1924

Article écrit à la suite du suicide de M. S. Glazman, qui avait été le sténographe de Trotsky dans le train blindé au cours de la guerre civile, publié dans l'Œuvre , dans "Série 2, Devant le défi historique 1907-1925, Tome 8, Silhouettes Politiques"

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Œuvres - septembre 1924

Léon Trotsky

À la Mémoire de Mikhail Salomonovitch Glazman

9 septembre 1924


 

C'est aujourd'hui déjà le quatrième jour qu'un nuage d'épouvante est tombé sur ceux qui connaissait Glazman et ont appris sa mort. Glazman — ferme et courageux, d'une grande endurance, en dépit d'une constitution frêle, totalement dévoué à la révolution — Glazman s'est tué [1] .

Glazman avait été exclu du Parti par la Commission de Contrôle de Moscou. Le Comité Central a déjà reconnu que cette exclusion était une erreur. L'enquête à propos de cette erreur suit son cours. Mais entre l'exclusion et la reconnaissance de l'erreur, Glazman a eut le temps de se suicider. En dépit de sa parfaite maîtrise de soi, en dépit de son courage moral exceptionnel, Glazman n'a pas été capable de surmonter cette erreur. On ne peut déjà plus faire machine arrière.

Glazman rejoint le Parti Bolchevik, ou plus exactement, s'y est enraciné, durant la guerre civile. De par sa profession il fut sténographe, et avec cela, un fameux. D'ailleurs tout ce que Glazman faisait, il le faisait bien : attentivement, exactement, consciencieusement, jusqu'au bout. Par cette qualité, un très haut degré d'intégrité dans le travail, il attachait avant tout, à lui, tous ceux qui sont capables d'estimer cette précieuse qualité. La conscience dans le travail de Glazman n'avait aucunement un caractère officiel. Il n'y avait là vraiment rien de l'opportuniste ou du «fonctionnaire» en lui, bien que le travail pour une bonne moitié ait un caractère routinier de bureau. Il fut un révolutionnaire et un militant du Parti. La conscience dans le travail était chez lui la manifestation du devoir révolutionnaire, dont il était entièrement pénétré.

D'aspect fragile, chétif, Glazman était un travailleur infatigable. Cela ne signifie pas qu'il ne se fatiguait pas, — la couleur cendrée de son visage et les cernes noires sous ses yeux disaient combien terriblement il l'était, — mais il refusait de le reconnaître. Sans empressement et en apparence même flegmatique, il dévorait littéralement le travail. Il eut été bon d'évaluer le nombre d'heures de travail que Glazman donna au cours de six années au service de la révolution : elles suffiraient autant qu'une vingtaine d'année dans la vie de nombreuses; de très nombreuses, autres personnes.

Glazman demanda à se joindre, en tant que sténographe, à notre train militaire en août 1918, c'est-à-dire, le mois même où le train avait été équipé pour la campagne de Kazan. A partir de ce moment il fut très rare que moi et Glazman nous fûmes séparés. Sa vie et son travail — sa vie était réduite à son travail — se déroulait sous mes yeux. Il devint mon plus proche collaborateur. L'autorité de cette petite personne chétive, aux mouvements tranquilles, fragile, à la voix toujours égale, était reconnue de tous. C'était l'autorité de la force morale, du devoir révolutionnaire, de honnêteté, du désintéressement suprême. Même le travail sténographique de Glazman, par la force des circonstances, prit le caractère d'un exploit héroïque, au cours des trois années il dût sténographier dans une voiture de train la plupart du temps en marche. Maintenait je vois encore ce dos frêle, osseux, courbé au-dessus de la table de notre voiture blindé. Le train se balançait si brutalement qu'il était difficile de garder un pied sans tituber devant la carte suspendue au plafond. Glazman soudé à sa chaise ; les mouvements de sa petite main fine presque invisibles, mais il était tout absorbé par cet effort. Souvent il restait, — pendant des heures, parfois toute la journée, parfois toute la nuit, et bien souvent — jour et nuit. Les articles, ordres, conversations par fil direct — tout passait entre ses mains. Quand il présentait au contrôle ou pour la signature un paquet de sténogrammes, décodés par lui, malgré les conditions désastreuses — la difficulté du travail — il était rare qu'on puisse trouver une erreur, une incompréhension, ou une omission. Glazman était tout d'attention, de conscience, il détestait plus que tout les erreurs. Le sort a voulut qu'il soit victime d'une «erreur».

Glazman n'était pas seulement un sténographe, un secrétaire, il était un soldat de la révolution, et pas seulement au sens figuré, mais au sens premier et littéral du mot. Il savait bien comment se servir d'un fusil, d'un pistolet, et d'un pistolet automatique, et s'en servait bien. Il fut obligé de réaliser de nombreux adjonctions lors du combat et sous le feu. A des moments particulièrement difficiles, quand le détachement de troupe du train était sorti combler un trou dans le front, Glazman disait : «Je demande la permission d'aller avec le détachement». Tout en pensant qu'il était difficile de se retrouver sans lui, on ne pouvait refuser. Le chapeau de fourrure, papaka, reposait maladroitement sur cette petite tête, à la coupe de cheveux toujours courte ; le fusil trois lignes [2] semblait trop grand pour sa petite taille et sa poitrine creuse ; le pince-nez sous le papaka faussait davantage l'aspect militaire. Cependant, c'était un véritable soldat, un héros calme, tranquille n'affichant pas son héroïsme. Lentement, presque flegmatique, Glazman descendait les marches de la voiture de chemin de fer, mais une semaine ou deux après en sens inverse, il revenait. Et de nouveau sa main copiait les hiéroglyphes de petite taille — sur la table de la voiture filant à la vitesse de 60 verstes par heure.

Glazman fut longtemps le secrétaire du Conseil Révolutionnaire Militaire. Il était assis lors des séances sans bouger et presque indifférent. Mais il entendait tout, examinait tout, comprenait tout. L'information utile apparaissait dans ses mains à la minute où elle était nécessaire. Il saisissait les propositions au vol. Il travaillait silencieusement et sans parler, mais avec quelle remarquable exactitude !

Une innombrable quantité d'affaires : parti, militaires, personnelles, fortuites, passait entre ses mains. Combien de commissions étaient reçues par celui-ci durant les congrès, les assemblées, les conférences ! Il inscrivait tout, accomplissait ou en suivait l'exécution, — et dans toutes les affaires, dans toutes les commissions il faisait preuve d'une sensibilité remarquable et d'un tact personnel, en définissant toujours correctement, la part du vrai et du faux, et ce qui était important, de ce qui ne l'était pas. A chaque fois qu'était nécessaire une information particulière du parti, je m'étonnais à nouveau de voir comment il se rappelait parfaitement de toutes les décisions et débats des congrès du parti et comme il suivait attentivement la littérature du parti.

Oui il sera permis de dire, combien mon travail personnel était lié à cet inestimable camarade et collègue. Tout mon travail littéraire des six dernières années fut réalisé en constante coopération avec Glazman. La part de Glazman dans cette coopération allait bien au-delà des transcriptions sténographiques. Il était toujours au courant du travail, il recueillait les documents, trouvait les sources, les références, les citations. Avec quelle gentillesse timide il donnait ses conseils, qui étaient toujours, sérieux et de valeur.

Ces derniers temps il travaillait beaucoup à la préparation de la publication de deux volumes de mes écrits, se rapportant à 1917. Il fouillait infatigablement dans les journaux et les matériaux des archives, découvrait des articles non signés et les résolutions, vérifiait et comparait. J'étais frappé de l'exactitude de ses jugements, de l'acuité de ses conjectures. Il avait l'air terriblement fatigué, mais ne voulait pas partir en congé, avant d'avoir mené à leur fin les travaux. Je suis parti de Moscou le 20 août. Le 2 septembre au soir j'ai reçu de Glazman une demande écrite au sujet d'une série de travaux littéraires. Combien à cette heure j'étais loin de l'idée, que l'auteur de la demande n'était déjà plus vivant ! Le lendemain arriva un télégramme : «Aujourd'hui Glazman s'est suicidé, après avoir appris son exclusion du parti». Ce coup trop inattendu fut trop brutal pour lui. Il pouvait s'attendre au front la mort par une balle ennemie, il pouvait s'attendre et attendait le développement ultérieur de sa tuberculose, mais il ne pouvait pas s'attendre à son exclusion du parti. C'était là un coup qu'il ne pouvait supporter.

L'exclusion de Glazman a été reconnue comme une erreur par la plus haute instance du parti. Il est enterré aujourd'hui, — le jour, où ces lignes sont écrites, — comme un révolutionnaire, comme un membre du parti, comme un Bolchevik, c'est-à-dire, tel qu'il fut durant sa vie.

Dans la tombe est parti un individu inestimable, pur, ferme, étranger à la flatterie ou à la ruse. Un de ceux sur qui le parti peut compter dans les conditions les plus graves. Des personnes, comme Glazman, restent ce qu'elles sont jusqu'à la fin. Quelle perte ! Quel douleur pour tous ceux qui le connaissait ! Il nous a quitté d'une terrible mani&eagrave;re — notre gentil, calme, et égal Glazman. Pardonnez-nous, jeune ami, de ne vous avoir pas protégé ni sauvé.

Archives, le 6 septembre 1924, Soukhoum.

 


Notes

[1] Suicidé d'un coup de pistolet.

[2] Nom donné au fusil Mosine - Fusil russe Moisin-Nagant fabriqué par Remington et Westinghouse en 1916-1917 Modèle 1891/10 - dit aussi «trois lignes» cela correspond au calibre 3 inchs ou 7,62 mm.


 

Traduction de la présentation de la traduction anglaise :

Mikhail S. Glazman était un sténographe qui rejoint le parti Bolchevik en 1918, opérant tout au long de la guerre civile en tant que secrétaire de Trotsky dans le train militaire qui faisait office de quartier général mobile du Commissaire de la Guerre, il devint le plus ancien des secrétaires de la présidence du Conseil Militaire Révolutionnaire de la République après la guerre civile, il participa à l'édition de plusieurs volumes de l'œuvre complète de Trotsky, et se suicida en 1924 après avoir été expulsé du parti. D'autres données biographiques sont manquantes.
Glazman était l'un parmi les milliers qui dans le Parti Communiste soutenaient Trotsky quand la majorité Staline-Zinoviev-Kamenev du Bureau Politique déclencha la campagne contre le "Trotskysme" en 1923, mais il fut le premier à perdre sa vie pour cette raison. Comme tant d'autres dans les rangs de l'Opposition de Gauche, il fut sans aucun doute, pressé et conseillé de rompre avec Trotsky. Au lieu de cela, il travailla intimement avec Trotsky en 1924 pour aider à la publication de l'ouvrage en deux volume consacré à 1917, qui contenait les "Leçons d'Octobre", la première grande contre-attaque contre les Stalinistes. Pour ce "crime" il fut mis en accusation, (l'acte d'accusation demeure obscur) et expulsé. En accord avec Trotsky, le Comité Central statua que l'expulsion fut une erreur après que Glazman se soit ôté la vie. Sur ce point voici ce que note Max Eastman, dans son ouvrage «Depuis la mort de Lénine»: (1925), «L'habitude du suicide parmi les membres du parti s'est développé dans de telles proportions depuis le début de la campagne contre le "Trotskysme" qu'une enquête spéciale a été menée, et un rapport rendu au Comité Central conseillant de la combattre.» (cf. la Pravda du 9 octobre 1924).
Staline nourrit une animosité particulière envers les secrétaires de Trotsky; d'une façon toute bureaucratique il semble penser qu'il pourra faire taire Trotsky en le privant de ses proches collaborateurs. Glazman fut le premier d'une série de secrétaires de Trotsky dont les agents de Staline acculèrent à la mort ou assassinèrent au cours des années vingt et trente. L'hommage de Trotsky, intitulé «En Mémoire à M. S. Glasman» fut écrit dans le Caucase le 6 septembre 1924. Il fut envoyé à la presse de Moscou mais ne fut imprimé nulle part avant 1926, dans le volume de l'œuvre complète de Trotsky intitulé «Silhouettes Politiques». Il a été traduit en anglais à partir de cet ouvrage par George Saunders.

 

Complément

Passage sur Glazman dans le «Staline» de Trotsky :
Les jeunes révolutionnaires de l'ère tsariste n'étaient pas tous des héros de livres de contes. Il y en avait parmi eux qui ne montraient pas un courage suffisant durant les enquêtes policières. Si leur conduite ultérieure permettait d'oublier cette défaillance, le parti ne les expulsait pas définitivement et leur permettait de rentrer ensuite dans ses rangs. En 1923, Staline, comme secrétaire général, commença à recueillir personnellement tous les cas de cette sorte et à s'en servir occasionnellement comme moyen de chantage à l'égard de vieux révolutionnaires qui avaient plus que réparé leur faute de jeunesse ; en menaçant de révéler leur passé, il les réduisait à une obéissance servile, les poussant pas à pas vers un état de complète démoralisation. Et il se les attachait définitivement en les contraignant aux besognes les plus dégradantes dans les machinations contre l'opposition. Ceux qui refusaient de s'incliner devant ce chantage étaient brisés politiquement par l'appareil ou acculés au suicide. Ainsi périt un de mes plus proches collaborateurs, mon secrétaire personnel Glazman, homme d'une modestie exceptionnelle et d'une dévotion exemplaire au Parti. Il se suicida dès 1924. Son acte désespéré produisit une telle impression de la Commission centrale de contrôle fut contrainte de le réhabiliter et d'infliger une réprimande (très prudente et très modérée) à son propre organe exécutif.


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