1921

Lettre parue dans les "Cahiers du Mouvement Ouvrier" n° 28 - 11.2005


Œuvres – novembre 1921

Léon Trotsky

Lettre à Olminski

novembre 1921


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Présentation des "Cahiers du Mouvement Ouvrier" :

Le vieux-bolchevik Olminski trouve à la fin de novembre 1921 dans les archives de l'Institut d'histoire du parti deux lettres envoyées par Trotsky au menchevik Tchkéidzé, président de la fraction menchevique de la Douma, interceptées, recopiées et archivées par la police tsariste, dont une lettre très violente d'avril 1913.

Au plus fort de la lutte fractionnelle dans le Parti social-démocrate russe, Trotsky, partisan de l'unité de toutes les fractions au nom du principe "Un seul prolétariat, un seul parti", y affirmait : "La misérable division que Lénine, maître en cet art, exploiteur professionnel de la routine du mouvement ouvrier russe, entretient systématiquement, apparaît comme un cauchemar absurde", dont il annonce d'ailleurs la fin prochaine. Il accuse Lénine de lui avoir volé la Pravda (qu'il avait fondée à Vienne en 1908, et que Lénine utilise comme titre pour le quotidien qu'il fonde alors de l'étranger à Pétersbourg, au moment même, d'ailleurs, où la Pravda de Vienne cesse de paraître), et y affirmait : "Le léninisme est fondé sur le mensonge et la falsification, et porte en lui les germes de sa propre décomposition."

Trotsky, à qui Olminski signale cette trouvaille, lui demande de ne pas la rendre publique. Ses désaccords d'antan avec Lénine sur l'unité appartiennent, souligne-t-il, à un passé révolu, dont ce document donne une illustration brutale. Il sous-entend en même temps clairement qu'en 1917, le Parti bolchevique s'est rangé à son analyse. Olminski communique la lettre à Zinoviev et Kamenev, qui attendent le moment propice pour l'utiliser contre Trotsky. En 1921, au lendemain de la guerre civile et alors que Lénine est en vie et encore en pleine activité, c'est évidemment impossible. Lénine le leur interdirait. Ils l'utiliseront - avec Staline - en novembre-décembre 1924, lorsque Trotsky publiera les Leçons d'Octobre, pour présenter cette lettre comme l'expression de ce que Trotsky pense réellement de Lénine... et du "léninisme", qui, après 1917, représente la révolution d'Octobre.


Cher Mikhail Stepanovitch.

Excusez-moi d'avoir tardé à vous répondre. J'ai eu une semaine très occupée. Vous me parlez d'imprimer ma lettre à Tchkéidzé. Je ne pense pas que cela soit opportun. Le temps de l'histoire n'est pas encore venu. Ces lettres ont été écrites sous l'impression du moment et de ses exigences, et le ton des lettres s'en ressent. Le lecteur actuel ne comprendra pas ce ton, n'apportera pas les correctifs historiques et restera désorienté. Nous devons recevoir de l'étranger les archives du parti et les éditions marxistes publiées à l'étranger. On y trouvera une grande quantité de lettres de tous ceux qui ont participé à la "mêlée". Est-ce que vous envisagez de les publier maintenant ? Cela créerait des complications politiques tout à fait superflues, car il n'y a sans doute pas dans le parti deux anciens émigrés qui ne se soient pas insultés l'un l'autre dans leur correspondance, sous l'influence de la lutte idéologique, de l'irritation du moment, etc.

Ajouter des commentaires à mes lettres ? Cela signifierait raconter en quoi j'étais alors en désaccord avec les bolcheviks. J'en ai parlé brièvement dans ma préface à ma brochure Bilan et Perspectives [1]. Je ne vois pas la nécessité de le répéter parce que l'on a par hasard découvert des lettres dans les dossier du département de la police. D'ailleurs, une rétrospective de la lutte fractionnelle aujourd'hui encore pourrait susciter une polémique, car - je l'avoue sincèrement - je suis loin de croire que j'avais tort sur tous les points dans mes discussions avec bolcheviks. J'avais fondamentalement tort dans l'appréciation que je portais sur la fraction menchevique, dans la mesure où je surestimais ses possibilités révolutionnaires et où j'espérais qu'il serait possible d'y isoler et d'y réduire à rien son aile droite. Cette erreur fondamentale découlait du fait que j'abordais les deux fractions - les bolcheviks comme les mencheviks - du point de vue des idées de la révolution permanente et de la dictature du prolétariat, alors que les bolcheviks et les mencheviks défendaient alors l'idée de la révolution bourgeoisie et de la république démocratique. Je considérais que les divergences entre les deux fractions n'étaient pas si profondes que cela. Et j'espérais (j'ai exprimé cet espoir plusieurs fois dans des lettres et des rapports) que la marche même de la révolution mènerait les deux fractions sur la position de la révolution permanente et de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, ce qui s'est passé en partie en 1905 (voir la préface du camarade Lénine à l'article de Kautsky sur les forces motrices de la révolution russe) et toute la ligne du journal Natchalo [2].

Je suis convaincu que l'appréciation donnée par moi des forces motrices de la révolution a été absolument juste, mais les conclusions que j'en tirais sur les deux fractions étaient incontestablement fausses. Seuls les bolcheviks ont concentré dans leurs mains, grâce à leur ligne politique intransigeante, les éléments réellement révolutionnaires tant de la vieille intelligentsia que de l'avant-garde de la classe ouvrière. C'est seulement parce que le bolchevisme a réussi à créer cette organisation d'une grande cohésion sur des bases révolutionnaires qu'elle a pu effectuer un tournant aussi rapide des positions démocratiques-révolutionnaires à une position socialiste-révolutionnaire.

Je pourrais donc encore maintenant sans difficulté diviser mes articles polémiques contre les mencheviks et les bolcheviks en deux catégories : les uns consacrés à l'analyse des forces intérieures de la révolution, à ses perspectives (l'organe théorique révolutionnaire de Rosa Luxemburg, Neue Zeit) et les autres où je jugeais les fractions de la social-démocratie russe, leur lutte, etc. Je pourrais republier aujourd'hui sans aucune correction les articles de la première catégorie, car ils correspondent tout à fait et entièrement aux points de vue de notre parti depuis 1917. En revanche, les articles de la seconde catégorie sont manifestement faux et ne méritent pas d'être réédités. Les deux lettres citées appartiennent à la deuxième catégorie : leur publication est inopportune. Laissons quelqu'un le faire dans une dizaine d'années, si on y accorde alors de l'intérêt.
Salutations communistes.


Notes

[1] Trotsky avait réédité en 1919 ce texte rédigé en 1906, où il définit les fondements de la théorie de la révolution permanente.

[2] Quotidien menchevique de Pétersbourg en 1905, dont Trotsky assura la direction et dont il définit l'orientation.


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