1920

Ce discours de décembre 1920 (paru dans le "Bulletin Communiste") défraya la chronique, il s'ensuivit une polémique avec Lénine sur le rôle des syndicats dans le nouvel état ouvrier.


Discours de Trotsky à la Conférence des transports

Léon Trotsky

2 décembre 1920


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Notre conférence se réunit à un tournant de l'existence de notre pays, tournant qu'on peut caractériser d'un mot comme un passage de l'état de guerre à la période économique. Ce tournant se reflète dans tous les organes de la Russie soviétiste, dans tous les services, dans tous les milieux politiques, professionnels et autres. Voilà pourquoi il est convenu aujourd'hui de parler d'une crise dans toutes les organisations, crise intérieure, qui n'est en somme rien d'autre qu'un déplacement intérieur des éléments, des hommes et des militants. Certains traits de cette crise, ne contenant d'ailleurs rien d'alarmant pour l'avenir de la Russie soviétiste dans son ensemble, sont un héritage de l'ancien capitaliste. La guerre est un facteur sévère de destruction, la tâche qui consiste à conserver pendant la guerre toutes les forces et les ressources du pays, est pleine de difficultés, et c'est au moment où la guerre touche à son terme quelle devient encore plus difficilenbsp;; mais cela n'est pas un mal, puisque c'est un critérium de la vitalité de l'organisme. On peut dire en général que la cause essentielle du malaise, c'est la misère et la pauvreté, héritage du passé, encore aggravé du fait de la guerre. Si cette cause générale se reflète dans tout l'organisme soviétiste, il y a cependant dans le domaine professionnel une crise spéciale possédant sa nature propre.

Nous avons reçu les syndicats de la société capitaliste comme une organisation groupant les ouvriers salariés contre les capitalistes. La mission des syndicats, c'était l'amélioration de la situation de l'ouvrier. Dans la société bourgeoise, le syndicat avait une structure déterminéenbsp;; c'est lui qui, finalement, fit la conquête du pouvoir dans notre pays. Actuellement, l'adaptation des syndicats aux exigences nouvelles est un problème qui n'est pas encore entièrement résolu. Il faut encore préciser la place qu'occupera le syndicat dans la structure générale du pouvoir des Sovietsnbsp;; la question doit être résolue pratiquement car au point de vue théorique, elle est traitée avec une entière clarté dans notre programme. Dans le chapitre sur les questions économiques, vous lireznbsp;: l'appareil administratif de l'industrie nationaliste doit s'appuyer au premier chef sur les syndicats, qui doivent à leur tour s'affranchir de plus en plus de l'étroitesse corporative et devenir de vastes fédérations groupant tous les travailleurs sans exception de la branche correspondant de l'industrie. Le syndicat doit arriver à concentrer entre ses mains la gestion de toute l'économie nationale. L'appel à l'activité des masses laborieuses, grâce aux syndicats, est en même temps notre principal moyen de lutte contre l'esprit bureaucratique.

Notre programme a été écrit il y a un an et demi, avant l'expérience que nous possédons aujourd'huinbsp;; mais il traite néanmoins entièrement la question qui nous occupe. Les syndicats doivent concentrer entre leurs mains toute la direction de la vie économique. Ils ne collaborent pas seulement à la production : ils doivent l'organiser et en devenir les directeurs autorisés. La lutte contre l'esprit bureaucratique a pour conditions l'organisation pratique de cette production, et l'appel des masses laborieuses à cette œuvre d'organisation.

Si vous prenez les décisions du IXe Congrès de notre parti sur la question professionnelle, vous trouverez qu'en principe elles sont la confirmation de notre programme et que, dans la partie pratique, elles indiquent un certain nombre d'étapes et de degrés intermédiaires. Ainsi, il s'opère une adaptation des syndicats, dans leur forme actuelle, aux administrations économiquesnbsp;; en effet, s'il est nécessaire que les syndicats deviennent de plus en plus directeur de la vie économique, on ne peut cependant se dissimuler que, jusqu'à présent, ils ne sont pas cet appareil, et que toute tentative pour remettre mécaniquement telle ou telle branche de production entre les mains du syndicat correspondant, serait condamnée à l'insuccès.

Nous l'avons vu dans les chemins de fer. La tentative avait été faite par le Comité Exécutif panrusse des cheminots, qui ne fut pas à la hauteur de la tâche, parce qu'il avait conservé son caractère ancien, son ancienne organisation, ses anciennes routines, et son ancien personnel. Les transports avaient autrefois trois étages, comme toutes les branches de la production : un sommet fait des directeurs, une faible couche de personnel technique et, à la base, la masse des ouvriers. La révolution emporta le sommet capitaliste, elle détruisit l'appareil administratif et technique, elle modifia même la classe ouvrière elle-même, qui enlevant peu à peu ses meilleurs éléments pour les envoyer sur les fronts de la guerre civile ou dans les différents domaines de la vie soviétiste. Ce qui resta se trouva sensiblement appauvri, privé de plusieurs milliers d'organisateurs expérimentés. Mais tout cela était inévitable, car autrement la révolution n'aurait pas été la révolution. Elle ne pouvait pas ne pas détruire l'ancien appareil administratif, elle ne pouvait pas ne pas prendre tous les éléments utilisables du sommet directeur pour les disperser à travers tous ses services. Il était en tout cas impossible de remettre à une organisation professionnelle ainsi affaiblie la gestion des chemins de fer.

En faisant entrer dans ses rangs tous les travailleurs de toutes catégories, le syndicat s'empare peu à peu de tout l'appareil de la production ; mais pour cela, il a besoin de rassembler ses forces. Il doit réviser son personnel et ses anciens chefs. Cela est nécessaire sinon au point de vue professionnel, du moins au point de vue de la production. Mais ce n'est là qu'un côté du problème ; l'autre, c'est de retirer de tous les autres services, et avant tout, l'heure actuelle, de l'armée, tous les militants qui lui ont autrefois été donnés, tous les cheminots, tous ceux, quels qui soient, qui ont montré à l'œuvre leurs talents d'organisateurs, et qui peuvent être utilisés par le syndicats dans cette prise de possession de la production.

Nous approchons de la question qui sert de prétexte aux éléments retardataires pour protester en général contre les nominations d'en haut sans vouloir considérer qui nomme, d'où vient la nomination.

Repousser le principe de la nomination comme procédé pratique pour renforcer l'appareil des transports et le syndicat lui-même, c'est nous réduire au cadre étroit et strictement corporatif du personnel que nous avons reçu en héritage du passé. Cette idée est absolument fausse et de nature à nous fermer toute voie pour changer le syndicat corporatif en syndicat de production. Si nous demandons maintenant à nos syndicats de collaborer avec l'Etat ouvrier et le Parti communiste dirigeant, il faudra avant tout récupérer dans les autres domaines tous les militants capables de renforcer les transports. De là les nominations, c'est-à-dire la répartition de nos forces dans les divers postes. Nier cette méthode et lutter sans discernement contre les nominations, en y opposant le principe de l'élection, c'est oublier la nature de l'Etat prolétarien, c'est répéter ce qui convenait à l'égard de l'Etat représentant une classe ennemie, par exemple à l'époque de Kerenski, mais ce qui ne convient plus à l'époque où la classe ouvrière elle-même est au gouvernement.

Il y a néanmoins des éléments qui déclarent la guerre aux nominations. C'est là du trade-unionisme ; or, le trade-unionisme menace de réduire les syndicats à néant, en leur enlevant toute raison d'être. Les anciens syndicats luttaient pour assurer la participation des ouvriers à la richesse nationale dont ils sont les créateurs. Les syndicats actuels ne peuvent lutter que pour l'augmentation de la productivité du travail, puisque c'est le seul moyen d'améliorer la situation des masses ouvrières.

Dans certains syndicats, en particulier dans le nôtre, lorsqu'un travailleur honnête et dévoué, qui a prouvé dans différents domaines son zèle envers la classe ouvrière, est remarqué par l'Etat, qui le transporte d'une branche de travail dans une autre, il y a des gens qui lui déclarent la guerre, parce qu'il est nommé d'en haut !

Si nous examinons la question du soi-disant bureaucratisme qui joue un grand rôle dans la vie professionnelle — je remarque entre parenthèses que ce bureaucratisme a été reconnu comme un fait dans les administrations soviétiste et a donné naissance au mot de «centrocratie», dont il a été fait un assez large usage — cette campagne contre la bureaucratie repose sur le préjugé trade-unioniste, sur la non-intelligence du rôle de l'Etat ouvrier. Il m'est arrivé d'entendre dire à certains professionnalistes que la Comité central de notre Fédération fonctionne mieux à certains égards sans doute, mais qu'il y règne une telle paperasserie que le premier ouvrier venu s'y noiera. C'est là considérer le syndicat comme une petite organisation domestique, tel qu'il était aux époques passées, réduit à vivre clandestinementnbsp;; ce caractère portatif était alors une quantité indispensable à toute organisation professionnelle. Mais si aujourd'hui nous nous proposons de diriger la production dans son ensemble, de tenir la liste exacte de tous nos militants, de contrôler leur action de juger le personnel dirigeant de nos syndicats il est clair que notre Fédération doit être bâtie sur des basses nouvelles plus judicieuses, scientifiquement établies. Il est clair qu'il nous a fallu commencer par reconstruire le centre directeur : tant pis s'il y a beaucoup de paperasserie. C'est là, pour nous, une question de vie ou de mort. Je ne sais quel préjugé contre l'organisation en grand et sur des bases scientifiques se cache encore souvent dans le subconscience de certains de nos camarades communistes. J'estime que notre Comité central a remporté une grande victoire en créant au centre un appareil scientifiquement construit. Le fait que notre Comité central possède l'état de toutes nos forces et de toutes nos ressources, c'est déjà un début, c'est déjà le manche du levier.

La bureaucratie n'est pas là. Le bureaucratisme, c'est ce que j'ai nommé la «centrocratie». Elle présente bien des côtés négatifsnbsp;; elle est cependant une étape transitoire inévitable dans la construction de l'économie socialiste. Nous avons fait l'inventaire de la métallurgie, des approvisionnements, des transports ; nous avons nationalisé tout cela et nous l'avons groupé en organisations verticales ; le défaut est qu'il n'y a pas assez de passerelles entre ces organisations pour permettre à tous les produits, au personnel, aux ressources, aux idées, de passer de l'une à l'autre par la voie la plus courte, et aux échanges de s'accomplir avec la dépense minima d'énergie. Le problème consiste à créer ces passerelles. Nous ne faisons encore que commencer à le résoudre. Pareille direction une et centralisée de toute la vie économique d'un pays n'a jamais encore existé nulle part ; il n'y a pas de modèle. Au milieu de nos débats et de nos désaccords, il faut savoir comprendre que nous sommes en présence de formes transitoires qui devront être perfectionnées et transformées par une suite d'effortsnbsp;; il ne suffit pas de se tenir à l'écart et de prononcer le mot de bureaucratie !

Le point capital, c'est la disette matérielle. Là est le fond du débat. On y voit, si invraisemblable que cela paraisse d'abord, une conséquence de la bureaucratie soviétiste. Si dans un atelier ou une usine on attend deux mille paires de bottes qui ne viennent pas, les ouvriers assaillent de reproches la Direction, le Comité d'usine ou le Commissaire persuadés qu'ils sont de défendre par là la justice et leur intérêt. Ils se réservent le droit de grogner et de montrer le poing s'ils ne reçoivent pas de bottes et de vivres. Que leur répond le Comité d'usine ? Il répond que nous sommes en guerre, et que tout va à l'armée rouge. Ils écoutent, et n'en continuent pas moins à réclamer des bottes et des vivres. Alors le Commissaire déclare : l'ordre est donné, mais à Moscou la bureaucratie retarde l'expédition : et de fait rien n'arrive pendant trois ou quatre mois. Mais si vous considérez les choses de près, vous avouerez que cette réponse quant à la bureaucratie est fausse. Le vrai malheur, c'est que nous n'avons ni clous, ni bottes, et pas assez de farine. C'est là le vice fondamental. Nous ne le cachons à personne. Si le Bureau Central du Cuir possède 10.000 paires de bottes et doit faire face à un million de demandes, il est fatal qu'il se consulte pendant un long mois pour savoir qui il doit satisfaire d'abord. Et s'il arrive même à résoudre ce problème de façon convenable, il n'aura malgré tout répondu qu'à la dix millième partie des besoins. Tous ceux qui n'ont rien reçu, sachant que le Bureau Central du Cuir possédait néanmoins quelque chose, l'accuseront de bureaucratie. J'attire votre attention sur cette façon inexacte de poser la question. Si vous m'interrogiez sur la question de la bureaucratie, je vous répondrais : il vous manque 2.000 bottes ; sans la bureaucratie vous en auriez peut-être reçu 50, mais il vous en manquerait toujours 1.950.

Les représentants de notre Fédération et des autres, qui sont directement témoins de la disette des masses, peuvent suivre deux voies ; ou bien l'agitation trade-unuioniste, ou bien la propagande pour augmenter la production. Tel est le dilemme qui se pose à chaque professionnaliste. Quand l'ouvrier dit : je n'ai pas de bottes, je veux lui répondre qu'il n'y a pas de bureaucratie qui tienne, ou bien je peux développer cette idée qu'il existe là-bas au centre un monstre disposant de tout mais n'en donnant rien à personne, en d'autres termes je peux faire une image monstrueusement déformée du pouvoir des Soviets. Il est de ces professionnalistes qui, avec leur démagogie représente la bureaucratie comme le mal universel qui entrave et détruit tout, mènent une lutte de classe inconsciente contre le Pouvoir des Soviets. Les professionnalistes sensés doivent dire au contraire à l'ouvrier salarié : le salariat n'est pour toi qu'une fiction, en réalité tu es le maître de la production nationale et tu peux augmenter ta part de produit, à condition seulement d'augmenter la somme de ce produit ; l'essentiel, c'est d'élever la productivité du travail, de multiplier plusieurs fois la richesse nationale.

Le point de vue trade-unioniste, consistant à semer l'hostilité, c'est la ruine de l'organisation professionnelle. Au contraire le point de vue qui considère la production tend à faire le syndicat maître de toute la branche d'industrie correspondante. Le fait prouve déjà qu'il est bien ainsi.

Les syndicats peuvent aujourd'hui devenir ou bien le rendez-vous de tous les préjugés des masses les plus retardataires, ou bien l'organe essentiel de la production. Il n'y a pas de milieu, car toute situation intermédiaire équivaut à l'anéantissement du mouvement professionnel.

Nous le voyons dans les transports. Tandis que les transports par eau possèdent malheureusement bien des traits de la première catégorie, les chemins de fer ont pris la voie droite. Cela s'explique parce que les transports par eau constituent un domaine plus en retard, plus dispersé au point de vue technique et administratif, moins propre à la centralisation. Il est naturel que pour toutes ces raisons les transports par eau soient plus vulnérables à la démagogie trade-unioniste. Nous n'admettrons jamais qu'on veuille ramener l'aile plus avancée et plus révolutionnaire des transports au niveau de l'aile la plus en retard. Il nous faut au contraire faire passer un bon nombre de militants des chemins de fer dans les transports par eau afin d'amener cette aile retardataire au niveau général de la fédération. C'est là une des tâches les plus importantes de l'heure actuelle.

La lutte contre la bourgeoisie dans le domaine des transports, où la bureaucratie ne manque pas, est indispensable. Par bureaucratie je n'entends pas forcément les vieux bureaucrates, il y en a aussi de jeunes, qui sont de notre Fédération et même de vieux membres de notre Parti. Les anciennes méthodes de travail contiennent bien des éléments bureaucratiques qui ont pris pêle-mêle au passé les défauts et les qualités. J'ai écrit récemment, et je peux à tout moment confirmer et soutenir que nous souffrons en général moins des mauvais côtés de la bureaucratie que de ses bons côtés qui nous manquent. Il y a une bureaucratie allemande ou américaine, qui a forgé certaines méthodes de travail, qui a inventé la nationalisation, la taylorisation, la division du travail, les formes de responsabilité, d'approvisionnement, de comptabilité, etc. La bureaucratie n'est pas une invention du tsarisme russe. Les choses iront bien chez nous lorsque nous posséderons enfin des bureaux fonctionnant parfaitement, avec de bonnes machines à écrire comme nous allons, j'espère, en recevoir de l'étranger, et quand en lisant les listes de notre Fédération nous n'y découvrirons pas des dizaines d'erreurs. On dit que c'est là de la mesquinerie bureaucratique. Non, ce sont des qualités qu'il nous faut acquérir, si nous voulons — excusez l'expression — nous épouiller sérieusement et déboucher sur la grand'route. C'est de l'exactitude et non de la mesquinerie, et cette exactitude est un signe de perfectionnement. Je dois dire d'ailleurs que ce sont là les méthodes adoptées par le Comité central de la Fédération des Transports, et c'est là le point de vue qu'il a manifesté dans tous ses actes et qu'il suivra toujours.

J'en viens à la question des nominations. Est-il juste que le gouvernement ait dit qu'il fallait changer la tête de la fédération ? Que cette parole soit juste ou non, il est vrai que nous avons fait là une intervention. A l'époque où la classe ouvrière était dans l'opposition ou bien dans l'action révolutionnaire clandestine, les communistes ont lutté contre les autres partis et ont expulsé les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires, et parfois les sans-parti sous lesquels se cachaient en réalité des réactionnaires, pour mettre à leur place des communistes. La fédération ne répondait pas aux exigences révolutionnaires de la classe ouvrière, et pour cette raison, notre fraction menait une violente campagne à l'intérieur et tâchait de mettre à la tête des hommes à elle. Que devons-nous faire aujourd'hui que notre fédération doit passer du terrain professionnel sur celui de la production ? Il y a parmi les dirigeants à tous les étages, des éléments qui n'ont pas compris que la production est le critère décisif, qui n'ont pas compris que pour sauver non seulement le mouvement professionnel, mais toute la classe ouvrière, il faut transformer tout l'appareil conformément à ce principe : tout pour la production et qui prétendent créer dans chaque syndicat deux fractions : celle de la production et celle des professionnalistes à l'ancienne mode. Si cette lutte entre deux fractions s'engage, je ne doute pas que nous remporterons la victoire ; mais elle entraîne une trop grande dépense d'énergie de la classe ouvrière. Et alors, la classe ouvrière, en la personne de ses représentants politiques déclare : ici j'interviens, j'abrège cette période de lutte entre deux groupes, j'économise, je réduis, j'ordonne. Nier le principe d'intervention, c'est nier qu'il existe chez nous un Etat ouvrier.

L'intervention des organes dirigeants du Parti dans la lutte intérieure des Fédérations des chemins de fer et des transports par eau n'a pas eu seulement une justification historique : elle a été dictée par une nécessité vitale. Les méthodes appliquées par le Comité central des Transports lui ont été dictées par la crise aiguë de nos chemins de fer, menaçant d'entraîner la ruine de tout le pays ? N'oublions pas que l'automne et l'hiver derniers, nous avions 70% de locomotives hors de service, pourcentage équivalent à un arrêt presque complet de la circulation et à une paralysie totale de toute vie économique. Il fallut prendre des mesures énergiques. Nous manquions d'hommes pour les mettre en pratique, car ils se trouvaient sur le front, et les mesures à prendre étaient exceptionnelles et urgentes. Essayer de convaincre tous ceux qu'il s'agissait de faire changer d'opinion à l'intérieur de notre Fédération, c'était impossible. Attendre que nous ayons le temps de les persuader, c'était courir le risque de voir nos chemins de fer s'arrêter avant d'avoir accompli la moitié de la tâche. Nous avons donc été forcés de montrer d'en haut comment il fallait lutter pour le rétablissement des transports. Voilà pourquoi des mesures énergiques furent prises à l'égard du Comité central de nos syndicats. Elles ont suscité une certaine opposition dont l'amertume n'est pas encore effacée chez plusieurs. Néanmoins, nous travaillons actuellement en pleine solidarité avec nos adversaires de la veille, et nous sommes certains que dès demain cette amertume se dissipera aussitôt que les succès de notre action commune apparaîtront plus évidents. Ils se montrent dès aujourd'hui. En outre, puisque nous entrons dans la période économique, nous pouvons espérer que toute nos organisations professionnelles, et en particulier notre Fédération des Transports, recevront de nombreux militants de l'Armée rouge, qui avait adsorbé presque la moitié du Parti Communiste, et qu'ainsi nous pourrons développer une vaste agitation en faveur de la production.

Ce qu'on est convenu d'appeler ordres et nominations d'en haut se trouve inversement proportionnel au développement et au niveau moral des masses. Tout homme sensé doit comprendre qu'aussitôt la situation devenue meilleure, dès qu'on pourra respirer plus librement, nous verserons de nombreux militants dans les chemins de fer, et nous élargirons instantanément les cadres de notre organisation pour y faire entrer le plus grand nombre possible de travailleurs et augmenter l'initiative des masses.

Nous abordons la question de la démocratie ouvrière, qui joue un rôle colossal dans le mouvement ouvrier, plus encore que dans le Parti Communiste, car elle ne peut être résolue que par les syndicats. J'ai déjà dit à plusieurs assemblées ouvrières de Moscou qu'au moment où la 30e et la 51e divisions étaient devant Perekop, il ne s'agissait pas de discuter pour savoir si on franchirait oui ou non les fortifications : il fallait les franchir. Et l'ordre en fut donné. Mais une fois le combat terminé, nous devons expliquer les raisons, nous devons tout faire pour éclairer les masses. Plus nous allons et moins nous serons obligés d'employer dans notre armée les méthodes violentes. De plus en plus, la cohésion psychologique intérieure rendra suffisante les méthodes de pression intérieure. On peut en dire autant de la militarisation des transports, qui est la militarisation de la Fédération professionnelle des Transports. Elle a été suscitée par le péril du pays.

L'automne de l'année dernière, en hiver et au printemps de cette année, nous nous sommes trouvés en présence d'un Perekop des chemins de fer ; il ne s'agissait pas de discuter, et le décret déclarant les transports en état de siège fut publié. Pouvons-nous dire que le danger est passé ? Oui, il a cessé d'être aussi aigu, mais il n'est pas passé. Que devons-nous faire ? Les mêmes efforts héroïques, le même esprit de dévouement, que ceux dont firent preuve nos camarades devant Perekop. Quand nous parlons de la militarisation des transports, cela signifie que tout le personnel des transports doit se consacrer tout entier à sa tâche. Du succès ou de l'insuccès dépend la vie ou la mort du pays. Cela signifie la militarisation morale du personnel. Comment allons-nous militariser chaque travailleur en particulier ? Nous n'avons pour cela aucun appareil. Et pourtant nos transports s'écrouleront immédiatement si tout le personnel dans son ensemble n'est pas militarisé intérieurement et moralement. Actuellement la démocratie se propose de réduire l'armée. Par quel moyen ? En augmentant sa conscience, sa militarisation morale. Par là augmentera sa valeur militaire, ce qui permettra de la réduire au moins de moitié. Sans cela la discipline extérieure reste en l'air. La vraie militarisation de l'armée ne commence que lorsqu'elle est pénétrée de la conscience de son rôle. On nous dit que cette militarisation est contraire aux méthodes de la démocratie ouvrière. Pas le moins du monde. Elle consiste en ce que les masses doivent déterminer elles-mêmes une organisation et une activité productrice telles qu'une pression de l'opinion publique ouvrière s'exerce impérieusement sur tous ceux qui y mettent obstacle. Voilà en quoi consiste au fond la militarisation. Tout le reste n'est que détails techniques. Plus nous irons, et plus cette militarisation s'appuiera sur la masse ouvrière, sur le travail organisé et conscient des masses. Il faut que les syndicats deviennent l'appareil qui appelle les masses à collaborer à la production. Pour cela il ne faut pas se placer sur le terrain de je ne sais quelle lutte extérieure contre une bureaucratie qui serait étrangère, mais lutter à l'intérieur contre les préjugés retardataires et la routine. Quand nous prendrons un ouvrier à part dans son atelier, quand il réfléchira aux perfectionnements qu'il peut apporter à ses instruments et à ses procédés, à l'endroit où il faut placer la porte pour économiser chaque jour le plus grand nombre possible de pas inutiles, quand il réfléchira à tout cela, l'essentiel de la vraie démocratie ouvrière sera déjà réalisé.

Il faut se demander quelle est la raison d'être de la démocratie politique. — Ce n'est qu'un cadre auquel il faut donner un contenu. C'est là, à mon idée, le rôle principal du Comité central des Transports. Il est assuré aujourd'hui de la sympathie des meilleurs et des plus anciens professionnalistes. Il n'en est pas encore tout à fait de même dans les transports par eau, mais demain ou après-demain nous obtiendrons là aussi le résultat. Nous en avons la ferme espérance. Mais ce n'est là qu'une parcelle du travail, ce n'est là que l'appareil, qui devra ensuite aborder le problème nouveau qu'aucun syndicat n'a encore résolu et ne pouvait résoudre, parce qu'il ne se posait pas encore. Ce problème, c'est l'organisation des masses dans la production et pour la production. Nous l'abordons seulement aujourd'hui. Ici la propagande pour la production est le devoir de chaque spécialiste des transports : il doit consacrer une certaine partie de son temps à exposer aux masses ouvrières, dans une langue accessible à tous, et en liaison étroite avec le travail quotidien, les problèmes techniques des transports. Il ne doit pas subsister un seul ouvrier qui ignore de quoi il s'agit. Tous doivent être des organisateurs de la vie économique, tous doivent être des acteurs conscients du travail national. Ce qu'il faut créer, ce n'est pas simplement une démocratie ouvrière, mais une démocratie du travail. C'est-à-dire qu'il faut constituer une organisation des masses ouvrières telle que chaque producteur soit parfaitement soupesé et connu, et apprécié eu point de vue de ce qu'il a donné aux masses laborieuses comme amélioration réelle de leur situation matérielle.

On peut dire avec une pleine certitude que malgré toute notre pauvreté, nous sommes capables dès aujourd'hui, avec l'initiative de chacun de nos travailleurs locaux, d'améliorer d'un centième ou d'un cinquantième la situation des ouvriers, pourvu qu'on s'y attache sérieusement, et pourvu que les ouvriers les plus avancés soient mis à même d'apporter des éléments de collectivisme dans ces domaines les plus retardataires où règne encore l'esprit bourgeois, où la femme lave encore le linge tandis que l'homme, s'étant procuré par ses moyens individuels une allène, répare lui-même ses chaussures. Si nous prenons seulement ces détails que sont les ateliers coopératifs de cordonnerie, ou bien les restaurants d'alimentation communale (non pas comme ils sont trop souvent, mais placés sous le contrôle de l'élite de la population et d'une bonne inspection culinaire) nous avons déjà le germe de grandes améliorations. J'ai dit que grâce à la diminution numérique de l'armée nous espérons obtenir dans le temps le plus court une amélioration générale de la situation des masses laborieuses. Chaque groupe d'ouvriers doit donc, en jugeant ses représentants, se demander ce qu'ils ont fait pour améliorer sa situation avec les ressources locales, ce qu'ils ont fait pour élever la productivité du travail.

C'est là la seule façon pour un syndicat ouvrier de créer la démocratie ouvrière, en attirant dans son sein les éléments administratifs et techniques, en fondant en lui-même et en transformant du même coup les organes d'administration économique. Ainsi disparaîtra le parallélisme causé par l'existence côte à côte des organes professionnels et des organes administratifs. Si aujourd'hui le syndicat envoie des représentants dans telle ou telle section des Conseils d'Economie Nationale, c'est une mesure transitoire, ce sont les tentacules par lesquelles le syndicat atteint les organes administratifs afin de faciliter le processus de fusion.

La lutte qui se poursuit dans le mouvement professionnel a beaucoup d'éléments accidentels dont il faut nous débarrasser. Il y a de la passion et bien d'autre chose encore qu'il nous faut balayer. Si nous sommes obligés de porter le débat devant les masses, nous ne le craignons pas. Nous leur expliquerons en quoi consiste la question. Elle consiste en ce que nous entrons dans une nouvelle époque, époque économique, époque d'initiative des masses, époque de travail productif. Voilà pourquoi nous disons aux masses ouvrières : contrôlez-nous, mais prenez un critérium nouveau. Auparavant nous aviez besoin de chefs capables de vous défendre en temps de grève. Aujourd'hui vous avez besoin de guides positifs, de constructeurs capable d'élever la productivité du travail. Celui qui augmentera le nombre des paires de bottes, la quantité de farine ou de charbon, celui-là sera le véritable chef de la classe ouvrière. L'étendard que nous montrons aux syndicats, c'est l'étendard de la renaissance économique. La classe ouvrière doit s'orienter non pas sur le trade-unionisme, mais sur le créateur de richesses, sur celui qui peut, en se mettant à la tête, assurer aux masses la solution définitive de la crise économique.


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