1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


X : La guerre civile (suite)

Au printemps de 1919, l'« armée volontaire » du Nord-Ouest, sous le commandement du général loudénitch, prit inopinément l'offensive et menaça Pétrograd. En même temps, la flotte anglaise manœuvrait dans le golfe de Finlande. Le colonel Boulak-Balakhovitch, à la tête de son unité, dirigeait la poussée contre Pskov et, de leur côté, les unités estoniennes entraient en action au long du front. Le 14 mai, le corps d'armée du général Rodzyanko enfonça le front de la septième armée - qui avait été considérablement affaibli par des prélèvements destinés à des fronts plus actifs, - occupa Iambourg et Pskov, et entreprit simultanément une avance sur Gatchina, Pétrograd et Louga. Le commandant de la septième armée, stationnée dans les environs de Pétrograd, entra en communication avec loudénitch et organisa une conspiration parmi les garnisons entourant la capitale de la Révolution d'Octobre - Cronstadt, Oranienbaum, Krassnaya Gorka, Siéraya Lochad, Krasnoïé Sélo. Les conspirateurs, en accord avec Ioudénitch, faisaient des préparatifs pour occuper la capitale simultanément avec les troupes de son armée. Ils espéraient trouver un appui auprès de matelots mécontents et particulièrement l'aide active de la flotte. Mais les marins des deux dreadnoughts soviétiques ne secondèrent pas l'insurrection, et la flotte anglaise se borna alors à une surveillance expectante. L'entreprise avortait, mais, le 12 juin 1919, Krassnaya Gorka et Siéraya Lochad restaient encore aux mains des conspirateurs et, pendant quatre jours, aucune tentative ne fut faite pour les reprendre. Finalement après un duel d'artillerie avec Cronstadt, Krassnaya Gorka était occupée, le 16, par un détachement de marins rouges.

Staline arriva à Pétrograd dans les derniers jours de mai 1919, muni de pouvoirs exceptionnels du Comité central du Parti et du gouvernement. Deux semaines plus tard, il télégraphiait à Lénine :

Après Krassnaya Gorka, Siéraya Lochad a été de même liquidée. Les canons sont en ordre parfait. Le nettoyage et le renforcement des forts et forteresses se poursuivent activement. Les spécialistes de la marine assurent que la capture de Krassnaya Gorka par mer est contraire à toutes les règles de la science navale. Tout ce que je puis dire là-dessus, c'est qu'il faut balayer cette soi-disant science. La capture rapide de Gorka s'explique par l'intervention la plus brutale de moi et des autres civils dans les opérations militaires, qui alla jusqu'à révoquer des ordres donnés sur terre et sur mer, et à imposer les nôtres. Je considère comme mon devoir de déclarer qu'à l'avenir j'agirai de même malgré tout mon respect pour la science.

Ce ton provocant de bravache mécontenta Lénine. De Pétrograd, il était possible à tout moment de communiquer avec le Kremlin, et de remplacer les commandants incapables ou peu sûrs, de renforcer le commandement, c'est-à-dire de faire simplement ce que faisaient, sur un front ou sur l'autre, les militants du Parti, sans violer les règles élémentaires d'une attitude décente, indispensable pour maintenir des relations cordiales, et sans miner l'autorité du commandement et de l'état-major. Tout cela était bon pour d'autres, mais pas pour Staline. Il ne pouvait faire sentir sa supériorité sur d'autres hommes qu'en les insultant. Il ne pouvait tirer de satisfaction de son travail qu'en exprimant grossièrement son dédain pour tous ceux qui lui étaient subordonnés. N'ayant d'autres moyens à sa disposition, il voyait dans sa brutalité une possibilité d'étaler son génie spécial, de mépriser les institutions et les hommes qui jouissaient de l'estime et du respect de tous. Son télégramme se terminait par ces mots : « Envoyez rapidement deux millions de cartouches à ma disposition pour six divisions. »

Ce post-scriptum typiquement stalinien révèle tout un système. L'armée avait naturellement son propre directeur des munitions. Les obus étaient toujours en quantités insuffisantes et il fallait les répartir en tenant compte des réserves disponibles et de l'importance relative des fronts et des armées. Mais Staline passait par-dessus toutes ces considérations. Ignorant la direction des munitions, il demandait des cartouches par l'intermédiaire de Lénine, et non pour les mettre à la disposition du commandement de l'armée, mais à sa disposition personnelle, de façon à pouvoir les présenter comme un don à un commandant particulier qu'il voulait impressionner par son importance.

Dix ans plus tard, ce bref séjour de Pétrograd au printemps de 1919, fut utilisé par Vorochilov pour fabriquer une nouvelle falsification de l'histoire qui est devenue aujourd'hui un des mythes les plus extraordinaires de la légende stalinienne : « Staline, sauveur de Pétrograd. » En fait, loudénitch essaya à deux reprises de capturer Pétrograd en 1919 - en mai et encore en octobre.

Le premier raid de Ioudénitch, entrepris avec des forces négligeables, n'était qu'une simple reconnaissance, et il passa pratiquement sans retenir l'attention du Parti, alors tout entière concentrée sur les fronts de l'Est et du Sud. Dans les mois qui suivirent, Ioudénitch, sous le couvert de l’Estonie et avec l'aide intensifiée de l'Angleterre, forma une nouvelle armée amplement pourvue d'officiers et d'équipement. Cette seconde tentative fut la véritable campagne contre Pétrograd. Estimant qu'il ne nous serait pas possible de défendre tous les fronts simultanément, Lénine proposa d'abandonner Pétrograd. Je m'y opposai. La majorité du Bureau politique, Staline y compris, m'approuva. J'étais déjà à Pétrograd quand Lénine m'écrivit, le 17 octobre 1919 :

Passé la nuit dernière au Conseil de la défense. Je vous envoie le décret pris. Comme vous le voyez, votre plan a été adopté. Mais l'évacuation des ouvriers de Pétrograd n'a pas été rapportée, naturellement (on dit que vous l'avez défendue dans une conversation avec Krassine et Rykov). Ci-joint un appel que le Conseil m'a chargé de rédiger. J'étais pressé, il est mal venu. Vaudra mieux mettre ma signature sous la vôtre. Saluts.
Lénine.

La lutte pour Pétrograd prit un caractère extrêmement dramatique, L'ennemi parvint en vue de la capitale, qui se prépara à un combat de rues. Je ne doutais pas que l'Armée blanche, forte de vingt-cinq mille combattants, même si elle réussissait à envahir une ville de plus d'un million d'habitants, courrait à sa perte si elle se heurtait à une résistance sérieuse et bien organisée. En outre, j'estimais qu'il était indispensable, surtout au cas où l'Estonie et la Finlande entreraient en campagne, de préparer un plan de retraite de l'armée et des ouvriers vers le sud-est : c'était le seul moyen de sauver l'élite de la classe ouvrière de Pétrograd, menacée d'extermination.

La journée du 21 octobre fut décisive; le 22, l'Armée rouge prit elle-même l'offensive. loudénitch avait eu le temps de faire avancer ses réserves et de renforcer ses rangs. Les combats devinrent acharnés. Au soir du 23, nous nous emparions de Dietskoïé Sélo et de Pavlovsk.

Pendant ce temps, la quinzième armée, notre voisine, commençait à exercer une pression du côté sud, menaçant de plus en plus les derrières et l'aile droite des Blancs. Un revirement se produisit. Celles de nos troupes qui avaient été surprises par l'offensive et qu'une série de revers avaient rendu furieuses rivalisèrent d'abnégation et d'héroïsme. Pensant au caractère forcené des combats, je lançai, le 24 octobre, un ordre du jour disant : « Malheur au soldat indigne qui lèverait son arme sur un prisonnier ! » Et, après que trois de nos torpilleurs eurent coulé sur des mines, je répétai mon avertissement : « ... Mais même actuellement, alors que nous combattons avec acharnement le mercenaire de l'Angleterre, Ioudénitch, je vous demande de n'oublier jamais qu'il existe deux Angleterres. A côté de l'Angleterre des profits, de la corruption, il existe une Angleterre du travail, pleine de puissance spirituelle, dévouée à l'idéal de la solidarité internationale. Nous avons contre nous l'Angleterre des boursiers. L'Angleterre laborieuse, le peuple, est avec nous. » La haute tâche de l'éducation socialiste était étroitement, rattachée par nous à celle de la guerre.

Il est aujourd'hui difficile d'évoquer, même de se rappeler, l'explosion d'enthousiasme que provoqua la victoire remportée sous Pétrograd. Zinoviev me fit parvenir le document suivant :

Défendre Pétrograd rouge, c'était rendre un service inappréciable au prolétariat mondial, et par conséquent à l'Internationale communiste. La première place dans la défense de Pétrograd vous appartient, bien entendu, cher camarade Trotsky. Au nom du Comité exécutif de l'Internationale communiste, je vous transmets des drapeaux que je vous prie de remettre aux éléments les plus méritants de la glorieuse Armée rouge que vous dirigez.
Zinoviev.

Je reçus des documents du même genre de la part du soviet de Pétrograd, des syndicats et d'autres organisations, Je transmis les drapeaux à différents régiments, mes secrétaires rangèrent les documents dans les archives. Pourtant, l'histoire staIinienne officielle enseigne aujourd'hui que Pétrograd fut sauvée par Staline.


Durant les premiers mois de 1919, l'Armée rouge porta un coup décisif à la contre-révolution dans le Sud, où son appui principal était l'armée des cosaques du Don sous le commandement du général Krasnov. Mais derrière Krasnov, dans le Kouban et le Caucase septentrional, Dénikine rassemblait son armée. Au milieu de mai, notre armée poussait son avance, mais éprouvée par les fatigues de la campagne, elle se heurta aux troupes fraîches de Dénikine et commença à reculer. Nous perdîmes finalement tout ce que nous avions gagné, surtout l'Ukraine entière que nous avions récemment libérée. D'autre part, sur le front oriental, où l'ex-colonel Kaménev commandait, avec Smilga et Lachévitch comme membres du comité de guerre, la situation s'était améliorée, au point que je jugeai inutile de m'y rendre. Grisés par leurs succès, Smilga, Lachévitch et Goussiev hissèrent leur commandant sur leurs épaules et envoyèrent sur lui des rapports enthousiastes à Moscou. Quand le commandant en chef, Vatsétis d'accord avec moi en principe, avait suggéré que le front oriental restât sur l’Oural pendant l'hiver afin de pouvoir transférer plusieurs divisions au front du Sud où la situation devenait menaçante, Kaménev, appuyé par Smilga et Lachévitch, opposa une vive résistance.

Staline fonça sur ce conflit entre le front oriental et Ie commandant en chef, qui avait ouvertement condamné son intervention dans les questions de stratégie. Il traitait Vatsétis avec hostilité et n'attendait qu'une occasion d'exercer sa vengeance contre lui. Maintenant cette occasion se présentait d'elle-même. Lachévitch et Goussiev, d'accord évidemment avec Staline, proposèrent que Kaménev fût nommé commandant en chef. Les succès remportés sur le front oriental permirent de gagner Lénine à ces vues et brisèrent ma résistance. Kaménev fut nommé commandant en chef le 3 juillet 1919 et le Comité central reconstitua ainsi le Comité révolutionnaire de guerre : Trotsky, Skliansky, Goussiev, Smilga, Rykov, et le commandant en chef, S. Kaménev.

La première tâche du nouveau commandant en chef était d'élaborer un plan qui permît de grouper nos forces sur le front du Sud. Kaménev se distinguait par l'optimisme et une vive imagination stratégique. Mais sa vision restait toujours assez bornée. Les facteurs sociaux du front du Sud - les ouvriers, les paysans ukrainiens, les cosaques - ne représentaient pour lui rien de précis. Il approchait le front méridional du point de vue du commandant du front oriental. La chose la plus indiquée à ses yeux était de concentrer les divisions prélevées à l'Est au long de la Volga et de diriger l'attaque sur le Kouban, où se trouvait le quartier général de Dénikine.

En matière de stratégie, j'avais toujours donné le dernier mot au commandant en chef. Cependant ma familiarité avec le front du Sud m'amena promptement à considérer que ce plan était fondamentalement erroné. Dénikine avait réussi à transférer sa base du Kouban en Ukraine. Avancer maintenant contre les cosaques ne pouvait que les pousser forcément vers Dénikine. Il était clair pour moi que l'attaque principale devait être déclenchée au long de la ligne de séparation entre Dénikine et les cosaques, dans la région où la population était entièrement contre les cosaques, contre Dénikine, et pour nous. Mais mon opposition au plan de Kaménev était interprétée comme la continuation du conflit entre le Comité de guerre et le front oriental. Smilga et Goussiev, toujours avec la collaboration de Staline, prétendirent que j'étais contre le plan parce que je n'avais pas confiance dans le nouveau commandant en chef, sur la base de principes généraux. Lénine, apparemment, partageait cette appréhension. Mais ces suppositions étaient entièrement erronées. Je ne surestimais pas Vatsétis. J'avais accueilli Kaménev tout à fait amicalement et m'efforçais de lui faciliter sa tâche de toutes les façons. Mais l'erreur du plan était pour moi si certaine que, lorsqu'il fut confirmé par le Bureau politique, où chacun, y compris Staline, vota contre moi, je décidai de remettre ma démission. Le 5 juillet, le Comité central me répondit par la décision suivante :

Le Bureau d'organisation et le Bureau politique du Comité central, ayant examiné et discuté sous tous ses aspects la déclaration du camarade Trotsky, sont arrivés unanimement à cette conclusion qu'ils ne peuvent nullement accepter la démission du camarade Trotsky et donner satisfaction à sa demande. Le Bureau d'organisation et le Bureau politique feront tout ce qui dépendra d'eux pour faciliter au camarade Trotsky, et rendre le plus profitable à la République, le travail sur le front du Sud, le plus pénible, le plus dangereux et le plus important actuellement, qui a été choisi par le camarade Trotsky lui-même. En tant que commissaire du peuple à la Guerre et président du Comité révolutionnaire de guerre, le camarade Trotsky peut parfaitement agir aussi à titre de membre du Comité de guerre du front du Sud avec le Comité du front qu'il a lui-même désigné et que le Comité central a accepté. Le Bureau d'organisation et le Bureau politique du Comité central laissent au camarade Trotsky l'entière possibilité d'obtenir, par tous les moyens, ce qu'il estime être un correctif à la ligne générale dans la question militaire et, s'il le désire, s'efforceront de hâter la convocation du congrès du Parti.
Lénine, Kaménev, Krestinsky, Kalinine, Sérébriakov, Staline, Stassova.

On voit que cette décision porte aussi la signature de Staline. Menant son intrigue dans les coulisses et accusant Lénine de manquer de courage et de constance, Staline ne se décidait cependant pas à s'opposer ouvertement au Comité central.

Je retirai ma démission et partis immédiatement pour le front du Sud.

La préparation de l'offensive sur le front du Sud se développa au milieu de sérieuses difficultés. A la fin de la première semaine d'août - c'est-à-dire environ une semaine après le déclenchement de l'offensive - le Bureau politique se trouva devant plusieurs problèmes grande importance. Il était parfaitement clair que Dénikine allait diriger son assaut contre l'Ukraine plutôt que dans la direction de l'Est, afin d'établir un contact avec la Roumanie et la Pologne, et transférer sa base d'Ekatérinodar à Odessa et à Sébastopol. En dehors des mesures prises par le commandant en chef pour obvier à ce danger, qui était le plus sérieux pour le moment, il était nécessaire de décider tout de suite ce qu'il fallait faire au sujet de la bataille, imminente pour l'Ukraine. Avant tout, il était indispensable d'établir une liaison entre la douzième et la quatorzième armée, laquelle, par suite de l'absence de liaisons télégraphiques, se trouvait coupée du front du Sud. Non seulement les arrières des deux armées avaient déjà fusionné, mais ils étaient de plus en plus contraints d'agir contre un même ennemi, Dénikine. En conséquence, je proposai de soustraire de la quatorzième armée la juridiction du front du Sud, de fondre les commandements des deux armées en la personne du commandant de la quatorzième armée, légorov, et son état-major, dénommant ce nouveau groupement le front du Sud-Ouest, dont le quartier général serait à Konotop, et de le mettre directement sous la juridiction du commandant en chef et de l'état-major général. Pour ne pas réduire la capacité combattante de ce front au dessous du strict minimum, il était nécessaire d'abord de faire, avec l'aide d'unités communistes transférées temporairement de secteurs plus sûrs, un effort exceptionnel pour mettre un terme au banditisme, à la destruction des voies ferrées. Tous les officiers rouges disponibles furent envoyés immédiatement en Ukraine par trains spéciaux. Tous les militants politiques désignés, pour d'autres armées y furent envoyés également avec tout l'équipement qu'on pouvait rassembler. La douzième armée manquait de cartouches. Les comités de guerre des deux armées étaient faibles. En accord avec le conseil ukrainien de la défense et les comités de guerre des deux armées, Vorochilov fut désigné pour diriger la lutte contre la rébellion à l'arrière des armées.

[Des difficultés analogues, bien que de nature diverses selon les régions, surgissaient partout et à chaque instant. Lénine devint inquiet. Au début même du l'offensive, il écrivit à Skliansky : ]

Je suis malade. Dois garder le lit. Répondez donc par messager. Le délai de l'offensive dans la direction de Voronèje (du 1° au 10 août !) est monstrueux. Le succès de Dénikine est alarmant.
Que se passe-t-il ? Sokolnikov dit que nos forces là-bas étaient quatre fois supérieures à celles de l'ennemi.
Que se passe-t-il- donc ? Comment avons-nous pu manquer l'occasion à ce point ?
Dites au commandant en chef que les choses ne peuvent continuer ainsi; il doit leur accorder toute son attention.
Lénine, Président du Conseil de la défense.

L'offensive sur le front du Sud, selon le plan de S. Kaménev commença au milieu d'août. Six semaines plus tard, fin septembre, j'écrivais au Bureau politique qui avait repoussé mon plan : « L'offensive engagée le long de la ligne de la plus grande résistance s'est révélée entièrement à l'avantage de Dénikine, comme il avait été prévu... Notre situation sur le front du Sud est pire qu'elle était quand l'état-major commença l'application de son plan a priori. Il serait enfantin de se refuser à le voir. » A ce moment, l'erreur fatale du plan était devenue claire à beaucoup de ses anciens défenseurs, y compris Lachévitch, qui avait été transféré du front de l'Est au front du Sud. Trois semaines plus tôt, le 6 septembre, j'avais télégraphié du front au commandant en chef et au Comité central que « le point critique de la lutte sur le front du Sud s'est déplacé dans la direction de Koursk-Voronèje, où il n'y a pas de réserves ». J'attirais également leur attention sur les problèmes suivants :

« Les efforts pour liquider Mamontov n'ont donné pratiquement jusqu'ici aucun résultat. Les unités de mitrailleurs motorisées n'ont pas été constituées parce qu'on n'a pas reçu de mitrailleuses, ou même un petit nombre d'automobiles. Mamontov cherche évidemment à grouper ses propres troupes sur le front de Koursk. Nos unités d'infanterie, faibles et dispersées, le gênent à peine. Le commandement de Lachévitch est paralysé par l'absence de communications. Le danger d'une rupture du front dans le secteur Koursk-Voronèje devient visible. La prochaine tâche de Lachévitch sera de poursuivre l'ennemi pour essayer de boucher cette brèche. »

En addition, je proposais certains regroupements d'armées qui équivalaient à une liquidation du plan qui venait d'échouer. Sérébriakov et Lachévitch signèrent le télégramme avec moi. Mais le nouveau commandant en chef était aussi entêté dans l'erreur que son prédécesseur et le Bureau politique lui maintint résolument son appui. Le même jour, 6 septembre, je recevais cette réponse, à Orel : « Le Bureau politique du Comité central ayant examiné le télégramme de Trotsky, Sérébriakov et Lachévitch a confirmé la réponse du commandant en chef et il exprime sa surprise que des efforts soient faits pour remettre en question le plan stratégique adopté. - Lénine. »

Le déroulement des opérations militaires durant deux mois écoulés avait rendu caduc le plan originel; plus, durant ces deux mois de continuelles batailles infructueuses, beaucoup de routes avaient été complètement détruites et la concentration des réserves devint incomparablement plus difficile qu'en juin et juillet. Le regroupement des forces était donc d'autant plus nécessaire. Je suggérai que le corps monté de Boudienny fut envoyé à marches forcées au nord-est et que plusieurs autres unités fussent transférées dans cette direction Mais le Bureau politique, y compris naturellement Staline, continua dans toute cette période à rejeter ces suggestions et d'autres, et approuva systématiquement les instructions du commandant en chef qui persistait à répéter que « le plan fondamental de l'avance au long du Sud reste inchangé, en d'autres termes, l'attaque principale doit être déclenchée par le groupe spécial de Chorine, sa tâche consistant à détruire l'ennemi dans Ie Don et le Kouban ». Cependant l'offensive était complètement embourbée. La situation dans le Kouban, où les meilleures troupes avaient été envoyées, devint extrêmement grave, tandis que Dénikine s'avançait vers le Nord.

« Pour apprécier le plan d'opérations, écrivais-je fin septembre, il n'est pas superflu de considérer ses résultats. Le front du Sud a reçu plus de forces qu'aucun autre front n'en a jamais eu, au commencement de l'offensive, il n'avait pas moins de cent quatre-vingt mille baïonnettes et sabres, un nombre correspondant de canons et de mitrailleuses. Après un mois et demi de combats, nous piétinons terriblement dans la moitié orientale, tandis que dans la moitié occidentale, nous avons une retraite difficile, une perte d'unités, la destruction de l'organisation... La cause de l'échec doit être cherchée exclusivement dans le plan d'opérations... Des unités de moyenne valeur furent dirigées sur des localités peuplées entièrement de cosaques qui ne nous menaçaient pas, mais défendaient leurs villages et leurs foyers. L'atmosphère d'une guerre nationale du Don exerça une influence démoralisante sur nos unités. Dans ces conditions, les tanks de Dénikine, manœuvrant habilement, lui donnèrent une énorme supériorité. »

Bientôt, il ne fut plus question du plan, mais de ses conséquences désastreuses, matérielles et psychologiques. Le commandant en chef, suivant en cela la maxime de Napoléon, avait apparemment espéré qu'en persistant dans son erreur il en tirerait tous les avantages possibles et finalement emporterait la victoire. Le Bureau politique, bien qu'il perdît confiance, maintenait néanmoins sa propre décision. Le 21 septembre, nos troupes abandonnaient Koursk. Le 13 octobre, Dénikine prenait Orel, qui lui ouvrait la route de Toula, où les plus importantes usines étaient concentrées, et au delà de laquelle était Moscou. Je mis le Bureau politique devant l'alternative : ou modifier notre stratégie, ou évacuer Toula, y détruisant les industries de guerre, et organiser la résistance à la menace directe sur Moscou. En ce moment, l'entêtement du commandant en chef, qui avait déjà lui-même éliminé plusieurs parties de son plan, et l'appui que lui avait donné le Bureau politique étaient hors de question. Au milieu d'octobre, le regroupement de nos forces pour la contre-attaque était achevé. Un groupe était concentré au nord-est d'Orel pour l'action contre le chemin de fer Koursk-Orel. Un autre groupe, à l'est de Voronèje, avait à sa tête le corps monté de Boudienny. Ceci équivalait en fait au plan pour lequel j'avais vainement insisté. [Au sujet de ces événements, il est instructif de considérer les récits récents de cette période par les historiographes stalinistes. On lit dans l'un d'eux : ]

Durant septembre et au commencement d'octobre, Dénikine acheva un succès considérable sur le front du Sud. Il captura Orel le 13 octobre. Pour remédier à la situation extrêmement difficile et dangereuse qui résultait d'échecs prolongés sur le front du Sud, le Comité central du Parti envoya le camarade Staline au comité de guerre du front. Le camarade Staline élabora un nouveau plan stratégique pour la lutte contre Dénikine, qui fut confirmé par Lénine et par le Comité central du Parti. La réalisation de ce plan amena la défaite complète et la déroute de Dénikine.

[Les propres versions de Staline varient selon les époques en ce qui concerne l'auteur du plan de victoire qui avait été d'abord rejeté, et sur le responsable de celui qui nous avait coûté si cher. En 1923, Staline fit l'historique du front du Sud, ostensiblement pour démontrer la valeur de certains principes, mais en fait pour servir ses propres manœuvres politiques : ]

Une analogie pourrait être aisément établie entre ces principes de stratégie politique et les principes de stratégie militaire; par exemple..., la lutte contre Dénikine. Chacun se rappelle la fin de l'année 1919, lorsque Dénikine s'approchait de Toula. A cette époque, d'intéressantes discussions eurent lieu parmi les militaires sur la question de savoir d'où le coup décisif devait être porté contre les armées de Dénikine. Certains chefs militaires proposaient... la ligne Tsaritsyne­-Novorossiisk... d'autres... la ligne Voronèje-Rostov... Le premier n'était pas avantageux parce qu'il présupposait notre mouvement au milieu de régions hostiles au gouvernement soviétique et exigeait ainsi de lourds sacrifices; il était dangereux aussi parce qu'il ouvrait aux armées de Dénikine la route de Moscou par Toula et Serpoukhov. Le second plan était le seul correct parce qu'il comportait le mouvement de nos groupes de base dans des régions qui sympathisaient avec le gouvernement, et par conséquent n'exigeait pas de sacrifices exceptionnels; en outre, il désorganisait l'action du corps principal des troupes de Dénikine marchant sur Moscou. La majorité des chefs militaires se prononça en faveur du second plan. Et le destin de la guerre avec Dénikine fut ainsi définitivement réglé.

Staline prétendait utiliser ce récit simplement comme une illustration occasionnelle de certaines conceptions dans le domaine de la tactique politique. En fait, l'illustration n'était pas accidentelle du tout. On était en 1923; Staline s'attendait à une terrible attaque de Lénine; il essayait donc, systématiquement, de saper l'autorité de Lénine. Dans les cercles dirigeants du Parti, on savait très bien que, derrière le plan erroné et coûteux, n'étaient pas seulement « certains chefs militaires », mais la majorité du Bureau politique, Lénine en tête. Cependant, il préférait parler de désaccord parmi les « militaires », sans mentionner la lutte à l'intérieur du Bureau politique. Il savait que les dirigeants du Parti se rappelaient trop bien que le second plan c'était le mien, le plan que j'avais préconisé dès juillet, et qu'il n’appuya qu'à la fin d'octobre ou au commencement de novembre, après que le commandant en chef lui-même eût, dans la pratique, complètement répudié son propre projet. Mais, le 19 novembre 1924, dix mois après la mort de Lénine, Staline alla plus loin. Il fit alors la première tentative de donner une version délibérément mensongère de la lutte sur le front du Sud et de la diriger contre moi :

C'était à l'automne de 1919. L'offensive contre Dénikine avait échoué... Dénikine prend Koursk. Dénikine avance sur Orel. Le camarade Trotsky est rappelé du front du Sud pour participer à une séance du Comité central. Le Comité central juge la situation alarmante et décide d'envoyer de nouveaux aides militaires au front du Sud et de rappeler le camarade Trotsky. Ces nouveaux aides exigent la « non-intervention » du camarade Trotsky dans les affaires du front du Sud. Le camarade Trotsky cesse de participer directement aux affaires du front du Sud. Les opérations sur ce front se poursuivent jusqu'à la capture par nous de Rostov­-sur-le-Don et d'Odessa, qui a lieu sans le camarade Trotsky. Qu'on essaie de nier ces faits !

Il est vrai que j'ai quitté le front du Sud vers le 10 octobre pour aller à Pétrograd. Notre contre-attaque sur le front du Sud devait avoir commencé à cette date. Tout avait été préparé; la concentration des unités pour l'attaque était presque achevée, et ma présence était beaucoup plus nécessaire à Pétrograd, en ce moment même en grand danger d'être capturée par loudénitch. Me reportant aux trois années de guerre civile et examinant les agendas et la correspondance de mes voyages aux divers fronts, je constate que je n'ai presque jamais eu l'occasion d'accompagner une armée victorieuse, de participer à une attaque, de partager ses victoires avec elle. Mes voyages ne ressemblaient naturellement en rien à des promenades. J'allais seulement dans les secteurs en détresse, quand l'ennemi avait enfoncé notre front. Ma tâche était d'arrêter les régiments qui s'enfuyaient et de les ramener vers le front pour l'attaque. Je me retirais avec les troupes, mais je n'avançais jamais avec elles. Aussitôt que les divisions en déroute avaient repris confiance et que le commandant donnait le signal de la marche en avant, je disais adieu à l'armée et allais vers un autre secteur en difficultés, ou retournais pour plusieurs jours à Moscou afin de résoudre les problèmes qui s'y étaient accumulés. Ainsi, pendant trois ans, je n'eus pas une seule fois l'occasion de voir les visages de soldats heureux après la victoire ou d'entrer avec eux dans des villes conquises. Je ne visitai pas une seule fois le front du Sud pendant toute la période de notre offensive victorieuse. La falsification de Staline consiste ainsi à donner à un fait indéniable une signification complètement fausse.

[Mais il n'y a encore aucune suggestion que Trotsky était l'auteur du plan responsable de l'échec de l'offensive de juillet-septembre contre Dénikine.] On s'en tenait alors à une vague assertion concernant de nouveaux aides militaires qui auraient demandé (à qui ? ) la « non-intervention » du camarade Trotsky. En fait, les treize décrets pris par le Comité central, le 15 octobre, avaient été proposés par moi sous forme écrite et unanimement approuvés par tous les membres, comprenant Staline, Lénine, Kaménev et Krestinsky; ces décrets concernaient la commission qui, d'accord avec ma proposition, était chargée d'envoyer de nouveaux militants sur le front du Sud pour remplacer les anciens, que les défaites constantes avaient fatigués et découragés. Staline n'en faisait pas partie. Lequel de ces nouveaux militants aurait demandé ma non-intervention et à qui, Staline ne le dit pas.

[En 1929, Vorochilov ajoutait ceci : ]

Staline formula devant le Comité central trois conditions essentielles : l° Trotsky ne doit pas intervenir dans les affaires du front du Sud et ne doit pas aller au-delà de la ligne de démarcation; 2° des groupes entiers de militants que Staline considère incapables de rétablir la situation parmi les troupes doivent être rappelés immédiatement; et 3° à ce front seront immédiatement envoyés de nouveaux travailleurs choisis par Staline, qui seront capables d'accomplir cette tâche. Ces conditions furent pleinement acceptées.

Où ? Comment ? Quand ? Par qui ? Ni Staline ni son satellite ne répondirent à ces questions. Cependant, tandis qu'il créditait Staline de la révision du plan erroné, Vorochilov n'osait pas encore, en 1929, affirmer que le plan erroné était le mien. Par son silence sur ce point, il admettait tacitement que j'avais été un adversaire de ce plan. Cependant, cette omission se trouva réparée dans l'historiographie la plus récente. [On nous dit maintenant, d'après l'autorité de Zinaïda Ordjonikidzé, que : ]

Staline... rejeta catégoriquement l'ancien plan d'anéantissement de Dénikine établi par le quartier général dirigé par Trotsky...
« Ce projet insensé d'une marche à travers une contrée hostile sans routes nous menace d'un effondrement complet », écrivait Staline dans une note à Lénine... Au lieu du plan déjà rejeté par la vie elle-même, Staline en établit un pour l'avance des Rouges, à travers le prolétarien Kharkov et le bassin du Donetz, sur Rostov... La stratégie du grand Staline assura la victoire à la Révolution.

Staline répète ici mot pour mot ces arguments contre le plan de juillet-septembre que j'avais, à l'époque, développés à la fois oralement et par écrit, et qu'il avait alors rejetés, avec la majorité du Bureau politique. Comme tous les membres du Bureau politique étaient familiers avec l'évolution de la question, il ne pouvait pas, à cette époque, venir à l'idée de Staline de placer sur moi la responsabilité du plan désastreux. Au contraire, il blâmait le commandant en chef et le « jeune stratège prodige » qui lui était attaché, ce même Goussiev sur qui il avait compté en juillet, quand le commandant avait été changé.

Le 4 décembre 1919, Ivan Smirnov écrivait du front oriental que « Koltchak a perdu son armée... Il n'y aura plus de combats... L'allure de la poursuite est telle que, le 20 décembre, Barnaoul et Novonikolaïevsk seront entre nos mains. » loudénitch avait été complètement défait au Nord-Est. Dénikine était en fuite dans le Sud. Battu dans ses efforts pour gagner l'appui de la paysannerie par des « réformes agraires » équivoques, et privé de l'appui des grands propriétaires en conséquence de la défaite que l'Armée rouge lui avait infligée, Dénikine perdit la confiance des Blancs. Le 26 mars 1920, il abandonna son poste de commandant en chef en faveur de Wrangel, qui avait réussi à reformer les rangs dispersés des gardes blancs, en Crimée.

Les Blancs continuaient à harceler la cavalerie rouge et les unités d'infanterie sur le front du Caucase, où les rangs de notre armée avaient été éclaircis, non seulement par des pertes dans les combats, mais par une épidémie de typhus. Les renforts et les approvisionnements espérés n'arrivaient pas par suite de l'état défectueux des chemins de fer. Des mesures énergiques étaient nécessaires. Lénine et Trotsky envoyèrent à Staline, qui était alors au comité de guerre du front du Sud-Ouest, le télégramme suivant :

Le Comité central estime nécessaire que vous vous rendiez immédiatement à l'aile droite du front du Caucase. Vous aurez à prendre les mesures indispensables pour le transfert de renforts considérables des ouvriers prélevés sur le front du Sud-Ouest.
3 février 1920. Lénine, Trotsky.

[On n'a pas le texte de la réponse de Staline, mais apparemment il souleva des objections qui lui attirèrent cette riposte : ]

Le Comité central n'insiste pas pour votre voyage, à condition que durant les prochaines semaines vous concentriez toute votre attention et toute votre énergie sur l'aide à donner au front du Caucase, de préférence aux besoins du front du Sud-Ouest.
4 février 1920. Lénine, Trotsky.

[Nouveau télégramme de Lénine le 20 février : ]

La situation au Caucase devient sans cesse plus sérieuse. A en juger d'après les nouvelles d'hier, la possibilité de perdre Rostov et Novotcherkask n'est pas exclue, non plus la tentative de l'ennemi de développer son succès vers le Nord, menaçant le territoire du Don. Prenez les mesures indispensables pour le transfert de la quarante-deuxième division et de la division lettone, et pour renforcer leur capacité combattante. Je compte que, considérant la situation générale, vous emploierez toute votre énergie et obtiendrez des résultats impressionnants.
Lénine.

Staline répond :

Lénine, Kremlin, Moscou. Copie pour le Comité central du Parti.
Je ne vois pas clairement pourquoi les tâches concernant le front caucasien me sont imposées, à moi. Normalement, la responsabilité de renforcer le front caucasien repose entièrement sur le Comité révolutionnaire de guerre, dont les membres, selon mes informations, sont en excellente santé, et non sur Staline qui est par ailleurs surchargé de travail.
Staline. 20 février 1920.

[Réponse de Lénine : ]

La tâche d'expédier des renforts du front du Sud-Ouest à celui du Caucase vous a été imposée. Généralement on s'efforce d'aider de toutes les façons possibles et non de chicaner à propos d'attributions respectives.
20 février 1920.
Lénine.

[La République polonaise était hostile, dès le début, au gouvernement soviétique. S'étant emparés de Vilna, en défi à la Société des Nations, les Polonais envahirent le territoire de la Russie Blanche et, en automne, occupaient Minsk et des portions considérables du Volhynie et de Podolie. Devant les succès de Dénikine, ils restèrent inactifs, craignant que la victoire des armées blanches ait de fâcheuses conséquences pour leurs ambitions territoriales. Mais, aussitôt que l'Armée rouge commença de porter des coups décisifs contre Dénikine, l'armée polonaise reprit sa marche. Appuyée par les troupes de la République lettone, l'armée polonaise occupa Dvinsk en janvier 1920, força l'Armée rouge à abandonner Latgalia, prit Mozyr en mars et, sous le commandement personnel de Pilsudski, déclencha une offensive vigoureuse contre l'Ukraine en avril, conjointement avec les forces du feu gouvernement de Petlioura. La guerre avait été ainsi imposée à l'Armée rouge, le gouvernement soviétique se proposa alors, non seulement de repousser l'attaque, mais de porter la révolution en Pologne.]

Le 30 avril, au sujet de cette offensive polonaise, j'écrivais au Comité central du Parti : « Précisément parce que c'est une lutte décisive, elle sera extrêmement sévère. » D'où la nécessité « de considérer la guerre avec la Pologne, non seulement comme la tâche du front occidental, mais comme la tâche dominante pour toute la Russie ouvrière et paysanne ». Le 2 mai, je donnais par les journaux un avertissement général contre un optimisme excessif sur l'espoir d'une révolution en Pologne : « Que la guerre finisse par la révolution ouvrière en Pologne, cela ne fait aucun doute; mais d'autre part, rien ne permet de supposer que la guerre commencera par une telle révolution... Ce serait faire preuve d'une extrême légèreté de croire que la victoire... nous tombera simplement dans les bras. » Le 5 mai, dans un rapport à la séance commune de toutes les institutions soviétiques, je disais : « Ce serait une grave erreur de croire que l'histoire commencera, pour faciliter notre tâche, par la révolution des ouvriers polonais, et par conséquent nous libérera de la nécessité de mener une lutte armée. » Et je concluais : « Camarades, je voudrais avant tout que vous retiriez de cette réunion la conviction que la lutte qui est devant nous sera dure et intense. » Toutes mes déclarations publiques et me instructions militaires de cette époque étaient pénétrée de cette idée. « Aujourd'hui, le front de l'Ouest est le front le plus important de la République », dit une proclamation du 9 mai, signée par moi, à Smolensk. « Les organismes du ravitaillement, doivent être préparés, non en vue d'une campagne aisée et courte, mais pour une lutte prolongée et acharnée. » J'étais opposé à la marche sur Varsovie parce que, considérant la faiblesse de nos forces et de nos ressources, elle ne pourrait s'achever avec succès qu'à la condition d'une insurrection immédiate en Pologne elle-même, et de cela nous n'avions absolument aucune assurance. J'ai exposé l'essence de ce conflit, dans les termes les plus généraux, dans mon Autobiographie [1].

Le principal instigateur de la campagne fut Lénine. Il était soutenu contre moi par Zinoviev, Staline et même par le prudent Kaménev. Rykov était un des membres du Comité central qui partageaient mon point de vue, mais il n'était pas encore au Bureau politique. Radek était, lui aussi, hostile à l'aventure polonaise. Tous les documents secrets de ce temps sont à la disposition des dirigeants actuels du Kremlin et, s'il y avait une seule ligne dans ces documents confirmant les versions fabriquées aujourd'hui, il y a longtemps qu'on l'aurait publiée. C'est précisément le caractère de ces versions, dénuées de tout appui documentaire, et, en outre, les contradictions radicales de ces mêmes versions entre elles, qui montrent que là aussi nous avons affaire à la même mythologie thermidorienne.

Une des raisons pour lesquelles la catastrophe sous Varsovie prit des proportions aussi extraordinaires, ce fut la conduite du commandement du groupe occidental des armées du Sud dirigé contre Lvov (Lemberg). La figure politique principale de ce groupe, c'était Staline. Il voulait à tout prix entrer dans Lvov en même temps que Smilga et Toukhatchevsky entreraient dans Varsovie. La rapide avance de nos armées vers la Vistule avait contraint le gouvernement polonais à concentrer tous ses efforts et, avec l'aide de la mission militaire française, à amener des réserves considérables dans les légions de Varsovie et de Lublin. A ce moment décisif, la ligne des opérations sur le front du Sud-Ouest divergeait à angle droit de la ligne des opérations sur le front principal, le front de l'Ouest : Staline menait sa propre guerre. Quand le danger menaçant l'armée de Toukhatchevsky devint évident et que le commandant en chef ordonna au front du Sud-­Ouest de se déplacer franchement vers Zamostyé-Tomachev, afin de s'attaquer au flanc des troupes polonaises près de Varsovie, le commandant du front du Sud­-Ouest, encouragé par Staline, continua à se diriger vers l'Ouest : n'était-il pas plus important de s'emparer de Lvov même que d'aider d'« autres » à prendre Varsovie ? Pendant trois ou quatre jours, notre état-major général ne put obtenir que son ordre fût exécuté. C'est seulement après des demandes réitérées, appuyées par des menaces, que le commandant du Sud-Ouest modifia la direction de ses troupes, mais alors le délai de plusieurs jours avait déjà joué son funeste rôle. Le 16 août, les Polonais déclenchaient une contre-offensive et forçaient nos troupes à reculer.

Durant les débats secrets sur la guerre polonaise, à une séance du dixième congrès du Parti, Staline tenta de se tirer d'affaire par une stupéfiante déclaration, perfide et mensongère à la fois, disant notamment que Smilga, membre dirigeant du Comité de guerre du front de l'Ouest, avait « trompé le Comité central » en « promettant » de prendre Varsovie à une date précise et qu'il avait manqué à sa « promesse ». Les opérations du front du Sud-Ouest, c'est-à-dire de Staline lui­-même, auraient été déterminées par la « promesse » de Smilga, sur qui, par conséquent, reposait la responsabilité de la catastrophe. Le congrès écouta dans un silence hostile l'orateur revêche, dont les yeux brillaient d'un éclat jaunâtre. Par ce discours, Staline ne blessa nul autre que lui-même. Pas un seul vote ne le soutint. J'élevai immédiatement une protestation contre cette insinuation effrayante : la « promesse » de Smilga ne signifiait rien de plus que l'espoir de prendre Varsovie; mais cet espoir ne pouvait éliminer l'élément d'imprévu attaché à toutes les guerres et, en tout cas, il ne pouvait donner à personne le droit d'agir sur la base d'une spéculation a priori au lieu de tenir compte du développement réel des opérations. Lénine, bouleversé par ces dissensions, prit part à la discussion : « Nous ne devions pas, dit-il, blâmer personnellement quiconque. » Pourquoi Staline ne publie-t-il pas le compte rendu sténographique de ce débat ?

En 1929, A. légorov, commandant du front du Sud-Ouest durant la campagne polonaise, fit la première tentative publique de justifier sa conduite dans une monographie spéciale intitulée « Lvov-Varsovie », dans laquelle il était contraint d'admettre :

... C'est précisément sous ce rapport que tous nos historiens ont critiqué la campagne du front du Sud-Ouest, Personne n'ayant étudié cette campagne sur la base des écrits existants considéra comme un secret que l'explication de l'échec des opérations à l'Ouest fût liée directement aux opérations engagées sur le front du Sud-Ouest. Les accusations portées en ce sens contre le commandant du front se ramènent essentiellement à ceci que le front du Sud-Ouest se comporta d'une manière complètement indépendante, sans prendre en considération soit la situation générale sur le front polonais tout entier, soit l'action du front voisin de l'Ouest : et qu'à ce moment décisif il ne donna pas à ce dernier la coopération nécessaire... Telle est, dans ses grandes lignes, la version qu'on retrouve dans tous les ouvrages consacrés plus ou moins à la question de l'action commune sur le front en 1920, sans exclure les plus récents... Nous trouvons, par exemple, dans le travail intéressant et sérieux de M. Movchine, une référence directe à « la non-observation par le front du Sud-Ouest des instructions catégoriques du commandant en chef concernant l'avance de la première armée montée sur Zamostyé-Tomachev ». Les gradués de notre école de guerre ont étudié l'histoire de la campagne polonaise sur la base de ces textes et d'autres semblables, et continuent à les répandre dans les rangs de notre armée. En bref, la légende du rôle désastreux du front du Sud-Ouest en 1920 n'éveille apparemment, aujourd'hui, aucun doute et est considérée comme un fait que la génération future de tacticiens et de stratèges doit étudier.

Il n'est pas du tout surprenant que légorov qui, comme commandant en chef du front du Sud-Ouest, a une sérieuse responsabilité dans la stratégie personnelle de Staline, essaie de minimiser la gravité de sa faute en offrant une interprétation des événements militaires de 1920 qui lui soit moins défavorable. Cependant, on est immédiatement pris de soupçons, car Iégorov n'entreprend de se défendre lui-même que neuf ans après l'événement, quand « la légende du rôle désastreux du front du Sud-Ouest » a déjà réussi, d'après ses propres mots, à trouver une confirmation définitive et même à s'incorporer dans l'histoire militaire. Ce retard s'explique par le fait que l'armée et le pays, ayant terriblement souffert par suite de l'échec de la campagne polonaise, auraient été indignés par toute falsification, spécialement de la part des responsables du désastre. Il devait attendre et rester tranquille.

Quant à moi, guidé par mon souci du prestige nécessaire du gouvernement et par le désir de ne pas entretenir des querelles au sein de l'armée, qui était déjà bien assez démoralisée, je ne rappelais pas, même d'un mot, le conflit aigu qui avait précédé la campagne. légorov a dû attendre l'instauration d'un régime totalitaire avant de pouvoir riposter. Le prudent légorov, dont le manque d'indépendance est connu, a écrit, sans aucun doute sur l'ordre direct de Staline, bien que ce nom, aussi incroyable que cela puisse paraître, ne soit pas une seule fois mentionné dans le livre. Rappelons que 1929 ouvre la première période de la révision systématique du passé.

Mais, si Iégorov tentait indirectement de minimiser la culpabilité de Staline, en même temps que la sienne propre, il n'essayait pas de rejeter le blâme sur d'autres. Vorochilov ne le faisait pas non plus dans l'article apologétique signé par lui, intitulé « Staline et l'Armée rouge », publié durant la même année 1929. « Seul l'échec de nos troupes près de Varsovie déclare-t-il vaguement, interrompît l'avance de l'armée montée qui était prête à attaquer Lvov, n'en étant plus qu'à 10 kilomètres. » Cependant, l'affaire ne pouvait rester sur cette simple justification de soi-même. Dans de telle, questions, Staline ne s'arrête jamais à mi-chemin. Finalement, le moment vint quand la responsabilité de la défaite pouvait être attribuée à ceux qui étaient intervenus au sujet de la marche sur Lvov. [En 1935, le professeur rouge S. Rabinovitch écrivait dans son Histoire de la guerre civile : ]

La première armée, qui fut engagée dans la bataille pour Lvov, ne pouvait pas aider directement le front de l'Ouest sans prendre Lvov... Malgré cela, Trotsky demanda catégoriquement à la première armée montée de se retirer de Lvov et de se concentrer près de Lublin, pour porter un coup à l'arrière des armées polonaises avançant sur le flanc des troupes du front de l'Ouest... En conséquence de la demande profondément erronée de Trotsky, la première armée montée devait renoncer à prendre Lvov, sans, d'autre part, être capable de donner une aide aux armées du front de l'Ouest.

Il est tout à fait impossible de comprendre comment la capture de Lvov, distante de 300 kilomètres du théâtre principal des opérations, aurait pu permettre d'attaquer « l'arrière » des formations polonaises de choc qui, dans l'intervalle, avaient déjà poursuivi l'Armée rouge jusqu'à 100 kilomètres. à l'est de Varsovie. Afin de tenter de porter un coup aux Polonais, à leur « arrière », il eût été nécessaire, en premier lieu, de les poursuivre et par conséquent, avant tout, d'abandonner Lvov. Pourquoi eût-il été nécessaire de l'occuper ? La capture de Lvov, qui en elle-même n'était pas dépourvue de signification militaire, n'aurait pu prendre une signification révolutionnaire que par le déclenchement d'une insurrection des Galiciens contre le gouvernement polonais. Mais cela exigeait du temps. Le rythme des tâches militaires et révolutionnaires ne coïncidait pas. Dès l'instant que le danger d'une contre­-attaque décisive près de Varsovie devenait apparent, la continuation de l'avance sur Lvov devenait, non seulement sans objet, mais absolument criminelle. C'est cependant alors que la rivalité entre les deux fronts intervint, On sait que Staline, d'après les déclarations mêmes de Vorochilov, n'hésitait jamais à violer les règlements et les ordres.

« Notre situation semblait complètement désespérée, « écrivit Pilsudski. Je voyais le seul point lumineux sur le sombre horizon dans la faillite de Boudienny à lancer son attaque sur mon arrière... dans la faiblesse que montrait la douzième armée », c'est-à-dire l'armée qui, sous les ordres du commissaire Staline, avait refusé son aide à l'armée de Toukhatchevsky, et s'en était tenue éloignée. [Des années plus tard, voulant justifier la conduite de Staline, L'étoile rouge s'exclamait avec indignation : ] « Révélant ses dégoûtantes manœuvres défaitistes, le traître Trotsky, délibérément et consciemment, opéra le transfert de l'armée montée au Nord, probablement pour aider le front de l'Ouest. » Malheu­reusement, pourrais-je ajouter, j'obtins ce transfert trop tard. Si Staline et Vorochilov, et l'illettré Boudienny, n'avaient pas mené « leur propre guerre » en Galicie, si la Cavalerie rouge avait été à Lublin à temps, l'Armée rouge n'aurait pas subi le désastre qui nous obligea signer le traité de Riga, lequel, en nous coupant de l'Allemagne, exerça une influence décisive sur le développement des deux pays. Après les espérances éveillées par l'avance rapide sur Varsovie, la défaite agit comme un tremblement de terre à travers le Parti tout entier, bouleversant son équilibre.

Ecrivant dans la Pravda, le 23 février 1930, l'historien du parti, N.Topov, reconnaissant que l'avance sur Varsovie avait été une faute du Bureau politique déclarait que : « Trotsky... était opposé à cette avance, comme un révolutionnaire petit-bourgeois qui considérait inadmissible d'introduire la révolution en Pologne de l'extérieur. Pour les mêmes raisons, Trotsky était opposé à ce que l'Armée rouge aidât les rebelles en Géorgie, en février 1921. Le raisonnement kautskiste, antibolchéviste de Trotsky fut emphatiquement rejeté par le Comité central en juillet 1920, dans le cas de la Pologne, et en février 1921, dans le cas du gouvernement menchéviste de Géorgie. » Cinq années plus tard, Rabinovitch, dans son Histoire de la guerre civile attribuait les erreurs de Trotsky dans la guerre polonaise au fait fondamental que « de notre part la guerre devait stimuler et hâter la révolution en Pologne, apporter la révolution en Europe à la pointe des baïonnettes de l'Armée rouge... autrement, la victoire du socialisme en Russie est impossible. C'est pourquoi Trotsky, en opposition aux arguments de Lénine et Staline, déclarait que le front polonais était le front de vie ou de mort de la République soviétique ». L'ancienne accusation se trouvait renversée : encore en 1930, il était reconnu que j'avais été hostile à la marche sur Varsovie, et le crime dont j'étais alors chargé était mon aversion d'introduire le socialisme à la pointe des baïonnettes. Mais, en 1935, on proclamait que j'avais préconisé la marche sur Varsovie, guidé par ma résolution d'apporter le socialisme en Pologne à la pointe des baïonnettes.

Ainsi, par degrés, Staline résolvait le problème selon sa méthode particulière. Il m'attribuait la responsabilité la campagne de Varsovie. Mais c'était un fait que je m'étais opposé à cette campagne. La responsabilité de la défaite de l'Armée rouge, prédéterminée par l'absence de soulèvement dans le pays et aggravée par sa propre stratégie indépendante, il me l'attribuait également. Rejeter le blâme, pièce à pièce, sur son adversaire, est pour Staline le principe dominant de la lutte politique; il devait atteindre son plus haut développement avec les « Procès de Moscou ». Notons en passant que Staline ne contribua à la guerre polonaise par aucun effort constructif qui ait paru digne d'être remarqué. Les lettres et les télégrammes de l'époque montrent avec qui j'ai eu l'occasion de correspondre dans l'élaboration de politique en rapport avec la guerre polonaise : Lénine, Tchitchérine, Karakhan, Krestinsky, Kaménev, Radek. De ces six personnes, seul Lénine s'arrangea pour mourir tôt; Tchitchérine finit en disgrâce, complètement isolé ; Radek est en prison; Karakhan, Krestinsky et Kaménev ont été exécutés.

La fin de la campagne polonaise, nous permit de concentrer nos forces contre Wrangel, qui, au printemps, émergea de la péninsule de Crimée et, en menaçant le bassin du Donetz, mit en danger les réserves en charbon de la République. Plusieurs attaques décisives, à Nikopol et à Stakhovka, délogèrent les unités de Wrangel de leurs positions, et l'Armée rouge poursuivit sa marche en avant, démolissant, au point culminant de la campagne, les fortifications de Pérékop. La Crimée redevint soviétique. [Comme on pouvait s'y attendre, « l'idée stratégique fondamentale dans les opérations décisives fut conçue par le camarade Staline personnellement ». légorov écrivit dans la Pravda, le 14 novembre 1935, à l'occasion du quinzième anniversaire de la défaite de Wrangel : ]

« Trotsky maintenait l'opinion dangereuse que le front de Wrangel n'était rien de plus qu'un secteur isolé de minime importance. Contre cette vue des plus dangereuses, le camarade Staline fut forcé de s'opposer le plus résolument. Le Comité central, Lénine en tête, appuya complètement Staline. »

Qu'il suffise de dire que S. Goussiev, qui était alors un des agents de Staline dans l'Armée rouge, n'estima pas nécessaire, dans un article intitulé « La déroute de Wrangel », publié en 1925, de mentionner, fût-ce une seule fois le nom de Staline.


Pendant toute la durée de la guerre civile, Staline resta une figure de troisième ordre, non seulement dans l'armée, mais dans le domaine politique. Il présidait le congrès du collège du commissariat des nationalités et les congrès de certaines nationalités. Il dirigea les négociations avec la Finlande, avec l'Ukraine, avec le Bachkirs, c'est-à-dire qu'il accomplissait des missions essentielles, mais pourtant secondaires. Il restait étranger aux problèmes politiques fondamentaux discutés dans les congrès du Parti, des Soviets, ou de la Troisième Internationale. A la onzième conférence du Parti communiste russe, tenue en décembre 1921, Iaroslavsky, au nom du comité d'organisation, propos les noms suivants pour le bureau : Lénine, Zinoviev, Trotsky, Kaménev, Pétrovsky, Ordjonikidzé, Vorochilov, Iaroslavsky, Soulimov, Komarov, Roudzoutak, I.N. Smirnov et Roukhimovitch. La liste est intéressante par sa composition et par l'ordre des noms. En dehors des quatre premiers, les autres, tous vieux bolchéviks, étaient des leaders régionaux. Pas de place pour Staline dans cette liste, pourtant le calendrier indique la fin de l'année 1921. La guerre civile n'était plus qu'une chose du passé. Elle n'avait pas fait de Staline un chef.


Notes

[1] Voir : « Ma Vie », Gallimard, Folio, 1973. Chap. XXXVII p. 534 et suivantes.


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