1922 Un article tirant les leçons des manifestations du 1° mai 1922 en U.R.S.S. Paru en français dans « La Correspondance internationale » n°38 puis dans « l'Humanité » du 12 juin 1922.

Œuvres - mai 1922

Léon Trotsky

Après Gênes et le 1° mai

La leçon de nos grandioses manifestations.
8 mai 1922

A Moscou, à Pétrograd, et aussi à Kiev et à Kharkov, les manifestations du 1° mai ont été vraiment grandioses. Leurs organisateurs mêmes n’avaient pas compté sur une telle affluence de manifestants. Les étrangers présents, y compris ceux qui nous sont les plus hostiles, en ont été stupéfaits. Un des représentants d’Amsterdam disait, sous l’impression de la manifestation, n’avoir rien vu de pareil depuis l’enterrement de Victor Hugo. Il avait pourtant vu bon nombre de manifestations dans différents pays d’Europe. Il va de soi que l’état d’esprit des manifestants était varié. Les uns venaient manifester avec enthousiasme, d’autres avec sympathie, des troisièmes par curiosité, des quatrièmes par esprit d’imitation. Mais il en est toujours ainsi dans un mouvement de masse. La foule, en général, avait le sentiment de participer à une œuvre collective; et elle était naturellement sous l’influence de ceux qui l’enthousiasme stimulait.

Quelques jours avant mai des camarades disaient dans nos sections : " On ne peut se représenter combien la conférence de Gênes a élevé le sentiment révolutionnaire et l’intérêt politique des masses ouvrières. " D’autres ajoutaient : " La fierté révolutionnaire joue un grand rôle dans l’état d’esprit actuel. Nous avons donc forcé nos ennemis à nous parler en langage à peu près humain ! "

Si l’on juge par la presse socialiste blanche de l’émigration russe à l’étranger, la classe ouvrière russe, sceptique, déprimée, réactionnaire est tout entière hostile aux Soviets. Il se peut bien que toutes les correspondances qui l’exposent ne soient pas rédigées à Berlin, capitale du monarchisme russe et du socialisme blanc. Il se peut que certaines de ces correspondances soient rédigées d’après nature. Chacun décrit la nature qu’il voit. Les menchéviks abordent tout par le revers et décrivent ce revers. Qu’on soit dans nos quartiers ouvriers mécontent des dures conditions d’existence actuelles, personne ne peut en douter. On peut aussi reconnaître que la lenteur du développement de la révolution européenne et le procès si pénible du développement de notre économie engendrent parmi des travailleurs dont les milieux ne sont pas purement prolétariens, une certaine dépression, un certain désarroi qui se transforme même en mysticisme. Dans la vie quotidienne - et notre grande époque a sa banalité quotidienne - la conscience de classe est éparpillée par de petits soucis. Les différents intérêts, les différentes mentalités des groupes de la classe ouvrière passent au premier plan. Mais les grands événements récents ont révélé avec force la profonde unité d’un prolétariat qui a passé par le creuset de la révolution. Nous avions déjà observé ce fait le long de la longue route qui va de l’insurrection des Tchécoslovaques sur la Volga, à la conférence de Gênes. Nos ennemis eux-mêmes l’ont dit plus d’une fois : l’insurrection tchécoslovaque a été utile au pouvoir des Soviets. Les menchéviks, les s.-r., et les amis de M; Milioukov qui sont leurs frères aînés, répètent que la nocivité des interventions en Russie vient précisément de ce qu’elles ne font qu’affermir le pouvoir des Soviets. Qu’est-ce à dire, sinon que les grandes épreuves révèlent la profonde unité de ce pouvoir avec les masses ouvrières, malgré les erreurs et les abus, malgré la ruine, malgré la maladresse, malgré la fatigue des uns, et le mécontentement des autres.

Il est vrai qu’un régime gouvernemental contraire aux aspirations de la société, peut dans certains cas être affermi par un danger extérieur. Nous l’avons vu sous l’autocratie, dans la première période de la guerre russo-japonaise, et plus encore au début de la guerre impérialiste. Mais il n’en est ainsi que dans la première période, c’est-à-dire tant que la conscience des masses populaires ne s’est pas accoutumée aux faits nouveaux. Survient ensuite le règlement des comptes. Et le régime qui se survit perd au centuple ce qu’il paraissait avoir acquis dans la première période de guerre. Pourquoi ce phénomène, conditionné semble-t-il par une loi générale, ne se renouvelle-t-il pas dans la République des soviets ? Pourquoi nos ennemis les plus perspicaces sont-ils arrivés en trois années d’intervention militaire à renoncer à ce moyen ? Pour la raison même qui fait que la conférence de Gênes a suscité dans les masses ouvrières de la Russie l’élan vigoureux dont le grandiose succès des manifestations du 1° mai n’est que la conséquence.

Les menchéviks et les s.-r. étaient naturellement contre la manifestation et invitaient les ouvriers à n’y point participer. L’unanimité des travailleurs, dans les questions essentielles de la vie de la république ne s’en est attestée que mieux. On peut, certes arguer que les répressions ont nui et nuisent aux succès des prédications des socialistes blancs. C’est incontestable. Mais c’est là toute la lutte; ils veulent renverser le pouvoir des soviets et ce pouvoir leur résiste. Nous ne nous sentons nullement tenus d’offrir à leur action contre-révolutionnaire des conditions favorables.

La bourgeoisie elle aussi ne s’efforce nulle part de faciliter leur tâches aux communistes. Et pourtant, le mouvement révolutionnaire a crû et croît encore. Le tsarisme disposait du plus redoutable appareil de coercition et n’en est pas moins tombé. Disons plus; les menchéviks eux-mêmes ont souvent dit et répété que les répressions de l’autocratie ne faisaient qu’étendre et tremper le mouvement révolutionnaire. C’était vrai. Dans la première période de la guerre russo-japonaise et de la guerre impérialiste les manifestations patriotiques réussirent à l’ancien régime. Mais dans une masure très restreinte. Les rues des grandes villes ne tardèrent pas à tomber au pouvoir des foules révolutionnaires. On n’explique donc rien par la répression. Ou bien l’emploi de cet argument fait naître la question suivante : pourquoi ces réponses sont-elles couronnées de succès, tandis que toutes les luttes contre elles sont infructueuses ? Voici la réponse : les répressions n’atteignent pas leur but quand elles sont l’œuvre d’un pouvoir gouvernemental qui se survit et quand elles sont dirigées contre les jeunes forces historiques qui font le progrès. Mais dans les mains d’un pouvoir qui va avec l’histoire et avec le progrès les répressions peuvent être très efficacement employées à déblayer le terrain des forces périmées.

Mais si notre 1° mai a révélé la profonde unité des travailleurs et du régime des soviets ainsi que la complète impuissance des partis du socialisme blanc, ne peut-on pas en déduire l’inutilité des répressions ? N’y-a-t-il pas lieu de légaliser l’impuissance des ennemis, fussent-ils mortels, de la révolution ouvrière ?

A cette question aussi il faut une réponse parfaitement claire. Si la fête du 1° mai avait revêtu dans le monde entier un caractère semblable la question des répressions ne se poserait pas en Russie. Si la Russie était seule au monde il en serait de même. Mais les travailleurs ne sont descendus, ce 1° mai, dans les rues de Moscou, de Pétrograd, de Kharkov, de Kiev avec tant d’enthousiasme que parce qu’ils sentaient, parce qu’ils voyaient à Gênes leur Russie ouvrière et paysanne tenir tête à quatre dizaines d’Etats bourgeois. Dans les limites de la Russie les menchéviks et les s.-r. sont insignifiants. Mais dans le monde la corrélation des forces est tout autre car le pouvoir est partout exercé par la bourgeoisie auprès de laquelle le menchévisme n’est qu’un mécanisme conducteur d’influence politique.

Le menchévisme russe est insignifiant mais il est le levier d’un système encore puissant dont la force motrice réside dans les Bourses de Paris de Londres et de New York. La question de la Géorgie l’a montré avec la plus grande netteté. A la suite de M. Vandervelde les menchéviks n’ont rien exigé de moins que la restauration de leur Géorgie; et M. Barthou, le plus réactionnaire des profiteurs politiques de la France a exigé l’admission à Gênes de l’ancien gouvernement géorgien. Le même Barthou garde soigneusement en réserve l’armée de Wrangel pour la cas où une descente sur les côtes du Caucase lui paraîtrait utile. Au fond, dans tout cela, il ne s’agit que du pétrole du Caucase, convoité par la finance.

Dans nos limites nationales, les menchéviks et les s.-r. n’ont aucune importance, mais au sein du capitalisme qui nous environne ils ont été et ils restent un service à demi-politique, à demi-militaire de l’impérialisme armé. Après un train-train quotidien prolongé et tout le travail de sape qu’il comportait des deux côtés, la conférence de Gênes a de nouveau fait ressortir, sous une forme dramatique et frappante l’antagonisme entre la Russie des Soviets et le reste du monde. C’est pourquoi les travailleurs de notre pays sont venus se placer avec tant d’enthousiasme sous le drapeau des Soviets. Leur magnifique mouvement a montré à la fois la force révolutionnaire de notre république et la grandeur des dangers qui l’environnent. Nous n’avons pas de front nous ne nous battons pas aujourd’hui, mais nous sommes encore une forteresse assiégée. L’ennemi a consenti à un armistice et nous a demandé de lui envoyer des parlementaires. L’ennemi nous a tâtés et s’est rendu compte que nous sommes plus éloignés d’une capitulation que nous ne le fûmes jamais. Mais l’ennemi est puissant encore. Le danger reste donc grand. Et telle est la leçon de notre 1° mai; conscients de notre force, nous devons veiller avec une vigilance qui ne se relâchera pas un instant.


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