1917

Ces lettres sont reproduites d'après l'édition de la «Vie Ouvrière», supplément au n° du 11 juin 1919.


Œuvres - janvier 1917

Léon Trotsky

Vingt lettres de Léon Trotsky

13 novembre 1916 - janvier 1917


Format epub Format MS Word/RTF Format Acrobat/PDF Téléchargement fichier zip (compressé)
Cliquer sur le format de contenu désiré

 

Cadix, le 2 janvier 1917 [1]

Cher ami,

Je vous écrit de Cadix en passant de Barcelone pour New York sur le bateau Montserrat. C'est pour la dernière fois (du moins en cette époque bien entendu) que je foule le terrain de cette vieille canaille d'Europe.

Nous nous portons bien et nous avons comme compagnon de voyage, un peintre français très intelligent et ce qui est bien rare chez un peintre bien instruit avec des sympathies pour nos idées. Envoyez-moi des journaux français avec des articles intéressants, je ferai de même avec les journaux américains.

Tout à vous.

Trotsky

 


 

Vingt lettres de Léon Trotsky

Lettre I

 

Cadix, le 14 novembre 1916

Camarades,

Me voilà à Cadix. A la gare j'ai trouvé deux amis et leur apparition (comme convenu) a été pour moi un vrai plaisir dans cette ville totalement inconnue, ou je suis entré avec mes mouchards. Merci bien à vous et Anguiano. [2]

Dans une demi-heure, j'irai me présenter au "Gobernator" de Cadix, accompagné par mon mouchard local qui est très poli, lui aussi et occupe son temps à brosser son chapeau. En somme, c'est une opérette, mais un très stupide... Et l'épilogue n'est pas encore improvisé par le librettiste et le compositeur de la police espagnole. Je vous télégraphierai s'il y a quelque chose d'important. Pour le moment, je suis encore désorienté. Il faut attendre la notification du Gobernator.

Mes meilleurs sentiments.

 


 

Lettre II

 

Cadix, le 13 novembre 1916

Il est absolument nécessaire de démentir d'un manière catégorique les mensonge quasi-officiels sur ma personnalité dans Accion [3], cet... La source de ces affirmations est le télégramme envoyé trois jours après mon passage à la frontière espagnole par la police française. "Le terroriste (ou anarchiste) dangereux Léon Trotsky a passé la frontière à San-Sébastian, il se dirige vers Madrid". Or l'auteur de cette infamie doit être M. Bidet de la police judiciaire, avec lequel j'ai eu quelques conflits aigus à cause de sa grossièreté offensante.

Je suis terroriste. De fait ? En théorie ? Si de fait, qu'on m'indique, les attentats auxquels j'ai participé. Si en théorie, qu'on m'indique mes écrits ou j'ai défendu les théories terroristes, il faut frapper fortement.

Je télégraphierai un démenti à l'Accion.

Tout à vous.

P.S. : il faut annoncer une poursuite judiciaire pour calomnie.

 


 

Lettre III

 

Cadix, le 14 novembre 1916

Pour être bon prophète dans cette époque-ci, il faut faire des prévisions pessimistes. Demain matin, je serais embarqué (sans billet) sur un bateau pour La Havane. Tout cela est commandé par la police française, afin que je ne puisse nuire par ma plume aux intérêts des alliés ici en espagne : c'est l'explication qu'on m'a donné à la préfecture de police. Vous pouvez bien vous imaginer quel renseignement donnera la police espagnole à la police de La Havane. Alors c'est Guesde qui ordonné ma déportation pour La Havane. Après toutes mes dépenses (surtout en télégrammes : j'en ai envoyé un au ministre de l'intérieur, à Romanones, au directeur de la sureté, etc.) il ne me reste que 30 francs. J'espère encore recevoir quelque argent de vous. Merci bien pour votre amitié si active. Je vous serre la main et je vous prie de garder un bon souvenir d'un russe qui vous a causé tant d'ennuis.

Mes saluts aux amis.

 


 

Lettre IV

 

Cadix, le 15 novembre 1916

Le préfet d'ici, pour converser avec moi, s'est servi comme interprète du secrétaire du... consul allemand. Pour moi, c'est absolument sans importance. Mais si mes ennemis apprennent par hasard ce "fait", il pourront s'en servir à leur manière. Il faut donc que vous sachiez comment cela s'est passé. Le préfet a invité le secrétaire du consul comme interprète sans que j'ai su moi même qui était ce monsieur. L'interprète a été très aimable voilà tout.

J'ai reçcu votre télégramme.

 


 

Lettre V

 

Cadix, le 15 novembre 1916

La journée d'hier fut pour moi véritablement pleine d'attractions presque cinématographiques. Le matin à six heures, on frappe à la porte : — Ah ! on vient me prendre ! Non c'est le deuxième mouchard qui entre en service : il vient se persuader que je ne me suis pas évaporé dans la nuit. 8 heures, 9 heures M.L. vient avec l'argent et me dit que, selon ses informations (qu'il tient d'un agent de la Compagnie Générale Transatlantique), la liste des voyageurs est déjà close et mon nom n'y est pas inscrit.

A 10 h 30, je suis chez le préfet. Il est énigmatique. Mais un peu plus tard ce matin me déclare: "Je n'ai pas reçu de réponse, mais le bateau est parti tout de même sans vous, je n'y puis rien... Tant pis". Donc je ne part pas pour La Havane. Mais non, car voilà un agent qui vient avec la nouvelle que le bateau n'est pas parti à cause du brouillard. Diable ! même la nature est contre moi. Je me promène avec mon mouchard autour de la préfecture en attendant d'un côté la réponse de Madrid, de l'autre que le brouillard me fiche la paix... 3 h 15, le bateau est parti. Enfin ! Moi je suis resté ! Mais que va-t-on faire maintenant ? Le préfet n'en sais rien. Il attend toujours la réponse... Enfin ce matin il me félicite, on m'a accordé l'autoristion de rester à Cadix jusqu'au 30 novembre, pour partir pour New York avec le premier bateau.

Je vous ai télégraphié que j'ai reçu de M.L. 500 pésétas, avec votre permission je garderai cet argent chez moi, jusqu'à l'arrivée de ma femme. J'ai dépensé hier et aujourd'hui 150 pésétas pour des télégrammes. Primo, je dois aviser ma femme, secundo, je dois mobiliser pour le voyage à peu près 3000 pésétas. Le délai est trop court pour recevoir cette somme de Russie. Et pour être sûr que mon télégramme arrivera, je l'envoie par trois directions. Cela peut paraître exagéré, n'est-ce pas ? Mais ma femme écrit qu'elle reçoit toujours des lettres de Suisse, par lesquelles nos amis demandent pourquoi je ne suis pas encore parti pour la Suisse. Or, on ne sais rien là-bas, malgré les dizaines de télégrammes ou de lettres que j'y ai envoyés. Vous voyez il y a des domaines ou l'organisation française est à la hauteur. Voilà pourquoi je vous ai prié d'informer par vos voies les amis de Paris que je reste jusqu'au 30 novembre à Cadix, et que ma femme m'y rejoindra à cette date. Je m'empresses de couvrir avec gratitude, les dépenses respectives. J'ai encore une demande à vous faire. Puisque je reste ici deux semaine, je veux en profiter pour renouveler mes connaissance d'Anglais. J'ai cherché, dans tout Cadix, un petit dictionnaire Anglais-Français ou Allemand et un manuel de langue Anglaise ou une grammaire. Mais Cadix est une ville de chasteté scientifique et littéraire vraiment touchante..., quelque siècles après Gutemberg on n'y trouve rien. Mais rien ! J'ai acheté ici pour mon voyage une carte maritime — le seul exemplaire de toute la ville — elle a été établie, cette carte en 1856 et corrigée en 1870 !

Eh bien, si vous pouvez m'envoyer ce petit dictionnaire et cette petite grammaire (ou ce manuel), vous m'aurez rendu un grand sevice. Pour décharger un peu ma conscience, j'espère que vous me donnerez quelques commissions pour New York. Avez-vous envoyé le numéro de El Socialista avec les articles sur l'affaire. Je crois que l'attitude de M.L. à mon égard vous interessera. Il a été tout naturellement désorienté au premier moment. Moi, j'ai été très prudent. Je suis venu chez lui hier soir, avec votre télégramme, et je lui ai dit que je ne suis pas sur le partir demain matin (afin de lui donner un délai pour s'informer). Il s'est informé chez le préfet qui lui a donné des renseignements satisfaisants (j'ai le bonheur inexplicable de conquérir les âmes des policier espagnols ; on ne se connaît jamais soi-même suffisamment !). Il est venu chez moi avec 500 pésétas, très aimable ; il m'a exprimé sa sympathie et m'a proposé ses services. Ce serait bien si vous lui écriviez à l'occasion que j'ai été très touché par son amabilité. Mes meilleurs sentiments pour vous et Aguiano. Je vous serre cordialement la main.

P.S. : pourquoi ne m'a t'on pas envoyé à La Havane, comme le Gobernor et le préfet me l'ont notifié catégoriquement la veille ? En tout que je comprend, l'ordre sur le bateau laissait place à l'interprétation. J'ai télégraphié ma protestation à Madrid. Le préfet est devenu hésitant. Et je crois que le fait qu'on m'a envoyé, de Madrid, comme réponse un simple télégramme 500 pésétas, a produit une grande impression sur son imagination. C'est bien possible, que je sois pour le moment à Cadix, grâce à cet envoi d'argent. Peut-être Anguiano pourrait-il m'envoyer les journaux avec les articles sur mon affaire ? Ici on ne trouve rien.

 


 

Lettre VI

 

Cadix, le 19 novembre 1916

Domingo, midi. Pour le moment quelques mots seulement. Merci bien pour votre lettre, mon cher camarade. Alors vous croyez toujours qu'il y a espoir de me faire rester en Espagne ? Mais est-ce que mon séjour serait plus ou moins stable aec toute cette histoire ?

Les télégrammes des journaux qui affirment que je suis libre ne disent pas la vérité. Pour sortir de l'hôtel je suis obligé de m'entendre par avance avec mon mouchard, qui m'accompagne partout : prend son café à la même table que moi (c'est moi qui paye naturellement), etc. A la bibliothèque, il s'assied en face de moi et crache pendant deux ou trois heures sur le plancher. Je lis une étude sur l'Espagne par M. Bourgoing, ministre plénipotentiaire de Louis XVI, à la cour de Madrid. C'est très intéressant (en même temps, c'est l'ouvrage le plus moderne — Paris 1807 — que j'aie pu trouver ici).

Mes amitiés

 


 

Lettre VII

 

Cadix, le 22 novembre 1916

Reçu votre lettre du 19 novembre et deux journaux ; les livres anglais ne sont pas encore arrivés. Toute ma correspondance adressée à Madrid, poste restante, vient ici bien régulièrement.

J'ai appris, pour le première foi l'existence de la dépêche par deux mouchards qui m'ont accompagné à Cadix. En racontant mon histoire à un voyageur (en espagnol), l'un donc a cité le télégramme : "Il y a trois jours, un agitateur dangereux a passé par San-Sébastian, cet..."

J'ai été frappé par la précision du texte. Je l'ai interrogé ; il a confirmé en ajoutant "anarchiste-terroriste". Je doute tout de même que la police française ai l'impudence de me donner ces qualificatifs. Elle a dut me caractériser plus vaguement (agitateur dangereux) pour laisser place à l'imagination espagnole. Mais le mouchard, malgré mes objections a soutenu sa version, le préfet de Cadix a parlé avec moi de ce télégramme comme d'un fait connu. Dans le télégramme que lui-même a reçu sur moi, je n'ai remarqué ni anarchiste, ni terroriste agitateur...

Même si je recevais la permission de rester en Espagne ma femme viendrait dès à présent. Serrati, directeur de l'Avanti [4] et Modigliani, député, m'écrivent qu'ils espèrent obtenir pour moi l'autorisation de passer en Suisse, par l'Italie. Au moment ou je suis à Cadix, toute l'Europe devient hospitalière.

 


 

Lettre VIII

 

Cadix, le 22 novembre 1916

Jusqu'à présent, je n'ai reçu aucune nouvelle de ma femme de ma demande de venir à Cadix. Dans son dernier télégramme (par Madrid) elle me communique qu'elle est très inquiète de ne pas recevoir de mes nouvelles depuis trois jours.
— Et qu'est-ce que dit Romanones ?

Reçu les deux livres anglais. Grand merci ! La prononciation anglaise absorbe maintenant mon attention et me facilite la pénible attente. Notre petit journal m'arrive régulièrement. N'auriez-vous pas le temps d'écrire, pour notre journal, un article sur le socialisme espagnol pendant la guerre ? Il serait aussitôt publié en allemand (chez Grimm) et, j'espère, aussi en anglais.

On ne sait rien sur le socialisme espagnol.

 


 

Lettre IX

 

Cadix, le 29 novembre 1916

Je vous ai envoyé, hier, la copie de mon télégramme à Castroville (Député républicain, directeur du Pais, Trotsky à fait une demande auprès du parlement) que pour apaiser ma conscience de Pater Familias ; je n'en espère aucun résultat. Il y a cinq minutes je vous ai envoyé un télégramme urgent pour l'argent, et voilà M.L. qui vient avec votre télégramme. J'ai touché encore 200 pésétas (en tout, 700 pésétas). Il n'y avait pas de billet de deuxième classe, M.L. m'a assuré une place de première au prix de la deuxième. Pour atténuer par son amabilité, il m'a dit que la compagnie fait de pareils rabais couramment. Tant mieux pour les clients !

On m'a dit que les sous-marins allemands ne torpillaient guère les navires espagnols, par considérations politique (les bateaux espagnols torpillés par les allemands appartiennent à une société dont les capitaux sont français). Or, il serait prudent que ma femme parte par l'espagne, par Barcelone ou Vipo. C'est dans ce sens que j'écris à ma femme.

Je vous envoie un numéro d'un hebdomadaire, Juagaro, avec un et bête article sur moi. J'ai reçu une lettre (en allemand) du rédacteur de ce journal, me demandant une entrevue pour le soir même, pour une affaire qui devrait m'interesser beaucoup. Comme interprète, c'est le secrétaire allemand qui a été annoncé. J'ai répondu poliment que je serais très heureux de parler avec le rédacteur de Juagaro, mais puisque je ne connais pas l'objet de cette entrevue intéressante, et ne m'oriente pas bien dans les relations espagnoles, je tenais à demander à M.L. de bien vouloir être présent. C'est pourquoi je jugeais nécessaire d'assurer le rendez-vous. Or, ce rédacteur est passé voir M.L. l'a trouvé occupé et est venu chez moi à 11 h du soir avec l'inévitable secrétaire.

J'ai été un peu étonné de ces manières sans gène, mais j'ai accepté de répondre sèchement aux questions du rédacteur le lendemain, il a fait sont article. M.L. croit qu'il voulu recevoir de moi 100 pésétas pour son geste généreux. Si c'est vrai, il m'avait trompé radicalement. Il m'a envoyé son papier avec une lettre me demandant si je n'avais pas quelque chose à ajouter. Je lui ai répondu brièvement que je n'osai pas le nom de son interview pour ne pas l'offenser dans l'accomplissement de ce qu'il croit être son de devoir de publiciste. C'est tout.

C'est ce rédacteur qui m'a renseigné sur les rumeurs qu'on fait courir sur mes "relations" avec le consulat allemand ; l'auteur de ces rumeurs serait X..., patron de l'hôtel Cubana, que j'ai quitté. J'attend que cette histoire soit publiée demain — par l'intérmédiaire du consulat de Cadix — dans la presse française ou russe.

Si le Montserrat devait être torpillé (malgré toutes les considérations politiques des boches sous-atlantique) j'essayerais de me sauver pour vous envoyer de New York mon salut affectueux.

Mes saluts aux amis. Je vous serre la main. Au revoir !

 


 

Lettre X

 

Cadix, le 29 novembre 1916

Je ne vous ai pas encore raconté, jusqu'ici un incident politique d'une grande importance qui est en rapport étroit avec mon "affaire". Et, cependant, il est nécessaire que vous le connaissiez — pour vous même et pour lui donner la publicité nécessaire. Quand Longuet s'est présenté devant Briand pour intervenir en ma faveur, celui-ci lui a répondu : «Mais savez-vous que chez les soldats russes qui ont tué leur colonel à Marseille on a trouvé «Notre Parole». Et le doux Longuet fut tellement impressionné par ce "fait» qu'il n'a pas trouvé possible (selon son aveu dans une lettre à Merrheim) de protester contre l'expulsion elle-même, se contentant de demander la prolongation du délai et le libre choix du pays.

Ce rapprochement de «Notre Parole» (seul journal russe à l'étranger, répandu partout en France ou il y a des russes) et de l'assassinat, par des soldats (ivres comme l'affirme les journalistes russes) d'un colonel qui les avait maltraités — ce rapprochement est une vraie infamie à la Briand. Mais le noeud de l'histoire n'est pas là. Dans ma lettre à Guesde (lettre adressée, par Trotsky, le 11 octobre 1916 à Jules Guesde, alors ministre, lors de son expulsion) ou je cite la réponse de Briand, j'ai exprimé mon soupçon sur la voie par laquelle Notre Parole est parvenue à Marseille, juste au moment de la révolte des soldats. Toute l'histoire de ces petites révoltes de détail dans l'armée russe me fait croire qu'il faut chercher un agent provocateur comme initiateur ou au moins comme profiteur. Mais je fus moi-même étonné quand j'ai appris toute la machination. Un sieur Wipping (ou Winning) est venu, il y a quelques mois de Londres, avec la lettre suivante du Consul russe à Londres au consul russe de Paris : «M. Wipping a été mêlé à des affaires politiques (c'est-à-dire révolutionnaires) mais il s'est totalement réhabilité à nos yeux. Il connaît X... Aidez-le à entrer dans l'armée russe». L'imbécile a eu l'imprudence de montrer cette lettre au correspondant d'un grand journal russe. Wipping ne connaît pas le français (la lettre est écrite en français) et il n'a pas cru qu'elle le trahirait. Il posait devant les journalistes libéraux russes come un révolutionnaire qui voulait entrer dans l'armée pour faire des miracles. On s'est méfié de lui sans le prendre beaucoup au sérieux.

De Toulon, il a écrit aux journalistes russes que le terrain était favorable pour son oeuvre et a demandé des journaux et des livres révolutionnaires. On lui a répondu. Quelques temps après, il y a eu une émeute sur un croiseur russe à Toulon ; beaucoup de victimes. Après l'assassinat du colonel Krausse (le nom est allemand) plusieurs journalistes russes allèrent à Marseille. Or des officiers leur on demandé : "avez-vous des relations avec Notre Parole ? Il y a ici un sieur Winning, qui répand partout ce journal, sans même demander si l'on veut le lire."

"Voilà ce Winning est venu de Toulon à Marseille a travaillé sur un terrain favorable. C'est lui qui a provoqué les soldats et qui a distribué — au moment choisi de droite et de gauche, Notre Parole. Quel fut son but ou pour mieux dire sa mission (puisqu'il avait été envoyé par le consulat). Il est évident : démontrer au gouvernement français qu'on ne peut pas laisser en France des soldats russes sans balayer le terrain de la république des journaux révolutionnaires et des réfugiés politiques. En passant ce coquin a essayé d'entraîner aussi les correspondants de divers journaux libéraux pour les compromettre. Il n'a réussi qu'à moitié. Les soldats sont allé plus loin peut-être que ne le voulait leur instigateur : ils ont tué leur colonel. Mais Notre Parole fut à ce prix, interdite et on a commencé les expulsions ; je ne suis que la première victime.

Vous demanderez : "mais est-ce qu'on connait à Paris cette histoire ?" parfaitement. Les députés Lafont, Moutet, Longuet et bien d'autres, la connaissent ; Leygues ancien ministre, président de la commission des affaires étrangères la connaît ; Painlevé ministre de l'Instruction publique la connaît, il s'est écrié quand on lui a racontée «mais c'est impossible... on ne peut pas laisser faire une chose pareille». Mais personne n'a rien fait : L'UNION SACREE !!!

Qu'on m'expulse comme internationaliste, Zimmerwaldien comme ennemi de leur guerre, de tout leur régime, soit, mais que l'on est pas le courage de dire ouvertement les vraies raisons, qu'on se serve du travail d'un provocateur russe pour effrayer l'imagination des députés, voilà l'infâmie, la perfidie, voilà Briand !

Et c'est précisément au moment ou je fais pour vous cet exposé que je reçois une carte postale de Genève qui m'apporte un soulagement préciaux pour mon affaire. Grimm a reçu une promesse formelle du gouvernement Suisse de m'accepter. Il m'en a informé par télégramme. Mais la légation suisse à Paris a donné une réponse négative. Maintenant on me communique une explication de cette énigme. Quand Grimm a présenté une demande en protestant, on lui a répondu : «c'est le gouvernement russe qui ne veut pas le voir en Suisse». Voilà. C'est le gouvernement russe qui a ordonné l'interdiction de Notre Parole (journal soumis à la censure dite républicaine) c'est le gouvernement russe qui a organisé par son provocateur un petit assassinat en France pour donner du poids à ses arguments. C'est le gouvernement russe qui m'expulse de France par l'intermédiaire de ses Briand, Guesde, Laurent, Sembat et Cie. C'est le gouvernement russe secondé par son allié qui commande en Suisse comme si la Suisse était la Finlande. Et, enfin, c'est la police française et... payée ? par l'ambassade russe qui m'a dénoncé comme terroriste au gouvernement espagnol pour que celui-ci m'expulse à son tour. Plus la guerre se prolonge plus la France devient dépendante du tsar, il devient maître de l'europe. C'est la logique immanente de la guerre libératrice. Le tsar a anéantit en France comme en Angleterre le droit d'asile. Voilà la Suisse qui lui obéit.Qu'est-ce qu'on peut demander dans ces conditions à la pauvre Ségurida espagnole et au pauvre comte Romanones ? Si je fais cet exposé peut-être un peu fatigant pour vous, c'est parce que mon «affaire» est vraiment bien caractéristique decette époque et montre à celui qui à des yeux pour voir la cuisine de la démocratie Briandeques, asservie aux mouchards "vrai-russes".

 


 

Lettre XI

 

Cadix, fin novembre 1916

C'est bien difficile pour moi de dire ce que je veux : rester à Madrid où à Barcelone, ou aller en Amérique. Il est pénible pour moi de quitter l'Europe. Mais d'autre part, j'ai peur que même si l'arrété d'expulsion était retiré, d'avoir en Espagne une situation trop délicate pour ne pas être bien géné. Cependant la question qui nous occupe pour le moment peut être résolue simplement : il faut insister pour que l'on retire l'arrêté d'expulsion. Alors, même, si je pars pour New York, je le fais librement sans aucune "recommandation spéciale du capitaine du bateau aux polices américaines" — sans dire que je pourrais passer quelque temps en Espagne avec ma famille et résoudre la question d'accord avec ma femme. Je partage totalement vos considérations sur la publication de mon exposé. Je n'ai reçu aucune réponse de mon journal [5] au sujet des correspondances «espagnoles» en même temps, il a envoyé à ma femme après mon départ de Paris deux fois 500 roubles (1900 francs) sans recevoir de moi des articles ? Je suppose qu'il n'a pas reçu mon télégramme et j'ai répété avant-hier ma proposition. La réponse que je recevrai sera aussi un facteur qui influencera ma décision. Rester en Espagne ou aller à New-York.

Mon mouchard m'accompagne toujours ; il s'est habitué à mes cigarettes, qu'il avait trouvées au commencement trop «suaves». Tous mes efforts pour rester avec les policiers et mouchards espagnols dans les relations officielles ont lamentablement échoués. Quand j'ai refusé une cigarette, on me l'a introduite par violence — excès d'amabilité — entre les dents. Deux ou trois fois je fus près de le jeter à la mer ; il ne me laisse jamais tranquille. "Muy bonito vapor, la mar, muy bonito, sans cesse, naturellement, son père est général avec 40 000 000 douros, amigo de Alfonso XIII. Je serais très flatté d'être mouchardé par le rejeton d'une pareille famille s'il n'était vraiment pas insupportable cet imbécile. Non je ne reçois pas le Populaire, je ne reçois rien !

Ma femme est tellement absorbée par la préparationde son départ qu'elle ne m'envoie rien. D'ailleurs mon sort change toujours et mon adresse aussi. Le seul journal que je lise maintenant régulièrement c'est le Diaro de Cadix. Mais il ne publie même pas de communiqué, la guerre n'existe pas pour lui ; il ne la mentionne jamais. Et quand j'ai fait remarquer ce nihilisme journalistique à un espagnol, il m'a répondu, un peu confus : «vraiment ? Ah oui vous avez raison. On ne s'en aperçoit même pas». De temps en temps je trouve le Daily Mail, l'édition de Paris — le seul journal qui se publie sans la censure —. Il est bien possemiste à cause de la Roumanie. Le seul grand général et naturellement Sir Douglas Haig. Je lis maintenant beaucoup sur l'histoire de l'Espagne. Dans la guerre de sécession on trouve des analogies frappante, surtout en tant qu'il s'agit du rôle de l'Angleterre — avec la guerre d'aujourd'hui. Je vous enverrai là-dessus, la prochaine fois des citations intéressantes. Mon Caballero de préfet à montré le revers. Il est devenu même grossier, la cause ? L'autorisation qu'on m'a accordé de Madrid de rester à Cadix sans son intervention. Il a comme, il convient un mépris souverain pour le ministre ; qui n'est qu'un politicien tandis que la vertu ne se niche que chez le directeur de la Sécuritad. Vous avez dû noter mon pessimisme (je fais allusion à la dernière lettre) a été cette fois démenti par la volonté généreuse et éclaire de Monsieur le ministre de l'intérieur, une fois n'est pas coutume.

 


 

Lettre XII

 

Cadix, 2 décembre 1916

Imaginez-vous que le prochain bateau pour New York ne part que le 30. Je crois que ma femme devrai s'embarquer à Barcelone, ou le bateau par le 25. C'est incroyable, mais le prix de Barcelone à New York est le même que de Cadix. Or le voyage Barcelone-Cadix sera graduite et la nourriture aussi, cela fait au moins 300 pésétas d'économies. En même temps cela fait cinq jours de voyages par la mer en plus. Je laisse choisir ma femme. J'ai acheté le billet au dernier moment, on m'a rendu l'argent (c'était d'ailleur convenu).

Salut et Fraternité.

 


 

Lettre XIII

 

Cadix, 9 décembre 1916

Reçu la lettre et la carte. Merci. Je vous écrit en hâte ces lignes. Ma femme a reçu votre télégramme sur le nouveau délai au moment d'un grand désespoir de toute la famille. Les garçons étaient restés fermes pendant toute la journée ou leur mère leur a annoncé l'impossibilité de m'accompagner, mais dans la nuit ils pleuraient «clandestinement». Or, la joie fut proportionnellement grande. Ma femme a reçu les avis télégraphiques que l'argent pour le voyage était déjà envoyé. Maintenant elle doit l'avoir. L'auteur de l'article de l'Action Socialiste [6] doit être Sévérac ou plutôt son ami et maître Alexinsky, l'ex-député de la deuxième Douma, le plus sale individu de tous les rénégats de ces deux années. On m'a assuré (cela part du Syndicat de la presse) que dans mon dossier qu'on a vu chez Loymarie (chef du cabinet Malvy) Alexinsky figure comme le grand inquisiteur. Sévérac et son ami et, si je ne me trompe pas rédacteur de l'Action Socialiste. Tous les deux — Alexinsky surtout — ont contre moi une haine mortelle (Notre Parole dénonça maintes fois les ignominies d'Alexinsky). Je voudrais bien voir l'article en question.

J'avais protesté contre le régime policier qu'on m'inflige. Mon mouchard a disparu pendant deux jours. Cet après-midi, il est reparu et m'a déclaré en s'excusant, qu'il ne me suivrait dorénavant que loin et sans limiter mes sorties.

Salut et Fraternité.

 


 

Lettre XIV

 

Cadix, 11 décembre 1916, minuit

Je vous ai envoyé le Populaire et la lettre de votre ami. La lettre concorde bien avec la revue. Non, non, non, ce n'est pas cela qu'il nous faut.

Votre ami est indigné de la dernière brochure du comité Zimmerwaldien, mais comme toute son argumentation, il ne fait que confirmer notre critique.

La brochure dit que les longuettistes ne proclament pas même la nécessité de demander la démission des ministres socialistes. «Comment s'écrit votre ami c'est un mensonge ! Paul Louis répète toujours, etc.». Voilà la nonchalance caractéristique. Les Longuettistes ont formulé leur «programme» c'est leur motion lors du dernier Conseil national. Or cette motion ne souffle pas un mot sur le ministérialisme. Elle se contente de phrases sur la reprise des relations internationales et des préférences générales de la paix sur la guerre. Pas un mot précis sur la politique intérieure (Union sacrée, lutte de classe, ministérialisme, vote de crédits...) Mais Paul Louis... Eh bien ! les discours de Paul Louis peuvent être très intéressants ; mais notre brochure parle de la politique des Longuettistes et elle ne fait que constater que quand il s'agit de formuler la pensée collective ou si l'on veut la volonté collective, quoique le mot volonté, quand il s'agit de Longuettistes..., c'est à dire de tirer les conséquences politiques de tous les discours excellents de Paul Louis, des articles de Verfeuil etc. — il n'en résulte qu'une formule bien vague qui n'ose pas toucher la question du minstérialisme. Et qu'est-ce que répond votre correspondant ? Il s'indigne contre cette simple constatation. Mais ce n'est pas là le point décisif de la question. Je crois avec la brochure que même les discours de Paul Louis sont insuffisants, et dans leur insuffisance (et en même temps que dans leur «suffisance») très dangereux.

Le ministérialisme socialiste (et surtout en temps de guerre) n'est que le couronnement de la politique défense nationale et union sacrée. Cet achèvement se réalise presque automatiquement en France (Republique Parlementaire au Suffrage Universel).

Nous voyons en Allemagne, la même politique du parti socialiste — défense nationale, vote du budget, propagande : "il faut tenir" — moins le ministérialisme. Est-ce que la politique de Heine, Scheidemann et Cie est moins périlleuse pour la classe ouvrière ? Nullement. Le régime des Hollenzolern ne les oblige pas à tirer la dernière conséquence (ou si l'on ne leur donne pas la possibilité de le faire) et Heine, Scheidemann & Cie, au lieu d'entrer dans le ministère, restent humblement dans... l'antichambre. Est-ce que cette position est préférable ? C'est vrai que par la logique du régime mi-absolutiste, Scheidemann a la possibilité de simuler une certaine indépendance vis-à-vis de son chancelier ; mais cette indépendance, sans rien changer dans le sens de sa politique servile et traitresse, ne sert qu'a tromper les masses. C'est une préférence, juste mais pour Scheidemann, pas pour les masses. La mauvaise volonté de la république prive les Scheidemann français de cette «préférence». La république leur dit : «puisque vous m'accordez les hommes et l'argent et votre confiance pour faire la guerre, vous n'avez aucun droit de me refuser vos trois hommes pour coopérer à ce travail». Et la République a raison. Comment peut-on refuser les trois hommes après avoir donné les millions d'autres pour la tuerie ? Lorsque les ouvriers vont dans les tranchées comme individus, comme forçat de l'Etat capitaliste, c'est autre chose. Mais quand ils sont «accordés» c'est-à-dire "livrés" par le parti comme organisation politique, ce serait vraiment une politique aristocratique de refuser les ministres pour ne pas les compromettre par le sang des autres...

Les Longuettistes antiministérialistes (Paul Louis etc.) voudraient — je le répète — créer en France une politique analogue à celle du parti Allemand. Renaudel, qui est beaucoup plus réaliste leur répond que c'est impossible. Alors ils entrent dans l'opposition. Mais l'opposition à Renaudel et Sembat ne signifie pas encore l'opposition à l'état capitaliste qui fait la guerre impérialiste. C'est toute la question. Il n'y en a pas d'autre. Voulons nous combattre Renaudel ou le gouvernement de la bourse lié à celui du Tsar ? (Vous avez lu le programme de Trépoff : Détroit, Contant).

Le danger de la politique Longuettiste, pour la masse consiste en cela que — en utilisant et abusant et compromettant les «formules internationalistes» — Longuet et ses amis font la même politique que Renaudel. Ils sont avec la "nation", avec l'Etat, pas avec la classe ouvrière en opposition avec l'Etat. Ils calment la conscience de la masse par leur opposition de famille, opposition de boutique, (l'Humanité, etc.) pour traîner cette masse derrière le char du Parti officiel, c'est-à-dire des Renaudel-Sembat.

Si Renaudel et Sembat ont compromis le Parti, l'organistion, la tradition officielle, Longuet et Pressemane sont en train de comprommettre l'idée même de la rebellion réparatrice contre cette trahison historique sans précédent. Voilà toute la question, il n'y en pas d'autre.

Je comprend bien que pour la masse qui suit, pour le moment les Longuettistes, la force motrice est le mécontentement contre l'état, la désillusion, le désespoir. Mais c'est précisément pour cela qu'il faut dénoncer les Longuettistes devant cette masse, pour qu'elle tire toute les conséquence nécessaire de cette expérience historique si chèrement payée...

Quand au congrès prochain, je crois que le plus grand malheur serait de faire une motion commune avec les Longuettistes, sous prétexte de «ne pas diviser les forces». Cette motion ne pourrait pas ne pas être vague et inopérante. Les forces politiques ne se «divisent» pas par la netteté, comme elles ne s'additionnent pas par la confusion c'est un préjugé utile aux classes et groupements dirigeants. L'addition des voix Longuettistes et Zimmerwaldiennes n'est pas difficile : c'est une question d'arithmétique pas de politique.

Trois points de vue, trois motions. La netteté, c'est l'honnêteté politique. Que la masse voit, qu'elle juge ! Liebknecht n'a pas eu peur de diviser les forces. Et c'est grâce à lui que Haase a fait quelques pas en avant. Il ne suffit pas d'applaudir Liebknecht, — comme dit excellement The Call (cité par Le Populaire) — il faut l'imiter !

Voilà ce que je répondrais aux reproches de votre ami.

Mes meilleures amitiés.

P.S. Le Populaire me fait partager "l'antipatriotisme" Hervéiste d'avant-guerre et me fait le cadeau important de trois enfants (cinq enfants de Trotsky) le bon Populaire.

 


 

Lettre XV

 

Cadix, 13 décembre 1916,

J'ai reçu votre lettre avec l'épreuve et je vous écrit cette carte pour éviter tout malentendu possible.

Vous avez supprimé de ma lettre, quelques mots qui se dirigeaient personnellement contre Longuet ; et dans la lettre que je vous ai écrit hier, j'insiste sur la nécessité de dénoncer les Longuettistes. Or vous pouvez peut-être croire que je vais faire des objetions contre vos changements dans mon texte. Non, je suis tout à fait d'accord.

A propos de l'insinuation que je suis prêt à aider la victoire allemande même partiellement, je veux vous rappeler que j'ai été condamné en Allemagne, en 1915, à quelques mois de prisons (par contumace), à cause de ma brochure «Der krieg und die Internationale», Zurich, novembre 1914) et que Heine a écrit dans sa récente brochure sur Zimmerwald et Kienthal que ma brochure est la «meilleure justification de la politique de la majorité française». Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est faux. Vous voyez qu'on ne peut pas contenter tout la monde et le canailles de l'Action Socialiste.

A demain.

 


 

Lettre XVI

 

Cadix,

1. Le titre "participation... aux expulsions" est très heureux, mais peut-être plutôt comme sous-titre. Pour titre, il faudrait donner quelque chose de précis. Vous proposez aussi le cas Trotsky. Mais il ne s'agit pas seulement de mon cas. Peut-être "sur le cas Trotsky". Je ne trouve pas une expression française pour caractériser quelque chose qui est en rapport avec «le cas Trotsky».

2. Puisque vous allez publier cette lettre comme une édition indépendante (pas dans un journal), je crois qu'une préface de votre part serait indispensable. Vous pourriez dire dans cette préface que l'incident qui peut paraître trop peu significatif en comparaison avec tout ce qui se passe maintenant (on peu imaginer que dans le Comiter secret, les députés ont trouvé le courage secret de raconter quelques histoires horribles qui se passent maintenant sous couvert de l'Union sacré) mais qu'il est bien caractéristique du régime de la guerre libératrice du ministérialisme socialiste et de la débandade morale ; la dissolution complète des notions élémentaires de la démocratie et même de la dignité personnelle. Une pareille préface (signée naturellement) donnerait à la lettre le cadre nécessaire.

3. Vous proposez d'ajouter «j'avais saisi de mon cas l'ex-apôtre, qui n'a rien répondu, ni tenté». C'est un malentendu. Ma lettre, à Guesde, n'est guère une tentative de «saisir de mon cas l'ex-apôtre», c'est un document purement politique, un pamphlet. Ma feme m'écrit que la lettre sera bientôt imprimée et elle espère l'emporter en Espagne.

4. Vous proposez d'ajouter au dernier alinéa «et du ministérialisme». Or il ne s'agit pas seulement du ministérialisme. J'ai écrit à Serrati, que une douce consolation que j'avais eu en voyageant avec deux inspecteur de la république, c'avait été l'idée que les dépenses de ce voyage font partie des crédits santionnés par le vote du groupe Socialiste du parlement. Vraiment ma conscience s'oppose de faire des trois ministres des boucs-émissaires des péchés de la politique "défense nationale" et "Union sacré". Rosser le ministérialisme oui ! c'est nécessaire, mais se spécialiser dans cette besogne signifierait chercher la ligne de moindre résistance, en évitant de poser la question dans toute son ampleur.

5. Sur l'omission du passage qui concerne Longuet, je crois vous avoir écrit mon opinion. Quoique je dois ajouter que Noutet a agi dans le même sens et peut-être avec plus d'énergie.

6. Exploiter la prison-modèle ? Mais comme je n'y ai passé que trois jours... cela pourrait paraître théâtral. J'ai quelques scrupules sur cela.

7. J'ai fait quelques changements dans le texte (voyez l'épreuve). Le plus important se rapporte à Grimm. Il est bien possible que le gouvernement suisse ait donné sans raison en secret à Grimm et qu'il pourrait être mis dans une situation difficile par une publication ou on le nomme. Une forme plus évasive est préférable. Je n'ai pas compris le sens de votre post-scriptum Vous proposez de l'argent ? J'en ai, mon cher ami assez et si je n'ai pas remis les 700 pésetas à M.L. jusqu'à présent, c'est par un excès de prudence : une maladie peut par exemple, empêcher le voyage de ma femme et je ne veux pas rester sans argent au dernier moment.

J'espère que vous avez reçu ma lettre sur le Longuettisme comme mes cartes postales (aussi Le Populaire avec la lettre de votre ami).

Je vous serre la main bien aimablement.
P.S. : j'ai reçu de ma femme le télégramme suivant :
— «Argent reçu ; billets New York commandés ici, partirai pour Barcelone, mais indispensable passeport pour Amérique, fais démarches.»
J'ai répondu — «Prendre billets Barcelone/Cadix sans difficulté !»

Or, ma femme s'est décidé pour Barcelone et j'enverrai ce soir un Madrugada au ministre de l'intérieur (copies à Anguiano et à vous) en "sollicitant" qu'on me laisse aller à Barcelone pour embarquer avec ma famille.

Avez-vous à Barcelone quelqu'un qui pourrait être utile à ma femme au cas ou on me refuserait l'autorisation ?

 


 

Lettre XVII

 

Cadix,

Ma femme part pour Barcelone le 22 décembre avec les billets pour New York pour toute la famille. Alors notre voyage est presque un fait accompli. Maintenant, j'attend la permission de partir pour Barcelone. J'ai télégraphié au ministre de l'Intérieur et au directeur d'El Libéral en vous envoyant les copies. Ma femme viendra le 23 ou le 27. Or à cette date, vous serez déjà parti pour Paris n'est-ce pas ? A qui devrais-je payer les 700 pésétas ? Donnez-moi les instructions nécessaires.

Je vous ai écrit une lettre sur la critique de votre ami de Paris (j'ai oublié son nom) et une autre sur la publication de mon exposé. J'espère qu'elles sont bien arrivées ?

Est-ce que votre voyage à Paris ne vous conduit pas par Barcelone ? Je serais heureux de vous voir avant mon départ.

Salut et fraternité.

 


 

Lettre XVIII

 

Cadix, 15 décembre 1916

Quand Grimm m'avait télégraphié que le gouvernement Suisse "m'acceptait", nos amis du comité Zimmerwaldien (Merrheim, Loriot, Rosmer, Monatte qui était en permission) ont décidé que Guilbeaux et moi nous ferions ensemble à Genève, un hebdomadaire sous le titre «l'Internationale» qui devait servir à l'action internationale. Ce plan m'a presque réconcilié avec l'expulsion, mais il a échoué. Maintenant, je fais un rève. Si le gouvernement espagnol retire l'expulsion — ce qui est bien invraisemblable — ne croyez-vous pas qu'on pourrait faire l'hebdomadaire en Espagne ? Je le répète ce n'est pas un plan, c'est un rève. Mais... Je connais les obstacles : 1° votre temps est bien absorbé, 2° il n'y a pas de camarade à Madrid qui pourrait nous aider, 3° il est très difficile de recevoir la littérature Allemande. Quand au transport clandestin je crois qu'il ne serait pas plus difficile d'Espagne que de Suisse. Mais... Réfléchissez-y un peu. Et peut-être, vous en causerez avec nos amis à Paris. La question financière se présente aussi plus défavorablement d'Espagne que de Suisse : là-bas, il y a des possibilités de faire des conférences, des concerts, etc., le comité devrait nous assurer une somme déterminée. Puisqu'il s'agit d'un hebdomadaire, je ne crois pas que vos occupations vous empècherait d'y collaborer régulièrement. Mais je ne veux pas entrer dans les détails pour ne pas évoquer, chez vous, le soupçon qu'il s'agit non d'un rève mais bien d'un plan.

Ma femme a déjà acheté les billets pour New York. On peut peut-être les revendre... Elle partira de Paris le 22. Est-ce que vous avez quelqu'un à Barcelone qui pourrait l'aider, au cas ou je serais forcé de l'attendre à Cadix ?

 

 

Cadix, 17 décembre 1916

La première partie de la lettre est restée dans ma poche deux journées. J'ai attendu la réponse affirmative de Madrid, espérant vous voir en passant à Madrid...

J'ai reçu la traduction russe de l'article de l'Action.Socialistedans Natchalo. Ecoutez :

1. L'«on m'a vu dans les antichambres de Guesde et de Sembat, sollicitant la permission d'aller au front». Jamais je n'ai sollicité rien de pareil. Je n'ai jamais visité ni Guesde ni Sembat. J'ai vu Guesde — pendant mon séjour à Paris une seule fois — par la fenêtre de la chambre de mon ami Rappoport (Guesde était dans son auto militaire). Jamais de ma vie je n'ai vu Sembat — même dans la rue.

2. J'ai écrit au commencement de la guerre une brochure «en faveur des Alliés». En même temps, j'ai plaidé «pour la paix séparée» dans Notre Parole. Or les parties les plus essentielles de ma brochure furent publiées dans Notre Parole. Dans cette brochure écrite en Allemand et dirigée contre le parti Social-Démocrate Allemand, je répète maintes fois que l'attitude des partis français et anglais — dans leur majorité — fut non moins la cause de la chute de la 2e internationale que l'attitude du Parti allemand. Je dis que le fait de la diplomatie russe soit encore plus perfide et plus rapace que celle d'allemagne, n'excuse en rien la politique du parti allemand. Cette brochure fut traduite en bulgare, Serbe, Hollandais (par Rolland-Holst) ce qui serait absolument impossible si elle était écrite en faveur des alliés. Fritz Adler l'a approuvé dans son Kampf.

Toutes les autres affirmations sont de même valeur. L'article de l'Action Socialiste est écrit par Alexinsky, qui a été condamné par le syndicat de la Presse étrangère (anglais, russes, italiens et neutres) COMME CALOMNIATEUR et qui est maintenant jugé par la société des journalistes russes de Paris également à cause de ses calomnies. C'est la source de l'Action Socialiste..!

J'attends avec impatience la réponse de Madrid. Je voudrais bien partir d'ici le 20 pour m'arrêter à Madrid.

Encore sur l'article de l'Action Socialiste. Jamais les journaux réactionnaires russes n'ont reproduit les articles de Notre Parole pour les approuver — toujours pour les dénoncer à la police — comme le fait que l'Action Socialiste elle aussi.

Ne trouvez-vous pas utilse de communiquer ces précisions au Populaire ? Je voudrais le faire (ce qui n'est pas démenti reste), mais j'ai quelques scrupules d'occuper avec ma personne, Le Populaire. Si vous trouvez que ces scrupules ne pas justifiés, peut-être communiquerez-vous les extraits respectifs de cette lettre au Populaire ?

 


 

Lettre XIX

 

Cadix, 31 décembre 1916

J'ai reçu avec plaisir votre lettre à Barcelone. Je vous écrit ces lignes dans le bateau, entre Gibraltar et Cadix. Il fait terriblement chaud. Nous avons payé, pour trois billets 1700 pésétas (2e classe), mais heureusement la 2e classe était déjà complète, et nous "jouissons" de la 1re classe, c'est-à-dire que nous jouissons en menant une lutte ininterrompue pour recevoir de l'eau pour nous laver, le matin, et pour ne pas en recevoir en plein figure la nuit, quand on lave le pont. L'organisation est plutôt "sommaire" comme dit le bon guide Joanne.

Le dernier geste de la police espagnole est plutôt superbe. A Valence et Malaga, les agents et gendarmes m'ont entouré sur le bateau pour ne pas me laisser descendre avec ma femme et mes enfants. Je crois qu'on fera la même chose à Cadix, ou je devais recevoir mon courrier et peut-être de l'argent... J'ai télégraphié à ma femme de vous payez les 850 francs et, cependant, ces jours le franc à considérablement baissé. Or, vous allez perdre une cinquantaine de francs. Si je descends à Cadix je verserais la somme à M.L...

Salut et fraternité.

 


 

Lettre XX

 

Cadix, 2 janvier 1917

Cher ami,

J'ai trouvé le télégramme suivant, de New York : «Envoyé 900 pésétas par Moisel Madrid.» J'ai télégraphié à la banque Moisel à Madrid, et reçu la réponse inconnu. Je suppose que vous allez recevoir ou avez reçu cette somme. Si oui, renvoyez-la à New York, Léon Trotsky poste restante, en retenant la différence du change des 850 F laissés par ma femme ; je crois que vous avez dû perdre 30 à 50 pésétas.

J'ai rendu visite à M.L... ici à Cadix, la police ne m'a pas empêché de descendre du bateau. Nous partons dans une heure.

Mes meilleures amitiés

Léon Trotsky


Note

[1] Il s'agit là du texte du fac-similé auquel A. Rosmer fait référence à la fin de son introduction. (note Webmaster)

[2] Aguiano était le Secrétaire du Parti Socialiste espagnol.

[3] Accion est un journal espagnol conservateur.

[4] Avanti est un journal socialiste italien.

[5] Kiewskaya Mysl (la pensée de Kiev), journal libéral de Kiev, dont Trotsky était correspondant. (note Webmaster)

[6] hebdomadaire de la majorité socialiste, qui avait publié deux colonnes de calomnies policières contre Trotsky.


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire