1904

« A bas le substitutionnisme politique ! »

Léon Trotsky

Nos tâches politiques

Chapitre II: Les tâches tactiques

1904

Le contenu de notre activité dans le prolétariat

Sans aucun doute d'intéressantes années de lutte nous attendent, des événements inouïs se préparent. Mais, à l'heure actuelle, il est indispensable de se sortir à tout prix de l'impasse où depuis un an déjà se débat notre Parti. Le travail des comités s'effectue dans des conditions lamentables. Il n'y a presque aucun « contact » politique avec les masses, et les liens organisationnels avec elles sont faibles. C'est pourquoi parler du prolétariat comme de l'avant-garde de la lutte démocratique générale nous blesse en ce moment l'oreille. Pour tout social-démocrate capable de réfléchir politiquement, il doit être clair que notre travail souffre d'un mal profond, qu'il soit hérité de l'« écono­misme » ou bien qu'il ait été « attrapé » pendant la période « iskriste », et que ce « mal » nous empêche de nous dresser de toute notre taille. Il serait naïf de penser que les frictions internes sont la cause du marasme. Elles n'en sont que les symptômes.

Si nous faisons abstraction des divergences internes, des conflits organisationnels, des « boycotts » mutuels, et si nous considérons uniquement le contenu de notre travail de parti, nous serons surpris par son indigence quantitative et qualitative. Tout le champ de notre activité est recouvert de feuilles de papier blanc, de dimensions variables, où sont imprimées des généralités sur la nécessité de renverser l'autocratie « au nom du socialisme ». Ces feuilles s'appellent des « procla­mations » et la somme de ces proclamations se nomme, on ne sait pourquoi, le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. N'est-ce pas vrai ?

Le pivot du travail des « économistes » était la grève. Dans la période suivante, la manifestation joua à peu près le même rôle. Sans de tels « pivots » notre travail dans les masses serait absolument impossible. En Occident, indépendamment du fait que ces derniers temps le rythme du mouvement y est incomparablement plus « mesuré », en Occident donc, les « moments critiques » dans le « processus de production » révolutionnaire sont les campagnes électorales périodiques. Les grèves et les manifestations représentent toute une série de pratiques complexes de la résistance de masse, renforcent le sentiment de solidarité, développent un état d'esprit combatif, et cela avec une ampleur que ne peuvent atteindre ni l'agitation ni la propagande écrite. Il serait totalement utopique de croire   comme les premiers lavristes 1   qu'il est possible de développer la force de classe politique dans le prolétariat en se contentant de lui expliquer les luttes des ouvriers dans les autres pays, ou bien en lui montrant la nécessité de la lutte sans lui indiquer en même temps les formes de lutte possibles au moment donné et l'appeler à les appliquer. La grève et la manifestation, ces deux points culminants de la lutte au cours des deux dernières périodes, donnèrent non seulement une réalité pratique aux sentiments de protestation qui s'étaient fait jour dans le prolétariat grâce à l'agitation écrite et orale, mais elles élargirent aussi brusquement et rapidement le champ de cette agitation et élevèrent qualitativement la réceptivité des masses jusqu'aux idées de formes de lutte nouvelles, plus importantes et plus complexes.

Suivant la place qu'occupe, dans le tableau général de notre lutte révolutionnaire, telle ou telle forme élaborée par notre pratique de l'activité et de l'action autonome des masses, l'organisation oscille entre deux types : elle est conçue tantôt comme un appareil technique destiné à diffuser massivement la littérature éditée, soit sur place, soit à l'étranger, tantôt comme un « levier » révolutionnaire, susceptible d'engager les masses dans un mouvement finalisé, c'est-à-dire de développer en elles les capacités préexistantes d'activité autonome.

L'organisation « artisanale » des « économistes » était particulièrement proche de ce second type. Bon ou mauvais, ce genre d'organisation était adapté à des formes déterminées de la « résistance pratique des ouvriers aux capitalistes ». Bon ou mauvais, elle contribua directement à unir et à discipliner les ouvriers dans le cadre de la lutte « économique », c'est-à-dire essentiellement gréviste.

Pour trouver l'incarnation plus ou moins pure du premier type d'organisation, il faut se tourner vers le Parti Socialiste Polonais (P.P.S.). S'efforçant de réduire à un minimum la sphère des contacts réciproques avec les masses, le P.P.S. alla jusqu'à interdire dans des résolutions de congrès, et pour des raisons conspiratives, la propagande des cercles, et finit par confier toute la tâche de mobilisation des masses à la seule activité écrite : en partie à ses journaux, mais surtout à ses proclamations. « Conscient des côtés négatifs d'un tel mode de travail (l'organisation du Parti en petits cercles de propagande)   dit le IIe Congrès du P.P.S. en 1894   le Parti a orienté tous ses efforts vers l'agitation au moyen de la presse écrite et il a limité le travail des cercles à la formation d'agitateurs. Le travail d'édition, la diffusion massive de la littérature socialiste, voilà les principaux (les seuls ?) moyens que le P.P.S. emploiera dans son activité pour préparer les masses travailleuses au combat contre le gouvernement et les capitalistes. « Une telle conception des tâches du Parti détermina », selon l'auteur de l'Esquisse d'une histoire du mouvement socialiste en Pologne russe (p. 129), « toute l'activité du P.P.S. et lui a donné un caractère particulier, très éloigné de l'idéal d'un parti authentiquement prolétarien » . Le même auteur signale encore plus loin que les grèves, qui éclataient spontanément, s'éteignaient la plupart du temps sans résultats. Le P.P.S., n'ayant pas de contact avec les masses, à cause de la distance considérable séparant l'organisation de celles-ci, était non seulement incapable de diriger et d'orienter méthodiquement les luttes, mais ne savait même pas les utiliser rationnellement pour l'agitation politique (p. 190). L'appareil, extrêmement bien adapté à la diffusion de la littérature révolutionnaire, se révéla totalement inutilisable dans le rôle de régulateur de l'énergie révolutionnaire vivante des masses.

Loin de nous l'idée de vouloir faire revenir le Parti en arrière vers l'organisation artisanale des « économistes ». Mais l'organisation du P.P.S.   et nous sommes là entièrement d'accord avec l'auteur de ces intéressantes Esquisses historiques   est, elle aussi, infiniment « éloi­gnée de l'idéal d'un parti authentiquement prolétarien » . Cela nous semble indiscutable. En effet   et nous essaierons d'expliciter cela plus loin   même si nous, sociaux-démocrates, nous diffusions à la perfection notre littérature, nous ne constituerions pas encore pour autant un Parti social-démocrate. L'idéal organisationnel que nous nous sommes forgé au cours de la lutte contre l'artisanat « économiste », et que nous ont imposé, et nous imposent encore, toute une série de conditions objectives, grandes et petites, cet « idéal » nous rapproche de plus en plus du P.P.S., c'est-à-dire d'un parti qui considère (comme nous venons de l'apprendre) « la diffusion massive de la littérature socialiste » comme le moyen fondamental, ou plus exactement comme le seul moyen, de « préparer les masses travailleuses au combat contre le gouvernement et les capitalistes » !

En fait, notre organisation a cessé depuis longtemps déjà de se soumettre aux exigences et aux besoins de la lutte « professionnelle », en particulier de la forme de combat qu'elle revêt le plus fréquemment : la grève. Au cours de notre lutte contre l' « économisme », auquel nous avons opposé la pratique des « dénonciations politiques » à chaque occasion, non seulement nous avons totalement désappris l'art de diriger les grèves, mais nous avons même commencé à nous méfier de toute lutte « professionnelle » en général, en estimant qu'elle n'est pas « sûre politiquement » 2.

Au début du nouveau siècle, qui s'annonça en Russie par des événements si bruyants, la manifestation avait déjà .remplacé la grève comme moyen de lutte central du travail local. Dans toute une série de villes l'activité des comités commença à se limiter à la préparation d'une manifestation de rue, au cours de laquelle bien souvent toutes   ou presque toutes   les forces de l'organisation locale se consumaient comme dans un feu d'artifice qui, il est vrai, n'était pas toujours flamboyant. Mais la manifestation sans objectif précis, la manifestation contre le régime existant « en général », la manifestation pour elle-même perdit toute sa puissance d'attraction dès qu'elle cessa d'être une nouveauté. Le surplus d'effervescence obtenu par la manifestation cessa de compenser les frais en forces matérielles et humaines. Dans les villes où ont déjà eu lieu des manifestations, les masses n'éprouvent pas tellement l'envie d'aller au-devant des baïonnettes, des balles et des nagaïka 3, uniquement pour chanter des chants révolutionnaires et brandir des drapeaux rouges. Les manifestations ne renaîtront (nous faisons cette remarque dès maintenant pour éviter tout malentendu) que si elles résultent de l'application de méthodes plus riches et plus complexes d'intégration des masses dans la sphère des intérêts politiques vivants.

Relâchant, ou même rompant carrément leur liaison uniquement « trade-unioniste » avec les masses, avec l'intention de rendre leur organisation plus « conspirative », plus souple, et de l'adapter plus fermement à la direction révolutionnaire des manifestations de masse, nos comités minèrent eux-mêmes leur propre terrain ; ils furent d'autre part bien obligés de se convaincre que les manifestations réussissaient de plus en plus rarement. Alors les comités se mirent à suivre la ligne de moindre résistance et firent dépasser à la « manifestation de masse » ses limitations propres ; c'est pourquoi s'accumulèrent les tentatives pour adapter l'organisation locale aux tâches des combats de rue. Dans quel comité peut-on maintenant encore entendre les discours, si fréquents il y a deux ans, sur la « résistance armée », sur les « détachements militaires » et les « groupes de combat » ? Dans aucun. Qu'est-ce que cela signifie ? Le comité n'a aucun lien avec les masses : il ne dirige pas la grève ; il n'appelle plus à des manifestations de rue : il n'en dirige plus.

Le travail des comités, privé de stimulants révolutionnaires immédiats, se réduit de plus en plus à l'impression et à la diffusion de proclamations. L'organisation se déforme de plus en plus en un appareil adapté à cette seule fonction technique. Même la diffusion des proclamations suit la ligne de moindre résistance et, parce que l'organisation est éloignée de la masse, néglige même les ouvriers (cf. la lettre intéressante d'un ouvrier d'Odessa dans le n° 64 de l'Iskra).

Notre organisation, toutefois, contrairement au P.P.S.   et c'est là une différence énorme  , diffuse une littérature sociale-démocrate. Mais ce serait une très grande erreur de croire que, tout en limitant le travail à la diffusion de la littérature sociale-démocrate, nous construisons néanmoins un Parti social-démocrate. Bien entendu   mais qui le nie ?   nous avons nécessairement besoin d'une organisation conspirative et fonctionnelle. Cela est doublement, triplement nécessaire ; mais nécessaire pour quoi faire ? Exclusivement, ou même principalement, pour diffuser avec succès la littérature sociale-démocrate dans un secteur déterminé au sein des masses ? Cette tâche, prise en elle-même, ne devrait pas déterminer la structure de notre organisation et les formes de son appareil. Non et mille fois non ! Il est insuffisant de diffuser de la littérature portant le sceau de telle ou telle institution du Parti. Il faut qu'elle soit lue également par les masses ouvrières et cela exige que l'attention politique des masses soit perpétuellement en éveil. Mais ce but ne saurait se limiter au travail de diffusion de tracts. Et plus cette fonction technique sera difficile à remplir, plus nous nous consacrerons à elle. La littérature ne pénétrera toutes les profondeurs et ne touchera les masses moins superficiellement que si l'organisation s'adapte à sa fonction fondamentale : l'élaboration, ou le choix, de formes tactiques surgies spontanément, grâce auxquelles les ouvriers peuvent réagir collectivement à tous les événements de la vie sociale, que notre littérature de parti a pour tâche d'éclairer. C'est précisément cette réaction collective qu'il faut organiser de manière systématique et planifiée. C'est précisément la tâche à laquelle doivent être consacrés les principaux efforts de la pensée créatrice des politiciens éminents de notre Parti. C'est précisément à ce but que doit être subordonnée la forme d'organisation du Parti. Sinon il se produira ceci que l'Organe central écrira sur tout, que le Comité central   dans le cas idéal !   veillera au transport de ce que les couches supérieures du prolétariat liront un peu, de temps en temps.

Si le Parti est la conscience de classe organisée et la volonté de classe organisée (et nous avons le droit de le définir ainsi), alors le perfectionnement systématique de ces deux catégories constitue logiquement la condition de son développement. Agir plus ou moins régulièrement sur la conscience du prolétariat, en diffusant « massive­ment » la littérature sociale-démocrate, cela ne signifie pas encore construire un Parti prolétarien. En effet le Parti n'est pas seulement la conscience de classe organisée, mais aussi la volonté organisée. Le Parti commence à exister là où, sur la base d'un niveau donné de conscience, nous organisons la volonté politique de classe en utilisant des méthodes tactiques qui correspondent au but général. Le Parti n'est capable de croître et de progresser continuellement que par l'interdépendance de la « volonté » et de la « conscience », que si chaque pas tactique, réalisé sous la forme de telle ou telle manifestation de la « volonté » politique des éléments les plus conscients de la classe, élève inévitablement, à partir de là, la sensibilité politique de ces éléments, attire vers eux de nouvelles couches du prolétariat, hier encore non concernées, et prépare ainsi la base matérielle et idéologique qui permettra de nouveaux pas tactiques, plus résolus, d'un poids politique plus important et d'un caractère de classe plus décidé.

Nous utilisons ici des termes psychologiques généraux, parce que nous ne voulons pas compliquer maintenant l'exposé en traduisant ces idées fondamentales dans le langage d'illustrations et d'exemples concrets, aussi longtemps que nous soulevons seulement le problème sans aborder les moyens de le résoudre. Mais si le lecteur essaie de se représenter clairement le rôle joué par la grève dans la pratique des « économistes », et par la manifestation dans la pratique de la période qui leur a succédé, et s'il est confronté avec le fait que la pratique actuelle manque de tous ces éléments qui avaient vivifié le travail : l'évaluation serrée du chemin parcouru, l'examen politique de toute cette « matière première », alors nos considérations ne lui paraîtront pas abstraites, et il se posera, avec nous, la question suivante : où sont les formes tactiques par lesquelles les éléments conscients du prolétariat seraient apparus non seulement comme les objets de la politique, mais aussi comme ses sujets, non seulement comme auditoire politique, mais aussi comme « acteur collectif », non seulement comme lecteurs de l'Iskra, mais aussi comme participants actifs aux événements politiques ?

Celui qui saura seulement se poser cette question comprendra sûrement que le Parti représente plus qu'un simple domaine politique sous l'influence directe du journal ; il comprendra que le Parti n'est pas composé simplement de lecteurs assidus de l'Iskra, mais d'éléments actifs du prolétariat qui manifestent quotidiennement leur pratique collective. Répétons-le, c'est pour susciter cette activité collective, pour la faire progresser, pour la coordonner et lui donner forme (et pour cela précisément) que nous avons besoin d'une organisation souple, mobile, capable d'initiatives, d'« une organisation de révolutionnaires professionnels », non pas de colporteurs de littérature, mais de dirigeants politiques de parti.

L'ignorance des tâches de l'activité autonome du prolétariat : L'héritage de la période de l'Iskra

Beaucoup, beaucoup trop de camarades, restent sourds et aveugles aux questions et considérations que nous venons de formuler. Cette surdité, cette cécité, ce ne sont pas des défauts individuels et accidentels de « conseillers à la Ivanov » 4, mais les caractéristiques nées sous forme de tendances pendant la période de liquidation idéologique de l' « économisme » et du « dilettantisme artisanal ». Un grand nombre d' « iskristes » doivent prendre clairement conscience de ces défauts et les « liquider » ; le plus tôt sera le mieux.

Nous, les « iskristes », nous avons toujours été enclins à considérer le Parti comme l'agence technique du journal, et à identifier le contenu de tout le travail politique de notre Parti au seul contenu de notre presse.

Sans tenir compte des tentatives énergiques de la « minorité » pour faire cesser cette étroitesse de vue, le camarade Lénine, dans sa dernière brochure, s'efforce une nouvelle fois de réduire le problème du contenu du travail de notre Parti à celui du contenu de son programme, ou même de quelques numéros de l'Iskra (Un pas en avant..., [p. 623]). En cela Lénine reste formellement fidèle aux traditions de Que faire ? et partiellement aux traditions de l'ancienne Iskra. Mais Vernunft wird Unsinn 5. Cette identification du Parti à son journal   qui avait un sens organisationnel par rapport aux tâches déterminées de la période précédente   se transforme aujourd'hui en survivance éminemment réactionnaire : en effet, la problématique de la nouvelle période est définie par la contradiction entre les bases théoriques du Parti, élaborées dans ses écrits au cours de la période passée et formulées dans son programme d'une part, et le contenu politique de l'impact du Parti sur le prolétariat et l'influence du prolétariat sur tous les groupements politiques de la société, d'autre part. Dépasser cette contradiction, telle est la tâche mise à l'ordre du jour dans les « feuilletons » d'Axelrod, et c'est elle qui donne tout son sens politique à la lutte de la « minorité » contre les vues étroites, la limitation le formalisme politique de la « majorité ». Dire, comme Lénine, que nous nous comportons en Parti social-démocrate parce que nous avons un programme social-démocrate, c'est, par une échappatoire purement bureaucratique, se dérober à une question qui peut devenir fatale pour notre Parti. Notre programme, dans théorie, n'a pas progressé d'un pas par rapport à celui du groupe « Libération du Travail », élaboré il y a vingt ans ; et pourtant, les formes d'action de notre Parti sur la société sont devenues à la fois plus riches et plus complexes.

Vernunft wird Unsinn ! Les « plans » organisationnels extrêmement primitifs proposés par l'auteur de Que faire ?, qui occupaient une place insignifiante dans l'ensemble de la vie des idées, mais qui, propagés par l'Iskra et la Zaria, étaient cependant un indéniable facteur de progrès, ressurgissent trois ans après chez son « épigone », l'auteur de Un pas en avant, deux pas en arrière, comme une tentative furieuse pour empêcher la social-démocratie d'être pleinement elle-même.

L'ancienne Iskra, comme nous le disions plus haut, s'est battue directement pour l'influence sur l'intelligentsia révolutionnaire, afin de la soumettre au programme politique du prolétariat, qu'elle avait formulé de façon extrêmement rigoureuse. Une telle lutte a ses méthodes propres. Sa seule arme est la polémique littéraire ; car la vie littéraire est le milieu spécifique où l'intelligentsia russe non seulement apprend mais aussi vit. C'est dans et par la littérature que l'intelligentsia, professionnellement « intelligente », adhère aux principes politiques de telle ou telle classe. Le plan de l'Iskra consistait à créer un organe théorique et politique et à grouper autour de lui les éléments révolutionnaires qui devaient être gagnés à la cause du prolétariat. L'Iskra était une plate-forme politique et en même temps une arme   essentiellement destinée à lutter contre les « préjugés » politiques de l'intelligentsia. Le contenu du travail du Parti s'identifiait effectivement avec le contenu de l'Iskra   si l'on fait abstraction (et au fond on faisait « abstraction » de tout !) du travail immédiat dans le prolétariat, travail qui d'ailleurs s'éloignait de plus en plus des tâches et des devoirs principiels du Parti. Le « plan organisationnel » de Lénine ne fut pas, bien entendu, une révélation, mais   si on ne veut pas considérer sa Lettre à un camarade pétersbourgeois, son article : Par où commencer ? ou son livre Que faire ? comme des exercices de plume bureaucratiques  , une bonne réponse à la question suivante : par où commencer, que faire pour rassembler les membres épars de la future organisation du Parti et permettre ainsi l'établissement de tâches politiques plus vastes ? La manière dont cette organisation, une fois construite, s'acquitterait de ces tâches principielles, cette question fut bien entendu éludée. Je le répète, le prétendu « plan organisationnel » concernait, non pas tant l'édifice lui-même du Parti, que « l'échafau­dage » nécessaire à sa construction (cf. Que faire ? [p. 221]) ; cela, Lénine, dont le travail était alors encore progressiste, l'avait fort bien compris.

Le IIe Congrès, pendant lequel la « minorité » n'a pu avancer qu'à la va-vite certaines questions de tactique (qui d'ailleurs n'ont attiré aucune attention sérieuse, car « le principal » était fait : l'Iskra était consolidée et le Comité central lui était subordonné), le IIe Congrès, avec son plan d'une « Théocratie orthodoxe », fut une tentative réactionnaire pour octroyer à l'ensemble du Parti   in saecula saeculorum   les méthodes de travail, les formes de rapports, qui avaient montré leur utilité dans le domaine limité de la lutte contre l' « économisme » et le « dilettantisme artisanal », afin de créer une organisation centralisée de révolutionnaires sociaux-démocrates professionnels. Mais des congrès, pour souverains qu'ils puissent être, sont aussi peu en mesure d'arrêter le déroulement de l'histoire que des monarques absolus.

Contre son gré le IIe Congrès est devenu l'instrument de nouvelles prétentions. Il voulait seulement consolider les conquêtes de la période de « liquidation » ; en fait, il a ouvert une nouvelle période, il nous a fait découvrir tout un univers de nouvelles tâches. Et, ce qui a démontré la logique interne de la succession de ces périodes, ces nouvelles tâches ne font que découler spécifiquement de notre vieille problématique fondamentale, qui maintenant seulement, et surtout grâce au travail de l'ancienne Iskra, se présente à nous sous une forme authentique et immédiate : le développement de la conscience et l'activité autonome de classe du prolétariat.

C'est tout de même un peu plus que tout ce que nous avons fait jusqu'ici. Pour la réalisation immédiate de cette problématique, il est insuffisant d'opposer dans la théorie les principes de classe du prolétariat aux principes de classe de la bourgeoisie. Il est indispensable d'opposer politiquement le prolétariat à la bourgeoisie.

MAIS COMMENT ?

ET PAR QUELS MOYENS ?


Politique sociale-démocrate ou politique du « credo » 6 ?

Comment, et par quels moyens ? Avant de trouver une réponse à cette question, je citerai quelques passages des mémoires inédits d'une camarade d'Odessa, afin de bien montrer comment les « économis­tes » organisaient la volonté « trade-unioniste » (autrement dit la « mauvaise volonté ») du prolétariat. Il s'agit de la grève des ouvriers des manufactures de cigarettes au début de 1896 :

La grève avait été longuement préparée. On avait constitué une caisse, en vue d'un conflit imminent avec les patrons (l'allocation n'était délivrée, en effet, que dans des cas d'extrême nécessité). Pour que les usines s'arrêtent, il suffisait que les ouvriers des ateliers de cigarettes de qualité supérieure et moyenne débrayent. La grève fut malgré tout très difficile à organiser. On avait à faire presque exclusivement à des familles d'ouvriers assez âgés qui, à cause de leur situation, étaient plus « réticents » pour faire éclater la grève. Nous avons tenu plusieurs assemblées préparatoires : on y analysait la question des revendications et surtout celle de savoir à quel moment les réserves de cigarettes en possession des fabricants auraient à ce point diminué qu'une grève d'une semaine aurait des chances de réussir. On trouva que le mois de janvier 1896 était le plus favorable. La grève a donc commencé à ce moment-là, sur des revendications de salaires. Pour économiser l'argent de la caisse, et surtout pour entraîner les ouvriers indécis, nous avons organisé des déjeuners collectifs : les ouvriers furent répartis de telle manière que dans chaque groupe de repas se trouvaient mêlés les grévistes convaincus et les indécis, prêts à renoncer à leurs revendications dès les premiers jours. C'est grâce à cette action des « résolus » sur les « faibles », et, en général, grâce aux contacts permanents entre nous que la grève put durer si longtemps. Elle fut interrompue par l'arrestation soudaine de nombreux grévistes en février 1896.

Nous avons là l'image d'un travail collectif très élaboré. On constitue une caisse. On fixe en commun les revendications. On fait le compte des stocks de tabac. On organise des déjeuners collectifs pour les grévistes à partir de considérations psychologiques complexes. Si l'on tient compte du fait que la grève s'étendit à la majorité des usines d'Odessa, il devient évident qu'une action de cette ampleur exigeait, de la part des participants, le sens de l'organisation, la persévérance, l'esprit de discipline, la connaissance des conditions de l'action   qu'elle exigeait toutes ces qualités et qu'elle les formait en même temps.

Réalisons-nous à présent quelque chose de semblable ? Et dans des formes adaptées aux tâches plus larges que se proposent maintenant nos organisations ? Qui osera répondre par l'affirmative ?

Il est connu que les patrons ont bien souvent fait des concessions immédiates aux ouvriers, sans attendre la grève, immédiatement après la parution d'un quelconque tract, dénonçant telle ou telle injustice. Mais ces concessions ont toujours été accordées sous la menace d'une grève éventuelle. On comprend facilement que les comités des « économistes » ne soient jamais parvenus à cette idée ou à cette pratique qu'on pourrait mener la lutte professionnelle par voie de tracts pour les ouvriers, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une arme aussi lourde de conséquences que la grève. Les comités ne pouvaient pas arriver à une pratique si simpliste, parce que les conséquences en auraient été immédiates : les fabricants auraient cessé de faire des concessions, et les proclamations dénonciatrices du comité, qui n'auraient plus bénéficié de la volonté « trade-unioniste » des ouvriers, auraient perdu toute efficacité.

Mais si ce genre de simplification est déjà impensable dans le domaine de la lutte professionnelle, où chaque action est pour ainsi dire jugée par son résultat immédiat, nous constatons pourtant que dans le domaine politique   où les relations entre les méthodes de lutte et les résultats sont infiniment plus complexes et beaucoup plus difficiles à évaluer   la substitution subreptice de la volonté « révolutionnaire professionnelle » d'un comité (par voie de résolutions ou de proclamations) à la volonté politique organisée des éléments conscients du prolétariat trouve son application la plus large. Il n'est même pas nécessaire de le démontrer. Il suffît de le montrer du doigt.

Dans une lettre, une propagandiste pétersbourgeoise me raconte un épisode mineur mais significatif : « Une fois que j'ai eu raconté ce qui s'était passé au Congrès 7 avec Pronine et Stepanov, un ouvrier s'est levé et a demandé tout ému : Mais qu'est-ce que nous allons faire, nous, maintenant ? et les autres ont regretté que tout cela se soit passé sans eux, qu'ils n'aient rien vu, qu'ils n'y aient pas pris part... »

Je l'avoue, quand j'ai lu ce passage, moi aussi, je me suis levé, comme cet ouvrier, et, en proie à l'émotion, je me suis demandé : Qu'est-ce que nous allons faire, nous, maintenant ?... car c'est fatal : il s'accomplit un événement politique, extrêmement important, qui émeut toute la ville, tout le pays. Les ouvriers l'apprennent en passant, dans le rapport d'une propagandiste, et, tout émus, demandent : « Qu'allons-nous faire maintenant ? » La propagandiste ne sait quoi leur répondre. Le comité non plus. Et, ce qui est pis encore, le comité ne se pose même pas la question : « Que faire maintenant ? »

En même temps que cette question nous nous en posons une autre qui en découle directement : Y a-t-il une bien grande différence entre les « économistes » et nous ? Y a-t-il une différence de principe dans le contenu du travail ? Hélas ! trois fois hélas ! Le prolétariat, au temps de l’« économisme », se trouvait dans un ghetto politique, et il n'en est toujours pas sorti.

Le mouvement démocratique radical gifle la réaction, :nais le prolétariat révolutionnaire reste à l'écart, et, désemparé, s'interroge : « Que faut-il faire maintenant ? » Cet épisode pétersbourgeois, de prime abord peu important, est un symbole : il résume les traits typiques de tout notre travail politique. Le prolétariat révolutionnaire ne prend aucune part à l'« action » dans les événements politiques. On n'essaie même pas de l'y faire participer. Bien sûr, on l'informe, a posteriori, par des proclamations, de ce qui s'est passé, en ne lui laissant ainsi que la possibilité de tressauter et de demander, désemparé : « Que faire ? » sans recevoir de réponse. Voilà le genre de pratique qui domine à l'heure actuelle dans le Parti. Seuls les pharisiens le nieront. Un social-démocrate honnête le reconnaîtra, et il fera en sorte que la question de l'ouvrier pétersbourgeois devienne celle de sa propre conscience politique.

Oui, répétons-le, quelle différence y a-t-il avec la pratique de l'« économisme », de cet « économisme » que nous avons condamné de manière si impitoyable ? Et, bien plus, notre travail politique ne nous a-t-il pas amenés beaucoup plus près que les « économistes » eux-mêmes du programme de ce Credo, voué à l'anathème ?

Plus on cerne de près les quatre figures suivantes le « progro­miste » Stepanov, le démocrate légal, le propagandiste marxiste du comité et le prolétaire révolutionnaire, et plus on les voit perdre leurs traits individuels, plus on s'aperçoit que chacun d'eux « représente » son groupement politique, et personnifie le rôle respectif, de chacun de ces groupements dans la vie politique du pays. Et plus on se sent contraint de répondre affirmativement à la question posée plus haut : oui, nous avons pris des détours compliqués pour... réaliser le programme du Credo.

« Pour le marxiste russe   disait ce programme  il n'y a qu'une issue : participer, c'est-à-dire soutenir la lutte économique du prolétariat et collaborer à l'activité de l'opposition libérale ». Autrement dit : d'un côté diriger les manifestations primitives de la lutte de classe du prolétariat et la limiter à ses formes embryonnaires ; de l'autre, intervenir activement dans les rangs de la bourgeoisie radicale et libérale.

Si nous considérons le contenu de notre travail   et pas seulement le contenu de notre conscience, de notre programme, ou de notre Organe central   nous avons le spectacle d'un « Parti » situé au-dessus du prolétariat (du moins ce que le camarade Lénine et ses partisans comprennent sous le terme de Parti), plus exactement nous voyons une organisation aux trois quarts, si ce n'est aux neuf dixièmes, constituée d'intellectuels marxistes, dirigeant les manifestations primitives de la lutte de classe (économique et politique) du prolétariat, et, par-dessus le marché, partant de temps en temps en campagne « dans toutes les classes de la population », c'est-à-dire participant aux luttes politiques de la bourgeoisie radicale. On rétorquera que c'est une plaisanterie, ou, pis encore, une exagération littéraire. Malheureusement, la pratique des comités correspond, on ne peut mieux, à cette « exagération ». Les comités « dirigent », bien que, comme nous l'avons dit, ils soient de plus en plus en train de désapprendre cet art, les formes primitives de la lutte économique (grèves) ou politique (manifestations semi-spontanées du prolétariat, avec des slogans révolutionnaires vagues) de plus ils « vont dans toutes les classes de la société », sous une forme ou une autre (le plus souvent par des proclamations). Et c'est tout !

Certains camarades ont été fiers de signaler que l'expulsion de Pronine et de Stepanov du « Congrès sur les questions de la formation technique et professionnelle » avait été préparée par le Comité pétersbourgeois du Parti. Je l'admets volontiers. Mais ce fait, à lui seul, souligne particulièrement la validité de l'analyse qui vient d'être faite. Le Comité de Pétersbourg, sans que le prolétariat conscient y ait participé ou même ait été informé, s'est trouvé en concordance avec l'intelligentsia radicale. Nous ne doutons absolument pas que, par son intervention, peut-être même par son initiative dans l'exclusion des deux « progromistes » de Kichinew, le Comité de Pétersbourg ait accompli une bonne action. Il a rendu service à l'intelligentsia radicale, qui, avec son aide, s'est unie sous un mot d'ordre donné, a pu éprouver sa force et a fait un pas en avant dans son évolution politique. Soutenant, par son esprit d'initiative et son concours pratique, l'intelligentsia démocratique, le Comité de Pétersbourg a fourni par là même une assistance à la cause du combat démocratique contre l'absolutisme. Mais il ne faudrait pourtant pas négliger le fait que le prolétariat, le prolétariat réel de Pétersbourg, est resté en l'occurrence complètement à l'écart, et que c'est a posteriori qu'il a pu demander à l'envoyée du « Parti » : « Qu'est-ce que nous allons faire, nous, maintenant ? » Le groupe des « révolutionnaires professionnels » marchait non pas à la tête du prolétariat conscient, il agissait (dans la mesure où il agissait) à la place du prolétariat.

Cette pratique qui consiste à se substituer politiquement à la classe est évidemment très éloignée d'une pratique sociale-démocrate. Elle correspond beaucoup plus au programme du Credo que la pratique même de l' « économisme ». Celui-ci se limitait consciemment à dresser les revendications primaires (« trade-unionistes ») du mouvement ouvrier quand il le dirigeait. Les théoriciens du Credo, qui considéraient l'absence de politique autonome de la part du prolétariat comme un état de fait inévitable, compte tenu des conditions sociales et politiques russes, furent logiques avec eux-mêmes en exigeant de l'intelligentsia sociale-démocrate qu'elle accomplît ses devoirs civiques, c'est-à-dire qu'elle prît une part active à la vie politique. Or, en l'absence d'une politique autonome du prolétariat, cela ne pouvait avoir qu'une seule signification : participer à la politique oppositionnelle des éléments libéraux de la société. Sur ce plan la répugnance des marxistes à se dissoudre dans l'opposition bourgeoise signifie seulement une obstination doctrinaire et cause ainsi un « dommage essentiel à tous ceux qui sont obligés de se battre pour des formes juridiques, sans la collaboration d'une classe ouvrière qui ne s'est pas encore fixé de tâches politiques » (Credo). Les « économistes » furent donc inconséquents et, pour la plupart, ils ont fait preuve justement d'une telle « obstination ».

Mais qu'ont fait les « politiques », lorsqu'ils leur ont succédé ? Ils ont repris la pratique de l' « économisme ». Ils ont complété la pratique de l’« économisme »  l'aggravant dans un sens, l'améliorant dans un autre  en remplissant la deuxième tâche fixée par le Credo, laquelle est au fond une tâche bourgeoise.

Et si étonnant que cela puisse paraître, des gens qui ne peuvent entendre le mot Credo sans frayeur effectuent leur travail de telle manière que les auteurs du Credo pourraient dire : « Ils sont venus, non pour détruire, mais pour accomplir. »

Que faire donc ?

Le Comité de Pétersbourg aurait agi d'une manière qualitativement autre, si, à chaque heure, à chaque minute, il s'était senti non le substitut du prolétariat, mais son leader politique. Il y a là une différence énorme, qui aurait dû se refléter dans toute la conduite du Comité.

Si le « Congrès sur la formation technique et professionnelle » a une signification politique, il faut bien sûr exploiter cette dernière. Là, nous sommes d'accord. Mais comment l'« exploiter » ? En restant dans le prolétariat et non pas en le quittant. Nous pensons que, si les sociaux-démocrates de Pétersbourg n'avaient pas été affligés de la maladie qui pousse les « révolutionnaires professionnels » à s'émanciper du prolétariat, ils n'auraient pas eu le réflexe de tourner les yeux vers le Congrès, et le dos aux ouvriers de Pétersbourg. Tout se serait passé autrement. Le Comité aurait dû s'adresser au prolétariat de Pétersbourg par une proclamation, bien avant le Congrès. Dans cette proclamation, il aurait dû expliquer ce qu'était ce Congrès en préparation et ce que pouvaient et devaient en exiger les ouvriers. Le Comité aurait dû rassembler tous ses propagandistes et les charger (non pas en passant, mais en leur présentant les choses de façon judicieuse et circonstanciée, en reliant cette tâche aux paragraphes du programme qui se rapportent au soutien des mouvements oppositionnels et révolutionnaires, et aux résolutions correspondantes du IIe Congrès du Parti), et les charger, disais-je, de faire connaître aux ouvriers avancés la physionomie politique du Congrès imminent et les rapports de la social-démocratie avec lui. Le Congrès aurait dû naturellement devenir le thème de discussions dans des réunions éclairs. Il aurait peut-être fallu encore de nouvelles discussions dans les cercles de propagande.

La campagne se serait développée ; l'intérêt pour le Congrès   au moins dans les couches les plus avancées du prolétariat   aurait été éveillé. À la suite de quoi le Comité aurait dû élaborer une résolution formulant les revendications présentées au Congrès par les ouvriers de Pétersbourg. Cette résolution aurait dû être débattue en détail par l'un des membres du Comité avec les propagandistes et les agitateurs. Ceux-ci l'auraient mise en circulation dans toutes les cellules de l'organisation et auraient collecté des signatures. Lorsqu'il y en aurait eu 100 à 200, on aurait imprimé la résolution et on l'aurait fait circuler pour la faire signer. On signerait bien entendu en faisant des croix. Les ouvriers qui fréquentent les cercles de propagande   avant tout les agitateurs professionnels   auraient consacré toutes leurs forces à rassembler le maximum de signatures, en attirant par tous les moyens l'intérêt des travailleurs sur la campagne menée par le Comité. Il y aurait eu des dizaines de cas où il aurait été possible, sans grande initiative, de remplacer la collecte laborieuse des signatures par la lecture à voix haute de la résolution et le dénombrement des votes à main levée. Les listes avec les croix et le nombre de mains levées, tout cela aurait été transmis au Comité. Et, dans la mesure où la campagne se serait développée en profondeur et en extension, transformant en fait la « décision » du groupe officiel des représentants de l'intelligentsia marxiste pétersbourgeois en une formulation de la volonté du prolétariat conscient de Pétersbourg, dans cette mesure le Comité aurait commencé doucement à sortir de son état d'hibernation de « révolutionnaires professionnels » et aurait essayé de se sentir le leader du prolétariat révolutionnaire ; c'est là un sentiment extrêmement fort, mais que nous connaissons malheureusement trop peu.

Le Congrès aurait commencé. Le Comité de Pétersbourg lui aurait présenté la résolution formulant les revendications de 500, 1 000, 5 000 ouvriers pétersbourgeois. La résolution aurait présenté, entre autres, l'exclusion de Pronine et de Stepanov comme indispensable. Chaque ouvrier signataire aurait su que c'est sa propre résolution qui a été présentée au Congrès, que c'est à lui que le Congrès doit répondre. Si le Congrès avait accepté l'expulsion de Pronine et de Stepanov, l'ouvrier révolutionnaire n'aurait plus demandé à « mademoiselle la propagandiste », tout ému et avec un amer sentiment d'insatisfaction et d'impuissance : « Qu'est-ce que nous devons faire maintenant ? » Car il aurait déjà fait ce qu'il fallait faire.

La présentation de la résolution au Congrès aurait offert deux possibilités : le Congrès aurait acquiescé aux revendications des ouvriers pétersbourgeois, aurait expulsé de son sein les bandits réactionnaires, formulé en son nom propre les revendications de la journée de huit heures, de la liberté de réunion et d'expression, etc. Et cela aurait été très vraisemblable, car l'intelligentsia radicale-démocratique a tout intérêt à soigner son prestige aux yeux du prolétariat révolutionnaire. Si le Congrès avait accepté cela, alors le prolétariat serait intervenu activement comme avant-garde de la lutte démocratique en général, entraînant, par son initiative et son influence politique, les secteurs non prolétariens du mouvement démocratique à se conduire de façon plus hardie, à avancer des revendications plus résolues. Si au contraire le Congrès, plus soucieux de conserver son caractère légal et modéré que sa réputation démocratique, avait exprimé, d'une façon ou d'une autre, son dédain pour les revendications des ouvriers pétersbourgeois, ces derniers auraient reçu une leçon concrète et inoubliable de la tendance au compromis et de l'absence d'esprit de décision qui caractérisent l'opposition bourgeoise. En un mot : quelle qu'eût été la réaction du Congrès à la voix du prolétariat conscient, les efforts du Comité n'auraient pas été vains. Les ouvriers qui auraient été touchés par la « campagne de pression » sur le mouvement radical-démocratique se seraient ainsi déjà détachés de lui. Ils seraient déjà intéressés à approfondir leur .rôle spécifique et auraient pris l'habitude   si l'on peut s'exprimer ainsi   de sentir politiquement leur propre corps (de classe).

Bien entendu, ce Congrès ne fut pas le centre du monde. C'est seulement un exemple. Si misérable que soit notre vie sociale, elle nous offre quand même toute une série d'occasions où le Parti du prolétariat peut intervenir politiquement de façon active.

Le Comité de Pétersbourg a-t-il utilisé les dernières élections à la douma 8 qui, grâce à l'abaissement du cens électoral, se sont déroulées dans une atmosphère si animée ? La presse libérale n'a parlé que de cela ; les libéraux censitaires ont consolidé leurs positions, l'intelligentsia « périphérique » tout entière s'est organisée pour la campagne électorale. Le Comité a-t-il tenté d'introduire dans ce chœur la voix du prolétariat conscient ? A-t-il essayé, sous une forme ou sous une autre, d'opposer sur ce problème les ouvriers au gouvernement Plehwe, aux députés réactionnaires et libéraux, candidats à la douma, à la presse libérale et à l'intelligentsia « radicale » ? A-t-il essayé de regrouper les ouvriers conscients autour du mot d'ordre suffrage universel, égal et direct ? Non. Il ne lui est même pas venu à l'esprit que c'était son devoir de le faire.

L'année dernière, on a débattu dans les zemstvos, à l'initiative du ministre de l'Intérieur, la question du cens électoral pour les élections à ces institutions. Les zemstsy 9 ont attesté dans les faits leur modeste propension à « admettre » une participation du peuple à la vie politique de la future Russie libre. La presse libérale tempêtait, proposant avec le maximum de radicalisme compatible avec elle, d'abaisser le cens basé sur la fortune et d'introduire un cens fondé sur l'« instruc­tion » et la résidence. Mais le prolétariat a-t-il élevé la voix pour protester contre ces deux dernières formes de cens ? Non. Les organisations dirigeantes ont-elles tenté une seule fois d'attirer l'attention du prolétariat sur cette question ? Nullement ! Tout ce que le Parti a fait à ce sujet est un éditorial dans le n° 55 de l'Iskra (« Avec le peuple ou contre le peuple ? » ). L'Organe central, par procuration du Congrès, pour ainsi dire, a signé à la place du prolétariat politiquement mineur. Avons-nous, dans un tel cas, ne serait-ce que la plus petite raison d'espérer que ce prolétariat silencieux pourra et saura intervenir activement pour la défense des intérêts du peuple, quand les libéraux convoqués au Zemsky Sobor 10 se mettront à dévaliser politiquement le peuple ? Ou bien alors faut-il espérer que l'Iskra, mandatée par un congrès extraordinaire, prendra au moment décisif l'initiative de pousser les libéraux à revendiquer le suffrage universel ?

Substitutionnisme, toujours substitutionnisme !

Cette demi-année de guerre 11 n'a rien apporté à l'éducation politique du prolétariat. Et pourtant la guerre fournit à notre Parti une matière irremplaçable pour des campagnes politiques pan-russes, car elle heurte précisément la conscience des couches les plus basses de la société. Un exemple : le Parti s'est fixé pour tâche de consacrer deux ou trois mois à la concentration des forces révolutionnaires autour du mot d'ordre : Pas un sou pour la guerre ! Toute l'agitation, menée sous la direction d'un centre politiquement vigilant, se développe selon une même ligne. Dans tous les cercles et tous les groupes, dans les « discussions » restreintes et les assemblées plus larges, dans les proclamations, on réintroduit toujours le même thème. Le comportement servile ou ambigu de la presse libérale, celle de Moscou ou de Stuttgart, la perfidie des doumas et des zemstvos, gaspillant l'argent du peuple avec les collectes pour la guerre, tout cela fournit une matière inépuisable pour développer une agitation intensive, orale et écrite. Lorsque le terrain est suffisamment préparé, les comités locaux   sous les directives du centre politiquement vigilant   organisent une protestation pan-russe contre le comportement scandaleux des organismes d'auto-administration (douma, zemstvo, etc.) et contre la presse, en multipliant les résolutions de protestation et, là où c'est possible, en organisant des manifestations de masse.

Si notre Parti avait mené, ne serait-ce qu'une seule campagne comme celle que nous proposons, il aurait eu le vent en poupe, et les plaintes (stupides) contre les « ennemis intérieurs » auraient cessé. Le Parti en serait sorti grandi !

Deux mots sur la propagande

L'activité politique de notre Parti allant en s'élargissant et en s'approfondissant, il convient d'opérer aussi dans le domaine de la propagande des transformations importantes. Le problème de la place de la propagande dans notre travail a toujours été un point délicat, comme le reste d'ailleurs.

Nous sommes en train de faire une expérience historique sans précédent : nous avons à créer le Parti du prolétariat dans le cadre de l'absolutisme (non seulement dans son cadre policier, mais aussi dans son cadre socio-historique). C'est pourquoi toute l'histoire de notre Parti est, selon l'expression bien connue, l'histoire des diverses tentatives (se succédant les unes aux autres selon une logique interne) visant à simplifier les tâches sociales-démocrates, compte tenu du degré de notre indigence politique. La propagande des idées du socialisme scientifique à l'intérieur de petits cercles a toujours été un correctif à cette simplification spontanée. La propagande toutefois a été introduite bien souvent « en catimini » ; en réalité, ni dans la pratique de l' « économisme », ni dans le soi-disant « plan » du camarade Lénine, la propagande de cercles ne fut considérée, pour l'essentiel, comme une composante normale de notre activité. Elle fut presque toujours considérée comme un tribut nécessaire que notre Parti devait payer à son caractère social-démocrate. « La propagande de cercles   note un camarade polonais lors d'une polémique avec le P.P.S.   reste et restera dans les conditions de l'illégalité de l'activité sociale-révolutionnaire le moyen principal, pour une organisation socialiste, de produire la plus grande quantité possible d'agitateurs intelligents et expérimentés et de dirigeants issus du milieu ouvrier. » (Esquisse d'une histoire du mouvement socialiste en Pologne russe, p. 188.) Si, pendant la période du fétichisme organisationnel, nous n'avons pas pu   d'après le modèle du P.P.S.   jeter par-dessus bord le travail de cercle en tant que lest pour la construction conspirative centraliste du Parti, nous en sommes redevables dans une large mesure aux « petits défauts » du mécanisme de notre organisation, qui nous a laissés souvent sans aucune publication et qui nous a forcés ainsi à recourir aux méthodes « artisanales » de la propagande de cercles.

La tâche que nous impose la nouvelle période du Parti est la suivante : faire perdre à notre propagande son caractère abstrait, bien souvent scolastique, et lui donner un contenu politique vivant ; dépasser les « vestiges » du dilettantisme artisanal, en faire un élément organique de notre travail politique élargi et approfondi.

La propagande des cercles s'organise habituellement chez nous   dans la mesure où l'on en fait   selon un quelconque programme élaboré par le comité, programme très complexe qui n'est jamais vraiment réalisé. Esclavagisme, féodalisme, salariat. Ou bien : émancipation des paysans, populisme, Narodnaïa Volia, développement de l'industrie, social-démocratie, etc. Les propagandistes, au moins ceux qui sont sincères, se plaignent que les ouvriers dorment. L'assistance s'est déjà renouvelée quand on en arrive à la social-démocratie. Et quand on y arrive, péniblement, on commence à en parler avec des abstractions effroyables, et on termine sur celles-ci. Le propagandiste ne comprend pas que son affaire, c'est la politique, et non pas la pédagogie, et qu'en politique, plus qu'ailleurs, « chaque chose en son temps ».

Il n'a pas le sentiment, et encore moins la conscience, que sa tâche consiste à armer idéologiquement les ouvriers de son cercle, à leur transmettre le bagage de faits et d'idées qui leur permettent de s'orienter immédiatement dans tous les événements survenant dans la ville, le pays, le monde entier ; qu'il doit leur apprendre non seulement à s'orienter tout seuls, mais aussi à être capables d'utiliser tous les événements comme matériel vivant pour l'agitation. Le propagandiste, pourtant, n'a qu'une chose à l'esprit : on lui a demandé de faire un « cours » aux ouvriers. Et si la crise industrielle, le Congrès socialiste international, ou la Guerre contre le Japon le surprennent pendant sa leçon sur l'émancipation des paysans, il écartera la question de la guerre et continuera, comme avant, à expliquer l'histoire de la réforme agraire. Comme si les ouvriers étaient des élèves qui doivent se préparer à un examen en suivant un « cours » et non pas des personnes politiquement actives ! Faut-il s'étonner, alors, si les ouvriers bâillent ouvertement ! Ils ne le feraient pas si la propagande faisait partie intégrante d'une campagne politique qu'ils comprennent directement, ou qu'ils devraient mener.

Mais auparavant, pour caractériser la manière dont on considère la propagande, citons quelques passages d'une brochure écrite par quelques « praticiens et dirigeants de cercle ». Après avoir exposé leur « programme », qui n'est ni pire ni meilleur que des dizaines d'autres « programmes », les auteurs de la brochure écrivent : « Ces cours prennent beaucoup de temps, car ils s'étalent sur vingt soirées. Ainsi, pour chaque cercle de 10 ouvriers, l'intellectuel gaspille cinq à six mois. Or la pratique montre que la majorité des auditeurs n'est pas capable d'assimiler complètement le contenu de ces cours. Dès que l'intellectuel s'étend un peu plus longuement sur une question quelconque, l'attention et la réceptivité des ouvriers baissent ; il est clair que tous les détails de la leçon sont sans effet, qu'il faut raconter le moins possible, bref, que le cours doit se transformer quasiment en un discours d'agitation. Mais, en même temps, on entend souvent les ouvriers faire des demandes de ce genre. Nous ne voulons plus d'agitation et de discours d'agitation. Nous ne sommes plus des enfants et nous avons été suffisamment abreuvés de propagande. » Il y a même eu des cas où les ouvriers ont exigé qu'on traite dans le cercle le premier livre du Capital. » (Lettre aux camarades propagandistes, édit. de la Ligue, 1902, p. 6.)

Voici le compte rendu d'un autre propagandiste, lui aussi avec son « programme » personnel : « Les deux ou trois premières leçons   écrit-il   ont été assez vivantes. On me comprenait, on me posait des questions, on attendait visiblement de moi quelque chose de nouveau, de puissant. Mais, au bout d'un certain temps, l'intérêt se mit peu à peu à faiblir. Les absences devinrent de plus en plus nombreuses. Ceux qui restaient devinrent passifs. Bien souvent je pouvais lire l'ennui sur leurs visages, et, dans leurs yeux, la question muette : « Pourquoi nous raconte-t-il tout cela ? » J'essayais de changer le ton de mes causeries et souvent, au sujet d'une injustice particulièrement criante de la part de l'administration ou du gouvernement, je m'efforçais de souligner les défauts criants de tout notre système et la nécessité absolue de lutter contre lui. Je me laissais entraîner moi-même, je parlais longuement et passionnément. Je levais les yeux vers mes auditeurs et qu'est-ce que je voyais ? Ils étaient là, devant moi, tout à fait indifférents, l'air fatigué. Et pourtant notre classe ouvrière est bien une force profondément révolutionnaire. Elle demande de l'action, elle la recherche. Quelle transformation chez ces mêmes ouvriers, lorsqu’il m'arrivait de leur faire le récit des luttes actuelles de leurs camarades, des grèves et des manifestations particulièrement remarquables ! Avec quelle passion faisaient part de leurs impressions ceux qui avaient eu déjà l'occasion de participer eux-mêmes à de tels mouvements ! [Et l'auteur conclut :] Il faut donner une issue à l'énergie révolutionnaire accumulée. Il faut de l'action à nos ouvriers, une action réelle, vivante : les mots ne font que les endormir. Ils savent, même sans nos sermons, que les capitalistes et le gouvernement sont leurs ennemis, et qu'il faut les combattre : il faut leur montrer les moyens de la lutte et les pousser en avant. » (Ibid., pp. 21, 22.) C'est ainsi que les propagandistes se débattent entre le caractère d'agitation et de propagande de leurs leçons, mais sans arriver à éveiller l'intérêt de leurs auditeurs. Et ils se trouvent là bien près de connaître la racine du mal : la pensée dort tant que la volonté ne bouillonne pas. Comment en sortir ? Comment insuffler de la vie à notre propagande ?

Nous avons parlé plus haut du Congrès sur la formation technique et professionnelle. Utilisons une nouvelle fois cet exemple. Le Comité organise la campagne politique complexe esquissée plus haut. Après avoir fixé à grands traits le plan de cette campagne, l'un des membres du Comité développe ce plan devant les propagandistes et leur recommande de l'expliquer fondamentalement dans les cercles de propagande. Soyez sûrs qu'aux assemblées de cercles suivantes aucun ouvrier ne s'endormira. D'un seul coup le propagandiste ne s'éprouvera plus comme prof', mais comme facteur politique : il sentira qu'il participe activement et directement à un travail politique complexe. Son cours sera un cours sur le combat politique pour lequel il aura réuni, au préalable, soigneusement, toutes les connaissances qu'il possède sur ce sujet.

Il rend compte du Congrès en préparation, il explique sa signification et sa portée politiques. Après quoi il esquisse le plan : unir tous les éléments conscients du prolétariat autour de l'élaboration d'une adresse à ce Congrès ; il explique le rôle de l'intelligentsia démocrate, nos rapports avec les courants oppositionnels et révolutionnaires. Toutes ces questions doivent être discutées sous l'angle des principes, et donc reliées aux passages correspondants de notre programme. Si la campagne s'étendait sur plusieurs semaines, il est sûr que les ouvriers arriveraient aux réunions suivantes avec toute une série de problèmes qui seraient nés directement de leur pratique d'agitateurs. Les réponses que l'on donnerait à ces problèmes n'entreraient pas dans une oreille pour ressortir par l'autre, mais se graveraient dans les têtes parce qu'elles ne seraient pas simplement prévues dans le « cours », mais au contraire seraient actuelles et directement indispensables pour mener à bonne fin une grande entreprise captivante. Si la propagande est faite de cette façon, les résolutions prises au IIe Congrès sur les libéraux, et le paragraphe du programme qui s'y rapporte, prendront corps ; les ouvriers s'apercevront que les programmes et les résolutions ne sont pas une entrave, mais un moyen de diriger les batailles politiques, grandes et petites. Ainsi, de campagne en campagne, on « passerait en revue » tout le programme du Parti dans les cercles de propagande. Il est vrai que dans ce cas la suite logique ne serait pas respectée. Mais de toute façon, quel que soit le système de propagande, il est impossible de le respecter : ou bien les cercles disparaissent, ou bien l'assistance se renouvelle, ou bien les propagandistes se font arrêter, etc.

Lorsque l'organisation locale est très faible et n'a qu'une sphère d'influence réduite, c'est-à-dire lorsque le comité n'a pas la force d'envisager des entreprises politiques complexes   ou même dans le cas de comités plus grands et plus puissants en période d'accalmie politique  , alors on peut organiser la propagande en suivant l'enchaînement logique d'un cours. Mais un comité aura de la peine à trouver un ordre logique meilleur pour les cours que celui selon lequel s'ordonne le programme de notre Parti. Dans la mesure où le travail de propagande doit absolument se faire selon un modèle, c'est notre programme qu'il faut choisir : les cours s'adaptent aux paragraphes successifs du programme. Le but d'un tel cours est de faire de chaque personne assistant au cercle un membre conscient du Parti, c'est-à-dire quelqu'un qui doit « reconnaître » et donc, avant tout, comprendre le programme du Parti.

Mais, répétons-le, la meilleure méthode pour étudier le programme du Parti consiste à prendre des exemples vivants, à analyser les événements, les uns après les autres, et cela, toujours dans un but politique « utilitaire ». C'est seulement alors que la propagande cessera d'apparaître comme une concession (au caractère de classe, socialiste du Parti)   ce qu'elle était pour les « économistes » et leurs héritiers. Une propagande conçue de cette manière fournit à notre organisation non pas seulement de simples exécutants pour les fonctions techniques, mais des militants actifs, qui ne se sentent perdus nulle part.

De la pédagogie à la tactique

Dans la Lettre aux camarades propagandistes citée plus haut écrite à la fin de 1901, éditée en 1902, et qui n'eut aucun retentissement en son temps, car sa problématique ne fut pas à l'ordre du jour, nous trouvons ces lignes intéressantes :

Les ouvriers se montrent à tout moment mécontents d'un tel état de choses ; jour après jour, mois après mois, ils ne font qu'écouter et toujours écouter, sans pouvoir manifester en rien leur attitude révolutionnaire ; alors ils se mettent à passer à tabac les mouchards, à se bagarrer avec leurs supérieurs ; il est nécessaire de donner une quelconque issue à leurs forces et à leurs énergies : pour cela, le Comité doit les intégrer dans le système des messages de solidarité et de protestation. Par exemple, le gouvernement fait le silence sur le problème de la famine. On peut publier sur ce sujet un certain nombre de tracts, dénonçant le travail diabolique qu'il accomplit pour « métamorphoser » la famine en mauvaise récolte ; ensuite, après avoir publié une proclamation qui invite les ouvriers à protester contre ce fait par écrit, il faut rédiger le texte de la protestation et la lire dans tous les cercles, la faire passer de main en main chez les ouvriers pour collecter des signatures (anonymes bien entendu) et, finalement, la publier au nom du Comité, en indiquant le nombre d'ouvriers protestataires. Ce travail, simple et facile, remontera un peu le moral des ouvriers, et, s'il se répète souvent, les préparera à accomplir des tâches plus sérieuses. De même, si une grève se déclenche quelque part, on peut à nouveau rédiger des messages de solidarité, diffuser largement à la base des nouvelles sur toutes les péripéties de la grève, faire une collecte, même minime, parmi les ouvriers, etc. Bref, protester à propos de toute occasion qui peut justifier une protestation, se faire l'écho de tout ce qui peut éveiller la solidarité ouvrière. Pourquoi, enfin, ne pas essayer de boycotter un contremaître haï, ou d'organiser une grève à propos d'une bagatelle quelconque que le fabricant ou le supérieur lâchera facilement ? La solidarité, le sentiment de camaraderie, le secours mutuel et toutes les autres bonnes qualités dont les travailleurs sont lassés d'entendre parler et qui ne se développent que dans la pratique, il faut les exercer autant que possible afin d'unir les ouvriers de fabriques, d'usines, d'ateliers séparés, en une seule masse véritablement solidaire, répondant, comme l'écho, à l'appel de détresse des opprimés. C'est pourquoi nous proposons aux comités d'entraîner le plus souvent possible les ouvriers sur la voie des protestations actives, des grèves et de la solidarité à leurs camarades : nous sommes convaincus que cela correspond à l'état d'esprit actuel des masses, et sera très fructueux, si on les habitue à réagir à tous les événements du jour. (Ibid., p. 15.)

Dans ces lignes instructives, les problèmes tactiques, au sens propre du terme, ne sont pas encore posés : l'auteur conseille, indifféremment, aussi bien la protestation contre les mesures gouvernementales face à une famine que le boycott d'un contremaître haï, et la grève pour une « bagatelle » quelconque. Mais la tâche fondamentale, qui se dégage en filigrane de ses remarques incidentes, peut être formulée en général comme celle qui consiste à développer l'auto-activité du prolétariat. Nous avons déjà indiqué que cette idée était passée totalement inaperçue à l'époque : l'auto-activité des ouvriers, quand bien même elle n'était pas suspecte de trade-unionisme, n'était alors qu'un mot pour tout le monde, pour beaucoup très important et très précieux certes, mais tout de même seulement un mot 12. Hauptmann dit quelque part que « les mots ne s'animent que par moments... que dans la vie quotidienne ils restent lettre morte » . Il en est de même pour les mots d'ordre politiques et les slogans du Parti. Il a fallu le IIe Congrès, une infinité de révolutions de palais dans les organisations du Parti, toute une série de frictions acharnées dans tous les domaines   avec l' « acceptation » résignée et silencieuse des larges masses  , pour que le cri, le gémissement presque Vers les masses ! Dans les masses ! jaillît de la poitrine du Parti, pour que le mot d'ordre : auto-activité du prolétariat devînt un slogan vivant et, espérons-le, vivifiant.

Les questions de la tactique sociale-démocrate qui s'appuie totalement sur les masses politiquement conscientes et actives, sont mises actuellement à l'ordre du jour par tout le développement précédent de notre Parti, développement qui a créé, comme nous l'avons indiqué dans l'Introduction, toutes les conditions matérielles et idéologiques nécessaires à cela ; et l'on peut être assuré que, maintenant, tout travail publiciste ou pratique, qui s'occupe de développer l'auto-activité politique de la classe ouvrière, ne restera pas sans porter de fruits, ne sera pas écrasé, étouffé.

L'auteur de la Lettre aux camarades propagandistes précitée se donne les buts que nous avons exprimés plus haut en termes psychologiques : éduquer la conscience et la volonté du prolétariat. Répétons-le   ce ne sont pas encore des problèmes de tactique au sens propre du mot : le boycott d'un contremaître haï, la grève pour des bagatelles, la protestation contre le travail diabolique du gouvernement lors d'une famine, toutes ces « occasions » doivent, selon l'auteur, servir à titre égal aux tâches plus pédagogiques que politiques qui se posent, selon lui, aux organisations sociale-démocrates. Il évalue le rassemblement des ouvriers derrière tel ou tel mot d'ordre, exclusivement à partir des résultats subjectifs, psychologiques, et non pas des résultats objectifs, politiques. Et c'est tout à fait compréhensible.

Dans la phase de transition de la vie des cercles (« artisanale ») à la vie d'un parti politique, les méthodes tactiques essentiellement nouvelles, sur lesquelles se porte la réflexion de certains militants, sont encore considérées sous l'ancien angle pédagogique « artisanal », mais non pas politique. Ce point de vue restreint ne fait que correspondre aux ressources matérielles et idéologiques limitées dont disposent les organisations du Parti pendant cette période transitoire. Mais dans le cas présent, ce qui pour nous est important, c'est que la réflexion qui ne se contente pas de la propagande de cercles et de la diffusion de littérature, cherche sur les masses des formes d'action qui contiennent en elles-mêmes les possibilités de leur développement ultérieur et de leur transformation de méthodes éducatives en méthodes tactiques. Dans certains de ces conseils pédagogiques de type « artisanal » que propose l'auteur de la Lettre se cachent, comme le grain dans l'épi ; de nouvelles méthodes politiques tactiques. La quantité là aussi se transforme en qualité. Et en fait, la protestation des ouvriers contre l'attitude du gouvernement au moment d'une famine restera une mesure purement « éducative », si elle ne concerne que 100 à 200 ouvriers dans telle ou telle ville, mais elle acquerra une signification politique, si elle se réalise dans toute la Russie par vagues croissantes, rassemblant des milliers et des dizaines de milliers de voix protestataires dans le prolétariat. Appeler les étudiants et tous les « honnêtes citoyens » à se joindre à cette protestation de masse, tel sera le pas suivant du centre politiquement vigilant, qui a regroupé autour de lui tous les éléments vivants du Parti. Le pas suivant sera la protestation du prolétariat révolutionnaire contre le silence servile de la presse libérale, qui même en cas de grand malheur populaire n'ose pas transgresser les interdits de la censure. Ensuite, on peut en appeler à toutes les institutions sociales, permanentes et provisoires, des classes dirigeantes pour qu'elles se prononcent d'une façon ou d'une autre sur leur attitude vis-à-vis de la tactique gouvernementale, au cas où les institutions publiques, c'est-à-dire avant tout les zemstvos et les doumas, restent muettes.

Telle est aussi la voie qui conduit les couches les plus conscientes du prolétariat à s'opposer politiquement aux institutions des classes dominantes dans le processus même de la lutte démocratique générale contre le tsarisme. C'est justement ainsi que nous pouvons donner son caractère de classe à notre lutte politique.

Dans la lutte syndicale et professionnelle, certains groupes d'ouvriers se heurtent à des capitalistes particuliers. Dans la lutte politique le prolétariat se heurte à l'autocratie. Mais de larges couches de la bourgeoisie, laquelle n'apparaît pas encore en Russie comme classe dirigeante, s'opposent aussi à l'autocratie. Le gouvernement ne représente pas encore, comme dans les pays parlementaires, le Comité exécutif de la bourgeoisie. C'est pourquoi il n'est maintenant pas encore possible pour nous de mener contre elle une lutte généralisée sur le plan politique. Or, c'est précisément cette lutte qui confère au mouvement du prolétariat un caractère de classe. Seule la future Russie libre, dans laquelle nous serons évidemment obligés (nous, et pas MM. les socialistes-révolutionnaires par exemple) de jouer le rôle d'un parti d'opposition, et non de gouvernement, permettra à la lutte de classe du prolétariat de se développer dans toute son ampleur. Mais, afin que la lutte du prolétariat pour cette « Russie libre », sous la direction de la social-démocratie, prépare déjà la lutte pour la dictature 13, il faut dès aujourd'hui opposer le prolétariat à toutes les institutions permanentes et provisoires de la classe qui demain tiendra le gouvernail de l'État. Nous opposer uniquement sur le plan des principes théoriques dans notre programme ou sur le plan purement littéraire dans notre presse est insuffisant ; il est indispensable que cette opposition soit un fait vivant, dans la réalité politique. Telle est la « nouveauté » que nous voulons introduire dans l'activité de notre Parti.

P.-B. Axelrod mène, depuis plusieurs années déjà, une propagande orale en faveur des nouvelles tâches tactiques, préparant ainsi le terrain psychologique indispensable dans la conscience des camarades qui se trouvent à la tête du mouvement. Le camarade Axelrod a compris que, pour être capable d'aborder directement ces tâches, le Parti devait s'organiser, c'est-à-dire devait avoir créé les conditions nécessaires à l'activité concertée de toutes ses composantes. Pendant toute la période de l'Iskra, le camarade Axelrod n'a jamais interrompu sa propagande « artisanale » en faveur de méthodes non artisanales de travail, et sous ce rapport il plaçait les plus grands espoirs dans le Congrès 14. Mais « à chaque jour suffit sa peine », et les camarades avec lesquels Axelrod avait discuté des problèmes de tactique politique, ou bien n'étaient que formellement d'accord avec lui, car ils n'avaient pas compris la signification réelle de ses propos, ou bien lui faisaient diverses objections en soulignant qu'une telle conception des choses était « trop neuve et trop compliquée », et d'ailleurs incompatible avec les conditions policières en Russie ; ils soulignaient que les zemstvos et les doumas (que la tactique d'Axelrod visait) avaient un rôle politique « trop insignifiant », etc. Toutes ces considérations, quelle que soit leur part de vérité, ne sauraient constituer des objections valables aux tâches tactiques formulées par Axelrod.

1 ° Les conditions conspiratives ne peuvent pas plus empêcher l'organisation de campagnes politiques complexes que celle de grèves et de manifestations. Il suffit de se rappeler que les premiers propagandistes songeaient à arrêter leur agitation dans les masses en invoquant les conditions policières, et que les « économistes » s'appuyèrent toujours sur cet argument pour combattre « l'idée insensée » de manifestations politiques.

2° Les nouvelles méthodes de travail ne signifient pas plus un « risque » que la rupture avec les vieilles méthodes de lutte, sûres et déjà expérimentées, mais seulement une combinaison plus complexe de ces méthodes anciennes : la propagande, l'agitation orale et écrite, la direction d' « actions » de masses.

3 ° Les zemstvos et les doumas, surtout les zemstvos, joueront un rôle de plus en plus important pendant la période révolutionnaire. Le Parti libéral-censitaire verra vraisemblablement dans le zemstvo « la pierre sur laquelle s'élèvera l'Église de l'avenir ». La lutte pour le suffrage universel   pendant et après la période de liquidation de l'autocratie   peut donc facilement se transformer en lutte directe contre l'application du cens dans les élections aux zemstvos et aux doumas. Notre devoir est de nous préparer à cette lutte.

Si insignifiant que soit le rôle joué par les zemstvos, les doumas, les congrès, la presse libérale et toutes les autres institutions des classes bourgeoises dans la lutte active contre le tsarisme, c'est tout ce dont nous disposons en matière d'organisation directe de la volonté de la bourgeoisie. Ce serait un crime que d'ignorer tout ce qui, dans le régime existant, constitue un point de départ réel pour l'autodétermination du prolétariat. Cela équivaudrait à refuser de faire le moins, parce qu'on ne peut pas faire le plus.

En tout cas, il est parfaitement stérile de vouloir établir à l'avance les résultats des méthodes tactiques auxquelles aussi bien le développement interne du Parti que la situation politique générale du pays nous ont contraints à recourir. Lorsque viendra la période révolutionnaire, au moment où toutes les forces politiques feront et régleront leurs comptes, l'histoire elle-même dressera le bilan de nos résultats. Elle ne soustraira ni n'ajoutera rien avant. Il n'y a aucun doute qu'elle tiendra compte, d'une façon ou d'une autre, de la moindre parcelle de conscience de classe et d'auto-activité du prolétariat que nous aurons introduite dans le mouvement prolétarien.

AU TRAVAIL DONC !

VIVE L'AUTO-ACTIVITÉ DU PROLÉTARIAT !

À BAS LE SUBSTITUTIONNISME POLITIQUE !

À bas le substitutionnisme politique !

En exposant de façon particulièrement détaillée différents exemples nous avions l'intention d'attirer l'attention sur la différence de principe qui sépare deux méthodes de travail opposées. Et cette différence, réduite à son noyau, est décisive, si l'on veut définir 1e caractère de tout le travail accompli par notre Parti. Dans un cas nous avons un parti qui pense pour le prolétariat, qui se substitue politiquement à lui, dans l'autre, un parti qui l'éduque politiquement et le mobilise, pour qu'il exerce une pression rationnelle sur la volonté de tous les groupes et partis politiques. Ces deux systèmes donnent des résultats politiques tout à fait différents objectivement.

Lorsque le social-démocrate cherche, de sa propre initiative, à « pousser en avant » l'opposition libérale, son succès même ne s'appuie que sur la mentalité politique de cette opposition, et cela détermine par avance la valeur médiocre du « succès » éventuel. Son initiative, qu'elle ait la forme d'une proclamation ou celle d'un conciliabule « conspirateur » dans les coulisses de la scène politique, ne sera prise en considération que dans la mesure où elle correspondra à l'état d'esprit et à la pensée de l'auditoire libéral. Autrement dit, dans ce cas-là, le social-démocrate, aux yeux des libéraux, fera figure de démocrate avec des « préjugés » marxistes.

Le tableau se trouve modifié de fond en comble si le libéral est obligé de voir en la personne du social-démocrate le représentant d'une force réelle, même s'il ne s'agit que de quelques milliers d'ouvriers. Lorsqu'un événement politique ne passe plus par la voie tracée par la logique et la mentalité politique du libéralisme, alors il s'oriente dans une nouvelle direction qui bénéficie de l'atout d'une deuxième force : la logique et la mentalité politiques du prolétariat conscient. Lorsque le social-démocrate prendra cette initiative, il ne s'appuiera pas sur la mentalité de son « collaborateur » momentané   il en tiendra uniquement compte   et s'appuiera sur l'opinion organisée du prolétariat. Il apparaîtra aux libéraux non pas comme un démocrate avec des préjugés marxistes, mais comme un représentant des revendications démocratiques du prolétariat.

La tactique de nos comités, qui consiste à envoyer de temps à autre (derrière le dos du prolétariat) des appels ou des proclamations « dénonciatrices » aux étudiants, aux zemstvos, aux doumas, aux divers congrès, se rapproche beaucoup de celle des libéraux des zemstvos « intercédant » auprès de l'autocratie pour le « peuple ». Se substituant au prolétariat, les groupes sociaux-démocrates dirigeants ne comprennent pas qu'il est tout aussi nécessaire d'amener le prolétariat à « manifester » sa volonté de classe par rapport au mouvement démocratique libéral et radical, que de l'amener à manifester contre l'autocratie sa volonté démocratique-révolutionnaire.

Se substituant au prolétariat, nos comités, au lieu d'organiser la prise de conscience sociale du prolétariat, en vue d'exercer une pression directe sur la compréhension sociale de la bourgeoisie, intercèdent auprès de ce mouvement bourgeois-démocratique avec leurs proclamations en faveur de « leur » prolétariat. Faut-il s'étonner, alors, si ces pétitions impuissantes prennent la forme « sévère » d'apostrophes condescendantes, dénonçant les « demi-mesures » et « l'irrésolu­tion » ? Apostrophes qui ne suscitent d'autres réactions que des haussements d'épaules ironiques chez messieurs les libéraux cultivés 15.

La prétendue pression que nous exerçons sur les libéraux ressemblera d'autant moins à une pétition (même s'il s'agit d'une intercession qui se donne la forme d'une semonce hardie), que nous apprendrons à rassembler le prolétariat dans une activité réelle (pétition, résolution, protestation, meeting, manifestation)   non seulement autour de ces buts démocratiques généraux, mais aussi autour de ses propres mots d'ordre clairement formulés d'un point de vue de classe, au moment politique donné, non seulement contre la police et l'autocratie, mais aussi contre l' « irrésolution » et l' « absence de conviction » des libéraux. Notre influence réelle, et pas seulement fictive, sur la politique des libéraux sera d'autant plus sérieuse que nous « irons » moins dans toutes les classes de la population, en tournant le dos au prolétariat   ce à quoi aboutissent fatalement tous nos comités « politiques ».

Si simple que cela puisse paraître au premier abord, il est nécessaire de bien comprendre que la seule façon pour nous d'avoir une influence sur la vie politique c'est d'agir par le prolétariat, et non en son nom ; que nous ne devons donc pas   nous   « aller à toutes les classes de la population », mais que   s'il faut employer une formule lapidaire   le prolétariat lui-même doit aller dans toutes les classes de la population. Le camarade Axelrod a souligné cette idée dans ses articles de 1897. « Pour gagner une influence sur ces couches (les couches qui pâtissent de la désorganisation actuelle)   dit-il   il n'est pas du tout nécessaire que les sociaux-démocrates aillent agir dans leurs milieux, les milieux de vie de ces couches. La tâche qui consiste pour les sociaux-démocrates russes à acquérir des partisans et des alliés directs ou indirects dans les classes non prolétariennes sera résolue principalement par le caractère de l'activité d'agitation et de propagande au sein même du prolétariat. » (Axelrod, Sur la question des tâches actuelles et de la tactique des sociaux-démocrates russes, p. 16, souligné par l'auteur.)

Le système du substitutionnisme politique, exactement comme le système de la simplification des « économistes », procède   consciemment ou non   d'une compréhension fausse et « sophistique » du rapport entre les intérêts objectifs du prolétariat et sa conscience. Le marxisme enseigne que les intérêts du prolétariat sont déterminés par les conditions objectives de son existence. Ces intérêts sont si puissants et si inéluctables qu'ils contraignent finalement le prolétariat à les faire passer dans son champ de conscience, c'est-à-dire à faire de la réalisation de ses intérêts objectifs son intérêt subjectif. Entre ces deux facteurs   le fait objectif de son intérêt de classe et sa conscience subjective   s'étend le domaine inhérent à la vie, celui des heurts et des coups, des erreurs et des déceptions, des vicissitudes et des défaites. La perspicacité tactique du Parti du prolétariat se situe tout entière entre ces deux facteurs et consiste à raccourcir et à faciliter le chemin de l'un à l'autre.

Les intérêts de classe du prolétariat   indépendamment de la conjoncture politique actuelle « en général », et, en particulier, du niveau de conscience des masses ouvrières à un moment donné   ne peuvent cependant exercer une pression sur cette conjoncture que par la médiation de la conscience du prolétariat. Autrement dit, sur la bourse politique, le Parti ne peut pas faire escompter 16 les intérêts objectifs du prolétariat qui se sont dégagés par la théorie, mais seulement la volonté consciente organisée du prolétariat.

Si on laisse de côté la période « préhistorique » et sectaire de cercles que chaque Parti social-démocrate traverse et où, par ses méthodes il ressemble bien plus au socialisme utopique éducatif qu'au socialisme révolutionnaire politique, où il ne connaît que la pédagogie socialiste, mais non encore de tactique politique, si l'on considère un Parti déjà sorti de cette période infantile, l'essentiel de son travail politique est exprimé, selon nous, dans le schéma suivant : le Parti prend appui sur le niveau donné de conscience du prolétariat, il s’immiscera dans chaque événement politique important en s'efforçant d'en orienter la direction générale vers les intérêts immédiats du prolétariat et, ce qui est plus important encore, en s'efforçant de réaliser son insertion dans le prolétariat par l'élévation du niveau de conscience, pour s'appuyer précisément sur ce niveau et l'utiliser en vue de ce double but. La victoire décisive arrivera le jour où nous aurons surmonté la distance qui sépare les intérêts objectifs du prolétariat de sa conscience subjective, où, pour parler plus concrètement, une fraction tellement importante du prolétariat sera parvenue à la compréhension de ses intérêts sociaux-révolutionnaires objectifs, qu'elle sera assez puissante pour écarter de son chemin, par sa propre force politiquement organisée, tout obstacle contre-révolutionnaire.

Plus la distance qui sépare les facteurs objectifs et subjectifs est grande, c'est-à-dire, plus la culture politique du prolétariat est faible, plus naturelle est l'apparition dans le Parti de ces « méthodes » qui, sous une forme ou sous une autre, ne manifestent qu'une sorte de passivité devant les difficultés colossales de la tâche qui nous incombe. Le renoncement politique des « économistes », comme le « substitu­tionnisme politique de leurs antipodes, ne sont rien d'autre qu'une tentative du jeune Parti social-démocrate pour « ruser » avec l'histoire.

Bien entendu, les « économistes » et les « politiques » sont beaucoup moins conséquents dans la réalité que dans notre schéma   et cette inconséquence a permis aux uns et aux autres de jouer un rôle très progressiste dans le développement de notre Parti. Lorsque nous caractérisons l' « erreur fondamentale » de l' « économisme » ou du « substitutionnisme politique », il nous faut pour une bonne part parler de la possibilité qui aurait pu devenir réalité effective, si elle n'avait pas rencontré d'oppositions. Compte tenu de cette restriction, nous pouvons établir maintenant la comparaison suivante.

Les « économistes » partaient des intérêts subjectifs du prolétariat, tels qu'ils existèrent à chaque moment de son développement, ils s'appuyaient sur eux et considéraient comme leur seule tâche de les enregistrer minutieusement. Quant aux devoirs qui constituent le contenu de notre tactique, ils s'en remettaient au cours naturel des choses   dont ils s'excluaient eux-mêmes pour le moment.

Par opposition aux « économistes », les « politiques » prenaient comme point de départ les intérêts de classe objectifs du prolétariat, établis par la méthode marxiste. Mais eux aussi, avec la même appréhension que les économistes », reculaient devant la « distance » qui sépare les intérêts objectifs des intérêts subjectifs de la classe qu' « ils représentent » en principe. Et pour eux, les questions de tactique politique   au sens propre du terme   existent aussi peu que pour les « économistes » Une fois que l'on dispose d'une analyse historico-philosophique révélant les tendances de l'évolution sociale, dès lors que les résultats de cette analyse se sont transformés en « notre » patrimoine principal et que nous pensons substitutivement, alors il ne reste plus qu'à faire escompter à l'histoire, comme on fait escompter les chèques, les conclusions auxquelles nous sommes arrivés. Ainsi, si les « économistes » ne dirigent pas le prolétariat, puisqu'ils marchent à sa traîne, les « politiques » ne font pas mieux, pour la bonne raison qu'ils remplissent eux-mêmes ses devoirs, à sa place. Si les « écono­mistes » se sont dérobés devant l'énormité de leur tâche, se contentant de l'humble rôle de marcher à la queue de l'histoire, les « politiques », au contraire, ont résolu le problème en s'efforçant de transformer l'histoire en leur propre queue.

Il faut cependant faire la réserve suivante : l'accusation de « substitutionnisme » s'applique beaucoup moins à nous en tant que révolutionnaires qu'en tant que sociaux-démocrates révolutionnaires.

Dans le premier cas, il nous est plus difficile de « ruser » : l'histoire, ayant mis à l'ordre du jour une tâche déterminée, nous observe avec acuité. Bien ou mal (plutôt mal), nous amenons les masses à la révolution, en éveillant en elles les instincts politiques les plus élémentaires. Mais dans la mesure où nous avons affaire à une tâche plus complexe : transformer ces « instincts » en aspirations conscientes d'une classe ouvrière qui se détermine elle-même politiquement, nous avons tendance à recourir aux raccourcis et simplifications du « penser-pour-les-autres » et du « substitutionnisme ».

Dans la politique interne du Parti ces méthodes conduisent, comme nous le verrons plus loin, l'organisation du Parti à se « substituer » au Parti, le Comité central à l'organisation du Parti, et finalement le dictateur à se substituer au Comité central ; d'autre part, cela amène les comités à fournir l' « orientation »   et à la changer, pendant que « le peuple garde le silence » ; en politique « extérieure » ces méthodes se manifestent dans les tentatives pour faire pression sur les autres organisations sociales, en utilisant la force abstraite des intérêts de classe du prolétariat, et non la force réelle du prolétariat conscient de ses intérêts de classe. Ces « méthodes », comme nous l'avons vu, présupposent l'identité a priori du programme adopté par nous et du contenu de notre travail du Parti. En somme, ces « méthodes » aboutissent à la disparition complète des questions de tactique politique dans la social-démocratie.

Le camarade Lénine a confirmé cela expressément dans une certaine thèse, qu'on ne peut passer sous silence. Répondant au camarade Nadièjdine, qui se plaignait de l'absence de « racines en profondeur », Lénine écrit : « C'est le comble de l'illogisme, car l'auteur confond la question philosophique, historique et sociale des « racines » du mouvement « en profondeur » avec le problème d'organisation technique d'une lutte plus efficace contre les gendarmes. » Le camarade Lénine chérit tellement cette idée, qu'il la reprend dans sa dernière brochure : « Alléguer que nous sommes le Parti de la classe   dit Lénine répondant à Axelrod  pour justifier la déliquescence en matière d'organisation, pour justifier la confusion de l'organisation et de la désorganisation, c'est répéter la faute de Nadièjdine, qui confondait « la question philosophique, historique et sociale des racines du mouvement en profondeur avec le problème de l'organisation technique » (Un pas en avant, etc., [p. 474]). Ainsi pour le camarade Lénine, la question des « racines profondes » n'est pas une question de tactique politique mais une question de doctrine philosophique ; si notre doctrine, le marxisme, nous fournit les « racines profondes » , il ne reste plus alors qu'à accomplir des tâches techniques-organisationnelles. Entre le problème « philosophique » et 1e problème « technique-organisationnel », il manque chez Lénine un seul petit maillon : le contenu de notre travail de parti. Ayant noyé l'aspect tactique de la question dans son aspect « philosophique », Lénine a acquis le droit d'identifier le contenu de la pratique du Parti avec le contenu du programme. Il ignore délibérément le fait que nous avons impérativement besoin, non pas de racines « philosophiques » en profondeur (quelle bêtise ! comme si le chaman de n'importe quelle secte n'avait pas, d'un point de vue « philosophique », telle ou telle racine profonde !), mais de racines politiques réelles, d'un contact vivant avec les masses, qui nous permette à chaque moment décisif de mobiliser cette masse autour d'un drapeau qu'elle reconnaît comme son drapeau.

C'est pourquoi, selon nous, les questions d'organisation sont totalement soumises aux méthodes de notre tactique politique, et, pour nous, l'identification de la question de l'organisation du Parti prolétarien avec la question technique « d'une meilleure lutte contre la gendarmerie » est la banqueroute totale. Totale   car, si cette identification « s'appuie sur le caractère conspiratif de nos méthodes actuelles de travail   comme le dit Parvus dans les quelques lignes énergiques qu'il consacre au système de Lénine   c'est que la lutte contre les espions éclipse la lutte contre l'absolutisme et l'autre lutte, bien plus grande, pour l'émancipation la classe ouvrière ! »

Les tâches organisationnelles sont pour nous totalement soumises aux méthodes de tactique politique. Voilà pourquoi cette brochure aussi, qui est née des divergences sur les « questions d'organisation », prend comme point de départ les questions de tactique. Pour comprendre les divergences en matière d'organisation, il faut sortir de leurs limites, autrement on s'asphyxie dans la scolastique et les logomachies de même acabit !

Notes

1 Lavristes : partisans de P.L. Lavrov, un des chefs idéologiques de l'intelligentsia révolutionnaire durant les années 70.

2 Le camarade Lénine dira bien sûr que c'est une calomnie. Il nous renverra à Un pas en avant... au numéro 43 de l'Iskra, où nous verrions, paraît-il, que dès 1903 « les exagérations des politiques sont regardées comme de l'atavisme caractérisé p ( ?). Si suivant l'indication du camarade Lénine, nous prenons le n° 43 de l'Iskra, nous pouvons y lire ceci, dans l'article intitulé Sur les tâches d'agitation dans notre parti (Lettre à la Rédaction) : « L'agitation politique a pris chez nous ces derniers temps un caractère trop abstrait ; elle a été trop peu liée à la vie concrète et aux besoins quotidiens des masses ouvrières (...) Notre agitation politique se transforme en une pure déclamation politique. Si l'on n'intègre pas les larges masses, il est impossible de créer un mouvement politique des masses. C'est seulement en élargissant la base de notre mouvement politique, en éveillant les larges masses populaires à la vie politique autonome, que nous pourrons fortifier à nouveau notre Parti. Pour accomplir ce travail, on ne doit pas ignorer les intérêts professionnels des ouvriers à la lutte syndicale. Nous devons éveiller à nouveau un large mouvement syndicaliste des masses (...) Or, aussi bien le Comité de Bakou, depuis qu'il existe, que celui de Tiflis [la lettre fut envoyée du Caucase] n'ont même pas sorti un seul tract syndical. »

Ces lignes, nous l'espérons, convaincront définitivement tout le monde, que dès juillet 1903 « les exagérations des politiques » étaient regardées [par qui ?] comme « de l'atavisme caractérisé ». Voilà le sérieux avec lequel le camarade Lénine écrit l'histoire. En tout cas, il nous donne le droit de lui poser quelques questions. Si « les exagérations des politiques » sont déjà regardées dans le n° 43 de l'Iskra comme de l' « atavisme caractérisé », cela veut bien dire pourtant que ces c exagérations » ont existé ? À quelle période ? Peut-être pendant la période de l'Iskra ? Sous quelles formes se sont-elles manifestées ? Qui s'est battu contre elles, et comment ?

À moins qu'en dépit de toute l'expérience passée de notre parti, nous soyons venus à bout de ces « exagérations des politiques » sans aucune lutte idéologique ? Si le camarade Lénine réfléchit un moment à ces questions intéressantes (après avoir reconnu au préalable qu'il s'est faussement appuyé sur le n° 43 de l'Iskra), il comprendra peut-être que seule la « minorité » a ouvert la lutte idéologique contre les « exagérations des politiques », comme tous ceux qui menaçaient de plus en plus (cf. le « Manifeste Ouralien » et la brochure Un pas en avant...) de déclarer « atavisme caractérisé » toutes les conquêtes théoriques et politiques de la social-démocratie internationale. La lettre dans le n° 43 de l'Iskra, à laquelle Lénine se réfère si imprudemment, est caractéristique précisément en ceci qu'elle s'efforce, avant même le Congrès, et sans partir du point de vue « iskriste », de mettre le doigt sur la plaie de notre pratique de parti, plaie qui est apparue au cours de la prétendue « liquidation de la troisième période » et comme son résultat. (Note de Trotsky.)

3 Le fouet des cosaques, troupe d' « ordre » par excellence.

4 Type russe du petit bureaucrate.

5 Raison devient déraison, en allemand dans le texte.

6 Ledit « Credo » date de 1898, il s'agit d'une rapide esquisse des vues du couple Prokopovitch rédigée par Ekaterine Kuskova (Mme Prokopovitch), sorte d'aide-mémoire, qui est devenu la plate-forme théorique de la « critique » russe de Marx (= du bernsteinisme russe). Le point le plus important en est le refus d'un parti ouvrier indépendant en Russie. Lénine, encore en Sibérie, attaqua violemment ce document.

7 Il s'agit du IIIe Congrès sur la question de la formation technique et professionnelle. (Note de Trotsky.) Ce Congrès eut lieu en janvier 1904 (décembre 1903) à Pétersbourg.

8 Douma : il s'agit d'un organe d'administration municipale, l'équivalent du zemstvo dans les villes. Ne pas confondre avec la Douma d'État instituée après la Révolution de 1905.

9 Zemstsy : membres des « zemstvos » (cf. note 10 du sous-chapitre, L'évolution de l'intelligentsia marxiste, p. 32).

10 Zemsky Sobor : assemblée de tous les zemstvos.

11 Il s'agit, bien entendu, de la guerre russo-japonaise.

12 Nadiéjdine fut une exception brillante. Malheureusement il a presque tout fait de son côté pour se couper du Parti et se priver de toute influence possible. (Note de Trotsky.) Lénine l'attaque plusieurs fois dans Que faire ?

13 La dictature révolutionnaire du prolétariat (Marx), bien sûr.

14 Cf. Rapport de la délégation sibérienne, p. 7, et les procès-verbaux du IIe Congrès. Discours d'Axelrod, p. 360. (Note de Trotsky.) Trotsky participa au IIe Congrès du P.O.S. D.R. en tant que délégué de I'Union Sibérienne.

15 Nous avons (...) acclamé le congrès illégal des zemstvos, en encourageant [sic ! ! !l les membres des zemstvos à abandonner les démarches humiliantes pour passer à la lutte (...). Nous avons encouragé les statisticiens protestataires (...) et blâmé [sic !] les statisticiens briseurs de grève ». (Que faire ?, p. [150/1].) Voilà ce que « nous » avons fait ensemble avec le camarade Lénine ! Encore un peu et « nous » nous mettrions à « encourager » les éclipses de lune et de soleil. (Note de Trotsky.)

16 Note pour les personnes soupçonneuses : quand nous parlons d' « escompte », nous n'avons pas en vue, bien entendu, une réalisation partielle du socialisme, qui correspondrait à la compréhension des buts socialistes chez le prolétariat telle qu'elle s'impose à lui progressivement par paliers, mais la prise d’influence partielle sur le milieu politique (avant tout orientée vers sa différenciation) pour accélérer la venue de la révolution socialiste. (Note de Trotsky.)

Archive Marx-Engels
Sommaire Arrière Haut Sommaire Suite Fin
Lénine