1917

Cet article a été publié dans le journal de langue russe de New York, Novy Mir (Monde Nouveau), le 20 janvier 1917. Il a été publié en russe en 1923 dans Voina i Revoliutsiia (Guerre et Révolution) , Vol 2, pp. 424-428. Il est paru en anglais dans Our Revolution (1918). Source WSWS pour une nouvelle traduction de Fred Williams, traduction française par le MIA

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Œuvres - janvier 1917

Léon Trotsky

9 janvier 1905 - 9 janvier 1917. Leçons d'une grande année

20 janvier 1917


Les anniversaires révolutionnaires ne sont pas tant des jours de souvenirs, que des jours d'étude. Surtout pour nous, Russes. Notre histoire est pauvre. Ce qui a été appelé notre particularité, a consisté surtout à être arriérés, pauvres, ignorants et pas lavés. Seule la révolution de 1905 nous a conduit sur la grande route du développement politique. Le 9 janvier, l'ouvrier de Pétersbourg a frappé violemment aux portes du Palais d'Hiver. Mais on pourrait dire que c'est tout le peuple russe qui frappait pour la première fois aux portes de l'histoire. Le concierge couronné n'a pas répondu aux coups frappés. Mais, neuf mois plus tard, le 17 octobre 1905, il a été obligé d'ouvrir les lourdes portes de l'autocratie et, malgré tous les efforts de la réaction qui ont suivi, il est resté une fissure. La révolution n'a pas été victorieuse. Les mêmes forces et presque les mêmes personnes qu'il y douze ans restent au pouvoir. Mais la révolution a rendu la Russie méconnaissable. Le royaume de l'immobilité, de la servitude, de l'orthodoxie, de la vodka et de la soumission est devenu un royaume de fermentation, de critique et de lutte. Où autrefois, il n'y avait qu'une pâte informe - des gens sans visage et sans forme, «la Russie sainte» - de nouvelles classes se sont consciemment opposées et des partis politiques avec leurs programmes et leurs méthodes de lutte sont apparus. Le 9 janvier ouvre sur une nouvelle histoire russe . A travers ce sang versé, il n'y a pas de retour. Il n'y a pas de retour possible à la maudite arriération asiatique des siècles précédents, il n'y en aura jamais.


Ce n'était pas la bourgeoisie libérale, ni la démocratie petite-bourgeoise, ni l'intelligentsia radicale, ni la paysannerie millionnaire, mais le prolétariat en Russie qui a ouvert avec sa lutte la nouvelle période de historique de la Russie. C'est un fait. Et de cette base, nous, sociaux-démocrates, tirons nos conclusions et forgeons nos tactiques. Le 9 janvier, un prêtre, Georgi Gapone, a été jusqu'à être à la tête des travailleurs de Pétersbourg. C'était une figure fantastique, combinant dans son personnage l'aventurisme, l'hystérie et la charlatanerie. Ses robes de prêtre reliaient toujours, comme un cordon ombilical, les travailleurs au passé de «la Russie sainte [Rus]». Mais, neuf mois plus tard, lors de la grève politique d'octobre, la plus grande grève politique que l'histoire ait jamais connue, les travailleurs de Pétersbourg étaient derrière leur propre organisation, élue et autonome : le Conseil [Soviet] des députés des travailleurs. Ses membres comprenaient de nombreux travailleurs qui avaient été auparavant dans l'entourage de Gapone, mais dans ces quelques mois de révolution, ils avaient considérablement mûri, tout comme la classe entière qu'ils représentaient avait mûri. Gapone, qui était retourné secrètement en Russie, a essayé de relancer son organisation et d'en faire une arme pour Witte. Les partisans «fidèles» de Gapone se sont réunis plusieurs fois dans Solyanoi gorodok , au centre de Pétersbourg, juste à côté du Conseil des députés ouvriers, et pendant nos séances, les chants de «Mémoire éternelle» sont souvent arrivés jusqu'à nous : mais après les oraisons funèbres pour les victimes du 9 janvier, les partisans de Gapone ne sont pas partis.

Dans la première période de la révolution, les activités du prolétariat ont rencontré la sympathie et même le soutien de la société libérale. Les Milioukov pensaient que les travailleurs infligeraient au tsarisme une correction bien sonore et qu'il serait enclin à un compromis avec l'opposition bourgeoise. Mais la bureaucratie tsariste, qui s'était accoutumée pendant des siècles à dominer le peuple, n'était nullement pressée de partager son pouvoir avec les libéraux. En octobre 1905, la bourgeoisie s'est même convaincue qu'elle ne pouvait arriver au pouvoir qu'en brisant l'épine dorsale du tsarisme. Apparemment, cette noble cause ne pouvait être réalisée que par une révolution victorieuse.

Mais essentiellement, la révolution a placé la classe ouvrière à l'avant-garde, l'a unie et l'a endurcie d'une hostilité irréconciliable non seulement avec le tsarisme, mais aussi avec le capitalisme. Au temps du Soviet des députés ouvriers, au cours des mois d'octobre, novembre et décembre 1905, nous avons observé comment chaque nouvelle mesure révolutionnaire du prolétariat rejetait les libéraux vers la monarchie. Les espoirs de la collaboration révolutionnaire entre la bourgeoisie et le prolétariat s'avèrent être une utopie sans espoir. Quiconque n'a pas réussi à voir cela, et ne l'a pas compris plus tard, celui qui rêve encore d'un soulèvement "national" contre le tsarisme - pour lui, la révolution et la lutte des classes sont un livre fermé de sept sceaux.

À la fin de 1905, la question était devenue urgente. La monarchie s'était déjà convaincue en pratique qu'au moment de la bataille révolutionnaire décisive, la bourgeoisie ne soutiendrait pas les ouvriers. La monarchie a alors décidé d'attaquer ceux-ci de toutes ses forces. Les jours sinistres de décembre commencèrent. Le Conseil des députés ouvriers de Pétersbourg fût arrêté par le régiment des gardes Izmailov, qui était resté fidèle au gouvernement. Une riposte grandiose a suivi : la grève à Pétersbourg, le soulèvement à Moscou, des mouvements révolutionnaires tempétueux dans toutes les villes et centres industriels, des soulèvements dans le Caucase et dans les régions lettones. Le mouvement révolutionnaire a été écrasé. Et beaucoup de quasi-"socialistes" se sont empressés de conclure de notre défaite de décembre que la révolution en Russie était impossible sans le soutien de la bourgeoisie libérale. Si c'était vrai, cela signifierait que toute révolution en Russie serait complètement impossible.

Notre grande bourgeoisie industrielle - elle seule a un vrai pouvoir - est séparée du prolétariat par une hostilité de classe insurmontable et a besoin de la monarchie comme pilier de l'ordre. Les Guchkov, Krestovnikov et Riabushinskys ne peuvent manquer de voir le prolétariat révolutionnaire comme leur ennemi mortel. La bourgeoisie industrielle et commerciale petite et moyenne a peu d'importance dans la vie économique de notre pays et est enchevêtrée de la tête aux pieds dans les filets de sa dépendance du grand capital. Les Miliukov, les dirigeants de la classe moyenne inférieure, ne jouent un rôle politique que dans la mesure où ils exercent leurs fonctions d'agents de la grande bourgeoisie. C'est précisément pour cette raison que le chef des cadets a appelé la bannière de la révolution un «chiffon rouge», y renonçant à plusieurs reprises et, tout récemment, pendant la guerre, a déclaré que, si une révolution était nécessaire pour assurer la victoire sur les Allemands, alors il renoncerait à la victoire.

La paysannerie occupe une énorme place dans la vie russe. En 1905, elle a été ébranlée jusqu'à ses couches les plus profondes. Les paysans chassaient les propriétaires fonciers, brûlaient leurs domaines et saisissaient les terres de la l'aristocratie terrienne. Mais le fléau de la paysannerie est qu'elle est dispersée et arriérée. En outre, les intérêts des différentes couches de la paysannerie diffèrent considérablement. Ils se dressèrent courageusement contre leurs propriétaires locaux, mais ils s'arrêtèrent avec une crainte révérencieuse devant le seigneur de toute la Russie. De plus, les paysans sous l'uniforme ne comprenaient pas que les prolétaires étaient en train de verser leur sang non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour eux. Arme aveugle du pouvoir tsariste, ils ont écrasé le soulèvement ouvrier de décembre 1905.

Quiconque réfléchit attentivement à l'expérience de 1905 et en tire les fils jusqu'à aujourd'hui, comprendra combien sont sans espoir et pitoyables les espoirs des social-patriotes pour la collaboration révolutionnaire du prolétariat avec la bourgeoisie libérale. Au cours des douze dernières années, le grand capital a étendu énormément ses conquêtes en Russie. La petite et moyenne bourgeoisie est plus dépendante des banques et des financiers. Le prolétariat, qui s'est développé numériquement, est séparé des classes bourgeoises par un abîme encore plus grand qu'en 1905. Si une révolution "nationale" n'a pas réussi pas il y a douze ans, il y a encore moins d'espoir que cela arrive maintenant. Pendant ce temps, il est vrai, le niveau culturel et politique de la paysannerie russe a beaucoup progressé. Mais encore une fois, il y a incomparablement moins d'espoir à avoir pour un rôle révolutionnaire de la paysannerie, en tant que classe indépendante, qu'en 1905. Le prolétariat industriel ne peut trouver un allié vraiment fiable que dans les couches prolétariennes et semi-prolétariennes à la campagne. "Mais dans ce cas, y a-t-il des chances de victoire de la révolution en Russie ?" - peut demander le sceptique. C'est une question importante, et nous allons essayer de montrer dans les pages de Novy Mir [Monde Nouveau] que de telles chances existent et qu'elles sont assez solides. Mais avant d'aborder cette question, nous devons écarter toutes les superstitions concernant la possibilité d'une collaboration révolutionnaire entre les travailleurs et le capital dans la lutte contre le tsarisme.

L'expérience de 1905 nous enseigne qu'une telle collaboration est une pitoyable utopie. Se familiariser avec cette expérience, l'étudier, c'est le devoir de tout travailleur conscient qui veut éviter de telles erreurs. C'est précisément en ce sens que nous avons écrit plus haut que, pour nous, les anniversaires révolutionnaires ne sont pas tant des jours de souvenirs, que des jours de formidables études.

Léon Trotsky, Novy Mir, 20 janvier 1917


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