1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


VII : L'année 1917
3° section

Le 8 août, le Comité central ouvre une campagne contre la Conférence d'Etat convoquée à Moscou par Kérensky et grossièrement truquée en faveur de la bourgeoisie. La conférence s'ouvrit le 12 août sous le coup d'une grève générale de protestation de la part des ouvriers de Moscou. La force des bolchéviks, à qui l'entrée de la conférence avait été refusée, avait trouvé une expression plus réelle. La bourgeoisie était effrayée et furieuse. Après avoir abandonné, le 21, Riga aux Allemands, le commandant en chef Kornilov déclenche, le 25, sa marche sur Pétrograd, avec l'intention d'établir sa dictature personnelle. Kérensky, qui s'était trompé dans ses calculs sur Kornilov, déclare le commandant en chef « traître à la patrie ». Même à ce moment décisif, le 27 août, Staline ne paraît pas au Comité exécutif central. C'est Sokolnikov qui intervient au nom des bolchéviks. Il annonce que les bolchéviks sont prêts à s'entendre sur les mesures militaires à prendre avec les organes de la majorité soviétique. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires acceptent la proposition avec gratitude et grincements de dents, car les soldats et les ouvriers sont avec les bolchéviks. La liquidation rapide et sans effusion de sang de la rébellion de Kornilov rend complètement aux soviets le pouvoir qu'ils avaient partiellement perdu en juillet. Les bolchéviks reprennent le mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! » Dans la presse, Lénine propose un compromis aux conciliateurs : que les soviets prennent le pouvoir et assurent une pleine liberté de propagande, et les bolchéviks resteront entièrement sur le terrain de la légalité soviétique. Les conciliateurs rejettent avec hauteur le compromis offert à gauche, ils cherchent avant tout des alliés à droite.

Le refus hautain des conciliateurs ne fait que renforcer les bolchéviks. Tout comme en 1905, la prépondérance que la première vague de la révolution avait accordée aux menchéviks disparaît rapidement dans une atmosphère de lutte des classes qui s'exacerbe. Mais à la différence de la première révolution, la croissance du bolchévisme coïncide, non pas avec le déclin du mouvement des masses, mais avec son essor. Au village, un procès qui est au fond le même prend une autre forme : du parti qui prédomine parmi la paysannerie, celui des socialistes-révolutionnaires, se détache une aile gauche qui essaie de se mettre au pas sur les bolchéviks. Les garnisons des grandes villes sont presque entièrement avec les ouvriers. « Oui, les bolchéviks ont travaillé assidûment et inlassablement », témoigne Soukhanov, menchévik de gauche. « Ils étaient avec les masses, à l'usine, quotidiennement, constamment... Les masses vivaient et respiraient avec les bolchéviks. Elles étaient dans les mains du parti de Lénine et de Trotsky. » Dans les mains du parti, mais non pas dans celles de son appareil.

Le 31 août, le soviet de Pétrograd adopta pour la première fois une résolution politique des bolchéviks. Refusant de s'avouer vaincus, les conciliateurs décidèrent de mesurer les forces une nouvelle fois. Le 9 septembre, le conflit fut nettement placé devant le soviet. Il y eut 414 voix pour l'ancien bureau et la politique de la coalition, 519 contre et 67 abstentions. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires récoltèrent le fruit de leur politique de conciliation avec la bourgeoisie. Le soviet salua le nouveau gouvernement de coalition avec une résolution présentée par le nouveau président, Trotsky. : « Le nouveau gouvernement... entrera dans l'histoire de la révolution comme un gouvernement de guerre civile... Le congrès panrusse des soviets créera un pouvoir véritablement révolutionnaire. » C'était une déclaration de guerre ouverte aux conciliateurs, qui avaient rejeté le « compromis ».

Le 14 septembre s'ouvrit à Pétrograd ce qu'on appela la Conférence démocratique, créée par le Comité exécutif central apparemment pour contrebalancer la Conférence d'Etat, mais en fait toujours pour sanctionner la même coalition, désormais en pleine décomposition. Les conciliateurs deviennent furieux. Quelques jours plus tôt Kroupskaïa était allée secrètement voir Lénine en Finlande. Dans le wagon rempli de soldats on ne parlait pas de coalition mais d'insurrection. « Quand je rapportai à Ilitch ces propos de soldats, son visage devint pensif et plus tard, bien qu'il parlât de tout autre chose, cet air pensif n'avait pas disparu de son visage. Il était clair qu'il parlait d'une chose, mais pensait à une autre, il pensait à l'insurrection, à la meilleure manière de la préparer. »

Le jour de l'ouverture de la Conférence démocratique - le plus vide de tous les pseudo-parlements de la démocratie - Lénine envoie au Comité central ses fameuses lettres : « Les bolchéviks doivent prendre le pouvoir » et « Marxisme et insurrection ». Cette fois-ci il réclame des actes immédiats : le soulèvement des régiments et des usines, l'arrestation du gouvernement et de la Conférence démocratique, la prise du pouvoir. Le plan est encore manifestement irréalisable, mais il donne une nouvelle direction à la pensée et à l'activité du Comité central. Kaménev demande au Comité de rejeter catégoriquement la proposition de Lénine, comme désastreuse. Craignant que les lettres ne parviennent au parti par-dessus la tête du Comité central, Kaménev rassemble six voix pour la destruction de tous les exemplaires, sauf un seul destiné aux archives. Staline propose d’« envoyer les lettres aux organisations les plus importantes et de leur suggérer de les discuter ». Un commentaire écrit bien plus tard déclare que la proposition de Staline « avait pour but d'organiser l'influence des comités locaux du parti sur le Comité central et de l'inciter à suivre les directives de Lénine ». S'il en avait été ainsi, Staline se serait levé pour défendre les propositions de Lénine et aurait opposé à la résolution de Kaménev la sienne propre. Mais il était loin de cette pensée. En province, les comités locaux étaient, en majorité, plus à droite que le Comité central. Leur envoyer les lettres de Lénine sans que le Comité central les eût approuvées signifiait se prononcer contre elles. Par sa proposition, Staline voulait tout simplement gagner du temps et avoir la possibilité, en cas de conflit, d'alléguer la résistance des comités. Les hésitations paralysaient le Comité central. Il fut décidé de renvoyer la question des lettres de Lénine à la séance suivante. Lénine attendait la réponse avec une impatience extrême. Cependant, à la séance suivante, qui ne se tint que cinq jours plus tard, Staline ne parut pas du tout et la question des lettres ne fut même pas mise à l'ordre du jour. Plus l'atmosphère est brûlante, plus Staline manœuvre froidement.

La Conférence démocratique avait décidé de mettre sur pied, d'accord avec la bourgeoisie, quelque semblant d'institution représentative, à laquelle Kérensky avait promis d'accorder des droits consultatifs. L'attitude à prendre envers le Conseil de la République, ou Préparlement, devint immédiatement pour les bolchéviks un problème tactique épineux : fallait-il y participer ou le laisser de côté tout en marchant à l'insurrection ? En tant que rapporteur du Comité central à la fraction bolchéviste de la Conférence démocratique, Trotsky mit en avant l'idée du boycott. Le Comité central, à peu près également divisé sur cette question litigieuse (9 voix pour le boycott, 8 contre), remit à la fraction le soin de régler la discussion. Pour présenter les points de vue opposés « deux rapports furent proposés : l'un de Trotsky, l'autre de Rykov ». « En fait, insistait Staline en 1925, il y eut quatre rapporteurs : deux pour le boycott du Préparlement (Trotsky et Staline) et deux pour la participation (Kaménev et Noguine). » C'est presque vrai : quand la fraction décida de mettre fin aux débats, elle laissa encore parler un seul représentant de chaque position : Staline pour les boycottistes et Kaménev (et non Noguine) pour les partisans de la participation. Rykov et Kaménev réunirent 77 voix; Trotsky et Staline, 50. La défaite de la tactique du boycott fut l’œuvre de la province qui, en bien des endroits, ne s'était que récemment séparée des menchéviks.

Superficiellement, il pouvait sembler que les désaccords avaient un caractère secondaire. En fait, la question était de savoir si le parti se disposait à jouer le rôle d'opposition sur le terrain de la république bourgeoise ou s'il se poserait pour tâche la prise du pouvoir. Vu l'importance que cet épisode a pris dans l'historiographie officielle, Staline présenta les choses comme s'il avait été rapporteur. Un rédacteur obligeant ajouta de lui-même que Trotsky s'était prononcé pour « une position intermédiaire ». Dans les éditions ultérieures, le nom de Trotsky disparut complètement. La nouvelle Histoire déclare : « Staline intervint résolument contre la participation au Préparlement. » Cependant, outre le témoignage des procès-verbaux, celui de Lénine s'est aussi conservé : « Il faut boycotter le Préparlement », écrivait-il le 23 septembre. « Il faut aller... aux masses. Il faut leur donner un mot d'ordre juste et clair : chasser la bande bonapartiste de Kérensky avec son faux Préparlement. » Puis une note : « Trotsky est pour le boycott. Bravo, camarade Trotsky ! » Bien entendu, le Kremlin a officiellement ordonné d'éliminer de la nouvelle édition des Œuvres complètes de Lénine toute incartade de ce genre.

Le 7 octobre, la fraction bolchéviste quitta démonstrativement le Préparlement. « Nous nous adressons au peuple. Tout le pouvoir aux soviets ! » Cela équivalait à un appel à l'insurrection. Le même jour il fut décidé, à la séance du Comité central, de créer un « bureau d'information pour la lutte contre la contre-révolution ». Ce nom, nébuleux à dessein, recouvrait une tâche bien concrète : étudier et préparer l'insurrection. L'organisation de ce bureau fut confiée à Trotsky, Sverdlov et Boubnov. Vu le laconisme du procès-verbal et l'absence d'autres documents, l'auteur est ici contraint de faire appel à sa propre mémoire. Staline déclina de faire partie du bureau, proposant à sa place Boubnov, de peu d'autorité. Son attitude était réservée, sinon sceptique sur l'idée même du bureau. Il était pour l'insurrection mais il ne croyait pas que les ouvriers et les soldat fussent prêts à l'action. Il vivait à l'écart, non seulement des masses, mais aussi de leurs représentants au soviets, se contentant d'impressions réfractées à travers l'appareil du parti. L'expérience de Juillet n'était pas passée sans laisser de traces dans les masses. Ce n'était plus vraiment une pression aveugle, la circonspection était apparue. D'autre part, la confiance dans le bolchéviks s'était colorée d'une certaine inquiétude sauraient-ils faire ce qu'ils promettent ? Les agitateurs bolchévistes se plaignaient parfois de se heurter à une indifférence des masses. En réalité, elles étaient fatiguées de l'attente, de l'indécision, des mots. Mais dans l'appareil cette fatigue était assez souvent interprétée comme une « absence de volonté de lutte ». De là un vernis de scepticisme chez de nombreux membres des comités bolchévistes. De plus, même les hommes les plus courageux sentent un certain froid au creux de l'estomac avant une insurrection, comme avant tout combat. Ils ne le reconnaissent pas toujours, mais cela n'en existe pas moins. L'état d'esprit de Staline lui­-même se distinguait par son ambiguïté. Il n'avait pas oublié Avril, quand sa sagesse de « praticien » avait été si cruellement bafouée. D'autre part, il avait incomparablement plus de confiance dans l'appareil que dans les masses. Dans tous les cas importants il s'assurait contre toute éventualité en votant avec Lénine. Mais il ne manifestait aucune initiative dans le sens des décisions prises, déclinait de prendre une part directe aux actions décidées, défendait les ponts qui auraient permis une retraite, avait sur les autres une influence réfrigérante et, en fin de compte, il passa à côté de l'insurrection d'Octobre.

Rien ne sortit, certes, du Bureau pour la lutte contre la contre-révolution, mais nullement par la faute des masses. Le 9, un nouveau conflit, très vif, surgit entre Smolny et le gouvernement, qui avait décidé de retirer les troupes révolutionnaires de la capitale pour les envoyer au front. La garnison se rallia plus étroitement à son défenseur, le soviet. La préparation de l'insurrection eut immédiatement une base concrète. Celui qui la veille avait pris l'initiative de former le « Bureau » tourna toute son attention vers la création d'un état-major militaire auprès du soviet même. Le premier pas se fit le jour même, le 9 octobre. « Pour résister aux tentatives de l'état-major de retirer les troupes révolutionnaires de Pétrograd », le Comité exécutif décida de créer un Comité militaire révolutionnaire. C'est ainsi que, par la logique des choses, sans aucune discussion dans le Comité central, presque inopinément, l'insurrection commença à se préparer dans l'arène du soviet et se mit à bâtir son propre état-major, bien plus réel que le « Bureau » du 7 octobre.

La séance suivante du Comité central, à laquelle Lénine participa coiffé d'une perruque, se tint le 10 octobre et prit une importance historique. Au centre de la discussion se trouvait la résolution de Lénine qui proposait l'insurrection armée comme tâche pratique immédiate. Le plus difficile, même pour les partisans les plus convaincus de l'insurrection, était, pourtant, la question des délais. Sous la pression des bolchéviks, le Comité exécutif central, aux mains des conciliateurs, avait convoqué, aux jours de l'Assemblée démocratique, le congrès des soviets pour le 20 octobre. Il était absolument sûr maintenant que le congrès donnerait la majorité aux bolchéviks. L'insurrection, au moins à Pétrograd, devait à tout prix s'accomplir avant le 20, sinon le congrès, non seulement ne pourrait pas prendre en mains le pouvoir, mais risquait d'être dispersé. A la séance du Comité central, on décida, sans le mettre sur le papier, de commencer l'insurrection à Pétrograd vers le 15. Il restait ainsi à peu près cinq jours pour la préparation. Tous sentaient que c'était peu. Mais le parti se trouvait prisonnier de la date que lui-même, en d'autres circonstances, avait imposée aux conciliateurs. L'information apportée par Trotsky que le Comité exécutif avait décidé de créer son propre état-major militaire ne fit pas grande impression, car il s'agissait plutôt d'un projet que d'un fait. Toute l'attention se concentrait sur la polémique avec Zinoviev et Kaménev qui étaient résolument contre l'insurrection. Staline, semble-t-il, n'intervint pas du tout à cette séance ou se borna à une brève réplique, en tout cas, il n'est pas resté de trace de son discours dans les procès-verbaux. La résolution fut adoptée par dix voix contre deux. Mais des doutes au sujet de la date causaient de l'inquiétude chez tous les participants.

Vers la fin même de la séance, qui dura bien au delà de minuit, il fut décidé, sur l'initiative plutôt fortuite de Dzerjinsky, ce qui suit : « Former pour la direction politique de l'insurrection un bureau composé de Lénine, Zinoviev, Kaménev, Trotsky, Staline, Sokolnikov et Boubnov. » Pourtant, cette décision importante n'eut pas de suites : Lénine et Zinoviev continuaient à se cacher, Zinoviev et Kaménev étaient implacablement opposés à la décision du 10 octobre. Le « Bureau pour direction politique de l'insurrection » ne se réunit pas une seule fois. Seul son nom s'est conservé dans une note écrite à la plume, ajoutée au procès-verbal bien fragmentaire, écrit au crayon. Sous le nom abrégé des « Sept », ce Bureau fantôme est entré dans l'histoire officielle.

Le travail pour la création du Comité militaire révolutionnaire auprès du soviet suivait son cours. Pourtant, le mécanisme pesant de la démocratie soviétique n'admettait pas de bond trop brusque. Et il restait peu de temps avant le congrès. Ce n'est pas sans raison que Lénine craignait des retards. Sur sa demande, une nouvelle séance du Comité central se tint le 16 octobre, avec la participation des militants les plus responsables de Pétrograd. Zinoviev et Kaménev étaient toujours dans l'opposition. D'un point de vue formel leur position s'était même renforcée : six jours étaient passés, et l'insurrection n'avait pas commencé. Zinoviev demanda que la décision fût différée jusqu'au congrès des soviets, afin que l'on pût « s'entendre » avec les délégués de province : au fond, il comptait sur leur appui. Les débats prirent un caractère passionné. Staline y participa pour la première fois. « Le jour de l'insurrection, dit-il, doit être celui qu'imposent les circonstances. C'est là le seul sens de la résolution... Ce que Kaménev et Zinoviev proposent, cela conduit objectivement à donner à la contre-révolution la possibilité de s'organiser; nous allons céder sans fin et perdre toute la révolution. Pourquoi ne pas nous laisser la possibilité de choisir le jour et les circonstances, afin de ne pas donner à la contre-révolution la possibilité de s'organiser ? » Un orateur défendait le droit abstrait du parti de choisir le moment de frapper, alors qu'il s'agissait de fixer un terme précis. Le congrès bolchéviste des soviets, s'il s'était avéré incapable de prendre immédiatement le pouvoir, n'aurait fait que discréditer le mot d'ordre « Le pouvoir aux soviets ! », en en faisant une phrase creuse. Zinoviev insista : « Nous devons nous dire carrément que dans les cinq jours qui viennent nous ne tenterons pas d'insurrection. » Kaménev frappa sur le même clou. Staline ne donna à tout cela aucune réponse directe, mais termina par ces mots inattendus : « Le soviet de Pétrograd est déjà entré dans la voie de l'insurrection en se refusant à sanctionner le retrait des troupes. » Il répétait simplement ici, hors de toute liaison avec le discours abstrait qu'il avait tenu, la formule que les dirigeants du Comité militaire révolutionnaire avaient utilisée dans leur propagande au cours des journées précédentes. Mais que voulait dire « entrer dans la voie de l'insurrection » ? S'agissait-il de jours ou de semaines ? Staline s'abstint prudemment de préciser. La situation était loin d'être claire pour lui.

Au cours des débats, le président du Comité de Pétrograd, Daletsky, futur chef de l'agence télégraphique soviétique, disparu plus tard dans une des épurations, donna contre le passage immédiat à l'offensive l'argument suivant : « Nous n'avons même pas de centre. Nous allons, mi-consciemment, à la défaite. » Daletsky ne connaissait pas encore, semble-t-il, la formation du « centre » soviétique ou ne lui accordait pas assez d'importance. En tout cas sa remarque servit d'impulsion à une nouvelle improvisation. Après s'être retiré dans un coin avec d'autres membres du Comité central, Lénine écrivit, le papier sur son genou, la résolution suivante : « Le Comité central organise un centre militaire révolutionnaire composé de Sverdlov, Staline, Boubnov, Ouritsky et Dzerjinsky. Ce centre sera incorporé au comité révolutionnaire du soviet. » C'est certainement Sverdlov qui se souvint du Comité militaire révolutionnaire. Mais personne ne connaissait encore au juste le nom de l'état-major soviétique. Trotsky était en ces heures-là à la séance du soviet où le Comité militaire révolutionnaire se trouvait définitivement mis sur rails.

La résolution du 10 octobre avait été adoptée à une majorité de vingt voix contre deux et trois abstentions. Pourtant, nul n'avait répondu à la question suivante : la décision que l'insurrection devait se faire à Pétrograd avant le 20 septembre était-elle toujours valide ? Il était certes, difficile de trouver une réponse. Politiquement, la décision de passer à l'insurrection avant le congrès était la seule juste. Mais il restait trop peu de temps pour la réaliser. Aussi la séance du 16 octobre ne sortit-elle pas de cette contradiction. Mais c'est ici que les conciliateurs vinrent à l'aide : le lendemain, ils décidèrent, pour des considérations à eux, de différer l'ouverture du congrès, que d'avance ils détestaient, jusqu'au 25 octobre. Les bolchéviks accueillirent ce sursis inattendu avec une protestation publique et une gratitude secrète. Cinq jours supplémentaires tiraient complètement le Comité militaire révolutionnaire de l'embarras.

Les procès-verbaux du Comité central et les numéros de la Pravda dans les semaines qui précèdent le 25 octobre dessinent assez nettement la physionomie politique de Staline sur le fond de l'insurrection. De même qu'avant la guerre il était en apparence avec Lénine, tout en recherchant le soutien des conciliateurs contre l'émigré qui « demandait la lune », de même se trouvait-il maintenant dans la majorité officielle du Comité central, tout en soutenant l'opposition de droite. Comme toujours, il agissait prudemment, pourtant, l'envergure des événements et l'acuité des conflits le forcèrent assez souvent à aller plus loin qu'il ne l'aurait voulu..

Le 11 octobre, Zinoviev et Kaménev imprimèrent dans le journal de Maxime Gorki une lettre contre l'insurrection. La situation dans les sommets du parti prit immédiatement un caractère extrêmement aigu. Lénine tempêta et ragea dans sa retraite clandestine. Afin d'avoir les mains libres pour mener l'agitation contre l'insurrection, Kaménev donna sa démission du Comité central. La question fut discutée à la séance du 20 octobre. Sverdlov communiqua une lettre de Lénine qui flétrissait Zinoviev et Kaménev comme des briseurs de grève et réclamait leur exclusion du parti. La crise s'était soudainement compliquée du fait que, le matin même, la Pravda avait publié une déclaration de la rédaction défendant Zinoviev et Kaménev : « L'âpreté du ton de l'article du camarade Lénine ne change pas le fait qu'au fond nous avons, les uns et les autres, les mêmes idées. » L'organe central avait jugé nécessaire de condamner, non pas l'intervention publique des deux membres du Comité central contre la décision du parti sur l'insurrection, mais l'« âpreté » de la protestation de Lénine; bien plus encore, il se solidarisait avec Zinoviev et Kaménev quant « au fond ». Comme si, à ce moment-là, il y avait une question plus fondamentale que celle de l'insurrection ! Les membres du Comité central se frottèrent les yeux de stupéfaction.

Outre Staline, il y avait à la rédaction Sokolnikov, futur diplomate soviétique et future victime d'une épuration. Mais Sokolnikov déclara qu'il n'avait pris aucune part à l'élaboration de l'attaque de la rédaction contre Lénine et qu'il la considérait erronée. Il s'avéra donc que Staline seul, contre le Comité central et son propre collègue de la rédaction, avait soutenu Kaménev et Zinoviev quatre jours avant l'insurrection. Le Comité central ne contint son indignation que par crainte d'étendre la crise.

Continuant à louvoyer entre les partisans et les adversaires de l'insurrection, Staline se prononça contre l'acceptation de la démission de Kaménev, indiquant que « toute notre situation est contradictoire ». Par cinq voix contre trois, celle de Staline et deux autres, la démission de Kaménev fut acceptée. Par six voix, de nouveau contre celle de Staline, la décision fut prise d'interdire à Kaménev et à Zinoviev de mener la lutte contre le Comité central. Le procès-verbal dit : « Staline déclare qu'il se retire de la rédaction. » Cela signifiait, pour lui, l'abandon du seul poste qu'il fût capable d'occuper en période révolutionnaire. Mais le Comité central rejeta la démission de Staline, et cette nouvelle fêlure n'alla pas plus loin.


La conduite de Staline peut sembler inexplicable à la lumière de la légende créée autour de lui, en fait, elle correspond entièrement à sa tournure d'esprit. Le manque de confiance dans les masses et la prudence soupçonneuse le forcent au moment de décisions historiques à rentrer dans l'ombre, attendre et, si possible, s'assurer des deux côtés contre toute éventualité. Ce n'était nullement pour des considérations sentimentales qu'il défendait Zinoviev et Kaménev. En avril, Staline avait changé sa position officielle, mais non la tournure de sa pensée. Si, lors des votes, il était du côté de Lénine, par son état d'esprit il se trouvait plus près de Kaménev. De plus, le mécontentement que son rôle lui causait le poussait naturellement vers les autres mécontents, quoiqu'il ne fût pas en plein accord politique avec eux.

Pendant toute la semaine qui précéda l'insurrection, Staline manœuvra entre Lénine, Trotsky et Sverdlov, d'une part, et Kaménev et Zinoviev, de l'autre. A la séance du Comité central du 21 octobre, il rétablit l'équilibre rompu la veille, en proposant de confier à Lénine la préparation des thèses pour le congrès des soviets qui approchait et de charger Trotsky de faire le rapport politique. Les deux propositions furent adoptées à l'unanimité. Si, notons-le en passant, il y avait eu à ce moment-là entre Trotsky et le Comité central les désaccords qui furent inventés quelques années plus tard, comment ce Comité central, sur l'initiative de Staline, aurait-il pu confier à Trotsky le rapport le plus important au moment le plus critique ? S'étant ainsi assuré contre toute éventualité venant de gauche, Staline rentra de nouveau dans l'ombre et attendit.

Sur la participation de Staline à l'insurrection d'Octobre, le biographe, avec la meilleure volonté, n'a pas grand-chose à dire. Son nom n'est jamais mentionné par personne : ni dans les documents, ni par les nombreux auteurs de Mémoires. Afin de combler quelque peu ce trou béant, l'historiographie officielle relie le rôle de Staline dans l'insurrection au mystérieux « centre » du parti nommé pour préparer cette insurrection. Nul, pourtant, ne nous dit rien de l'activité de ce centre, du lieu et des dates de ses sessions, des moyens qu'il employa pour diriger l'insurrection. Et ce n'est pas étonnant : ce « centre » n'a jamais existé. L'histoire de cette légende mérite de retenir l'attention.

Au cours d'une conférence du Comité central à laquelle avaient participé un certain nombre de militants en vue de Pétrograd, le 16 octobre, il avait été décidé, comme nous le savons déjà, d'organiser un « centre militaire révolutionnaire », formé de cinq membres du Comité central. « Ce centre », dit une résolution hâtivement écrite par Lénine dans un coin de la salle, « s'incorporera au comité révolutionnaire soviétique ». Ainsi, selon le sens direct de la décision, le « centre » n'était pas destiné à diriger indépendamment l'insurrection, mais à compléter l'état-major soviétique. Mais, tout comme bien d'autres improvisations de ces journées fébriles, ce projet ne devait pas se réaliser. Aux heures mêmes où le Comité central, en l'absence de Trotsky, créait sur un bout de papier le nouveau « centre », le soviet de Pétrograd, sous la présidence de Trotsky, formait définitivement le Comité militaire révolutionnaire, qui, dès son apparition, concentra dans ses mains tout le travail de préparation. Sverdlov, dont le nom se trouve à la première place sur la liste des membres du « centre » (et non pas celui de Staline, comme le disent faussement les nouvelles publications soviétiques), travailla avant et après la décision du 16 octobre en liaison étroite avec le président du Comité militaire révolutionnaire. Trois autres membres du « centre », Ouritsky, Dzerjinsky et Boubnov, ne furent mêlés au travail du Comité que le 24 octobre et chacun à titre individuel, comme si la décision du 16 octobre n'avait jamais été prise. Quant à Staline, conformément toute sa ligne de conduite dans cette période-là, il refusa obstinément d'entrer aussi bien dans le Comité exécutif du soviet de Pétrograd que dans le Comité militaire révolutionnaire et ne se montra pas une seule à leurs séances. Tous ces faits sont établis très facilement sur la base de procès­-verbaux officiellement publiés.

A la séance du Comité central du 20 octobre, le « centre », créé quatre jours plus tôt, aurait dû, semble-t-il, faire un rapport sur son activité ou au moins mentionner qu'il avait commencé à agir : il ne restait que cinq jours jusqu'au congrès des soviets et l'insurrection devait précéder l'ouverture du congrès. Certes, Staline avait autre chose à faire : après avoir défendu Zinoviev et Kaménev, il présenta à cette séance sa démission de la rédaction de la Pravda. Mais parmi les autres membres du « centre » qui assistaient à la séance, ni Sverdlov, ni Dzerjinsky, ni Ouritsky ne soufflèrent mot de ce « centre ». Le procès-verbal du 16 octobre avait été, semble-t-il, soigneusement caché pour dissimuler les traces de la participation « illégale » de Lénine à la séance et, durant les quatre jours dramatiques qui avaient suivi cette séance, le « centre » avait été d'autant mieux oublié que l'activité intense du Comité militaire révolutionnaire excluait tout besoin d'une institution supplémentaire.

A la séance suivante, le 21 octobre, à laquelle participèrent Staline, Sverdlov et Dzerjinsky, encore une fois nul ne fait de rapport sur le « centre » et nul ne le mentionne. Le Comité central mène son travail comme si aucune décision sur le « centre » n'avait jamais été prise. A cette séance, il fut décidé, entre autres, de faire entrer dans le Comité exécutif du soviet de Pétrograd, pour améliorer son travail, dix bolchéviks en vue, parmi lesquels Staline. Mais même cette décision-là reste sur le papier.

La préparation de l'insurrection s'activait, mais par une voie différente. Le maître réel de la garnison de la capitale, le Comité militaire révolutionnaire, cherchait une excuse pour rompre avec le gouvernement. Le 22 octobre, le commandant des troupes du district la lui donna en refusant de soumettre son état-major au contrôle des commissaires du Comité. Il fallait battre le fer pendant qu'il était chaud. Le bureau du Comité militaire révolutionnaire, avec la participation de Trotsky et de Sverdlov, prit la décision suivante : reconnaître la rupture avec l'état-major comme un fait accompli et passer à l'offensive. Staline n'était pas à cette conférence. Il ne vint à l'idée de personne de l'appeler. Quand arriva le moment de brûler tous les ponts, nul ne se souvint de l'existence du prétendu « centre ».

Le 24 octobre au matin, à Smolny transformé en forteresse, se tint la séance du Comité central qui déclencha l'insurrection. Dès le début, une résolution de Kaménev, qui était rentré dans le Comité central, fut adoptée : « Aujourd'hui nul membre du Comité central ne peut sortir de Smolny sans décision spéciale. » Il y avait à l'ordre du jour un rapport du Comité militaire révolutionnaire. Au moment même du début de l'insurrection, pas un mot du prétendu « centre ». Le procès-verbal déclare : « Trotsky propose de mettre à la disposition du Comité deux membres du Comité central pour faire la liaison avec les employés des postes et de télégraphes et des chemins de fer, et un troisième membre pour observer ce que fait le Gouvernement provisoire. » Il fut décidé de déléguer Dzerjinsky aux postes et télégraphes, Boubnov aux chemins de fer. Sverdlov fut chargé d'observer le Gouvernement provisoire. « Trotsky propose, lisons-nous plus loin, d'établir un état-major de réserve à la forteresse Pierre-et-Paul et d'y assigner un membre du Comité central. » Il fut décidé de « charger Sverdlov de maintenir une liaison constante avec la forteresse ». Ainsi, trois membres du « centre » se trouvaient ici, pour la première fois, mis à la disposition immédiate du Comité militaire révolutionnaire. Cela n'aurait pas été nécessaire, bien entendu, si le centre avait existé, et s'était occupé de préparer l'insurrection. Les procès-verbaux notent qu'Ouritsky, le quatrième membre du « centre », fît quelques suggestions pratiques. Mais où était donc le cinquième membre, Staline ?

La chose la plus étonnante est qu'il n'assista pas à cette séance décisive. Les membres du Comité central étaient tenus de ne pas sortir de Smolny. Mais il ne s'y trouvait même pas. Les procès-verbaux publiés en 1929 en font preuve sans conteste. Staline n'a même pas expliqué son absence, ni verbalement ni par écrit. Nul ne lui posa la question, évidemment pour ne pas provoquer une nouvelle crise. Toutes les décisions les plus importantes concernant la conduite de l'insurrection furent prises en son absence, sans qu'il y prît aucune part, Lors de la distribution des rôles, nul ne le nomma et nul ne proposa de lui attribuer aucune tâche. Il s'était tout simplement mis hors jeu. Pourtant, peut-être dirigea-t-il le « centre » de quelque endroit modeste ? Mais tous les membres de ce « centre », sauf lui, se trouvèrent continuellement à Smolny.

Dans les heures où l'insurrection avait déjà ouverte avait déjà commencé, Lénine, brûlant d'impatience dans son isolement, lança un appel aux dirigeants de rayons : « Camarades ! J'écris ces lignes le 24 au soir... Je vous assure de toutes mes forces, camarades, que maintenant tout dépend d'un fil, que nous avons devant nous des questions qui ne sont décidées ni par des assemblées, ni par des congrès (fùt-ce des congrès de soviets), mais exclusivement par la lutte des masses armées... » Il ressortait avec évidence de la lettre qu'avant le 24 octobre au soir Lénine ne savait pas que le Comité militaire révolutionnaire était passé à l'insurrection. La liaison avec Lénine était surtout maintenue par l'intermédiaire de Staline, qui était l'homme auquel la police s'intéressait le moins. La conclusion s'impose d'elle-même que Staline, étant absent de la séance du matin du Comité central et ayant évité de se montrer à Smolny, ne sut pas jusqu'au soir que l'insurrection battait déjà son plein. On ne peut parler de lâcheté personnelle - il n'y a pas de raison de l'en accuser - mais de duplicité politique. Le machinateur prudent préférait au moment décisif rester à l'écart. Il louvoyait et attendait l'issue de l'insurrection pour définir sa position. En cas d'échec, il était prêt à dire à Lénine, Trotsky et leurs compagnons : « C'est votre faute ! » Il faut se représenter clairement l'atmosphère brûlante de ces journées-là pour apprécier comme elle le mérite cette froide réserve ou, si l'on veut, cette perfidie.

Non, Staline ne dirigea pas l'insurrection, ni personnellement, ni par l'intermédiaire du « centre ». Dans les procès-verbaux, les Mémoires, les innombrables documents, les recueils, les livres d'histoire, publiés du vivant de Lénine et même plus tard, le fameux « centre » n'est pas mentionné une seule fois et Staline, le dirigeant du « centre », est nulle part nommé par personne, ne fût-ce que comme un participant à l'insurrection. La mémoire du parti l'avait oublié. C'est seulement en 1924 que la Commission d'histoire du parti, qui s'occupait de rassembler des matériaux, trouva le procès-verbal soigneusement dissimulé de la séance du 16 octobre avec le texte de la décision de créer le « centre ». La lutte qui se déroulait à ce moment-là contre l'« opposition de gauche » et contre moi personnellement exigeait une nouvelle version de l'histoire du parti et de la révolution. Je me souviens que Sérébriakov, qui avait des amis et des relations partout, m'apprit un jour qu'il y avait une grande jubilation dans le secrétariat de Staline à l'occasion de la découverte du « centre ». Quelle importance cela peut-il bien avoir ? lui demandai-je avec étonnement. « Ils s'apprêtent à enrouler quelque chose sur cette bobine-là », répondit Sérébriakov. Et malgré tout, à ce moment-là, l'affaire n'alla pas plus loin qu'une publication répétée du procès-verbal et de vagues allusions au « centre ». Les événements de 1917 étaient encore trop frais dans les mémoires, les participants à l'insurrection n'avaient pas encore été exterminés, Dzerjinsky et Boubnov, qui étaient sur la liste du « centre », étaient encore vivants. Dans son fanatisme fractionnel, Dzerjinsky pouvait bien consentir à attribuer à Staline des mérites que celui-ci n'avait pas, mais il ne pouvait s'attribuer de tels mérites à lui-même : c'était au-dessus de ses forces. Dzerjinsky mourut à temps. Une des causes de la chute et de la fin de Boubnov fut certainement son refus de donner un faux témoignage. Personne ne pouvait rien se rappeler à propos du « centre ». Sorti du procès-verbal, le fantôme continua à mener une existence de procès-verbal : sans os ni chair, sans oreilles et sans yeux.

Cela ne l'a pas empêché, pourtant, de servir de pivot à une nouvelle version de l'insurrection d'Octobre. « Il est étonnant, dit Staline en 1925, que l'"inspirateur", la "principale figure", le "seul dirigeant" de l'insurrection, le camarade Trotsky, n'ait pas fait partie du centre appelé à diriger l'insurrection. Comment concilier cela avec l'opinion courante sur un rôle particulier du camarade Trotsky ? » L'argument ne tenait manifestement pas debout : le « centre », selon le sens exact de la décision, devait entrer dans le même Comité militaire révolutionnaire, dont Trotsky était président. Mais cela ne faisait rien : Staline avait clairement révélé son intention d’« embobiner » une nouvelle version de la révolution autour du procès-verbal. Seulement, il n'expliquait pas d'où venait l'« opinion courante d'un rôle particulier de Trotsky ». La question ne manquait pourtant pas d'importance.

Dans les notes à la première édition des Œuvres complètes de Lénine, il est dit, sous le nom de Trotsky : « Après que le soviet de Pétersbourg eut passé aux mains des bolchéviks, en fut élu président et, comme tel, organisa et dirigea l'insurrection du 25 octobre. » La « légende » trouva sa place dans les Œuvres complètes de Lénine du vivant de l'auteur. Personne n'eut l'idée de la mettre en doute avant 1925. Mais il y a plus : Staline lui-même apporta en son temps un tribut qui était loin d'être de mince importance à l'« opinion courante ». Dans un article anniversaire, en 1918, il écrivit : « Toute l'activité concernant l'organisation pratique de l'insurrection se mena sous la direction immédiate du président du soviet de Pétrograd, le camarade Trotsky. On peut affirmer avec certitude que le rapide passage de la garnison aux côtés du soviet et l'exécution hardie du travail du Comité militaire révolutionnaire, le parti les doit avant tout et surtout au camarade Trotsky. Les camarades Antonov et Podvoïsky furent les principaux aides du camarade Trotsky. » Ces mots ressemblent maintenant à un panégyrique. En fait, l'arrière-pensée de l'auteur avait été de rappeler au parti que dans les journées de l'insurrection, outre Trotsky, il y avait eu aussi le Comité central, dont Staline faisait partie. Mais contraint de donner à son article une apparence d'objectivité, en 1918, Staline ne pouvait pas ne pas dire ce qu'il dit. En tout cas, lors du premier anniversaire du pouvoir soviétique, il attribuait l'« organisation pratique de l'insurrection » à Trotsky. En quoi consistait donc, en ce cas, le rôle du mystérieux « centre » ? Staline ne le mentionnait même pas, c'est seulement après que six années se furent écoulées qu'on découvrit le procès-verbal du 16 octobre.

En 1920, Staline, déjà, sans nommer Trotsky, oppose le Comité central à Lénine, qui, selon lui, aurait été l'auteur d'un plan d'insurrection erroné. En 1922, il fait de même, remplaçant, pourtant, Lénine par « une partie des camarades » et laissant prudemment entendre que, si l'insurrection n'eût pas à suivre le plan erroné, c'est un peu grâce à lui, Staline. Deux ans plus tard, il s'avère déjà que le plan erroné de Lénine avait été l'invention perfide de Trotsky, Trotsky avait aussi proposé lui-même un plan erroné, heureusement rejeté par le Comité central. Enfin, l'Histoire du parti parue en 1938 représente Trotsky comme l'adversaire déclaré de l'insurrection d'Octobre, laquelle fut dirigée par Staline. Il s'effectua parallèlement une mobilisation de toutes les formes d'art : poésie, peinture, théâtre, cinéma furent appelés à insuffler la vie dans le « centre » mythique, dont les historiens les plus zélés n'avaient pu découvrir les traces, la loupe à la main. Staline est maintenant montré sur tous les écrans du monde, sans même parler des publications du Komintern, comme le chef de l'insurrection d'Octobre.

Une révision de l'histoire du même genre, quoique peut-être pas aussi claire, s'effectua en ce qui concernait tous les vieux bolchéviks, pas d'un seul coup certes, mais selon les changements des combinaisons politiques. En 1917, Staline prit la défense de Zinoviev et de Kaménev, s'efforçant de les utiliser contre Lénine et moi et préparant ainsi le futur « triumvirat ». En 1924, lorsque le « triumvirat » tenait déjà l'appareil entre ses mains, Staline démontra dans la presse que les désaccords avec Zinoviev et Kaménev, à la veille d'Octobre, avaient eu un caractère éphémère et secondaire. « Les désaccords durèrent tout au plus quelques jours parce que et uniquement parce que nous avions en Kaménev et Zinoviev des léninistes, des bolchéviks. » Après la décomposition du « triumvirat », la conduite de Zinoviev et Kaménev en 1917, devint, pendant plusieurs, années, le principal grief contre eux, faisant d'eux des « agents de la bourgeoisie », pour finalement entrer dans l'acte d'accusation qui les conduisit tous deux sous le canon du mauser.

Il est impossible de ne pas s'arrêter avec stupéfaction devant cette obstination froide, patiente et en même temps féroce, tendue vers un seul but, lequel est invariablement personnel. Tout comme autrefois à Batoum le jeune Koba avait mené un travail de sape contre les membres du comité de Tiflis qui se trouvaient au­-dessus de lui, tout comme en prison et en déportation il incitait des simples contre ses adversaires maintenant, à Pétrograd, il échafaudait inlassablement des combinaisons avec les personnes et les circonstance pour évincer, rabaisser, noircir quiconque, d'un manière ou de l'autre, l'éclipsait et l'empêchait de se mettre en avant.

L'insurrection d'Octobre, source du nouveau régime prit naturellement une place centrale dans l'idéologie de la nouvelle couche dirigeante. Comment tout cela s'était-il passé ? Qui avait dirigé au centre et à la périphérie ? Il fallut à Staline à peu près vingt ans pour imposer au pays un panorama historique dans lequel il s'était mis à la place des véritables organisateurs de l'insurrection et avait attribué à ces derniers le rôle de traîtres à la révolution. Il serait erroné de penser que dès le début, il avait le dessein bien achevé de lutter pour établir sa domination personnelle. Il fallut des circonstances historiques exceptionnelles pour donner à son ambition une envergure à laquelle lui-même ne s'attendait pas. Mais, sur un point, il resta invariablement fidèle à lui-même : écartant toutes autres considérations, il profita de chaque situation pour affermir sa position au détriment des autres. Pas à pas, pierre par pierre, patiemment, sans emballement, mais aussi sans pitié ! C'est dans ce tissu ininterrompu d'intrigues, ce dosage prudent de mensonge et de vérité, ce rythme régulier des falsifications que Staline se révèle le mieux, aussi bien comme personnalité humaine que comme chef de la nouvelle couche privilégiée qui, tout entière, eut à se créer une nouvelle biographie.

Ayant fait un mauvais début en mars, discrédité en avril, Staline passa toute l'année de la révolution dans les coulisses de l'appareil. Il ne savait pas créer de relations directes avec les masses et ne se sentit pas une seule fois responsable du sort de la révolution. A certains moments, il fut chef d'état-major, jamais commandant en chef. Préférant se taire, il attendait les initiatives des autres, notait leurs fautes et leurs points faibles, et restait en retard sur les événements. Pour réussir, il lui fallait une certaine stabilité des circonstances et la liberté de disposer de son temps. La révolution lui refusait l'une et l'autre.

N'étant pas contraint de réfléchir aux tâches de la révolution avec cette tension de pensée que crée seul le sens de la responsabilité immédiate, Staline ne saisit jamais complètement la logique interne de l'insurrection d'octobre. C'est pourquoi ses souvenirs sont si empiriques, décousus et discordants, ses jugements ultérieurs sur la stratégie de l'insurrection si contradictoires, ses erreurs dans une série de révolutions ultérieures (Allemagne, Chine, Espagne) si monstrueuses. En vérité, la révolution n'est pas l'élément de cet ancien « révolutionnaire professionnel ».

Et, néanmoins, 1917 fut une étape très importante dans la formation du futur dictateur. Il déclara lui-même plus tard qu'à Tiflis il avait été un apprenti, qu'à Bakou il était devenu compagnon et qu'à Pétrograd il était passé « maître ». Après quatre ans d'hibernation politique et intellectuelle en Sibérie, où il s'était rabaissé au niveau des menchéviks de « gauche », l'année de la révolution, sous la direction immédiate de Lénine, avec un entourage de camarades hautement qualifiés, fut d'une immense importance pour son développement politique. Il eut, pour la première fois, la possibilité de se familiariser avec bien des choses qui, jusqu'alors, étaient complètement restées hors du cercle de ses observations. Il écoutait et regardait avec malveillance, mais aussi avec attention et pénétration. Au centre de la vie politique se trouvait le problème du pouvoir. Le Gouvernement provisoire, auquel participaient menchéviks et populistes, hier encore compagnons d'illégalité, de prison et de déportation, lui permettait de regarder de près dans ce laboratoire mystérieux, où comme chacun sait, ce ne sont pas des dieux qui tournent les pots [1]. La distance immense qui, sous le tsarisme séparait le révolutionnaire clandestin du gouvernement, disparut soudain. Le pouvoir était devenu une notion proche, familière. Koba s'affranchit en très grande mesure de son provincialisme, sinon dans ses habitudes et ses mœurs, du moins dans l'envergure de sa pensée politique. Il sentait, et c'était pour lui un vif affront, qu'il lui manquait quelque chose personnellement, mais, en même temps, il avait mesuré la force d'un groupe étroitement soudé de révolutionnaires doués et expérimentés, prêts à aller jusqu'au bout. Il était devenu un membre reconnu de l'état-major du parti que les masses portaient au pouvoir. Il avait cessé d'être Koba, il était définitivement devenu Staline.


[1] Proverbe russe : ce sont parfois des personnes fort ordinaires qui remplissent des tâches importantes. (N.d.T.)


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