le comité, de représentants élus des ouvriers. « Cette proposition fut combattue par un jeune camarade intellectuel, énergique et brouillon en toutes choses, qui, soulignant les nécessités de l'illégalité, l'impréparation et l'inconscience des ouvriers, s'exprima contre l'entrée de ces derniers dans le comité. Se tournant vers les ouvriers, il termina son discours en ces termes : « On vous flatte ici; je vous le demande, y a-t-il parmi vous un ou deux ouvriers propres au travail du comité ? Dites la vérité, la main sur le cœur ! » Les ouvriers ne l'écoutèrent pas et votèrent pour l'entrée de leurs délégués dans le comité. » Arkomed ne nomme pas le jeune homme « énergique et brouillon », car il n'était pas possible, à l'époque où il écrivait, de publier les noms. Quand en 1923 une édition soviétique de son livre parut, ce nom demeura caché et ce ne fut sans doute pas sans raison. Mais le livre renferme une précieuse indication. « Le jeune camarade mentionné, continue Arkomed, transporta bientôt son activité de Tiflis à Batoum, d'où les militants de Tiflis, furent informés qu'il se livrait là à une agitation incorrecte, hostile et désorganisatrice contre l'organisation de Tiflis et ses membres. » Selon l'auteur, cette attitude hostile n'était pas dictée par des considérations de principe, mais par « des caprices personnels et un désir d'imposer son autorité ». Tout ceci ressemble fort à ce qu'Irémachvili nous a appris des dissensions dans le cercle des séminaristes. Le « jeune camarade » a les traits de Koba. Et c'est bien lui, car parmi les membres du comité de Tiflis, comme il apparaît des nombreux livres de Mémoires, lui et lui seul se rendit à Batoum en novembre 1901. Il est donc naturel d'admettre que Koba changea le lieu de son activité parce qu'à Tiflis le sol était devenu trop brûlant sous ses pieds. S'il ne fut pas « exclu », il fut vraisemblablement prié de quitter Tiflis pour que l'atmosphère s'y purifiât. De là l'« attitude incorrecte » de Koba envers l'organisation de Tiflis et la rumeur, née plus tard, de son exclusion. Retenons aussi la cause du conflit : Koba défend l'« appareil » contre la pression, qui vient d'en bas.

Batoum, qui comptait au début du siècle près de 30 000 habitants, était à l'époque un centre industriel important. Les usines occupaient jusqu'à 11 000 ouvriers. La journée de travail dépassait parfois, selon l'usage, quatorze heures, pour un salaire de famine. Ne nous étonnons pas que ce prolétariat offrît à la propagande révolutionnaire un terrain extrêmement réceptif. De même qu'à Tiflis, Koba trouva sa tâche préparée : des cercles clandestins existaient à Batoum depuis 1896. Koba en augmenta le nombre, avec l'ouvrier Kandéliaki. Le jour du nouvel an, les cercles formèrent une organisation générale, qui n'obtint cependant pas les droits d'un comité autonome et demeura subordonnée à Tiflis. Ce fut, visiblement, l'une des raisons des nouveaux conflits, que nous connaissons par Arkomed. Koba ne supportait l'autorité de personne.

Au début de 1902, l'organisation de Batoum réussit à établir une imprimerie clandestine, très primitive, que l'on installa dans le logement occupé par Koba. Une aussi criante violation des règles de la conspiration s'expliquait, à n'en pas douter, par le manque de ressources. « Une étroite chambrette, faiblement éclairée par une lampe à pétrole. Staline écrit, penché sur une petite table ronde. A sa droite, la table d'imprimerie, devant laquelle travaillent les compositeurs. Les caractères sont disposés dans des boîtes d'allumettes ou de cigarettes et sur des carrés de papier. A de fréquents intervalles, Staline passe la copie aux typos. » C'est ce que se rappelle un des membres de l'organisation. Ajoutons que le texte du tract était à peu près au niveau de cette technique. Un peu plus tard, Batoum reçut de Tiflis, grâce au concours du révolutionnaire arménien Kamo, une sorte de matériel, des casses, des caractères. La typographie s'agrandit et se perfectionna. La valeur des textes publiés ne changea pas. Ils n'en avaient pas moins une certaine efficacité.

Le 25 février 1902, la direction de la raffinerie pétrole Rothschild fit afficher le licenciement de 389 ouvriers. La. grève lui répondit le 27. L'agitation gagna d'autres entreprises. Des incidents se produisirent avec les briseurs de grève. Le chef de la police demanda au gouverneur d'envoyer la troupe. Le 7 mars la police arrêta 32 ouvriers. Le lendemain matin, quatre cents ouvriers de l'usine Rothschild se rassemblèrent devant la prison, exigeant la libération de leurs camarades ou l'arrestation de tout le monde. La police les conduisit tous à des dépôts de déportation. L'esprit de solidarité grandissant en ce temps-là dans les masses ouvrières russes et se manifestait en toute occasion dans les coins les plus reculés du pays : on n'était qu'à trois ans de la révolution... Le lendemain, le 9 mars, une manifestation plus importante eut lieu. D'après l'acte d'accusation, « une foule nombreuse, composée d'ouvriers, précédée de meneurs, marchant en rangs, avec des chants, des cris et des coups de sifflet », se dirigea vers les dépôts. Elle comptait deux mille personnes environ. Les ouvriers Khimirïants et Goguibéridzé formulèrent devant les autorités militaires les mêmes revendications : libérez ceux qui ont été arrêtés ou arrêtez tout le monde. La foule, comme le tribunal en convint plus tard, était « désarmée et d'humeur pacifique ». Les autorités surent pourtant la tirer de cette humeur. La troupe ayant tenté de déblayer la place à coups de crosse, les ouvriers lui répondirent à coups de pierres. La troupe ouvrit le feu, laissant sur la place 14 morts et 54 blessés. L'événement secoua tout le pays : au début de ce siècle, les assassinats en masse suscitaient une réaction nerveuse bien plus forte qu'aujourd'hui.

Quel fut le rôle de Koba dans cette manifestation ? Il n'est pas facile de le dire. Les compilateurs soviétiques sont écartelés entre deux tâches contradictoires : attribuer à Staline le maximum de participation au nombre maximum d'événements révolutionnaires et en même temps prolonger autant que possible ses périodes d'emprisonnement et de déportation. Les artistes de la cour reproduisent en peinture deux séries d'événements qui ne se concilient pas chronologiquement, nous représentant à la même heure l'héroïsme de Staline dans la rue et son stoïcisme sous les verrous. Le 27 avril 1937, les Izvestia de Moscou publiaient une reproduction d'un tableau de l'artiste K. Khoutsichvili qui montre Staline organisant la grève des cheminots de Tiflis en 1902. Le lendemain, la rédaction se voyait forcée de s'excuser d'avoir commis une erreur. « La biographie du camarade Staline, disait une déclaration, nous apprend que de février 1902 à la fin de 1903, il se trouvait dans les prisons de Batoum, puis de Kou­taïs. Staline ne put donc être l'organisateur de la grève de Tiflis en 1902. Interrogé à ce sujet, le camarade Staline a déclaré que, du point de vue de la vérité historique, il était tout à fait erroné de le représenter comme l'organisateur de la grève de Tiflis en 1902, car il se trouvait alors à la prison de Batoum. » Mais s'il est vrai que Staline était en prison en février, « du point de vue de la vérité historique » il ne pouvait diriger la manifestation de qui eut lieu en mars. Pourtant, cette fois-ci, ce n'est pas seulement l'artiste qui s'est trompé par excès de zèle. La rédaction des Izvestia se trompait aussi, bien qu'elle se fût renseignée auprès de l'intéressé. Koba ne fut pas arrêté en février, mais en avril. Il ne put diriger la grève de Tiflis, non parce qu'il était en prison, mais parce qu'il se trouvait au bord de la Mer noire. Il lui était par contre tout à fait possible de prendre part aux événements de Batoum. Essayons de voir quelle y fut sa part.

Le lecteur observe sans doute avec quelque regret que notre exposé des faits s'accompagne de remarques critiques sur les sources. L'auteur voit bien les inconvénients d'une telle méthode, mais il n'a pas le choix. Les documents n'existent guère ou sont cachés. Les souvenirs postérieurs sont tendan­cieux, quand ils ne sont pas mensongers. Offrir au lecteur des conclusions toutes faites, en contradiction avec la version officielle, serait s'exposer au reproche de partialité. Il ne nous reste qu'à soumettre au lecteur l'examen critique des sources mêmes.

Un biographe français de Staline, Henri Barbusse, qui écrivit sous la dictée du Kremlin, affirme que Koba marcha en tête de la manifestation de Batoum, « comme une cible ». Cette phrase ampoulée est en contradiction, non seulement avec les renseignements de la police, mais encore avec le caractère de Staline, qui jamais et nulle part ne se plaça « comme une cible » (ce qui est, du reste, superflu). Les éditions du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique, placées sous la direction immédiate de Staline, ont consacré en 1937 un volume entier à la manifestation de Batoum ou, plus exactement, au rôle qu’y joua Staline. Seulement, ces 240 pages de texte serré n'ont fait qu'embrouiller la question, car les « souvenirs » dictés d'en haut se trouvent en contradiction absolue avec les documents en partie publiés. Todria écrit docilement : « Le camarade Sosso demeura tout le temps sur place et dirigea le comité central de grève. » Goguibéridzé affirme : « Le camarade Sosso ne nous quitte point. » Un vieil ouvrier de Batoum, Darakhvélidzé relate que Sosso se trouvait « au milieu de la mer agitée des ouvriers, dirigeant directement le mouvement, un ouvrier blessé à la main pendant la fusillade, G. Kalandadzé, fut tiré par lui de la foule et ramené par lui à son logement. » On doute qu'un dirigeant ait pu quitter son poste pour accompagner un blessé, n'importe qui pouvait s'acquitter de cette tâche de brancardier. Aucun des vingt-six autres auteurs ne mentionne, du reste, cet épisode douteux. Mais ce n'est, en fin de compte, qu'un détail. Le rôle dirigeant de Koba dans la manifestation est bien plus radicalement démenti par le fait, trop bien révélé au procès, que la manifestation ne fut pas dirigée. Goguibéridzé et Khimiriants eux-mêmes, qui avaient réellement marché à la tête de la foule, furent considérés par le tribunal tsariste, malgré l'insistance du procureur, comme de simples participants et non des meneurs. Le nom de Djougachvili ne fut pas prononcé au procès, où figurèrent cependant de nombreux accusés et témoins. La légende s'effondre. Koba n'a, semble-t-il, participé aux événements de Batoum que dans la coulisse.

Selon Béria, Koba déploie après la manifestation une « immense » activité, écrit des tracts, en organise l'impression et la diffusion; il transforme les obsèques des victimes du 9 mars en une « grandiose manifestation politique », etc. Malheureusement, ces exagérations rituelles ne sont guère solides. Koba était alors recherché par la police et ne pouvait guère déployer une « immense » et « grandiose » activité dans une petite ville où, selon le même Béria, il avait joué auparavant un rôle important dans la rue sous les yeux des manifestants, de la police et des badauds. Dans la nuit du 5 avril, lors d'une réunion des dirigeants du groupe du parti, Koba fut arrêté avec d'autres militants et mis en prison. Les jours pénibles commençaient. Il allait y en avoir beaucoup.

Les documents publiés relatent ici un épisode extrêmement intéressant. Trois jours après l'arrestation de Koba, pendant la visite régulière faite aux prisonniers par leurs proches, deux billets furent jetés d'une fenêtre dans la cour de la prison, dans l'espoir qu'un visiteur les ramasserait et les transmettrait. L'un des billets recommandait d'aller voir à Gori le maître d'école Sosso Irémachvili et de lui dire que « Sosso Djougachvili avait été arrêté, qu'il le priait d'en d'en informer immédiatement sa mère pour que celle-ci, si les gendarmes lui demandaient quand son fils avait quitté Gori, répondît qu'il était resté chez elle tout l'été et tout l'hiver, jusqu'au 15 mars ». Le second message, adressé à l'instituteur Elissabédachvili, traitait de l'activité révolutionnaire que celui-ci devait poursuivre. Les deux morceaux de papier tombèrent entre les mains des gardiens, et l'officier de gendarmerie Djakéli en conclut sans peine qu'ils avaient été écrits par Djougachvili et que ce dernier « avait joué un rôle important dans les troubles ouvriers de Batoum ». Djakéli demanda aussitôt à ses chefs de Tiflis qu'une perquisition fût faite chez Irémachvili, que la mère de Djougachvili fût interrogée, qu'Elissabédachvili fût perquisitionné et arrêté. Les documents publiés ne disent rien des résultats de ces opérations.

Nous avons plaisir à retrouver dans les pages du livre officiel un nom déjà familier, celui de Sosso Irémachvili. Certes, Béria l'avait déjà mentionné parmi les membres du cercle formé au séminaire. Mais cela n'impliquait pas nécessairement des relations étroites entre les deux Sosso. Maintenant, le caractère de l'un des billets interceptés donne une preuve absolument irréfutable du fait que l'auteur des souvenirs que nous avons déjà utilisés plus d'une fois et que nous aurons encore à utiliser par la suite se trouvait réellement en relations étroites avec Koba. C'est lui, l'ami d'enfance, que le prisonnier charge d'instruire sa mère de la façon dont elle doit répondre, aux gendarmes. Il nous est ainsi confirmé qu'Irémachvili méritait bien la confiance de Kéké qui, comme nous l'avons appris de lui, l'appelait, lorsqu'il était enfant, son « second Sosso ». Les derniers doutes sur la véracité de si précieux souvenirs, ignorés des historiens soviétiques officiels, sont ainsi dissipés. Les instructions que Koba tenta d'envoyer à sa mère, pour que celle-ci confirmât ses propres dépositions, avaient pour but de tromper les gendarmes sur la durée de son séjour à Batoum et de le mettre ainsi à l'écart du procès qui se préparait. Il ne faut évidemment, rien voir de répréhensible dans cette tentative… Tromper les gendarmes, c'était l'une règles de ce jeu dangereux qui s'appelait conspiration révolutionnaire. Mais on ne peut manquer d'éprouver une sorte de stupeur devant l'imprudence avec laquelle Koba expose deux de ses camarades. L'aspect politique de l'incident est également à examiner. Un révolutionnaire qui avait participé à la préparation d'une manifestation si tragiquement terminée aurait dû tout naturellement éprouver le désir d’être au banc des accusés avec les ouvriers du rang, non certes pour des considérations sentimentales, mais afin de pouvoir mettre en lumière la portée politique des événements et de flétrir l'attitude des autorités bref, de faire du prétoire une tribune de propagande révolutionnaire : de pareilles occasions ne se présentaient pas souvent ! L'absence chez Koba de toute tentative dans ce sens ne peut s'expliquer que par son étroitesse de vues. Il ne se rendait manifestement pas compte de l'importance politique de la manifestation et n'avait qu'un but : se mettre à l'écart.

Son idée même de tromper les gendarmes aurait été, soit dit en passant, impossible s'il avait réelle­ment dirigé la manifestation dans la rue, avait marché à la tète de la foule, s'était offert « comme une cible ». Des dizaines de témoins l'auraient reconnu. Koba ne pouvait chercher à échapper aux poursuites que si sa participation à la manifestation était restée anonyme et secrète. Le fait est que l'officier de police Tchkhinadzé fut le seul à déposer durant l'instruction qu'il avait vu Djougachvili « dans la foule », devant la prison. Ce témoignage unique ne pouvait avoir grand poids devant le tribunal. En tout cas, malgré cette déposition et les billets interceptés de Koba lui-même, il ne fut pas impliqué dans l'affaire de la manifestation. Le procès eut lieu un an plus tard et dura neuf jours. L'orientation politique des débats fut entièrement l’œuvre d'avocats libéraux, qui obtinrent, certes, des condamnations minimum pour les 21 accusés, mais au prix d'un effacement de la signification révolutionnaire des événements de Batoum.

Le commissaire de police qui avait arrêté les dirigeants de l'organisation de Batoum présente Koba, dans son rapport, comme « lossif Djougachvili, originaire de Gori, chassé du séminaire, habitant Batoum sans y être inscrit, sans profession et sans domicile ». La mention de l'exclusion du séminaire n'a pas de valeur documentaire sûre, le commissaire ne pouvant connaître les pièces et ne faisant que rapporter des rumeurs; bien plus certain est le fait que Koba n'avait ni passeport, ni profession définie, ni domicile fixe : tels sont les trois signes auxquels on reconnaissait le troglodyte révolutionnaire.

Koba devait passer dans les vieilles prisons négligées de Batoum, de Koutaïs, puis de nouveau de Batoum, plus de dix-huit mois, délai assez coutumier en ce temps-là, pendant lequel était menée l'instruction et décidée la déportation. Le régime des prisons, comme celui du pays, était à la fois barbare et patriarcal. Les relations paisibles et même familières avec l'administration étaient troublées par des mutineries pendant lesquelles les détenus cassaient la vaisselle et le mobilier, battaient les portes à coups de pied, emplissaient les édifices de cris et de coups de sifflet. Le calme se rétablissait après l'orage. Loloua raconte brièvement une de ces explosions, qui eut lieu à la prison de Koutaïs, « sur l'initiative et sous la direction de Staline », cela va de soi. On peut admettre que, dans les conflits des prisons, Koba n'ait pas été au dernier rang et que, dans les contacts avec l'administration, il ait su se défendre et défendre ses camarades.

« En prison, il s'était fait un emploi du temps », raconte trente-cinq ans plus tard Kalandadzé; « levé il faisait de la gymnastique, puis se mettait à l'étude de l'allemand et de l'économie politique... Il aimait entretenir les camarades de ses lectures... » On imagine sans peine la liste de ces livres : des ouvrages de vulgarisation sur les sciences naturelles, des fragments de Darwin; l'Histoire de la culture de Lippert, peut-être les vieux Buckle et Draper, traduits après 1870; les Biographies des grands hommes éditées par Pavlenkev; la doctrine économique de Marx exposée par le professeur russe Sieber, un peu d'histoire de Russie; le fameux livre de Beltov sur le matérialisme historique (c'était alors le pseudonyme légal de l'émigré Plékhanov); enfin, l'enquête fondamentale sur le développement du capitalisme russe, œuvre du déporté Vladimir Oulianov, publiée en 1899 par le futur Lénine sous le pseudonyme de V. Iline. C'était beaucoup et c'était peu. Le bagage doctrinal du jeune révolutionnaire demeurait plein de lacunes. Mais il se trouvait assez armé contre l'enseignement de l'Eglise, les arguments du libéralisme et surtout les préjugés du populisme.

Après 1890 le marxisme avait remporté sur le populisme une victoire intellectuelle fondée, non sur la croissance du mouvement ouvrier, mais sur les succès du capitalisme. Cependant, les grèves et les manifestations ouvrières avaient conduit à l'éveil des campagnes, lequel, à son tour, avait entraîné la renaissance de l'idéologie populiste parmi l’intelliguentsia des villes. Aussi une tendance révolutionnaire hybride commença-t-elle à grandir assez rapidement au début du siècle : elle s'assimila quelque éléments du marxisme, renonça aux appellation romantiques de « Terre et Liberté » ou de « Volonté du peuple » et se donna un nom à l'occidentale : Parti socialiste-révolutionnaire. La lutte contre l'« économisme » était en somme terminée lors de l'hiver 1902-1903 : les idées de l'Iskra avaient reçu une confirmation trop convaincante dans les succès de l'agitation politique et des manifestations publiques. A partir de 1903 l'Iskra consacre de plus en plus de place à la lutte contre le programme éclectique des socialistes-révolutionnaires et contre leur propagande en faveur de la terreur individuelle. La polémique passionnée des « s-d » et des « s-r » pénètre dans tous les coins du pays, y compris, bien entendu, les prisons. Koba eut plus d'une fois à croiser les armes avec ces nouveaux adversaires; il faut croire qu'il le fit avec assez de succès, car l'Iskra lui fournissait de bons arguments.

N'ayant pas été inculpé dans l'affaire de la manifestation, Koba restait entre les mains de la gendarmerie. Les méthodes de l'instruction secrète, de même que le régime des prisons, variaient considérablement dans les diverses parties du pays : dans la capitale, les gendarmes étaient plus cultivés et plus prudents; en province, lis étaient plus brutaux. Au Caucase, pays de mœurs primitives, soumis à un régime colonial, les gendarmes avaient recours au violences les plus grossières, surtout à l'égard de victimes faibles, incultes ou inexpérimentées. « La pression, la menace, l'intimidation, la torture, les faux-témoignages, les inculpations forgées ou exagérées, la créance absolue accordée aux renseignements fournis par les agents secrets, tels étaient les caractères distinctifs d'une instruction menée par les gendarmes. » L'auteur de ces lignes, Arkomed, que nous avons déjà cité, relate que l'officier de gendarmerie Lavrov cherchait à obtenir des « aveux » mensongers par des procédés purement inquisitoriaux. Ces procédés durent faire sur Staline une impression profonde et durable : il saura, en tout cas, trente ans plus tard, appliquer les méthodes du capitaine Lavrov sur une échelle colossale. Les souvenirs de prison de Loloua nous apprennent incidemment que « le camarade Sosso n'aimait pas à vouvoyer les camarades », disant que les serviteurs du tsar vouvoient les révolutionnaires quand ils les envoient à l'échafaud. A la vérité, le tutoiement était coutumier dans les milieux révolutionnaires, surtout au Caucase. Koba devait, quelques dizaines d'années plus tard, envoyer à l'échafaud bien de vieux camarades qu'il avait tutoyés depuis sa jeunesse. Mais nous sommes encore loin de là.

Chose étonnante, les procès-verbaux des interrogatoires de Koba, lors de cette première arrestation comme lors de celles qui suivirent, n'ont pas été publiés. L'organisation de l'Iskra prescrivait à ses membres de refuser de répondre. Les révolutionnaires écrivaient de coutume : « Je soussigné, social-démocrate par conviction, repousse l'inculpation portée à ma connaissance et refuse de prendre part à une instruction secrète. » C'est seulement en audience publique, dans les rares cas où les autorités y avaient recours, que les militants de l'Iskra déployaient leur drapeau. Le refus de répondre aux interrogatoires, pleinement conforme aux intérêts du parti dans son ensemble, aggravait dans certains cas la situation des prévenus. Nous avons vu Koba tenter, en avril 1903, par un stratagème dont ses camarades firent les frais, d'établir un alibi. On peut admettre qu'en d'autres circonstances il compta davantage sur sa propre ruse que sur la règle obligatoire pour tous les militants. Aussi faut-il penser que ses dépositions n'ont rien de remarquable et surtout rien d'héroïque. Telle est la seule explication imaginable du fait qu'elles soient soigneusement gardées sous le boisseau.

L'écrasante majorité des révolutionnaires étaient frappés, selon l'expression, « par mesure administrative ». Un « Conseil spécial », formé de quatre hauts fonctionnaires des ministères de l'Intérieur et de la Justice, recevait à Pétersbourg les rapports des chefs de la gendarmerie locale et prononçait, en l'absence de l'inculpé, des arrêts ensuite confirmés par le ministre de l'Intérieur. Le 25 juillet 1903, le gouverneur de Tiflis reçut de la capitale un arrêt portant envoi en Sibérie orientale, pour y résider sous la surveillance de la police, de seize condamnés politiques. Comme toujours, les noms de ceux-ci figurent sur la liste par ordre de l'importance du personnage ou du crime imputé : on s'inspirait de ce classement pour attribuer aux déportés, en Sibérie, des lieux de résidence plus ou moins habitables. Les premiers noms sur la liste qui nous intéresse sont ceux de Kournatovsky et de Frantchesky condamnés à quatre ans de déportation. Quatorze personnes le sont pour trois ans; la première place parmi elles est dévolue à Sylvestre Djibladzé, que nous connaissons déjà; lossif Djougachvili est le onzième sur la liste. Les gendarmes ne le mettaient pas au nombre des révolutionnaires marquants.

En novembre, Koba quitta avec d'autres déportés la prison de Batoum pour être dirigé vers le gouvernement d’Irkoutsk. D'étape en étape, le voyage dura trois mois environ. Les premiers grondements de la révolution se faisaient cependant entendre; chacun cherchait à s'évader au plus vite. Au début de 1904, la déportation était finalement devenue une véritable passoire. Il était le plus souvent facile de s'évader; il y avait partout des « centres » clandestins où l'on trouvait de faux passeports, de l'argent, des adresses. Koba ne resta pas plus d'un mois au village de Novaïa Ouda, juste le temps qu'il fallait pour s'y retrouver, nouer les relations nécessaires et concevoir un plan d'action. Le père de sa deuxième femme, Allilouïev, raconte qu'à sa première tentative d'évasion Koba eut le visage et les oreilles gelés et dut revenir pour prendre des vêtements plus chauds. Une bonne troïka sibérienne, conduite par un homme sûr, le mena rapidement par une piste gelée à la gare la plus proche. Le voyage de retour à travers l'Oural ne lui prit pas trois mois, mais une semaine.

C'est le moment de raconter ici en peu de mots la destinée ultérieure de l'ingénieur Kournatovsky, qui fut le véritable inspirateur du mouvement révolutionnaire de Tiflis au début du siècle. Après avoir passé deux ans dans une prison militaire, il fut déporté dans la région de Iakoutsk, d'où les évasions étaient infiniment plus difficiles que dans le gouvernement d'Irkoutsk. Lors de son passage à Iakoutsk, Kourna­tovsky prit part à la résistance armée des déportés contre les autorités locales et fut de ce fait condamné à douze ans de travaux forcés. Amnistié en automne 1905, il arriva à Tchita au moment où les soldats de la guerre russo-japonaise remplissaient la ville et il y devint président du soviet des députés ouvriers, soldats et cosaques, qui dirigea ce qu'on appela la « République de Tchita ». De nouveau arrêté au début de 1906, il est cette fois condamné à la peine capitale. Le général Rennenkampf, pacificateur de la Sibérie, garda le condamné dans son train pour qu'il assistât, à toutes les stations, aux exécutions d'ouvriers. Un nouvel essai de libéralisme, en relation avec les élections à la première Douma, commua la condamnation à mort de Kournatovsky en déportation à perpétuité en Sibérie. Il réussit à s'enfuir de Nertchinsk, gagna le Japon, puis l'Australie, y connut une misère effroyable, se fit bûcheron, s'épuisa. Malade, atteint d'une affection des oreilles, il finit par arriver à Paris. « Un écrasant destin hors série l'avait brisé », écrit Kroupskaïa. « En automne 1910, peu après son arrivée, Ilitch et moi nous allâmes le voir à l'hôpital. » Il mourut deux ans plus tard, quand Lénine et Kroupskaïa habitaient déjà Cracovie. C'est sur les épaules d'hommes tels que Kournatovsky, et aussi sur leurs cadavres, que la révolution s'avançait.

Elle s'avançait en effet. La première génération social-démocrate russe, à la tête de laquelle s'était trouvé Plékhanov, avait commencé son activité critique et sa propagande un peu après 1880. D'abord isolés, les pionniers s'étaient ensuite comptés par dizaines. La deuxième génération, qui avait eu à sa tête Lénine - de quatorze ans plus jeune que Plékhanov -, était entrée dans l'arène politique vers 1890. La troisième, formée d'hommes de dix ans plus jeunes que Lénine, entra dans l'action révolutionnaire à la fin du siècle dernier et au début du nôtre. C'est à cette génération, qui embrassait déjà des milliers de militants, qu'appartenaient Staline, ou Zinoviev, Kaménev, l'auteur de ces lignes, et bien d’autres.

En mars 1898 s'étaient réunis dans une ville de province, à Minsk, les représentants de neuf comités locaux et ils avaient fondé le Parti ouvrier social-démocrate russe. Tous les congressistes avaient été aussitôt arrêtés. Il est douteux que les résolutions du congrès aient pu arriver à Tiflis, où le séminariste Djougachvili se préparait à adhérer à la social-démocratie. Le congrès de Minsk, préparé par des hommes de la génération de Lénine, ne fit que proclamer la fondation du parti; il ne le créa pas. Un coup bien appliqué suffit à la police tsariste pour détruire pour longtemps les faibles liaisons du parti. Au cours des années suivantes, le mouvement, d'un caractère surtout économique, prit racine çà et là. Les jeunes social-démocrates militaient ordinairement dans leur contrée natale, jusqu'au moment où ils étaient arrêtés et déportés. Il était exceptionnel que l'on se déplaçât de ville en ville. Le passage à l'illégalité, pour éviter l'arrestation, ne se pratiquait encore que fort peu : on manquait d'expériences, de moyens techniques, de relations.

A partir de 1900, l'Iskra commence à bâtir une organisation centralisée. Lénine devient alors le chef incontesté qui repousse de plein droit les « vieux », Plékhanov en tête, au second plan. L'édification du parti est favorisée par l'extension infiniment plus large du mouvement ouvrier, lequel fait monter une nouvelle génération révolutionnaire considérablement plus nombreuse que celle à laquelle appartenait Lénine. La première tâche de l'Iskra est de choisir parmi les militants locaux, ceux qui ont le plus d'envergure et de former avec eux un appareil central capable de diriger la lutte révolutionnaire à l'échelle de tout le pays. Le nombre des partisans de l'Iska était considérable et croissait sans cesse. Mais le nombre des véritables « iskristes », hommes de confiance du centre formé à l'étranger, était nécessairement limité : il ne dépassait pas deux ou trois dizaines de militants. Le trait distinctif de l'iskriste, c'était qu'il avait rompu avec sa ville, sa région, sa province, pour se consacrer à la construction du parti. L'esprit de clocher, ou, comme on disait alors, le « localisme », était pour l'Iskra synonyme d'étroitesse, de médiocrité, presque d'esprit réactionnaire. « Ayant formé un petit groupe clandestin de révolutionnaires professionnels », écrit le général de gendarmerie Spiridovitch, « ils allaient de ville en ville, là où il y avait des comités du parti, établissaient des liaisons avec les membres de ceux-ci, leur fournissaient des publications illégales, les aidaient à monter des imprimeries et puisaient auprès d'eux les renseignements dont l'Iskra avait besoin. Ils pénétraient dans les comités locaux, y menaient leur propagande contre l'« économisme », en éliminaient leurs adversaires et y assuraient ainsi leur influence. » L'ancien gendarme donne ici une idée assez juste des iskristes, membres d'un ordre errant qui s'élevait au dessus des organisations locales, les considérant comme son champ d'action.

Koba ne prit aucune part à ce travail important. Il avait été un social-démocrate de Tiflis, puis de Batoum, c'est-à-dire un militant révolutionnaire local. La liaison entre le Caucase, d'une part, et, l'Iskra et la Russie centrale, de l'autre, était assurée par Kournatovsky et d'autres. Tout le travail de rassemblement des comités locaux et des groupes en un parti centralisé se fit en dehors de Koba. Ce fait, irréfutablement démontré par les documents, la correspondance, les Mémoires du temps, est très important pour déterminer le développement politique de Staline : celui-ci avance lentement, en tâtonnant, en hésitant.

En juin 1900, Krassine, jeune ingénieur déjà renommé, reçut un poste important à Bakou. « Mon travail, écrit-il, n'était pas moins intense dans un autre domaine, celui de l'activité clandestine de la social-démocratie, aussi bien à Bakou même qu'au Caucase en général, à Tiflis, à Koutaïs, à Batoum, où je me rendais périodiquement pour maintenir les liaisons avec les organisations locales. » Krassine demeura à Bakou jusqu'en 1904. Tenu par sa situation officielle, il ne menait aucune activité directe parmi les masses, si bien que les ouvriers ignoraient son véritable rôle et tentèrent même d'obtenir son renvoi de la station électrique dont il était le directeur. Krassine n'avait de contact qu'avec les dirigeants locaux. Il mentionne parmi les révolutionnaires avec qui il entra en contact direct les frères Iénoukidzé, Lado Ketskhovéli, Allilouïev, Chelgounov, Galpérine, etc. Remarquons que celui qui dirigeait l'activité social-démocrate au Caucase de 1900 à 1904 ne mentionne pas une seule fois Staline. Non moins remarquable est le fait qu'en 1927 encore ce silence passa totalement inaperçu et ne fut nullement commenté dans l'autobiographie de Krassine publiée alors par les Editions d'Etat. De même, Staline n'est pas mentionné dans les souvenirs d'autres bolchéviks qui militèrent en ces années-là au Caucase ou entrèrent en contact avec le mouvement qui s'y développait, s'il s'agit, bien entendu, de souvenirs écrits avant le début de la révision officielle de l'histoire du parti, c'est-à-dire au plus tard en 1929.

En février 1902 devait se tenir à Kiev une conférence des agents de l'Iskra en Russie. « A cette conférence, écrit Piatnitsky, vinrent des délégués de tous les coins de la Russie. » Ayant remarqué des filatures, ils voulurent repartir à la hâte; ils furent tous arrêtés, à Kiev ou au cours de leur voyage de retour. Quelques mois plus tard, ils s'évadaient de la prison de Kiev. Koba, qui travaillait à ce moment-là à Batoum, ne fut pas invité à cette conférence et ignorait même très probablement qu'elle dût avoir lieu.

Le provincialisme politique de Koba se manifesta fort nettement par ses rapports ou, plus exactement, par son absence de rapports avec le centre du parti à l'étranger. A partir de la moitié du siècle dernier, le rôle de l'émigration dans le mouvement révolutionnaire russe est presque constamment dominant. Tandis qu'en Russie les arrestations, les déportations et les exécutions ne cessaient pas, les foyers de l'émigration formés des théoriciens, des publicistes et des organisateurs les plus remarquables, étaient les seuls éléments stables dans un mouvement qu'ils marquaient pour cette raison de leur empreinte. La rédaction de l'Iskra était devenue au début du siècle le centre incontesté de la social-démocratie. C'est de là que partaient non seulement les mots d'ordre politiques mais encore les directives pratiques. Le révolutionnaire aspirait toujours à faire au plus tôt un séjour à l'étranger pour y voir et y entendre les chefs, confronter ses vues avec les leurs, établir un contact permanent avec l'Iskra et, à travers elle, avec les militants illégaux de toute la Russie. V. Kojevnikov, qui fut pendant un certain temps un des proches collaborateurs de Lénine à l'étranger, raconte que, « des lieux de déportation et des chemins de la déportation, ce n'étaient qu'évasions pour gagner l'étranger, visiter la rédaction de l'Iskra... puis revenir en Russie et se remettre à l'action ». Le jeune ouvrier Noguine, pour ne prendre qu'un exemple parmi des centaines d'autres, s'échappe de déportation en avril 1903 et gagne l'étranger, « pour rattraper la vie », comme il l'écrit à un de ses amis, « lire et apprendre ». Au bout de quelques mois, il rentre illégalement en Russie, devenu agent de l'Iskra. Les dix participants de la conférence manquée de Kiev, dont nous avons mentionné l'arrestation et l'évasion et parmi lesquels se trouvait le futur diplomate soviétique Litvinov, ne tardèrent pas à gagner l'étranger. Puis, l'un après l'autre, ils revinrent en Russie, afin d'y préparer le congrès du parti. C'est d'eux et de bien d'autres agents sûrs et éprouvés que Kroupskaïa écrit dans ses souvenirs : « L'Iskra avait une correspondance active avec tous ses agents. Vladimir Illitch parcourait chaque lettre. Nous connaissions par le menu l'activité de chacun des agents de l'Iskra et nous examinions avec eux ce qu'ils devaient faire; nous étions tenus au courant des liaisons rompues ou renouées entre eux, des arrestations, etc. » Ces hommes étaient de la génération de Lénine ou de celle de Staline. Mais nous ne rencontrons pas Koba parmi ces révolutionnaires de premier plan, créateurs de la centralisation, édificateurs du parti unifié. Il reste toujours un « militant local » du Caucase, provincial jusqu'à la moelle des os.

En juillet 1903 se tint enfin à Bruxelles le congrès du parti, préparé par l'Iskra; la pression de la diplomatie russe, à laquelle obéit servilement la police belge, l'obligea à se transporter à Londres. Le congrès adopta un programme rédigé par Plékhanov et vota des résolutions sur la tactique; mais, quand il s'agit des questions d'organisation, des désaccords surgirent entre les militants mêmes de l'Iskra qui dominaient le congrès. Les deux côtés, aussi bien les « durs », avec Lénine, que les « mous », avec Martov, considérèrent d'abord que ces désaccords n'étaient pas très profonds, leur âpreté n'en était que plus surprenante. Le parti, à peine unifié, était menacé de se scinder.

« Dès 1903, en prison, mis au courant par des camarades qui revenaient du deuxième congrès des désaccords sérieux entre bolchéviks et menchéviks, Staline se joignit résolument aux bolchéviks. » Tel est le texte biographique dicté par Staline lui-même pour servir d'instruction aux historiens du parti. Mais il serait imprudent de lui accorder une trop grande confiance. Trois délégués du Caucase assistaient au congrès qui aboutit à la scission. Lequel des trois rencontra Koba, isolé au régime cellulaire ? Comment Koba exprima-t-il sa solidarité avec le bolchévisme ? La seule confirmation de la version de Staline vient d'Irémachvili. « Koba, qui avait toujours été un partisan enthousiaste des méthodes de force de Lénine, écrit-il, se rangea évidemment tout de suite du côté du bolchévisme, dont il se fit le défenseur et le protagoniste passionné en Géorgie. » Mais ces affirmations, si catégoriques qu’elles soient, sont manifestement anachroniques. Avant le congrès, personne, pas même Lénine, n'avait encore opposé les « méthodes de force de Lénine » à celles des autres membres de la rédaction, les futurs chefs du menchévisme... Au congrès, il n'y eut pas de désaccords sur les méthodes révolutionnaires; les divergences de tactique n'existaient pas encore. Irémachvili se trompe visiblement, et cela ne doit pas nous surprendre : Koba passa toute l'année 1903 en prison; Irémachvili ne peut avoir de contacts avec lui. Il convient d'ajouter que, si les souvenirs personnels et psychologiques du « second Sosso » sont convaincants et presque toujours confirmés à la vérification, ses observations politiques ne les valent pas, loin de là. Irémachvili manquait apparemment d'intuition et de préparation pour comprendre le développement des tendances révolutionnaires rivales, il nous propose en la matière des conjectures rétrospectives suggérées par ses propres opinions ultérieures.

Au deuxième congrès, les discussions surgirent en réalité autour de la question de savoir qui devait être considéré membre du parti : seuls les membres d'une organisation illégale, ou quiconque prenait une part systématique à la lutte révolutionnaire sous la direction des comités locaux ? Lénine déclara pendant les débats : « Je suis loin de considérer nos désaccords comme assez essentiels pour que la vie et la mort du parti en dépendent. Nous ne serons pas perdus parce qu'un article de nos statuts sera mauvais. » A la fin du congrès les désaccords s'étendirent à la question de savoir qui ferait partie de la rédaction de l'Iskra et du Comité central; mais ils ne sortirent pas de ces étroites limites. Lénine bataillait pour un parti fermement et nettement délimité, pour une rédaction peu nombreuse, pour une stricte discipline. Martov et ses amis penchaient pour un parti amorphe et des mœurs familiales. Mais les deux tendances ne faisaient que chercher leur voie à tâtons et, malgré toute l'âpreté du conflit, personne ne considérait encore les désaccords comme « très sérieux ». Comme Lénine devait fort justement l'exprimer plus tard, la bataille du congrès était une « anticipation » sur l'avenir.

« La difficulté la plus grande dans cette lutte, écrivit plus tard Lounatcharsky, le premier dirigeant de l'instruction publique de la République des soviets, fut que le deuxième congrès scinda le parti sans établir les véritables divergences de vues entre martovistes et léninistes. Les désaccords paraissaient graviter autour d'un paragraphe des statuts et de la composition d'une rédaction. Bien des camarades étaient troublés par la futilité des raisons qui avaient conduit à la scission. » Piatnitsky, futur fonctionnaire important de l'Internationale communiste, alors jeune ouvrier, écrit dans ses souvenirs : « Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi de menus désaccords pussent empêcher la collaboration. » L'ingénieur Krjijanovsky, proche de Lénine en ces années-là et qui devint après la révolution le dirigeant de la Commission du plan, dit : « Personnellement, je trouvais saugrenu que l'on pût accuser le camarade Martov d'opportunisme. » Les témoignages de cette sorte sont nombreux. Pétersbourg, Moscou, la province protestaient ou récriminaient. Personne ne voulait reconnaître la scission qui s'était produite au congrès entre les iskristes. Dans la période qui, allait suivre, la démarcation allait s'opérer lentement, avec d'inévitables passages d'un camp dans l'autre. Fréquemment, les premiers bolchéviks et les premiers menchéviks continuèrent à militer ensemble.

Au Caucase, où le milieu social était arriéré et le niveau politique fort bas, on comprit encore moins qu'ailleurs ce qui s'était passé au congrès. Les trois délégués du Caucase s'étaient, à Londres, il est vrai, joints avec ardeur à la majorité. Mais, fait remarquable, tous trois devinrent par la suite menchéviks : Topouridzé se sépara de la majorité dès la fin du congrès; Zourabov et Knouniants passèrent aux menchéviks au cours des années suivantes. La célèbre imprimerie clandestine du Caucase, où les sympathies pour les bolchéviks dominaient, continua en 1904 à se charger de la réimpression de l'Iskra devenue menchéviste tout en restant pour la forme l'organe central du parti. « Nos divergences de vues, écrit Iénoukidzé, ne se manifestaient nullement dans Ie travail. » Ce n'est qu'après le troisième congrès du parti, donc pas avant le milieu de 1905, que l'imprimerie passa sous le contrôle du Comité central bolchéviste. Il est donc absolument impossible d'admettre que Koba, dans une prison perdue, ait tout de suite considéré les divergences de vues comme « très sérieuses ». L'anticipation ne fut jamais son côté fort. On ne pourrait d'ailleurs guère reprocher, même à un jeune révolutionnaire moins circonspect et soupçonneux que lui, d'être parti pour la Sibérie sans avoir ouvertement pris position dans la lutte à l'intérieur du parti.

De Sibérie, Koba rentra tout droit à Tiflis : ce fait ne peut manquer d'étonner. Les évadés tant soit peu marquants revenaient rarement dans leur pays natal, ou ils s'exposaient à être facilement reconnus, à plus forte raison quand leur ville était, non pas Pétersbourg ou Moscou, mais une petite ville de province comme Tiflis. Le jeune Djougachvili n'a pas encore coupé le lien qui le rattache au Caucase; la langue qu'il emploie pour mener la propagande, c'est encore presque exclusivement le géorgien; en outre, il ne se sent pas encore au centre de l'attention de la police. Il ne se risque pas encore à essayer ses forces en Russie centrale. On ne le connaît pas à l'étranger et rien ne l'y attire. Une raison plus intime pesait aussi, semble-t-il, dans le même sens : si la chronologie d'Irémachvili est exacte, Koba était déjà marié; sa jeune femme était demeurée à Tiflis pendant son emprisonnement et sa déportation.

La guerre avec le Japon, déclenchée en janvier 1904, commença par affaiblir le mouvement ouvrier pour, à la fin de la même année, lui donner une ampleur sans précédent. Les défaites militaires du tsarisme dissipèrent promptement la griserie patriotique des milieux libéraux et de certains milieux estudiantins. Avec différents coefficients de vigueur le défaitisme embrassa de plus en plus, non seulement les masses révolutionnaires, mais aussi l'opposition bourgeoise. Et pourtant la social-démocratie, à la veille de l'essor grandiose qui l'attendait, vivait des mois de stagnation et d'anémie. Les débilitantes dissensions entre bolchéviks et menchéviks - débilitantes parce qu'encore indéterminées - ne sortaient que peu à peu de l'étroit domaine des manigances d'organisation pour embrasser bientôt le champ tout entier de la stratégie révolutionnaire.

« L'activité de Staline en 1904-1905 se déroule sous le drapeau d'une lutte acharnée contre le menchévisme », dit la biographie officielle. « Il porte littéralement sur ses épaules le poids de toute la lutte contre le menchévisme au Caucase, de 1904 à 1908 », écrit Iénoukidzé dans ses souvenirs refaits à neuf. Béria affirme qu'après son évasion de Sibérie, Staline « organise et dirige la lutte contre les menchéviks, qui, après le deuxième congrès du parti, en l'absence du camarade Staline, étaient devenus particulièrement actifs ». Ces auteurs veulent trop prouver. S'il faut admettre que Staline, dès 1901-1903, joua dans la social-démocratie du Caucase le rôle dirigeant; qu'il se joignit aux bolchéviks dès 1903 et qu'à partir de février 1904 il se consacra à la lutte contre le menchévisme, on ne peut que considérer avec étonnement le fait que tous ses efforts aient donné d'aussi piteux résultats : à la veille de la révolution de 1905, les bolchéviks géorgiens se comptaient littéralement sur les doigts de la main. Lorsque Béria déclare que les menchéviks étaient devenus particulièrement actifs « en l'absence, du camarade Staline », c'est presque de l'ironie : la Géorgie petite-bourgeoise, Tiflis y compris, resta une citadelle du menchévisme pendant vingt ans, tout à fait indépendamment de l'absence ou de la présence de qui que ce fût. Pendant la révolution de 1905, les ouvriers et les paysans géorgiens suivirent sans partage la fraction menchéviste; la Géorgie fut invariablement représentée dans les quatre Doumas par des menchéviks; pendant la révolution de février 1917, le menchévisme géorgien donna à la Russie entière des chefs tels que Tsérételli, Tchkhéidzé, etc. Enfin, même après l'établissement du pouvoir soviétique en Géorgie, le menchévisme y conserva toujours une grande influence, qui se traduisit par l'insurrection de 1924.

« Toute la Géorgie doit être labourée à neuf », ainsi s'exprimait Staline, résumant les leçons de l'insurrection géorgienne à une séance du Bureau politique en automne 1924, c'est-à-dire vingt ans après qu'il eut « entamé une lutte acharnée contre le menchévisme ». Il sera donc plus juste et plus équitable envers Staline de ne pas exagérer le rôle de Koba dans les premières années du siècle.

Koba rentra de déportation avec le titre de membre du comité du Caucase, auquel il avait été élu en son absence, lors de son emprisonnement, par une conférence des organisations locales. Il se peut que la plupart des membres du comité - ils étaient huit - aient sympathisé dès le début de 1904 avec la majorité bolchéviste du congrès de Londres, mais ceci ne nous apprend encore rien sur les sympathies de Koba lui-même. Les organisations locales du Caucase penchaient manifestement du côté de la minorité menchéviste. Le Comité central du parti, sous la direction de Krassine, était pour la conciliation et agissait alors contre Lénine. L'Iskra se trouvait entièrement aux mains des menchéviks. Dans ces conditions, le Comité du Caucase, avec ses sympathies pour le bolchévisme, n'avait aucun appui. Or, Koba aimait se sentir un sol ferme sous les pieds. L'appareil du parti avait pour lui plus de prix que les idées.

Les informations officielles sur l'activité de Koba en 1904 sont extrêmement imprécises et fort peu digne de foi. On ne sait pas s'il milita à Tiflis. Sans doute l'évadé de Sibérie ne pouvait-il pas se montrer dans les cercles ouvriers, où bien des gens le connaissaient. Probablement est-ce la raison qui amena Koba à aller s'installer à Bakou dès juin. Sur son activité dans cette ville, ce sont des phrases stéréotypées : « il dirige la lutte des bolchéviks de Bakou », « il démasque les menchéviks ». Pas un fait, pas un souvenir précis ! Si la plume de Koba produit quelques documents en ces mois-là, ils sont soigneusement cachés et ce ne doit pas être sans raison.

Les tardifs essais que l'on a faits pour présenter Staline comme le fondateur de la social-démocratie à Bakou ne sont fondés sur rien. Les premiers cercles ouvriers étaient apparus dans la cité morne et enfumée, où s'exécraient Arméniens et Tartares, dès 1896. Une organisation aux contours plus précis fut créée trois ans plus tard par A. Iénoukidzé, aidé de quelques ouvriers déportés de Moscou. Dès le début du siècle, le même Iénoukidzé forma, avec Lado Ketskhovéli, le comité de Bakou, de tendance « iskriste ». Grâce aux frères Iénoukidzé, étroitement liés à Krassine, une grande imprimerie clandestine fut établie à Bakou en 1903, et elle joua un rôle important dans la préparation de la première révolution. C'est dans cette même imprimerie que bolchéviks et menchéviks collaborèrent cordialement jusqu'au au milieu de 1905. Quand Avéli Iénoukidzé, qui fut pendant tant d'années le secrétaire du Comité exécutif des Soviets, vieilli, fut tombé en disgrâce, on le força, en 1935, à remanier ses souvenirs, écrits en 1923, en y introduisant, en contradiction avec les faits établis, des phrases creuses sur le rôle inspirateur et dirigeant de Sosso au Caucase et particulièrement à Bakou. Cette humiliation ne devait pas sauver lénoukidzé; elle n'ajoute pas davantage un trait marquant à la biographie de Staline.

Au moment où Koba se montre pour la première fois sur l'horizon de Bakou - en juin 1904 - l'organisation social-démocrate locale avait derrière elle huit ans d'histoire et, dans la dernière de ces années, la « Ville noire » avait déjà joué un rôle énorme dans le mouvement ouvrier. Le printemps précédent avait vu éclater à Bakou une grève générale qui donna le signal à toute une vague de grèves et de manifestations dans le sud de la Russie. Véra Zassoulitch fut la première à discerner dans ces évènements le début de la révolution. Bakou étant une ville prolétarienne, surtout comparée à Tiflis, les bolchéviks avaient réussi à s'y affermir mieux et plus vite que dans le reste du Caucase. D'après Makharadzé, le même qui appliquait naguère à Staline le sobriquet péjoratif des rues de Tiflis, « kinto », l'automne de 1904 vit se créer à Bakou, « sous la direction immédiate de Sosso », une organisation spécialement destinée à l'activité révolutionnaire parmi les ouvriers les plus arriérés de l'industrie pétrolière, Tartares (Azerbaïdjanais) et Persans. Ce témoignage susciterait moins de doute si Makharadzé l'avait fait dans la première édition de ses souvenirs et non dix ans plus tard, quand, sous la férule de Béria, il refit à neuf toute l'histoire de la social-démocratie au Caucase. La méthode d'approximations successives à la « vérité » offÏcielle est complétée par la mise à l'index et au pilon des éditions antérieures.

A son retour de Sibérie, Koba rencontra certainement Kaménev, natif de Tiflis et l'un des premiers jeunes adeptes de Lénine. Il se peut même que ce soit précisément Kaménev qui, à ce moment-là de retour de l'étranger, ait contribué à rallier Koba au bolchévisme. Mais le nom de Kaménev a été banni de l'histoire du parti plusieurs années avant que Kaménev lui-même n'ait été condamné et fusillé sur la base d'accusations fantastiques. En tout cas, l'histoire véritable du bolchévisme au Caucase commence à l'automne de 1904 et non au retour de Koba de Sibérie. Cette date est établie de diverses façons, même par les auteurs officiels, quand ils ne sont pas tenus de parler spécialement de Staline. En novembre 1904, une conférence bolchéviste tenue à Tiflis avec quinze délégués des organisations locales du Caucase, dont la plupart étaient de fort petits groupes, adopta une résolution en faveur de la convocation d'un nouveau congrès du parti. C'était ouvertement déclarer la guerre à la fois aux menchéviks et au Comité central partisan de là conciliation. Si Koba avait participé à la première conférence des bolchéviks du Caucase, Béria et les autres historiens officiels n'auraient pas manqué de nous apprendre que la conférence s'était tenue « sur l'initiative et la direction de Staline ». Le silence absolu qu'ils observent sur ce point établit que Koba, qui se trouvait à ce moment-là au Caucase, ne participa pas à la conférence. Aucune organisation bolchéviste ne l'avait donc délégué. La conférence élut un Bureau. Koba ne fit pas partie de cet organe dirigeant. Tout ceci eût été inconcevable s'il avait joué un rôle tant soit peu marquant parmi les bolchéviks du Caucase.

V. Taratouta, qui prit part à la conférence en tant que délégué de Batoum et devint par la suite membre du Comité central du parti, nous donne des indications tout à fait précises et dignes de foi sur les bolchéviks qui jouaient alors au Caucase un rôle dirigeant. « A la conférence régionale du Caucase, fin 1904 ou début 1905, écrit-il, ... je rencontrai pour la première fois Léon Borissovitch Kaménev, qui dirigeait les organisations bolchévistes locales. Cette conférence régionale chargea Kaménev de faire de l'agitation et de mener une propagande dans tout le pays pour la convocation d'un nouveau congrès du parti; elle lui demanda aussi de visiter tous les comités du pays et d'entrer en liaison avec nos centres de l'étranger. » Le témoin autorisé que nous citons ne souffle mot sur la participation de Koba à ce travail.

Dans de telles conditions, il ne pouvait évidemment être question de faire entrer Koba dans le centre des bolchéviks de Russie, le « Bureau des comités de la majorité », composé de sept membres et chargé de convoquer le congrès. Kaménev y était entré en tant que représentant du Caucase. Comme autres membres du Bureau qui devinrent par la suite des personnages soviétiques en vue, nous rencontrons les noms de Rykov et de Litvinov. Il n'est pas inutile de rappeler que Kaménev et Rykov étaient de deux ou trois ans plus jeunes que Staline. La plupart des membres du Bureau étaient d'ailleurs des hommes de la « troisième génération ».

En décembre 1904, c'est-à-dire peu après que se fut tenue à Tiflis la conférence bolchéviste, Koba se rend pour la seconde fois à Bakou. A la veille de son arrivée, une grève générale, inattendue pour tout le pays, avait éclaté dans les usines et les puits de pétrole. Les organisations du parti ne se rendaient pas encore compte, manifestement, de la fermentation révolutionnaire des masses, aggravée par la première année de guerre. La grève de Bakou précède immédiatement le fameux « Dimanche rouge » de Pétersbourg (9 janvier 1905, vieux style, ou 22 janvier selon le calendrier occidental), qui fut une procession tragique d'ouvriers conduits par le pope Gapone vers le Palais d'hiver. Des « souvenirs », fabriqués en 1935, disent vaguement que Staline dirigea le comité de grève de Bakou et que tout se passa sous sa direction. Mais, selon le même auteur, Staline arriva à Bakou après le début de la grève et y resta dix jours tout au plus. Il était en réalité venu avec une mission bien définie, peut-être liée à la préparation du congrès : à ce moment-là, il avait déjà sans doute choisi entre bolchévisme et menchévisme.

Staline lui-même a tenté d'avancer la date à laquelle il joignit les bolchéviks. Non content de dire qu'il était devenu bolchévik en prison, il raconta en 1924, à des élèves officiers réunis un soir au Kremlin, qu'il avait pris contact avec Lénine dès sa première déportation. « Je fis la connaissance du camarade Lénine en 1903. Ce ne fut, il est vrai, que par correspondance. Mais j'en reçus une impression ineffaçable, qui ne devait plus me quitter pendant toute la durée de mon activité dans le parti. J'étais alors déporté en Sibérie. La connaissance de l'activité révolutionnaire du camarade Lénine depuis les dernières années du siècle passé et surtout depuis 1901, depuis la publication de l'Iskra, m'amena à la conviction que nous avions en Lénine un homme extraordinaire. Il n'était pas alors à mes yeux un simple dirigeant du parti, il en était le véritable créateur, car seul il en comprenait l'essence profonde et les besoins urgents. Quand je le comparais aux autres dirigeants de notre parti, il me semblait toujours, que les compagnons de lutte du camarade Lénine - Plékhanov, Martov, Axelrod et autres - étaient au-dessous de lui d'une tête entière, que Lénine, comparé à eux, n'était pas seulement un de nos dirigeants, mais un dirigeant de type supérieur, un aigle des montagnes, intrépide dans le combat, qui guidait hardiment le parti par les chemins inexplorés du mouvement révolutionnaire russe. Cette impression s'ancra si profondément dans mon âme, que j'éprouvai la nécessité de l'écrire à un ami intime qui était émigré, en lui demandant une réponse. Quelque temps après, déjà déporté en Sibérie - c'était fin 1903 - je reçus de cet ami une réponse enthousiaste, ainsi qu'une lettre simple, mais profonde, du camarade Lénine, à qui il s'avérait que mon ami avait communiqué la mienne. La lettre du camarade Lénine était relativement courte, mais elle donnait une critique hardie, intrépide de l'activité de notre parti, ainsi qu'un exposé remarquablement clair et précis de tout ce que devait être l'activité du parti dans l'avenir immédiat. Lénine seul savait traiter les sujets le plus complexes avec cette simplicité et cette clarté, cette concision et cette audace qui font que chaque phrase fait penser à un coup de feu. Cette lettre simple et hardie me confirma plus encore dans l'opinion que Lénine était bien l'aigle des montagnes de notre parti. Je ne me pardonne pas d'avoir, à ma coutume de vieux militant illégal, livré au feu cette lettre, comme bien d'autres. Ainsi commencèrent mes relations avec Lénine. »

La chronologie même de ce récit, si caractéristique par sa psychologie et son style primitifs, est erronée. Koba n'arriva en Sibérie qu'en janvier 1904 et ne put donc y recevoir de lettre en 1903. De plus, on ne voit pas bien d'où et quand il aurait écrit à un « ami intime » vivant à l'étranger, puisqu'il séjourna, avant d'être déporté en Sibérie, dix-huit mois en prison.

Les déportés ne savaient jamais d'avance où ils seraient envoyés, de sorte que Koba n'eut certainement pas la possibilité d'envoyer à temps son adresse au cours du seul mois qu'il passa en Sibérie. D'après le récit de Staline lui-même, la lettre de Lénine n'était pas personnelle, mais traitait du programme du parti. Les lettres de ce genre étaient envoyées par Kroupskaïa à un certain nombre d'adresses, les archives du parti à l'étranger conservant le texte original. Il est douteux qu'une exception ait été faite à cette règle en faveur d'un jeune militant inconnu du Caucase. Mais les archives du parti ne contiennent pas la copie de la lettre que Koba brûla « selon sa coutume de vieux militant illégal » (il avait alors tout juste vingt-quatre ans). On est surtout étonné du silence de Staline sur sa réponse à Lénine. S'il avait reçu une lettre du chef que, selon lui, il vénérait, Koba lui eût sans doute aussitôt répondu. Mais Staline se tait là-dessus, et ce pas par hasard : les archives de Lénine et de Kroupskaïa ne contiennent aucune lettre de lui, datant de cette époque. Si sa lettre avait été interceptée par la police, il en serait resté au moins une copie dans les dossiers de la police, et la presse soviétique l'eût reproduite depuis longtemps. Enfin, le contact établi ne pouvait s'arrêter à une lettre unique. Le jeune social-démocrate ne pouvait manquer de faire grand cas d'une correspondance avec le chef du parti, « l'aigle des montagnes ». Lénine, de son côté, tenait beaucoup à la liaison avec la Russie et répondait ponctuellement à chaque lettre. Or, il n'y eut aucune correspondance entre Lénine et Koba au cours des années suivantes. Tout étonne dans cet épisode, sauf le but poursuivi.

A l'exception de ses dernières années de maladie, l'année 1904 fut sans doute la plus mauvaise de la vie de Lénine. Sans l'avoir ni voulu ni prévu, il avait rompu avec toutes les personnalités connues de la social-démocratie russe et, pendant assez longtemps, ne devait trouver personne qui pût remplacer ses compagnons de lutte de la veille. Ce n'est que peu à peu que se formèrent des publicistes bolchévistes, qui d'ailleurs étaient loin de valoir les rédacteurs de l'Iskra. Liadov, militant bolchéviste de ce temps-là, qui se trouvait en 1904 à Genève avec Lénine, écrivit vingt ans plus tard : « Olminsky, Vorovsky, Bogdanov arrivèrent... Nous attendions Lounatcharsky, dont Bogdanov certifiait qu'il se joindrait infailliblement à nous dès son arrivée. » Tous ces militants revenaient de déportation, ils étaient annoncés, on les attendait. Mais quand il fut question de fonder une revue, organe de la fraction bolchéviste, nul ne mentionna le nom de Koba, que l'on nous représente aujourd'hui comme étant alors un militant bolchéviste déjà marquant. Le 23 janvier 1904 parut enfin à Genève le premier numéro de Vpériod [En Avant]. Koba n'eut aucune part à cet événement dans la vie de la fraction. Il n'entra pas en contact avec la rédaction. Le journal ne publia rien de lui, ni articles ni correspondances. Tout cela eût été absolument impossible s'il avait été à ce moment-là le chef des bolchéviks du Caucase.

Nous avons enfin une preuve directe et documentaire qui confirme sur ce point nos déductions. En 1911, le chef de l'Okhrana à Tiflis, Karpov, écrivait dans une longue notice, fort intéressante, sur lossif Djougachvili : « A milité depuis 1902 dans l'organisation social-démocrate, d'abord en tant que menchévik, puis comme bolchévik ». Le rapport Karpov est le seul document que nous connaissions où il est catégoriquement affirmé que Staline fut, pendant quelque temps, au lendemain de la scission du parti, menchévik. La Zaria Vostoka [l'Aube de l'Orient] de Tiflis, qui commit l'imprudence de publier ce document le 23 décembre 1925, ne songea pas à le commenter ou ne le sut pas. N'en doutons point, le rédacteur a par la suite payé cher sa bévue. Il est très remarquable que Staline lui-même n'ait pas trouvé possible de démentir. Aucun de ses biographes officiels et des historiens du parti n'est revenu par la suite sur ce document important, alors que des dizaines de papiers insignifiants ont été indéfiniment reproduits, cités, photographiés. Si l'on admet un moment que la gendarmerie de Tiflis, qui devait être bien renseignée dans cette question, ait fourni un renseignement erroné, on est amené à se demander comment pareil malentendu put se produire. Si Koba avait réellement été à la tête des bolchéviks du Caucase, l'Okhrana n'aurait pas pu l'ignorer. Une pareille erreur ne pouvait être commise qu'à l'égard de quelque jeune néophyte, de quelque personnage de troisième plan, nullement à l'égard d'un « chef ». Un document publié par inadvertance détruit ainsi le mythe officiel créé avec tant de peine. Combien n'y a-t-il pas de documents analogues dans les coffres-forts ? Combien n'en a-t-on pas soigneusement brûlé ?

Il peut paraître que nous perdons trop de temps et d'efforts pour justifier une conclusion bien modeste : n'est-il pas indifférent de savoir si Koba s'est joint aux bolchéviks au milieu de 1903 ou à la veille de 1905 ? Mais cette modeste conclusion, outre qu'elle nous initie par incidence au mécanisme de l'historiographie et de l'iconographie du Kremlin, est réellement importante pour comprendre la personnalité politique de Staline. La plupart de ceux qui ont écrit sur lui considèrent son passage au bolchévisme comme découlant tout naturellement de son caractère et allant, pour ainsi dire, de soi. Cette façon de voir est unilatérale. La fermeté et la résolution prédisposent, il est vrai, à accepter les méthodes du bolchévisme; mais ces dispositions ne sont pas encore déterminantes en elles-mêmes. Il y a eu des gens de forte trempe parmi les menchéviks et parmi les socialistes-révolutionnaires. D'autre part, des gens plus mous n'ont pas manqué parmi les bolchéviks. Le bolchévisme ne se réduit nullement à la psychologie et au caractère, il est avant tout une philosophie de l'histoire et une conception politique. Dans certaines conditions historiques, les ouvriers sont poussés au bolchévisme par toute leur situation sociale, presque indépendamment de la fermeté ou de la mollesse des caractères individuels. A l'époque où le bolchévisme n'était qu'une anticipation historique, il fallait à l'intellectuel un sens politique et une imagination théorique assez rares, une confiance exclusive en la dialectique du procès historique et en les qualités révolutionnaires de la classe ouvrière pour qu'il liât à jamais son destin à celui du parti bolchéviste. L'immense majorité des intellectuels venus au bolchévisme pendant l'essor révolutionnaire l'abandonnèrent au cours des années suivantes. Koba vint plus difficilement au bolchévisme et devait éprouver plus de difficultés à rompre avec lui. Il n'avait ni le sens de l'histoire, ni l'imagination théorique, ni des dons de prévision, mais il n'était pas versatile. Son intellect fut toujours infiniment au-dessous de sa volonté. Dans une situation complexe, confronté avec de nouveaux facteurs, Koba préfère attendre, se taire, se tenir à l'écart. Toutes les fois qu'il aura à choisir entre les idées et l'appareil du parti, il penchera inévitablement du côté de l'appareil. Le programme du parti devra faire naître une bureaucratie pour que Koba apprenne à le respecter.

La méfiance envers les masses comme envers les personnes fait le fond de sa nature. Son empirisme lui fait toujours choisir la vole de moindre résistance. C'est pourquoi ce révolutionnaire à courte vue se révélera opportuniste à tous les grands tournants de l'histoire, il sera extrêmement proche des menchéviks et même parfois à leur droite. Mais il aura également un penchant invariable à l'action la plus résolue pour atteindre les fins devenues les siennes. La violence bien organisée lui paraît être en toutes circonstances le chemin le plus court entre deux points donnés. Ici s'impose une comparaison. Les terroristes russes étaient en réalité des démocrates bourgeois très audacieux et très résolus. Les marxistes les appelèrent plus d'une fois des « libéraux armés de bombes ». Staline fut et demeure un politicien du juste milieu, mais qui ne recule pas devant l'emploi de moyens extrêmes. Sur le plan de la stratégie, il est opportuniste, sur celui de la tactique, « révolutionnaire ». C'est à sa manière un opportuniste armé de bombes. Nous aurons plus d'une occasion de vérifier cette définition en suivant le cours de sa vie.

Peu après sa sortie du séminaire, Koba entra à l'observatoire de Tiflis pour y être une sorte de garçon de bureau. Malgré un « salaire dérisoire », l'emploi lui plaisait, s'il faut en croire Irémachvili, car il laissait beaucoup de temps libre pour l'activité révolutionnaire. « Il pensait à son existence personnelle moins qu'à toute autre chose. Il n'exigeait rien de la vie; il eût considéré toute exigence personnelle comme incompatible avec les principes socialistes. Il était assez honnête pour faire à ses idées des sacrifices personnels. » Koba restait fidèle à ce vœu de pauvreté tacite et spontané des jeunes gens qui se consacraient à l'illégalité révolutionnaire, et, dès son enfance, il n'avait pas été, comme bien d'autres, habitué au bien-être. « J'allai plusieurs fois le voir dans sa petite chambre pauvrement meublée de la rue Mikhaïlovskaïa » raconte l'irremplaçable « second Sosso ». « Koba portait tous les jours une simple blouse noire à la russe, relevée de la cravate rouge qui caractérisait les social-démocrates russes. L'hiver, il jetait sur ses épaules une vieille pèlerine brune. Il ne connaissait pas d'autre couvre-chef que la casquette russe. Bien que Koba, à sa sortie du séminaire, n'ait pas été en bons termes avec tous les séminaristes marxistes, ceux-ci se cotisaient de temps en temps pour le tirer d'affaire. » Barbusse dit qu'en 1900, donc un an après avoir quitté le séminaire, lossif se trouvait tout à fait sans ressources : « Les camarades lui donnaient de quoi manger. » Les rapports de police indiquent que Koba fut employé à l'observatoire jusqu'en mars 1901, lorsqu'il dut se cacher. Mais l'emploi lui permettait à peine de vivre. « ... Ce qu'il gagnait ne lui donnait pas le moyen de bien s'habiller, continue Irémachvili; il est vrai aussi qu'il n'aspirait ni à l'élégance, ni même à la propreté ou à la correction. On le voyait sans cesse vêtu d'une blouse sale et les chaussures crottées. Il détestait du fond de son âme tout ce qui rappelait le bourgeois. » La blouse tachée, les chaussures crottées et les cheveux en désordre étaient les signes distinctifs communs des jeunes révolutionnaires, surtout en province.

Passé à l'illégalité en mars 1901, Koba devint définitivement révolutionnaire professionnel. Désormais, il n'eut plus de nom, parce qu'il en avait trop. Il s'appela successivement et parfois simultanément David, Koba, Nijéradzé, Tchijikov, Ivanovitch, Staline. De leur côté, les gendarmes lui donnèrent leurs propres sobriquets; le plus durable fut « Le Grêlé », par allusion aux traces que la petite vérole avait laissées sur son visage. Koba ne devait plus connaître la légalité qu'en prison ou en déportation, c'est-à-dire entre deux périodes d'activité clandestine.

Iénoukidzé écrit dans ses souvenirs - revus - sur le jeune Staline : « Il ne se dispersa jamais. Ses actions, ses rencontres, ses amitiés tendaient toutes à un but défini... Staline ne rechercha jamais la popularité personnelle... » Aussi limitait-il le cercle de ses connaissances « aux ouvriers avancés et aux révolutionnaires professionnels ». Ce motif, répété dans nombre de souvenirs officiels, a pour objet d'expliquer pourquoi Staline demeura inconnu des masses populaires et même de l'ensemble du parti jusqu'à son arrivée au pouvoir. Il est faux qu'il n'ait pas recherché la popularité. Il la recherchait âprement, mais sans savoir la trouver. Le manque de popularité lui rongea l'âme de bonne heure. L'incapacité de conquérir la renommée par une attaque de front incitait précisément cette forte nature à prendre des chemins détournés.

Dès sa jeunesse, Koba rechercha le pouvoir sur les hommes, qui, pour la plupart, lui paraissaient plus faibles que lui. Mais il n'était lui-même ni plus intelligent, ni plus instruit, ni plus éloquent que les autres. Il n'avait aucune des qualités qui attirent les sympathies. Par contre, il avait plus que d'autres la froide opiniâtreté et la finesse pratique. Il ne cédait pas à ses impulsions, il savait les subordonner à ses calculs. Ce trait s'était manifesté chez lui dès les bancs de l'école. « Habituellement, lossif, interrogé, répondait sans se presser », écrit Glourdjidzé. « S'il avait prête une réponse inattaquable, il la donnait; sinon, il gagnait du temps. » L'exagération des « réponses inattaquables » écartée, il reste dans ces mots un trait de caractère fort important du jeune Staline, trait qui lui conféra une supériorité réelle sur les jeunes révolutionnaires qui l'entouraient, car ceux-ci étaient pour la plupart généreux, ardents et naïfs.

Même en cette période lointaine, Koba n'hésitait pas à exciter ses rivaux les uns contre les autres, à les discréditer, à intriguer en général contre quiconque le dépassait en quelque manière ou paraissait le contrecarrer. Son manque de discernement moral crée autour du jeune Staline une atmosphère de soupçons et de rumeurs mauvaises. On commence à lui attribuer bien des choses dont il n'est pas coupable.

Le socialiste-révolutionnaire Véréchtchak, qui connut de près Koba en prison, relata en 1928 dans la presse de l'émigration, qu'après l'exclusion de lossif Djougachvili, le directeur du séminaire reçut de lui une dénonciation contre tous ses anciens camarades du cercle révolutionnaire. Appelé à rendre des comptes là-dessus à l'organisation de Tiflis, il se serait reconnu l'auteur de la dénonciation en s'en faisant un mérite : car, au lieu de devenir des prêtres et des maîtres d'école, les exclus seraient désormais des révolutionnaires. Tout cet épisode repris par quelques biographes crédules porte manifestement la marque de l'invention. Une organisation révolutionnaire ne peut assurer son existence que par une rigueur impitoyable envers tout ce qui, si peu que ce soit, sent la délation, la provocation ou la trahison. La moindre indulgence en pareille matière marque pour elle le commencement de la gangrène. Si même Sosso s'était laissé aller à une action de ce genre, dans laquelle Machiavel est pour un tiers et Judas pour les deux autres, il est tout à fait impossible d'admettre que le parti l'ait ensuite toléré dans ses rangs. Irémachvili, qui était du même cercle de séminaristes que Koba, ne sait rien de cette affaire. Il termina tranquillement ses études et devint maître d'école. Ce n'est pourtant pas sans raison que cette maligne invention est liée au nom de Staline. On n'a rien raconté de semblable sur aucun autre vieux révolutionnaire.

Souvarine, le mieux documenté des biographes de Staline, tente de montrer que sa personnalité morale vient de son appartenance à l'ordre funeste des « révolutionnaires professionnels ». En ce cas comme bien d'autres, les généralisations de Souvarine sont extrêmement superficielles. Le révolutionnaire professionnel est un homme qui se consacre entièrement au mouvement ouvrier dans les conditions de l'illégalité et de la conspiration forcée. Le premier venu n'est pas capable de cette décision et ce ne sont certes pas les pires qui la prennent. Le mouvement ouvrier du monde civilisé connaît nombre de fonctionnaires et de politiciens professionnels, la plupart se distinguent par leur esprit conservateur, leur égoïsme, leur manque d'horizon : ils ne vivent pas pour le mouvement, mais du mouvement. Comparé au fonctionnaire ouvrier d'Europe ou d'Amérique, le révolutionnaire professionnel moyen de Russie était indéniablement un personnage autrement sympathique.

La jeunesse de la génération révolutionnaire coïncidait avec celle du mouvement ouvrier. C'était l'époque des hommes de 18 à 30 ans. Les révolutionnaires plus âgés se comptaient sur les doigts de la main et paraissaient des vieillards. Le mouvement ignorait complètement l'arrivisme, il vivait de sa foi en l'avenir et de son esprit de sacrifice. Il n'y avait ni routine, ni formules conventionnelles, ni geste théâtraux, ni procédés oratoires. Le pathétique naissant était timide et maladroit. Les mots mêmes de « comité » et de « parti » étaient encore neufs, avec leur fraîche auréole, et ils avaient pour les jeunes gens une résonance attirante et troublante. Celui qui entrait dans l'organisation savait que la prison et la déportation l'attendait dans quelques mois. On mettait son point d'honneur à tenir le plus longtemps possible avant l'arrestation; à se comporter avec fermeté en présence des gendarmes; à seconder le plus possible les camarades arrêtés; à lire en prison le plus grand nombre de livres; à s'évader au plus vite de déportation pour gagner l'étranger; à y faire provision de science pour rentrer et reprendre le travail révolutionnaire.

Les révolutionnaires professionnels croyaient ce qu'ils enseignaient, rien d'autre n'aurait pu les inciter à entreprendre leur chemin de croix. La solidarité sous les persécutions n'était pas un mot creux, et le mépris des pusillanimes et des déserteurs la complétait. « Passant en revue dans ma mémoire quantité de camarades que j'eus l'occasion de rencontrer, écrit Eugénie Lévitskaïa à propos de l'activité révolutionnaire clandestine à Odessa de 1901 à 1907, je ne me souviens d'aucune mauvaise action, d'aucune tromperie, d'aucun mensonge. Il y avait des frottements et des désaccords personnels, mais rien de plus. Chacun accomplissait une sorte d'effort moral, devenait meilleur et plus sociable dans cette famille unie. » Odessa n'était pas, cela va de soi, une exception. Les jeunes gens qui se donnaient tout entiers au mouvement, sans rien lui demander, n'étaient pas les pires représentants de leur génération. L'ordre des « révolutionnaires professionnels » pouvait sans peine supporter la comparaison avec n'importe quel autre social.

lossif Djougachvili appartint à cet ordre et il en eut bien des qualités. Mais pas toutes. Le but de sa vie, il le voyait dans la subversion des puissants de ce monde. La haine qu'il leur portait était infiniment plus active dans son âme que sa sympathie pour les opprimés. La prison, la déportation, les sacrifices, les privations ne l'effrayaient pas. Il savait regarder le danger en face. Mais il se rendait douloureusement compte de la lenteur de son intellect, de son manque de talent, de son insignifiance physique ou morale. Son orgueil tendu se teintait d'envie et de malveillance. Sa ténacité allait de pair avec sa rancune. La nuance jaunâtre de ses yeux inquiétait les intuitifs. Dès l'école, il sut discerner les faiblesses des gens et s'en servir sans pitié. Le milieu caucasien fut on ne peut plus propice au développement de ces penchants. Ne s'enthousiasmant pas parmi des enthousiastes, ne s'embrasant pas parmi des hommes qui prenaient feu promptement et promptement s'éteignaient, il comprit tôt l'avantage d'une froide fermeté, de la prudence et surtout de la ruse, laquelle se changeait insensiblement chez lui en perfidie. Il ne fallait que des circonstances historiques particulières pour que ces traits, secondaires en eux-mêmes, acquissent une importance de premier ordre.


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