1924

Archives Trotsky, Houghton Library, T 2969, avec la permission de la Houghton Library. Il s'agit d'une réponse de Trotsky aux attaques à la suite de la publication des "Leçons d'Octobre", restée inédite jusqu'à sa première publication en français, dans "Cahiers Léon Trotsky" numéro 34, juin 1988.


Œuvres – novembre 1924

Léon Trotsky

Nos divergences

30 novembre 1924


I. L’OBJECTIF DE CETTE EXPLICATION

Dans la discussion qui se déroule aujourd’hui sur mon livre sur 1917 (dans laquelle le livre n’a servi que de prétexte, c’est clair d’après le déroulement de la discussion), un grand nombre de problèmes, de fait, théoriques et personnels, je veux ici donner quelques éclaircissements sur celles de ces ques­tions qui, selon ce que je comprends, affectent avant tout les intérêts du parti.

1. — Est-il vrai que j’aie opéré une révision du léninisme sous le drapeau secret du « trotskysme » ?

2. — Est-il vrai que j’aie écrit la préface de mon livre 1917 d’un point de vue « trotskyste » particulier et même traité de façon erronée un certain nom­bre de questions avec l’objectif de minimiser le léninisme ?

3. — Est-il vrai que ma préface soit une « plate-forme » et qu’en général je considère que ma tâche soit d’organiser une « aile droite » dans le parti ?

Bien entendu, il ne s’agit pas seulement ici de ce que j’ai voulu dire, mais aussi de ce qui a été compris. On peut certainement aborder la question de la manière suivante : Trotsky n’est pas consciemment en train d’essayer de substituer le trotskysme au léninisme ; l’en accuser serait par trop déraisonna­ble. Mais Trotsky ne comprend pas le léninisme ou tout au moins certains de ses aspects importants. Ainsi, sans l’avoir voulu ni l’avoir essayé, Trotsky a dans la pratique déformé le léninisme et créé une plate-forme idéologique pour un groupement incompatible avec le léninisme.

D’un autre côté, on pourrait admettre ou imaginer que les conditions du passé, la situation difficile qui s’est développée depuis la mort de Lénine et, en outre, une circonstance personnelle ou autre ont créé une certaine prédis­position qui fait que des gens voient du « trotskysme » là où il n’y en a pas, ou bien où, au plus, il y a d’inévitables nuances à l’intérieur du cadre général du bolchevisme.

Quel objectif le parti peut-il ou devrait-il voir dans mon explication ?

Il me semble d’abord nécessaire de clarifier ce que je voulais dire, et, deuxièmement, dissiper les interprétations fausses qui se sont produites, ne serait-ce que sur les questions les plus importantes. Ainsi, les fausses diver­gences basées sur l’incompréhension ou une interprétation tendancieuse pourraient au moins être mises en relief et écartées. Ce serait à soi seul un gros avantage, car cela aiderait à montrer s’il existe une base réelle, sérieuse pour l’accusation centrale et cruciale selon laquelle, consciemment ou inconsciem­ment, j’ai esssayé d’opposer au léninisme une ligne spéciale du trotskysme. S’il s’avérait, même après l’élimination des malentendus, des erreurs partiel­les, des interprétations tendancieuses, etc., qu’il existe néanmoins deux lignes différentes, il ne serait évidemment pas question de passer sous silence une circonstance aussi importante. Le parti est obligé, quels que soient les efforts et les mesures strictes que cela exige, d’assurer l’unité de sa méthode révolutionnaire, de sa ligne politique, de ses traditions — l’unité du léninisme. Dans ce cas, il serait faux de désavouer l’usage de la «répression», comme l’ont fait certains camarades (tout en m’accusant en même temps de poursuivre une ligne spéciale, non bolchevique).

Je ne crois pas un instant cependant qu’on en viendra là — en dépit du fait que la discussion est allée très loin et en dépit du fait qu’une certaine interprétation de mon livre et de mes idées est déjà en train d’être présentée au parti.

Ma tâche dans cette explication est d’essayer de montrer qu’il n’y a aucune base pour brandir le spectre du « trotskysme » comme danger dans le parti. Bien entendu, je ne peux pas reprendre la grande multiplicité des argu­ments, références, citations et allusions faites par les camarades qui ont écrit sur le « trotsksyme » et contre « le trotskysme » dans la dernière période. Il serait sans objet de prendre la question de cette façon et impossible de le faire. Je pense qu’il sera plus utile au lecteur et pour en arriver au cœur de la question, si je commence par éclaircir ces conclusions, tracées dans ma pré­face, qu’on a déclaré être les manifestations les plus frappantes et les plus évi­dentes du « trotskysme » et qui, pour cette raison même ont servi de point de départ à toute la campagne actuelle. J’espère montrer, à travers les questions les plus discutées, que j’ai non seulement été guidé dans mon interprétation d’Octobre par la méthode du léninisme, mais que je suis resté en accord total avec les analyses et conclusions tout à fait précises et spécifiques de Lénine sur ces mêmes questions.

Mais je ne puis me borner seulement à de telles clarifications. Le fait est que l’accusation de « trotskysme », si elle reposait seulement sur mes déclara­tions, discours et articles des dernières années, ne se révélerait que bien peu convaincante. Pour donner à l’accusation poids et signification, on a introduit là tout mon passé politique, c’est-à-dire mon activité révolutionnaire avant l’époque où j’ai rejoint le parti bolchevique. J’estime nécessaire de donner des éclaircissements dans ce domaine également.

Tel est le contenu fondamental du présent article.

Si je pensais que mes explications pourraient verser de l'huile sur le feu, ou si les camarades responsables de l'impression devaient me le dire ouverte­ment et directement, je ne le publierais pas, aussi pesant soit-il de rester sous le coup de l’accusation de liquider le léninisme. Je me dirais que mon unique recours serait d’attendre jusqu’à ce qu’un flux plus calme de la vie du parti me donne l’occasion, même tardive, de réfuter l’accusation fausse. Mais il me semble qu’une explication franche — c’est-à-dire une réponse aux principales accusations lancées contre moi — maintenant ne doit vraisemblablement pas accroître l’atmosphère de tension dans le parti mais plutôt la détendre en ramenant la question à ses proportions réelles.

S'il est prouvé en fait qu'une ligne de trotskysme était menée contre la ligne du léninisme, cela signifierait que nous avons affaire à un commence­ment de lutte entre différentes tendances de classe. Dans ce cas, les explica­tions ne serviraient à rien. Le parti prolétarien se protège en s’épurant. Mais si, en réalité, il n’y a pas de trotskysme, si le spectre du trotskysme est un reflet, d’un côté, du passé prérévolutionnaire et, de l’autre, de la montée de la méfiance après la mort de Lénine, si le spectre du trotskysme ne peut pas être conjuré sauf en sortant des archives la lettre de Trotsky à Tchkhéidzé, etc. — dans ce cas, une explication franche peut être utile. Elle peut éclaircir l’accumulation de vieux préjugés, disperser toutes les apparitions et purifier l’air dans le parti.

C’est précisément l’objet de la présente explication.

II. LE PASSÉ

J’ai déjà dit que ma préface au livre 1917 a été liée dans la discussion avec toute mon activité antérieure dans le mouvement révolutionnaire et dépeinte comme l’expression d’une tentative du « trotskysme » de se substituer au léninisme comme doctrine et méthode politique du parti.

Du fait que la question était posée de cette façon, il s’est avéré nécessaire de détourner largement l’attention du parti de l’actualité et de l’avenir, et de la tourner vers le passé. Des documents anciens, des citations d’anciennes polémiques, etc. ont été mis en circulation dans le parti. Parmi ces matériaux en particulier une lettre a été imprimée que j’avais écrite à Tchkhéidzé alors député social-démocrate (menchevik) à la Douma, le 1er avril 1913, c’est-à- dire il y a environ douze ans. Cette lettre ne pouvait pas ne pas faire la pire des impressions possibles sur tous les membres du parti, mais particulière­ment sur ceux qui n’ont jamais fait l'expérience des luttes fractionnelles d’avant-guerre dans les conditions des émigrés et pour qui, par conséquent, cette lettre a constitué une totale surprise.

Cette lettre à été écrite à une époque de lutte fractionnelle très aiguë. Il ne servirait à rien de donner au lecteur tous les détails de la façon dont cette lettre a fini par être écrite. Il suffit de rappeler les principaux facteurs de cau­salité qui ont rendu possible que soit écrite une telle lettre. La principale cause était qu’à cette époque j’avais à l’égard du menchevisme une attitude qui différait fondamentalement de celle de Lénine. J’estimais nécessaire de lutter pour unifier les bolcheviks et les mencheviks dans un seul parti. Lénine estimait nécessaire d’approfondir la scission avec les mencheviks afin de net­toyer le parti de la principale source de l’influence bourgeoise sur le proléta­riat. Beaucoup plus tard, j’ai écrit que mon erreur politique fondamentale avait été que je ne compris pas à temps le gouffre entre bolchevisme et men­chevisme sur les questions de principe. Pour cette raison même, je ne compris pas la lutte organisationnelle politique de Lénine tant contre le menchevisme que contre la ligne conciliatrice que je soutenais.

Les profondes divergences qui m’ont séparé du bolchevisme pendant tout un nombre d’années et qui, dans nombre de cas, m’ont mis en opposi­tion aiguë et hostile au bolchevisme, s’exprimaient très clairement dans mes rapports avec la fraction menchevique. Je commençais avec la perspective radicalement fausse que le cours de la révolution et la pression des masses pro­létariennes forceraient en définitive les deux fractions à suivre la même voie. Je considérais donc qu’une scission était une perturbation non nécessaire des forces révolutionnaires. Mais, comme le rôle actif dans la scission était joué par les bolcheviks — puisque c’était seulement par une démarcation impi­toyable, non seulement dans le domaine des idées mais dans celui de l’organi­sation, qu’il était possible, selon Lénine, de garantir le caractère révolution­naire du parti prolétarien (et toute l’histoire ultérieure a pleinement confirmé la justesse de cette politique) — mon « conciliationnisme » m’a conduit à bien des tournants aigus dans la route vers des heurts hostiles avec le bolche­visme. La lutte de Lénine contre le menchevisme était inévitablement com­plétée par une lutte contre le « conciliationnisme », à qui on donnait souvent le nom de «trotskysme».

Tous les camarades qui ont lu les œuvres de Lénine le savent. Il est donc ridicule de parler comme si quelqu’un essayait ici de « cacher quelque chose ». Je n’aurais jamais l’idée, aujourd'hui, si longtemps après, de discuter la justesse en principe et la colossale capacité de prévision historique de la cri­tique par Lénine du « conciliationnisme » russe qui, dans ses traits essentiels, était tout proche du courant international du centrisme. Je considère cela, depuis pas mal de temps, comme si évident et si indiscutable pour tout mem­bre du parti bolchevique que l’idée même d’une discussion sur cette question serait tout simplement absurde — après tout ce que le parti a fait, écrit, absorbé, vérifié et confirmé dans ce domaine.

Dans ma lutte contre un « alignement général » et contre la scission dans le mouvement social-démocrate ; ainsi que je l’ai dit, j’ai eu plusieurs conflits avec les méthodes idéologiques, et organisationnelles au moyen desquelles Lénine préparait, construisait, entraînait notre parti d’aujourd’hui. Le mot même de « léninisme » n’existait pas alors dans la fraction bolchevique. Lénine ne l’aurait pas permis. Ce n’est qu’après sa maladie et particulière­ment après sa mort que le parti a adopté dans son vocabulaire courant le mot de « léninisme » — absorbant d’un seul coup, si l’on peut dire, l’énorme travail créateur que fut la vie de Lénine. Ce mot ne s’oppose évidemment pas au marxisme, mais comprend toutes les nouveautés dont l’école mondiale du marxisme a été enrichie théoriquement et pratiquement sous la direction de Lénine. Si l’on regarde la période prérévolutionnaire, on découvre que le mot de « léninisme » n’était utilisé que par les adversaires du bolchevisme pour caractériser précisément ce qu’ils considéraient comme le plus négatif et le plus destructeur dans la politique bolchevique. Pour un « conciliateur » comme je l’étais, le trait le plus négatif du bolchevisme était son fraction­nisme, son inclination aux scissions, à tracer des lignes d’organisation, etc. C’est précisément en ce sens, à l’époque où la polémique s’échauffait, que j’ai utilisé le terme de « léninisme » dans ces journées.

Il est possible maintenant de faire une grosse impression sur un membre du parti inexpérimenté ou pas informé, en demandant : « Savez-vous ce que Trotsky dit du léninisme ?» et ensuite en lisant quelque sortie fractionniste contre le léninisme de vieux articles ou de vieilles lettres de moi. Mais ce n’est guère la bonne façon d’aborder la question. Elle repose sur le manque d’information. Aujourd’hui de telles citations ne sonnent pas de façon moins barbare à mes oreilles qu’à celles de tout autre membre du parti. Elles ne peu­vent être comprises qu’à partir d’une connaissance de l’histoire, c’est-à-dire d’une histoire de la lutte entre le bolchevisme et le conciliationnisme, une lutte dans laquelle le droit historique et la victoire ont été intégralement du côté du bolchevisme. Plus encore, toute l’histoire de l’activité de Lénine mon­tre qu’on ne peut le comprendre — non seulement comme personnage poli­tique, mais comme personnalité, comme homme — qu’en comprenant sa conception de l’histoire, ses objectifs, ses techniques et méthodes de combat. Lénine ne peut être apprécié en-dehors du cadre du léninisme. Lénine ne peut être évalué en termes qui coupent la poire en deux. Son caractère politi­que exclut toute tiédeur. Par sa méthode de travail, il forçait tout un chacun ou bien à marcher au même pas que lui ou à le combattre. Il est donc tout à fait clair qu’aux yeux du conciliationnisme qui signifie la tiédeur dans les questions fondamentales de la révolution, la physionomie même de Lénine était étrange et à bien des égards même incompréhensible. En combattant pour ce que je croyais alors juste — l’unité de toutes les fractions social- démocrates au nom d’une « unité » imaginaire du mouvement ouvrier — je me trouvais sur une route qui me mettait une fois de plus en conflit avec Lénine en tant que personnage politique.

Tant qu’un révolutionnaire n’est pas arrivé à l’attitude juste à l’égard de la tâche fondamentale de construire un parti et à l’égard des méthodes de fonctionnement d’un parti, il ne saurait être question pour lui de participer de façon juste, stable, conséquente au mouvement ouvrier. Sans les relations mutuelles adéquates entre doctrine, mots d’ordre, tactique et le travail d’organisation, il ne peut y avoir de politique marxiste révolutionnaire - bol­chevique. C’est très précisément cette idée que Lénine a exprimé de façon très rudement politique quand il a déclaré que mes idées révolutionnaires ou mes propositions n’étaient que des «phrases» puisque mon conciliationnisme m’avait amené en conflit avec le bolchevisme qui était en train de créer le noyau initial du mouvement prolétarien. Lénine avait-il raison ? Tout à fait.

Sans le parti bolchevique, la révolution d’Octobre n’aurait pu être menée ni menée à bien ni consolidée. Ainsi, l’unique travail vraiment révolu­tionnaire était ce travail qui aidait le parti à prendre forme et à grandir. En relation avec cette route principale, tous les autres travaux révolutionnaires restaient à côté, manquant de garantie interne de succès et, dans nombre de cas, ils étaient directement nuisibles au principal travail révolutionnaire de ce temps. En ce sens, Lénine avait raison quand il disait que la position concilia­trice, en donnant protection et couverture au menchevisme, transformait sou­vent les mots d’ordre révolutionnaires, les perspectives, etc. en de simples phrases. L’appréciation léniniste fondamentale du centrisme est tout à fait indiscutable. Il serait monstrueux d’engager une discussion sur cette question à l’intérieur du parti bolchevique. Pour ma part au moins, je ne vois aucune base pour une discussion de cette sorte.

Mon retournement sur cette question commença avec l’éclatement de la guerre impérialiste. Selon le cours général de mes idées, souvent présenté après 1907, une guerre en Europe aurait dû créer une situation révolution­naire. Mais contrairement à cette attente, la situation révolutionnaire finit en trahison totale par la social-démocratie.

Peu à peu je révisai mes idées sur les rapports entre le parti et la classe et entre l’action révolutionnaire et l’organisation prolétarienne. Sous l’impact de la trahison social-patriotique du menchevisme international, j’en vins pas à pas à la conclusion qu’il était nécessaire non seulement de mener une lutte d’idées contre le menchevisme (ce que j’ai reconnu très tôt — mais certaine­ment avec un certain manque de consistance) mais aussi pour une rupture organisationnelle totale avec lui. Cette révision ne s’est pas accomplie d’un coup. Dans mes articles et discours de la guerre on peut trouver inconsistance et pas en arrière. Lénine avait tout à fait raison de s’opposer à toute manifesta­tion de centrisme de ma part, les soulignant et les exagérant même délibéré­ment. Mais si on prend la période de guerre dans son ensemble, il est tout à fait clair que la terrible humiliation du socialisme au début de la guerre cons­titua pour moi le tournant du centrisme au bolchevisme — dans toutes les questions sans exception. Et, tout en élaborant une conception de plus en plus juste, c’est-à-dire bolchevique, des rapports entre classe et parti, entre théorie et politique, entre politique et organisation, mon point de vue révolutionnaire général à l’égard de la société bourgeoise prit naturellement un con­tenu plus vital et plus réaliste.

Du moment où je vis clairement qu’une lutte à mort contre le défensisme était absolument nécessaire, la position de Lénine me pénétra de toute sa force. Ce qui m’avait semblé « scissionisme », « dislocation », etc. m’appa­rut maintenant comme une lutte salutaire et incomparablement clairvoyante pour l’indépendance révolutionnaire du parti prolétarien. Non seulement les méthodes politiques et les techniques d’organisation de Lénine, mais aussi toute sa personnalité politique et humaine m’apparurent sous une lumière nouvelle, celle du bolchevisme, c’est-à-dire une lumière réellement léniniste. On ne peut comprendre et reconnaître Lénine que quand on est soi-même devenu un bolchevik. Après cela, la question du « trotskysme » en tant que tendance particulière ne m’est jamais revenue à l’idée. Il n’est jamais entré dans mon esprit de poser telle ou telle question sous l’angle particulier du «trotskysme».

Il est faux, et même monstrueusement faux, de prétendre que j’ai rejoint le parti avec l’idée de substituer le trotskysme au léninisme. J’ai rejoint le parti bolchevique comme un bolchevik. Quand Lénine, dans une discussion sur l’unification des Interrayonnaux avec les bolcheviks souleva la question de savoir ceux de mes camarades d’idées qui devaient entrer aussi au comité cen­tral, je répondis que, pour moi, cette question n’existait pas politiquement, car je ne voyais aucune divergence qui me séparait du bolchevisme.

Bien entendu, on peut me reprocher de n’être pas arrivé plus tôt à une juste compréhension du menchevisme. C’est me reprocher de ne pas être devenu un bolchevik en 1903. Mais personne ne choisit arbitrairement une voie de développement. Je suis venu au bolchevisme par un chemin long et compliqué. Sur cette route, je n’avais pas d’autres intérêts que ceux de la révolution et du prolétariat. J’ai combattu Lénine quand j’ai pensé qu’il avait tort de diviser la classe ouvrière. Quand j’ai compris mon erreur après des années d’expérience, je suis passé au léninisme. Bien entendu, je prends la responsabilité politique de l’itinéraire détourné de mon développement.

Cependant mon passé tout entier était profondément et totalement connu du comité central de notre parti et de ses membres les plus anciens quand, en mai 1917, je revins d’Amérique et me mis à la disposition du parti bolchevique. Dans mon passé, j’ai commis des erreurs politiques, mais rien qui place la moindre tâche sur mon honneur révolutionnaire. Si je suis venu au léninisme plus tard que beaucoup d’autres camarades, j’y suis néanmoins venu assez tôt pour être l’un des plus proches collaborateurs de Lénine dans les journées de juillet, la révolution d’Octobre, la guerre civile et les autres tâches des années soviétiques. Quand j’ai un jour exprimé l’opinion (on me l’a âprement reproché) que je considérais la voie par laquelle j’étais venu au bolchevisme comme pas pire que d’autres, je faisais référence à des itinéraires individuels et pas à la route prolétarienne collective du parti. Je voulais seule­ment dire par là que dans la mesure où l’on peut émettre un jugement sur soi-même, ma route m’a conduit au bolchevisme solidement et pour de bon.

Ce n’est que pour clarifier ma position que je prends la liberté de citer un exemple historique. Franz Mehring, le marxiste allemand bien connu, vint à Marx et Engels tard dans sa vie et seulement après une longue lutte. Mieux, Mehring alla d’abord vers la social-démocratie, puis s’en détourna et ce n’est que plus tard qu’il la rejoignit une fois pour toutes. On peut certainement trouver dans certaines vieilles archives des affirmations très dures de Mehring sur Marx et Engels et des commentaires accablants d’Engels sur Mehring. Dans la lutte à l’intérieur du parti, on rappelait souvent à Mehring son passé. Néanmoins, Mehring est venu fermement aux marxisme et l’est resté solide­ment jusqu’au bout. Il est mort l’un des fondateurs du parti communiste allemand.

Le camarade Kamenev a réuni avec beaucoup de soin toutes les citations de Lénine exposant mes erreurs. Kamenev transforme les coups polémiques portés par Lénine pendant nombre d’années en caractérisation définitive de ma politique. Mais le lecteur ne peut qu’avoir l’impression que cette caractérisation est incomplète. Ainsi ne trouvera-t-il ici aucune réponse à la question de savoir si mon activité révolutionnaire (avant 1914 ou avant 1917) n’a con­sisté qu’en erreurs ou si c’étaient des traits qui me liaient au bolchevisme, me dirigaient vers lui et m’ont conduit à lui. Sans une réponse à cette question, le caractère de mon rôle ultérieur dans le travail du parti demeure inexplicable. En outre, la caractérisation de Kamenev soulève inévitablement des questions d’un autre ordre, certaines questions purement de fait. Kamenev n’a-t-il réellement réuni que les seules choses dites ou écrites par Lénine sur ce sujet ? N’y a-t-il pas d'autres commentaires de Lénine, basés sur l'expérience des années révolutionnaires ? Est-il loyal et honnête, maintenant, à la fin de 1924, de ne dire au parti que les commentaires des années prérévolutionnaires et de ne rien dire de ceux qui découlaient de notre travail et de notre lutte en com­mun ? Ce sont là les questions qui doivent se poser inévitablement inévitable­ment à tout lecteur honnête.

Les vieilles citations ne suffiront pas. Elles encourageront seulement les gens à conclure qu’il y a là prévention et esprit tendancieux.

III. LE RÔLE DU PARTI

Pour présenter comme « trotskyste » telle ou telle de mes idées ou tel ou tel de mes articles actuels et le relier, dans ce but, aux erreurs de mon passé, il faut sauter par-dessus un gros morceau et avant tout l’année 1917. Mais, pour ce faire, il faut démontrer a posteriori que je n’ai rien compris aux événe­ments de 1917, que mon approbation inconditionnelle des thèses d’avril de Lénine était le résultat d’un malentendu, que je n’ai pas vraiment compris le rôle du parti dans le processus révolutionnaire, que j’ai ignoré toute l’histoire du parti et ainsi de suite. On ne peut le démontrer autrement que sur la base des événements de 1917, parce que la part que j’y ai prise n’a jamais donné à personne, ni alors, ni maintenant, le moindre prétexte pour m’accuser de suivre quelque ligne séparée, particulière. C’est pourquoi l’accusation de trotskysme est enclenchée non sur ces événements et le rôle que j’y ai joué mais sur l’article où j'ai résumé les leçons de ces événements. C'est pourquoi toute l’accusation de « trotskysme » contre moi dépend dans une large mesure, on peut dire, de savoir s’il est vrai ou non que j’aie déformé le léninisme en discutant des événements de 1917 et si j’ai opposé au léninisme un courant distinct, particulier, incompatible. L’accusation de « trotskysme » contre mes « Leçons d’Octobre » est devenu ainsi le nœud qui lie ensemble toute la structure du danger « trotskyste » dans le parti. Mieux — et c’est le cœur de la question — le nœud qui tient ensemble cette structure artificielle consiste une une pelote de mensonges. Il suffit de l’aborder sérieusement pour le faire s’écrouler en poussière au premier contact. Seule une extraordinaire mauvaise foi jointe à une mesure plus importante encore de préjugés pourrait conduire quelqu’un à interpréter mes « Leçons d’Octobre » comme une déviation du léninisme plutôt qu’une application consciencieuse et attentive du léninisme. C’est ce que je vais démontrer maintenant en abor­dant les principales questions en discussion.

Il est particulièrement surprenant (parce que c’est un mensonge outrageant) d’entendre l’affirmation selon laquelle, dans mon compte rendu de l’insurrection d’Octobre, j’aurais ignoré le parti. Car l’idée centrale de la pré­face et l’objectif pour lequel il a été écrit naissent de la reconnaissance du rôle décisif du parti dans la révolution prolétarienne.

«L’instrument fondamental de la révolution prolétarienne, c’est le parti». J’illustre cette idée sur la base des défaites du mouvement révolutionnaire d’après-guerre dans un certain nombre de pays. Notre erreur, ai-je dit et je le répète, dans la mesure où nous avons attendu prématurément la victoire du prolétariat européen comme résultat direct de la guerre, était précisément que nous n’avions pas suffisam­ment apprécié l’importance du parti pour la révolution prolétarienne. Les ouvriers allemands n’ont pas pu vaincre en 1918 ou 1919 parce qu’ils n’avaient pas l’outil nécessaire pour vaincre — un parti bolchevique. J’ai doublement souligné dans ma préface le fait que la bourgeoisie, quand elle prend le pouvoir, bénéficie en tant que telle de toute une série d’avantages, tandis que le prolétariat ne peut suppléer au manque de ces avantages qu’en ayant un parti révolutionnaire.

S’il y a une idée que j’ai de façon générale répétée, soulignée et répan­due avec une insistance décuplée, depuis la défaite de la révolution allemande, c’est précisément l’idée que même les conditions révolutionnaires les plus favorables peuvent ne pas aboutir à la victoire du prolétariat s’il n’est pas dirigé par un authentique parti révolutionnaire capable d’assurer la victoire. C’était le thème de mon principal rapport à Tiflis, « Sur la route de la révolu­tion européenne » (11 avril 1924) et deux autres rapports, « Perspectives et tâches en Orient » (21 avril 1924), « Le 1er mai en Orient et en Occident » (29 avril 1924) — la préface de mon livre Les Cinq premières années de l'Interna­tionale communiste, intitulée « A un nouveau tournant » (20 mai 1924), « Quelle étape traversons-nous ?» (21 juin 1924) et ainsi de suite. Dans le discours de Tiflis mentionné ci-dessus, analysant les causes de la défaite de la révolution allemande, je disais :

« Pourquoi donc n’y a-t-il pas eu jusqu’à présent de victoire ? Je pense qu’il ne peut y avoir qu'une seule réponse : parce que l’Allemagne n’avait pas de parti bolche­vique, ni un dirigeant comme nous l’avions en Octobre [...]. Que manquait-il ? Un parti avec la trempe que possède le nôtre [...]. C’est là, camarades, la question centrale et nous devons apprendre à comprendre et apprécier de façon plus claire et plus pro­fonde le caractère, la nature et la signification de notre propre parti qui a assuré la vic­toire au prolétariat en Octobre et toute une série de victoires depuis Octobre. »

Je le répète, telle a été l’idée centrale, directrice de tous mes rapports et articles traitant des problèmes de la révolution prolétarienne, particulière­ment depuis la défaite de l’année dernière en Allemagne. Je pourrais citer des dizaines de citations pour le prouver. Est-il raisonnable de supposer que cette idée centrale, cette conclusion essentielle de toute l’expérience historique, particulièrement de notre propre expérience au cours de la dernière décennie, a été tout d'un coup oubliée par moi ou rejetée ou déformée quand j’ai tra­vaillé sur « Leçons d’Octobre » ? Non, c’est imposable et cela ne s’est pas produit. Je demande seulement au lecteur intéressé, de lire et de relire plutôt la préface de ce point de vue, plume à la main, et de faire particulièrement attention aux pages et au chapitre « Encore sur les soviets et le parti dans une révolution prolétarienne ». Je veux me borner ici à un seul exemple.

Dans le chapitre de conclusion de la préface, je rejette l’idée qui a surgi dans notre presse l’année dernière qu’en Angletterre la révolution pourrait passer « non par le canal du parti, mais par celui des syndicats ». Je dis là-dessus dans la préface :

« La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le parti, à l’encontre du parti ou par un succédané du parti. C’est là le principal enseignement des dix dernières années. Les syndicats anglais peuvent, il est vrai, devenir un levier puissant de la révo­lution prolétarienne ; ils peuvent par exemple, dans certaines conditions et pour une certaine période remplacer même les soviets ouvriers. Mais ils ne le pourront sans le soutien du parti communiste ni à plus forte raison contre lui : ils ne pourront jouer ce rôle que si l’influence communiste devient prépondérante dans leur sein. Cette leçon sur le rôle et l’importance du parti dans la révolution prolétarienne, nous l'avons payée trop cher pour ne pas la retenir intégralement. »

Et maintenant je suis accusé de rien moins que d’y renoncer, d’en minimiser l’importance.

Il suffit, après tout ce qui a été dit ici, de faire cette unique citation pour montrer qu’on m’attribue sous le nom de « trotskysme » une tendance qui est exactement le contraire non seulement de l’esprit et de la lettre de ma préface mais aussi de toute ma conception de la révolution prolétarienne. De ce point de vue, les références au fait que j’aurais soi-disant oublié ou délibérément omis de mentionner le rôle du comité de Petrograd dans la révolution appa­raissent comme des arguties tout à fait déplacées. Ma préface n’est pas un récit traitant du rôle des institutions et organisations particulières du parti. Ce n’est pas un exposé général des événements. C’est une tentative pour éclairer le rôle général du parti dans le cours de la révolution prolétarienne. Je ne raconte pas les faits ; je suppose plutôt qu’ils sont dans l’ensemble bien con­nus. Je pars de la proposition fondamentale du rôle dirigeant du parti — bien entendu sous la forme de ses unités organisationnelles vivantes et fonction­nant. Je n’ai ignoré ni passé sous silence quoi que ce soit si, dans ma présenta­tion, je suppose que c’est compris. Aucun sophisme et aucune exagération ne peut contredire le fait que la principale accusation lancée contre moi — de minimiser le rôle du parti — est un total mensonge et se trouve en contradic­tion criante avec tout ce que j’ai réellement dit et démontré dans ma préface.

Sont également inexactes toutes les assertions selon lesquelles, dans mon appréciation du parti, j’aurais détourné l’attention des masses du parti vers « les gens d’en-haut », les chefs. Sur ce thème, certains ont même proféré des absurdités comme une théorie des « héros » et de la «foule». Néanmoins, le point crucial est qu’après avoir précisé l’importance générale du parti dans le processus de la révolution prolétarienne — et de façon si catégorique qu’on ne peut rien y ajouter — j’ai posé la question particulière, partielle mais exceptionnellement importante du rôle de la direction centrale dans une période de révolution. C’est là qu’intervient la question des prétendus « chefs ».

En caractérisant la nature du travail de Lénine en Octobre, j’ai, à deux reprises souligné que la force de son opposition à tout signe d’hésitation rési­dait dans le fait qu’il pouvait toujours compter au moment décisif sur «la base du parti». Si j’avais réduit tout le problème de la révolution ou même celui de la direction du parti à la question des « chefs », j’aurais contredit les bases même du marxisme. Mais lorsque, sur la base d’une définition marxiste du rôle du parti dans la révolution prolétarienne, j’ai soulevé la question du rap­port entre le centre dirigeant du parti, le parti dans son ensemble et la masse des ouvriers comme une question spéciale mais exceptionnellement impor­tante pour la révolution, c’était une façon parfaitement valable de poser la question et, après la défaite de la révolution en Allemagne l’année dernière, une question plus qu’obligatoire. Mais nous discuterons cela plus loin.

On me dit qu’on a besoin du parti non seulement pour prendre le pouvoir mais pour le garder, pour construire le socialisme, pour manœuvrer dans les affaires internationales. Est-ce que réellement je l’ignore ? Mais le fait est que les partis européens sont encore confrontés à la tâche de prendre le pou­voir, dans toute son ampleur. C’est pourquoi ils doivent se concentrer sur elle et lui subordonner tous leurs efforts. Après la prise du pouvoir apparaîtront de nouvelles difficultés. On peut même ici dire d’avance, avec confiance, que la transition d’une insurrection armée victorieuse au travail « organique », avec son rythme nécessairement graduel, produira inévitablement de nouvel­les crises dans tous les partis ou presque et fera apparaître une aile de gauche mécontente. Dans différents pays, cela se produira de manière différente. Mais c’est là un danger et une difficulté d’un stade ultérieur. Le communiste peut en venir à bout ; ce dont il a d’abord besoin, c’est de prendre le pouvoir. De même nature, c’est-à-dire partiale et exagérant péniblement la question, est l'accusation selon laquelle mon compte rendu d’Octobre ignore le passé du parti, c’est-à-dire son histoire avant la guerre et la révolution. Mais, comme on l’a déjà dit, toute la ligne de mon argumentation mène à la con­clusion que le prolétariat ne peut mettre à profit même les situations révolu­tionnaires les plus favorables si, dans une période préparatoire précédente, l’avant-garde du prolétariat n’a pas pris forme dans un authentique parti révolutionnaire, c'est-à-dire bolchevique.

C’est là la leçon centrale d’Octo­bre. Toutes les autres lui sont subordonnées.

Le parti ne peut pas être improvisé pour les besoins du moment ou réuni pour l’insurrection armée ; cela a été démontré de façon que trop irréfutable par l’expérience du prolétariat européen depuis la guerre. Sans rien dire de plus, l'importance de toute l'histoire de notre parti avant Octobre était tota­lement et complètement clarifiée, même si je n’avais pas consacré directe­ment un seul mot à l’histoire d’avant Octobre. Mais en fait j’ai mentionné de façon spécifique et exacte les conditions du développement du parti qui l’ont préparé pour son rôle en Octobre et après Octobre. Voilà ce que j’ai dit sur ce point dans ma préface :

« L’histoire a assuré à notre parti des avantages révolutionnaires incomparables. Traditions de la lutte héroïque contre le tsarisme, habitudes, procédés révolutionnaires liés aux conditions de l’action clandestine, élaboration théorique de l’expérience révolutionnaire de toute l’humanité, lutte contre le menchevisme, contre le courant des narodniki, contre le conciliationnisme, expérience de la révolution de 1905, élabora­tion théorique de cette expérience pendant les années de la contre-révolution, examen des problèmes du mouvement ouvrier international du point de vue des leçons de 1905 : voilà, dans l’ensemble, ce qui a donné à notre parti une trempe exceptionnelle, une clairvoyance supérieure, une envergure révolutionnaire sans exemple. »

Où se trouve, ici, « l’ignorance » du parti, ou de son histoire d’avant Octobre ? Où ? Ce n’est pas seulement toute l’orientation de la pensée de la préface qui vise à clarifier l’importance décisive de la préparation et de la trempe du parti pour la révolution prolétarienne. Il y a une caractérisation tout à fait précise, concrète et — en dépit de sa brièveté — virtuellement définitive des conditions de développement du parti qui ont fait de lui ce qu’il est. Bien entendu, je ne relate pas toute l'histoire du parti dans les pages de ma préface, parce que le thème du livre est l’histoire non du parti, mais d’Octobre, c’est-à-dife d’une période particulière de son histoire. Mais je ne sais pas quelles objections on pourrait faire à cette caractérisation des condi­tions de développement du parti qui lui ont assuré « des avantages révolu­tionnaires incomparables ».

Mais ce n'est pas tout encore. L’accusation selon laquelle j’aurais «passé sous silence» la lutte du bolchevisme contre la tendance pour laquelle j’avais pris position à l’époque peut être tout à fait suffisamment réfutée dans l’exemple en question, par l’argument qu’une fois de plus il ne s’agit pas de l’histoire qui précède, la lutte contre le conciliationnisme avant la révolution, mais d’Octobre qui est discuté. Il n’y a pas lieu d’en dire plus. Car, parmi les conditions que j’ai énumérées qui donnaient au parti sa trempe exceptionnelle, sa clairvoyance supérieure et une envergure révolutionnaire sans exemple, j’ai mentionné non seulement sa lutte contre le menchevisme et le narodnikisme, mais sa lutte contre le conciliationisme aussi.

Nulle part, je n’ai effleuré l’idée que le bolchevisme, tel qu’il émergea de l’histoire pré-révolutionnaire, avait besoin d’un quelconque changement de nature par l’intermédiaire du « trotskysme ». Au contraire, je dis franche­ment qu’un élément essentiel dans la formation du bolchevisme fut la lutte contre ces tendances qu'on connaissait sous le nom de « trotskysme ». En d’autres termes, je dis exactement le contraire de ce qu’on m’attribue. Sans aucune minimisation de ma part du rôle du parti, sans aucune ignorance de ma part de la signification et de l’importance de cette période préparatoire sans parallèle d’avant Octobre, toute la structure de la renaissance du dangei trotskyste perd son support essentiel. Et cette minimisation et cette ignorance il n’y en a même pas l’ombre dans mon travail. Mon idée centrale, autour de laquelle tout le reste tourne comme une roue autour de son axe, a été indiquée là et je vais la répéter une fois de plus :

« Nous devons apprendre à comprendre et à apprécier de façon plus claire et plus profonde le caractère, la nature et la signification de notre propre parti qui a assuré la victoire du prolétariat en Octobre et toute une série de victoires depuis Octobre. »

C’est là l’idée centrale du léninisme. Je ne cherche ni à la remplacer ni la diluer. Je plaide pour elle et je la défend.

IV. LA « DICTATURE DÉMOCRATIQUE DU PROLÉTARIAT ET DE LA PAYSANNERIE »

Nous avons vu ce qu’il en est de la conception « trotskyste » du rôle du parti. Mais sa prétendue critique du léninisme est réduite aussi par d’autres voies et certaines bien ambiguës. D'abord, quand je caractérise la position en Octobre du camarade Kamenev et des autres adversaires de l'insurrection, on dit que j’utilise le prétexte de critiquer les adversaires de Lénine pour combattre Lénine lui-même. La seconde ligne de mes critiques de Lénine consiste en ce qu’on qualifie de compte rendu brutal des « erreurs » de Lénine en Octobre et mes prétendues corrections. Il faut examiner sérieusement ces deux ques­tions, la première et la seconde.

Quelle est l'essence des divergences entre le camarade Kamenev et Lénine en Octobre ? Le fait que le camarade Kamenev réclamait l’achèvement de la révolution bourgeoise sous le mot d’ordre de «dictature démocratique du prolétariat et des paysans», tandis que Lénine, partant de ce que la révolution bourgeoise s’était déjà déroulée, préparait et appelait à la dictature socialiste du prolétariat entraînant avec lui les paysans pauvres. Telles étaient pour l’essentiel les deux positions en Octobre. Lénine s’opposa nettement à la position de Kamenev et repoussa la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » comme une formule dépassée. « On doit tenir compte, écrivait-il, de la vie, des faits précis de la réalité, et non se cramponner à la théorie d’hier [...]. La formule du camarade Kamenev, cette formule de “ vieux-bolchevik ", ‘‘ La révolution démocratique bourgeoise n’est pas ter­minée ” tient-elle compte de cette réalité ? Non, cette formule a vieilli. Elle n’est plus bonne à rien. Elle est morte. C’est en vain qu’on tentera de la res­susciter. » («Lettres sur la tactique», Œuvres, vol. 24, pp. 35 et 41.)

Cela veut-il dire que Lénine « renonçait » simplement à cette formule ? Non, pas du tout. Je n’ai pas le moins du monde essayé de lui attribuer un tel abandon. Au contraire, je dis clairement que Lénine — en opposition à toute la tradition occidentalisante superficielle de la social-démocratie russe, à partir du Groupe pour l’Emancipation du Travail — exprima la particularité de l’histoire russe et de la révolution dans la formule « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Mais pour lui, cette formule, comme toutes les autres formules politiques et tactiques, était une formule tout à fait dynamique, tournée vers l’action et par conséquent concrète. Elle n’était pas un dogme, mais un guide pour l’action.

Dans ma préface, je demande si « la dictature démocratique du proléta­riat et de la paysannerie » exista dans les circonstances de la révolution de 1917 et je réponds, en m’appuyant solidement sur Lénine qu’elle ne le fit que sous la forme des soviets d’ouvriers et de soldats qui n’avaient que la moitié du pouvoir et ne voulaient pas le prendre tout entier. Lénine reconnut sa propre formule dans cette réalité hautement modifiée et réfractée. Il discerna le fait que cette vieille formule ne pouvait aller plus loin que les réalisations à mi-chemin dans la situation historique existante. Tandis que les adversaires de la prise du pouvoir pensaient que nous devions « terminer » la révolution démocratique, Lénine répondit que tout ce qu’on pouvait faire sur les lignes de « Février » l’avait été et était devenu une réalité : la vieille formule était révolue. Il fallait extraire de la réalité une nouvelle formule pour l’action.
Lénine accusa ses adversaires de ne pas reconnaître la « dictature démo­cratique » sous la forme qu’elle avait revêtue dans les conditions d’Octobre. Dès le début d’avril, il expliquait inlassablement :

« Quiconque, aujourd'hui, ne parle que de la “ dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie ” retarde sur la vie, est passé de ce fait pratiquement à la petite bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne et mérite d’être relégué aux archives des curiosités prérévolutionnaires “ bolcheviques ” (aux archives des “ vieux bolcheviks ”, pourrait-on dire). »

Lénine répétait avec insistance que ses adversaires, qui lui opposaient une formule dépassée aux besoins de la révolution étaient en train de «capi­tuler honteusement devant le révolutionnarisme petit-bourgeois». C'est la façon léniniste de poser la question. C’est précisément ainsi que je l’ai présen­tée également. Pourquoi le fait que je sois solidaire sur cette question capitale de Lénine et non du camarade Kamenev se révèle-t-il une révision du léni­nisme ? Comment se fait-il que le concept de léninisme, en rapport avec Octobre, englobe Kamenev, qui s’opposa à Lénine sur des questions de prin­cipe, mais m’exclut moi, bien que j’aie été du côté de Lénine ? Le terme de léninisme n’est-il pas devenu trop flexible et accomodant dans ce cas ?

Pour construire une apparence de pont vers une distinction aussi totale­ment surprenante et peu vraisemblable entre léninisme et anti-léninisme en relation à Octobre, il faut donner l'apparence que j'ai considéré que l’erreur de Kamenev et autres résidait dans leur adhésion consistante au bolchevisme, comme si je disais : « Voyez comment ces camarades ont réellement suivi jusqu’au bout la formule de Lénine et sont devenus prisonniers du révolutionnisme petit-bourgeois. » Mais je n’ai jamais suggéré que les erreurs des adversaires de Lénine en Octobre résidaient dans leur application « consis­tante » de la formule de Lénine. Non. Leur erreur était d’aborder la formule léniniste de façon non-léniniste ; ils ne reconnaissaient pas la façon particu­lière et unique dont cette formule était entrée dans la réalité ; ils ne comprenaient pas le caractère transitoire de la formule de 1905, son application à une étape particulière ; ils utilisaient les mots de Lénine pour opposer une formule apprise par cœur à l’étude de la réalité ; en d’autres termes, ils ne comprenaient pas de façon léniniste la formule de Lénine. Lénine l’a dit lui- même et a donné une analyse définitive de leur erreur.

Pour le même objectif, c’est-à-dire pour transformer ma critique de Kamenev et autres (ou, plus exactement, celle de Lénine) en prétendue criti­que du léninisme, il a fallu citer mon article de 1909 — pas ma préface de 1924, mais mon article de 1909 — où il est dit qu’il y avait danger que la for­mule « dictature démocratique du prolétariat » révèle ses traits antirévolu­tionnaires à une certaine étape de la révolution. Oui, j’ai écrit cela en 1909 dans la revue de Rosa Luxemburg. Cet article a été intégré dans mon livre 1905 qui a été réédité plus d’une fois depuis 1917 tant en russe qu’en d’autres langues, sans protestations ou objections de personne, parce que tout le monde comprenait que cet article devait être compris dans le contexte de l’époque où il avait été écrit. En tout cas, on ne peut pas sortir une phrase d’un article de polémique de 1909 et la plaquer sur ma préface de 1924.

En ce qui concerne cette citation de 1909, on peut dire avec une totale justification que, quand je l’ai écrite, je n’ai pas tenu compte du fait que la formule que je discutais n’avait pas pour Lénine une valeur en soi, mais qu’elle était une formule préparatoire s’appliquant à une étape particulière. Une telle accusation serait juste, et je l’accepterais. Mais après tout ce sont précisément le camarade Kamenev et les autres qui ont essayé — contre Lénine — de transformer cette formule dynamique en un dogme et de l’opposer aux exigences de la révolution en train de se développer. Et c’est précisément Lénine qui leur expliqua que leur position tirait en arrière le nécessaire développement de la révolution. Je n’ai fait que répéter cette idée et cette critique sous une forme adoucie et résumée. Comment peut-on déduire une quelconque tendance à la révision du léninisme ?

Devant la tentative persistante à ramener un « trotskysme » depuis long­temps éliminé de l’histoire, on peut seulement dire ceci : dans sa préface, Trotsky se déclare solidaire de la position de Lénine sur la question de la tran­sition de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Ce faisant cependant, Trotsky ne dit pas qu’il rejette son ancienne formule de la révolu­tion permanente. On doit en conclure que, sur la base de l’expérience de la révolution de 1917, Trotsky interprète sa vieille formule dans un sens léni­niste. C’est l’unique conclusion qu’on puisse tirer à cet égard — et même il est impossible de le faire sur la base de la préface où la question de la révolu­tion permanente n’est même pas posée, puisqu’elle a été résolue par l’his­toire, mais seulement en comparant la préface avec mes vieux articles reflétant différentes étapes politiques de développement. Une telle conclusion serait dans une certaine mesure correcte. Ce qui était fondamental pour moi dans la formule de la prétendue révolution permanente, c’était la conviction que la révolution en Russie, commençant comme révolution bourgeoise, serait inévi­tablement achevée par une dictature socialiste. Si, comme indiqué plus haut, des tendances centristes en ce qui concernait la tactique, me séparaient du bolchevisme et me mettaient en opposition à lui, mes convictions politiques fondamentales — que la révolution russe transférerait le pouvoir au prolétariat — me mettaient en opposition au menchevisme et, à travers toutes les étapes, tendaient à m’entraîner vers le camp du bolchevisme. Mais tout cela n’est que fortuit par rapport à la question qui nous intéresse. Je rejette en tout cas comme tout à fait ridicule l’opinion qui m’est attribuée que Lénine ou le parti bolchevique seraient passés à « ma » formule sur la révolution après avoir réalisé la fausseté de la leur.

Je dois admettre cependant qu’on peut arriver aux conclusions que l’on veut sur la tentative de remplacer en contrebande le léninisme par le trotskysme si l’on fait un usage aveugle de citations datant de différentes périodes sur un cours de deux décennies, les mettant arbitrairement ensembleet surtout si on m’attribue des choses que je n’ai jamais dites. On sait très bien que plus que tout autre chose, on a eu l’occasion d’entendre parler, dans le cours de cette discussion, de la formule « Pas de tsar, un gouvernement ouvrier ! ». Je dois dire cependant que la proclamation vulgarisée portant le titre « Pas de tsar, un gouvernement ouvrier ! » a été écrite à l’été de 1905 par Parvus, qui n’était pas dans le pays, alors qu’à l’époque je vivais dans l’illéga­lité à Petrograd et n’avais avec lui aucun contact. Cette proclamation a été reproduite par un éditeur étranger avec la signature personnelle de Parvus et personne ne l’a reproduite en Russie. Je n’ai jamais pris la responsabilité de cette formule simpliste de Parvus. Dans cette même période, j’ai écrit un nombre de proclamations, dont les plus importantes ont été imprimées par les bolcheviks dans leur imprimerie secrète de Bakou (été 1905). L’une d’entre elles était spécialement adressée aux paysans. Dans aucune de ces proclamations dont la majorité ont été aujourd’hui déterrées, il n’y a de « saut » par-dessus la phase démocratique de la révolution. Toutes présentent la revendication de l’Assemblée constituante et une révolution agraire.

Les articles dirigés contre moi contiennent d’innombrables erreurs de cette nature. Mais il n’est pas nécessaire de consacrer du temps à cela. Le pro­blème n’est pas après tout quelle formule j’ai personnellement utilisée à cha­cune des étapes de mon développement politique pour définir les tâches et perspectives de la révolution, mais de savoir si j'ai raison — maintenant en 1924 — dans mon analyse de la façon léniniste d'aborder la question fondamentale de tactique dans sa corrélation interne avec le cours de la révolution d'Octobre.

Aucun de mes critiques n’a souligné aucune erreur de ma part dans ce domaine. Dans mon interprétation théorique de la révolution d’Octobre, je demeure totalement sur le terrain du léninisme, exactement comme dans le travail pratique de réalisation de la révolution, j’ai marché du même pas que Lénine.

Un auteur est même allé jusqu’à affirmer que j'évaluais Octobre... à la Soukhanov. Puis, pour souligner le contraste, il fait référence à l’article bien connu de Lénine sur le livre de Soukhanov. De toute évidence, le trotskysme est opposé au léninisme ! Notre précieux auteur est certainement très loin de la vérité. Le 5 février 1923, c’est-à-dire bien avant qu’apparaissent les commentaires de Lénine, j’ai écrit à la Pravda une lettre dans laquelle entre autres choses, je caractérisais comme suit le livre de Soukhanov : « Au cours des derniers jours, j’ai feuilleté les volumes récemment publiés de Soukhanov, Souvenirs de la Révolution. Il me semble qu’il faudrait en faire un compte rendu virulent. Une caricature plus accentuée de l’égocentrisme intellectuel serait difficile à imaginer. D’abord, il a rampé aux pieds de Kerensky, puis escorté Tsereteli et Dan à leur coude gauche, les pressant de se conduire de la façon la plus noble, puis il a... fait la leçon aux bolcheviks sur la façon vraiment révolutionnaire de se conduire. Soukhanov n’a jamais été aussi mécontent, du fait de sa noblesse, que quand Lénine s’est caché après les journées de juillet. Lui, Soukhanov, ne se serait jamais comporté de cette façon », etc., etc. Un compte rendu parut dans la Pravda, écrit dans l’esprit de ma lettre et en incluant même une partie. Le lecteur verra combien je suis enclin à voir la révolution « à la Soukhanov ».
Je ne peux m’empêcher de commenter ici cependant les distorsions tota­lement barbares de l’histoire de Brest-Litovsk faites par Kuusinen. Sa version est la suivante : je suis allé à Brest-Litovsk avec des instructions du parti, dans le cas d’un ultimatum, de signer le traité. Je les ai violées de ma propre initia­tive et j’ai refusé de signer. Ce mensonge dépasse les limites ! Je suis allé à Brest-Litovsk avec une seule mission : prolonger le plus possible les pourparlers et, dans le cas d’un ultimatum, négocier un ajournement et revenir à Moscou pour participer à la décision du comité central. Seul le camarade Zinoviev a proposé qu’on me donne des instructions pour signer immédiate­ment le traité, mais cela a été repoussé par toutes les autres voix, y compris celle de Lénine. Chacun était d’accord évidemment qu’une prolongation des pourparlers aggraverait les termes du traité. Mais on sentait que ce facteur négatif serait contre-balancé largement par les considérations positives de propagande.
C’est ainsi que je procédai à Brest-Litovsk. Quand les choses en arrivèrent au point d’un ultimatum, j’obtins l’accord pour une suspension des pourpar­lers, je revins à Moscou et la question fut discutée au comité central. Ce ne fut pas moi personnellement, mais la majorité du comité central, sur ma motion, qui décida de ne pas signer. Ce fut aussi la décision de la majorité de la conférence pan-russe du parti. J’allai à Brest-Litovsk pour la dernière fois avec la décision tout à fait claire du parti de ne pas signer le traité. Tout cela peut se vérifier assez facilement d’après les procès-verbaux du comité central. Kuusi­nen a profondément déformé l'histoire de Brest-Litovsk. Je laisse cependant ouverte la possibilité qu’il ne se soit engagé là-dedans non pas par mauvaise volonté mais simplement parce qu’il manque de connaissances ou n’y comprend rien.

V. LÉNINISME ET BLANQUISME

Il nous faut maintenant revenir à l’accusation qui est la plus monstrueu­sement imaginée et la plus absurdement insupportable. J’ai, voyez-vous, dépeint Lénine comme un « blanquiste » — et moi-même pas moins que le sauveur de la révolution du blanquisme de Lénine. Seul un aveuglement polémique complet pouvait inciter à lancer semblable accusation.

Quel a donc été le prétexte pour cette discussion absolument incroyable sur le « blanquisme » ?

En septembre, pendant la conférence démocratique, Lénine proposa au comité central (de Finlande, où il se cachait) que l’Aleksandrinka, où la con­férence se tenait, soit encerclée, ses membres arrêtés, la forteresse Pierre-et-Paul occupée, etc. Il n’était pas encore possible en septembre de réaliser ce plan au nom du soviet de Pétrograd pour réaliser ce plan, car l’organisation du soviet n’avait pas encore été suffisamment bolchevisée et n'était donc pas encore apte à cette tâche : le comité militaire révolutionnaire n’existait pas encore. J’écrivais dans ma préface à propos de la proposition de Lénine en sep­tembre :

« Cette façon d’envisager les choses passées présupposait la préparation et l’accomplissement de l’insurrection par l’intermédiaire du parti et sous sa direction, la victoire devant être ensuite sanctionnée par le congrès des soviets. Le comité central n’accepta pas cette proposition. L’insurrection fut canalisée dans la voie des soviets et reliée au 2ème congrès des soviets. »

Pour quelque raison, certains camarades ont tiré de cela la conclusion que je considère la proposition de septembre de Lénine d’avoir été... du blan­quisme ! Je ne peux absolument pas comprendre ce que le blanquisme vient faire là. Ce que signifie réellement le blanquisme, c’est le désir de prendre le pouvoir au nom d’une minorité révolutionnaire sans être basé sur la classe ouvrière. Mais le nœud de la situation en septembre-octobre 1917 était que la majorité des travailleurs suivaient notre parti et que la majorité grandissait visiblement. Par conséquent, la question était de savoir si le comité central du parti qui était suivi par la majorité, assumerait la tâche d’organiser l’insurrec­tion armée, de prendre le pouvoir, de convoquer le congrès des soviets et de sanctionner ainsi le fait accompli de la révolution. Parler du blanquisme en rapport avec cette proposition, c’est déformer de façon monstrueuse le sens de concepts politiques fondamentaux.

L’insurrection est un art : le problème de l’insurrection est ouvert à diverses solutions dont certaines peuvent être plus efficaces et d’autres non. La proposition de septembre de Lénine avait l’incontestable avantage de prendre l’ennemi par surprise, lui refusant toute chance d’amener des unités sûres et de passer à la contre-offensive. L’ennemi avec cette proposition rési­dait dans ce que, dans une certaine mesure, elle pouvait prendre à l’impro­viste non seulement l’ennemi mais une partie des ouvriers et de la garnison aussi. Elle pouvait provoquer de la confusion dans leurs rangs et ainsi d’affai­blir la force de notre attaque. C’était une question importante mais d’ordre purement pratique, n’ayant rien à voir avec le conflit principiel entre blan­quisme et marxisme.

Le comité central, chacun le sait, n’a pas accepté la proposition de septembre de Lénine et j’ai voté avec les autres sur cette question. Ce dont il s’agit, ce n’est pas une définition générale de tout le cours du développement et certainement pas un conflit entre le blanquisme (!!!) et le marxisme, mais une évaluation des conditions entièrement pratiques et dans une large mesure techniques de l’insurrection, les conditions préalables pour elle étant déjà acquises.

C’est dans ce sens que j’ai souligné que Lénine avait à juger des conditions purement pratiques de la situation de Pétrograd, « de sa retraite ». Ces paroles ont soulevé des protestations tout à fait inattendues. Pourtant, là aussi, je ne faisais que répéter ce que Vladimir Ilyitch lui-même avait dit et écrit sur cette question. Pendant le IIIe congrès de l’I.C., il écrivit pour « consoler » certains camarades hongrois qu’il avait traités un peu brutalement à la veille du congrès à cause de leur position « gauchiste » extravagante :

« Quand j’étais moi-même en émigration [...] j’ai occupé à plusieurs reprises des positions “ trop à gauche ” (comme je le vois maintenant). En août 1917, j’étais à nouveau émigré et j’ai déposé au comité central de notre parti une proposition “ trop à gauche ” qui heureusement a été repoussée. Il est naturel que les émigrés soient sou­vent “trop à gauche”.»

On peut voir que Vladimir Ilyitch appelait son propre plan « trop à gauche » et expliquait son « gauchisme » par le fait qu’il était condamné à la position d’un émigré. Là aussi, je n’ai fait que présenter ce qui était l’appré­ciation de Lénine lui-même.

Néanmoins ce plan, rejetée par le C.C., a eu un effet positif sur le cours des événements. Lénine savait qu’il ne manquerait pas de prudence, de cir­conspection et en général de freinage, et il pesa donc de toutes ses forces, essayant d’obliger chaque travailleur responsable du parti en particulier et tous en général à affronter l’insurrection comme la solution pratique absolu­ment pas fenvoyable à plus tard. La lettre de septembre de Lénine, qui n’avait rien de commun avec le blanquisme (!!) faisait partie de cette pression systé­matique sur le parti, elle faisait partie de cette pression systématique sur le parti et elle était utile et efficace en ce qu’elle forçait les gens à venir aux prises avec les problèmes de l’insurrection de manière plus ferme, plus concrète et plus audacieuse.

Un autre épisode cmcial de la révolution d’Octobre est étroitement lié avec un autre, à savoir la tentative de Kerensky d’éloigner la garnison de Pétrograd.

Je m’abstiens d’entrer dans la relation de cet épisode, parce que je n’ai rien à ajouter à ce qui a déjà été dit là-dessus, mais exclusivement pour la rai­son que mon compte rendu de cet épisode a donné au camarade Kamenev le prétexte pour présenter les choses comme si j’avais opposé à la politique fausse (blanquiste) de Lénine, ma politique « juste ». Je ne répéterai pas ici tous les arguments réellement répugnants et les insinuations qui ont été faites à cet égard. J’ai relu la partie correspondante de la préface, étant pourtant cer­tain d’avance, qu’il n’y avait pas un soupçon de ce qu’on m’attribue. Mais j’ai trouvé dans ma préface mieux encore : il y a un passage qui exclut précisé­ment et nettement toute possibilité d’une interprétation fausse quelconque concernant un plan stratégique spécial de ma part en rapport avec la garnison de Pétrograd. Voici ce que je disais dans la préface :

« Quand nous, bolcheviks, nous eûmes obtenu la majorité au soviet de Petrograd, nous ne fîmes que continuer et accentuer les méthodes de dualité de pouvoir, l’insurrection effective de la garnison de Pétrograd. Bien plus, unissant dans notre gar­nison la question du pouvoir et la convocation du 2ème congrès des soviets, nous développâmes et approfondîmes les traditions de cette dualité de pouvoir et préparâmes le cadre de la légalité soviétiste pour l’insurrection bolchevique dans toute la Russie. »

Ainsi le compte rendu dans la préface elle-même n’est-il pas fait au nom d’une personne quelconque mais au nom du parti («nous, bolcheviks»). Et par conséquent, le compte rendu de la lutte autour de la garnison est-il développé non d’après un plan de quiconque mais à partir du régime de double pouvoir que nous avions hérité des s.r. et des mencheviks. Kerensky voulait transférer la garnison au front ; selon la tradition, ce ne pouvait être fait sans consulter la section des soldats des soviets. L’état-major s’adressa au prési­dium de la section des soldats, mais les bolcheviks étaient déjà solidement implantés là. C’est alors qu’éclata le conflit qui eut tant de conséquences aussi importantes pour la révolution d’Octobre. C’est donc de cette façon que j’ai décrit l’épisode de la garnison en total accord avec le cours réel des événe­ments.

Mais même avec cela, ce n’est pas tout encore. Comme pour exclure déli­bérément la possibilité de quelque fausse interprétation que ce soit, comme celles du camarade Kamenev, j’ai plus tard déclaré ouvertement :

« Si notre “ ruse ” réussit complètement, c'est parce qu'elle n'était pas une invention artificielle de stratège ingénieux, désireux d’éviter la guerre civile, parce qu’elle découlait naturellement de la décomposition du régime conciliateur, de ses contradictions flagrantes. »

Ainsi le mot même de « ruse » est-il placé entre guillemets pour montrer qu’il ne s’agissait pas de l’intelligence subjective d’une personne mais du résultat du développement objectif des relations qui naissaient de la dualité de pouvoir. La préface affirme nettement qu’il n’y eut pas de «plans astu­cieux conçus par des stratèges rusés». Ainsi, non seulement la présentation des événements est-elle faite au nom du parti, c’est-à-dire de ses représentants au soviet, mais il est clairement précisé et affirmé qu’aucun plan personnel, une sagacité ou ruse n’ont interféré.

Sur quoi est donc basée l’assertion selon laquelle j’ai exalté ma propre politique aux dépens de celle de Lénine ? Décidément, sur rien. Bien entendu, de Finlande, Lénine ne pouvait ni voir ni connaître cet épisode à partir de son origine et le suivre dans toutes les étapes de son développement. On peut supposer que si Lénine avait été informé en détails à temps de toute l’affaire de la garnison de Petrograd, il aurait peut-être pas été aussi anxieux sur le sort de la révolution. Mais cela ne l’aurait pas empêché de faire toute la pression qu’il a faite. Il avait incontestablement raison de demander que le pouvoir soit pris avant la réunion du congrès des soviets et c’est seulement à cause de cette pression que ce fut fait.

VI. LE « TYPE COMBINÉ D’ÉTAT »

Au centre des divergences en Octobre, il y avait la question de l’insurrec­tion armée pour la prise du pouvoir. Sans une profonde compréhension de la façon dont Lénine abordait la question, on ne peut évidemment comprendre les divergences elles-mêmes. A cet égard, je souhaite maintenant montrer, à travers un exemple qui a joué un rôle central dans la discussion actuelle, que nombre de camarades qui m’accusent d’abandonner le léninisme ne connaissent pas très bien leur Lénine en fait et n’ont pas étudié de très près la façon dont Lénine a abordé la question de la prise du pouvoir.

Dans la préface, j’ai fait allusion en passant au fait que les auteurs de la lettre « Sur le moment présent », en s’opposant à la prise du pouvoir, étaient obligés d’adopter à peu près la même position qui avait été prise à un certain moment dans la révolution allemande de 1918-1919 par Hilferding, alors chef du parti social-démocrate indépendant en Allemagne, c’est-à-dire la pro­position d’intégrer les soviets dans la constitution démocratique.

Cette comparaison que j’ai faite a été critiquée avec une particularité sévérité. Je suis accusé, premièrement, d’avoir de façon tout à fait fausse et même « malhonnête » lié la position du camarade Kamenev avec celle de Hilferding. En même temps, on me dit que Lénine aussi a fait des déclarations selon lesquelles les soviets pourraient être combinés avec l'Assemblée consti­tuante et que, par conséquent, je révise le léninisme. Je suis accusé de n’avoir pas compris la phase transitoire où le parti combattait le pouvoir soviétique mais n’avait pas encore en même temps abandonné l’Assemblée constituante. Finalement, je suis dénoncé pour le fait que j’ai moi-même, tout en faisant de l’agitation pour le pouvoir des soviets, parlé en faveur de la convo­cation d’une Assemblée constituante. La principale accusation cependant, comme tous les autres cas, est que je suis supposé lier la position de Lénine à celle de Hilferding : ainsi, réviser le léninisme et le minimiser. Voyons s’il en est ainsi. La clarification de cet épisode hautement important jettera une vive lumière sur la question des divergences de 1917 aussi.

Il est vrai en réalité que le parti combattait en même temps pour le pou­voir des soviets et pour la réunion d’une Assemblée constituante. Un des mots d’ordre d’agitation les plus populaires affirmait qu’à moins que les soviets ne prennent le pouvoir, l’Assemblée constituante ne serait pas convoquée, et que, si elle l’était, elle deviendrait un instrument de la contre-révolution. C’est précisément ainsi que Lénine et le parti présentaient le problème. La route vers l’Assemblée constituante ne passe pas à travers le gouvernement provisoire et le Préparlement mais à travers la dictature du prolétariat et la paysannerie pauvre. Non une Assemblée constituante qui serait une partie essentielle de l’Etat des ouvriers et des paysans. C’était le nœud de la ques­tion. A l’orientation vers l’insurrection de Lénine, les adversaires de la prise du pouvoir répliquaient par leurs espoirs en une Assemblée constituante. Ils argumentaient (voir la lettre « Sur le Moment présent ») que la bourgeoisie n’« oserait pas » empêcher la réunion de l’Assemblée constituante et ne serait pas en mesure de gagner les élections pour elle. Ils argumentaient que notre parti serait une opposition puissante dans l’Assemblée constituante, qu’ils évaluaient à un tiers des voix. Cela les a conduits à la perspective suivante : « Les soviets, qui ont été enracinés dans la vie (?) ne peuvent pas être détruits. L’Assemblée constituante ne pourra trouver de soutien pour son travail révo­lutionnaire (?) que dans les soviets. L’Assemblée constituante, plus les soviets — c’est ce type combiné d’institution d’Etat vers lequel nous allons. »

Ainsi le type combiné de système d’Etat signifie que le pouvoir, à travers le Gouvernement provisoire, le Préparlement et l’Assemblée constituante convoquée par eux, reste aux mains des classes bourgeoises. Nous jouons le rôle de l’opposition dans l’Assemblée constituante et restons en même temps le parti dirigeant dans les soviets. En d’autres termes, nous avons ici la pers­pective de la continuation du double pouvoir, qui a été possible pendant un certain temps sous les collaborateurs de classe professionnels, les mencheviks et les s.r., mais qui est devenue absolument impossible dans les conditions où les bolcheviks seraient en majorité dans les soviets et en minorité à l’Assem­blée constituante.

Naturellement, la position de Lénine n’a rien de commun avec cela. Il disait : d'abord nous prendrons le pouvoir, ensuite nous convoquerons l’Assemblée constituante et, si nécessaire, nous la combinerons avec les soviets. En quoi la position de Lénine différait-elle de celle des auteurs oppositionnels de la lettre « Sur le Moment présent » ? Par rapport à la question centrale de la révolution : la question du pouvoir. Selon Lénine, aussi bien l’Assemblée constituante que les soviets sont des organes d’une seule et même classe, ou une alliance des classes non-possédantes (le prolétariat et les paysans pauvres). La question de combinaison de l’Assemblée constituante avec les soviets avait pour Lénine une importance technique et organisation­nelle. Pour ses adversaires, les soviets représentaient une classe (le prolétariat et les paysans pauvres) et l’Assemblée constituante restait l’organe des classes possédantes. Réclamer un cours vers un tel type combiné d’Etat ne serait pos­sible que si on partait d’espoirs fantasmagoriques que les soviets sans pouvoir pourraient servir de « revolver sur la tempe de la bourgeoisie » et que la bour­geoisie « combinerait sa politique avec les soviets ».

C’est précisément là que réside la similitude avec la position de Hilferding. Au moment où il penchait le plus à gauche, Hilferding se prononça contre la dictature du prolétariat et proposa que les soviets soient inclus dans la constitution comme un moyen de faire pression sur les classes possédantes, comme un revolver qui ne tirerait pas.

Ou bien est-ce que cela n’est pas encore clair ? Alors tournons-nous vers le témoin et interprête qui pour nous tous a le plus d’autorité : Lénine. Si mes critiques l’avaient fait à temps et avec attention, ils auraient évité les œuvres de Lénine et nous trouvons la « Lettre aux camarades » du 16-17 octo­bre 1917 avec les lignes suivantes véritablement remarquables :

« Nos pessimistes ne se tireront jamais de là. Renoncer à l’insurrection, c’est renoncer à la remise du pouvoir aux soviets, c’est “ confier ” tous nos espoirs, tous nos vœux, à la brave bourgeoisie qui a « promis » de convoquer l’Assemblée consti­tuante.
Est-il vraiment difficile de comprendre qu’une fois le pouvoir aux mains des soviets, l’Assemblée constituante est assurée que son succès est assuré ? C’est que les bolcheviks ont dit des milliers de fois. Personne n’a jamais tenté de le démentir. Ce « type mixte », tous l’ont admis ; mais faire passer aujourd’hui sous le terme « type mixte » la renonciation à la remise du pouvoir aux soviets, la faire passer en-dessous, par crainte de renoncer ouvertement à notre mot d’ordre, qu’est-ce donc ? Peut-on trouver des formules parlementaires pour caractériser cette attitude ?
On a très justement répondu à notre pessimiste : “ un revolver sans balle ”. Si oui, c’est passer purement et simplement aux côtés des Liber-Dan qui ont mille fois proclamé que les soviets sont un " revolver " et qui ont des milliers de fois trompé le peuple, car les soviets, sous leur domination, étaient réduits à zéro.
Mais s’il s’agit d’un revolver “ chargé ”, c’est alors la préparation technique de l’insurrection, car la balle, il faut se la procurer, il faut charger le révolver ; et une seule balle c’est peu.
Ou le passage aux côtés des Liber-Dan et la renonciation avouée au mot d’ordre : “ Tout le pouvoir aux soviets ”, ou l’insurrection. Pas de milieu. »

Quand on lit ces lignes frappantes, il semble que Lénine ne fasse qu’ajouter sa voix à la discussion actuelle. Sans attendre de quiconque des explications ultérieures, Lénine déclare que la formule « type combiné d’Etat » est utilisée pour « forcer » des idées politiques directement contraires à celle que lui, Lénine, soutient. Et quand ma préface a répété, sur un ton très adouci, cette caractérisation par Lénine de l’« Etat combiné » basé sur la prise du pouvoir, mes critiques déclarent que j’agitais le drapeau du léninisme tout en essayant d’introduire de force... le trotskysme ! N’est-ce pas vraiment étonnant ! Cela ne met-il pas à nu tout le mécanisme par lequel le danger « trotskyste » a été inventé ? Si, par « trotskysme » (au vieux sens d’avant- guerre), il faut comprendre la tentative de concilier des tendances irréconcilia­bles par essence, alors le type combiné d’Etat, sans prise de pouvoir, devrait d’un point de vue théorique juste être classé comme « trotskyste ». Et ce n’est pas moi qui ai défendu ce « trotskysme »-là. Et je ne suis pas le seul qui le défende après coup contre Lénine.

Je suppose et j’espère que la question maintenant est claire. En tout cas, la rendre plus claire encore n’est pas en mon pouvoir. On ne peut pas dire pour Lénine ce qu’il a dit lui-même, plus clairement. Et ils s’en prennent encore à moi en expliquant que même les les Jeunesses communistes ont com­pris mon erreur. Hélas, imitant en cela certains camarades plus âgés, ces membres des Jeunesses n’ont fait que démontrer à quel point ils avaient mal lu, ou mal compris, Lénine sur la question fondamentale de la révolution d’Octobre : la question du pouvoir.
La citation de Lénine qui résume si bien et épuise notre discussion sur le « type combiné d’Etat » date de la mi-octobre, c’est-à-dire qu’il l’a écrite dix jours avant l’insurrection. Cependant, il est revenu plus tard sur cette même question. Avec une clarté théorique impitoyable, Lénine a formulé sa posi­tion marxiste révolutionnaire sur cette question le 26 décembre 1917, c’est-à- dire deux mois et demi après la « Lettre aux camarades » précisément citée. L'insurrection d’Octobre était loin derrière. Le pouvoir était déjà aux mains des soviets. Néanmoins Lénine qui n’était pas enclin à ressusciter artificielle­ment les divergences restées en arrière s’il n’y avait aucun besoin pressant de le faire, pensa que c’était nécessaire le 26 décembre c’est-à-dire avant la réu­nion de l’Assemblée constituante, de revenir à cette question en discussion. Voilà ce qu’on peut lire sur cette question dans ses « Thèmes sur l’Assemblée constituante » :

« Toute tentative, directe ou indirecte, de considérer l'Assemblée constituante d'un point de vue juridique, purement formel, dans le cadre de la démocratie bour­geoise habituelle, sans tenir compte de la lutte de classes et de la guerre civile, équivaut à trahir la cause du prolétariat et à se rallier au point de vue de la bourgeoisie. Mettre en garde tous et chacun contre cette erreur dans laquelle tombent quelques dirigeants bolcheviks qui n’ont pas su apprécier à leur juste valeur l'insurrection d’Octobre et les tâches de la dictature du prolétariat, tel est le devoir impérieux de la social-démocratie révolutionnaire. »

On le voit, Lénine considérait « de son devoir » de mettre en garde « tous et chacun » contre l’erreur même révélée dans la discussion sur le type « com­biné » d’Etat. Il considérait comme nécessaire de donner un tel avertissement, sur un ton très dur, deux mois après l’insurrection victorieuse. Nous avons vu cependant que l’objectif de cette mise en garde a été à demi oublié et à demi mal interprété par certains camarades. Néanmoins, sur l’arène internationale — et par conséquent aussi pour nous — elle garde sa force aujourd’hui encore. Après tout, chaque parti communiste est encore confronté à la tâche d’une énorme difficulté : dans les pays où la démocratie a existé pendant longtemps ce sera mille fois plus difficile que ce ne le fut pour nous. Formel­lement, tous les communistes partagent le point de vue de « nier » la démo­cratie formelle. Mais bien entendu cela ne résoud du tout le problème. Le plus important reste : le renversement révolutionnaire de la démocratie qui a pénétré profondément dans les coutumes nationales, son renversement dans la pratique.

La pression de l’opinion publique bourgeoise-démocratique offre sur cette ligne la plus puissante résistance et il faut le comprendre et l’évaluer à l’avance. Cette résistance pénètre inévitablement dans les partis communistes eux-mêmes, créant à l’intérieur des groupes qui correspondent à cette pres­sion. On peut être certain d’avance que, sans aucun doute, l’idée la plus répandue, la plus normale, la plus typique des formes du « collaborationnisme » avec la démocratie bourgeoise sera précisément l’idée d’un Etat com­biné — afin d’éviter une insurrection et la prise du pouvoir. Cela découle naturellement de toute la situation, de toutes les traditions, de tous les rap­ports entre classes. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en garde « cha­cun et tous » contre ce danger inévitable, qui pourrait s’avérer fatal aux partis les moins trempés. C’est pourquoi nous disons à nos camarades d’Europe : « Voyez, ici en Russie, même dans notre parti exceptionnel, des illusions sur la démocratie, même réfractée de façon unique, ont eu prise sur la conscience d’éminents révolutionnaires au moment crucial. Ce danger est incommensurablement plus grand chez vous. Préparez-vous. Etudiez l’expérience d’Octobre. Pensez-y dans tout son caractère révolutionnaire concret. Absorbez-le dans votre chair et votre sang ! » Lancer de tels avertissements n’est pas se substituer au léninisme. Non, c’est servir loyalement et vraiment le léni­nisme.

Le camarade Zinoviev demande si l’opposition d’avant Octobre et d’Octobre à la prise du pouvoir était un groupe de droite, une tendance de droite, ou une aile droite. A cette question — qui semble ne pas être du tout une question — Zinoviev répond par la négative. Sa réponse est purement formaliste : puisque le parti bolchevique est monolithique, il ne pouvait pas avoir en Octobre une aile droite. Mais il est bien évident que le parti bolchevi­que n’est pas monolithique au sens que des tendances de droite n’y apparais­sent pas, mais au sens qu’il en est toujours venu à bout avec succès. Quelque­fois, il les a exclues, quelquefois il les a absorbées. C’était ainsi pendant la période d’Octobre. Il semblerait qu’il n’y avait alors rien à discuter : au moment même où la révolution avait mûri, une opposition à elle apparut dans le parti. C’était ainsi une opposition de droite et pas de gauche. En tant que marxistes, nous ne pouvons après tout nous borner à une caractérisation purement psychologique de l’opposition, « hésitations, doutes, indécision, etc. ». Cette oscillation était de type politique et pas d’un autre. Cette oscilla­tion se mit en opposition à la lutte du prolétariat pour le pouvoir. L’opposi­tion recevait une base théorique et lança des mots d’ordre politiques.

Comment refuser de caractériser politiquement une opposition dans le parti qui, au moment crucial, se manifeste contre la prise du pouvoir par le prolétariat ? Et pourquoi est-il nécessaire de s’abstenir d’une appréciation politique de cette façon ? Je me refuse absolument à le comprendre. On peut bien entendu présenter le problème de façon psychologique et personnelle, par exemple : était-il accidentel ou non que tel ou tel camarade aboutisse dans les rangs de ceux qui s’opposaient à la prise du pouvoir ? Je ne me suis pas occupé du tout de cette question parce qu’elle est en-dehors de la sphère d’évaluation des tendances dans l’histoire du parti et de son développement. Le fait que l’opposition de certains camarades ait été mesurée en mois tandis que celle d’autres l’était en semaines ne peut avoir qu’une importance per­sonnelle, biographique, mais n’affecte pas l’évaluation politique réelle de leur position. Cette position reflétait la pression de l’opinion publique bour­geoise sur le parti à un moment où un danger mortel pesait sur la société bourgeoise. Lénine accusait les représentants de l’opposition de manifester un optimisme « fatal » à l’égard de la bourgeoisie et un «pessimisme» quant aux forces révolutionnaires et aux capacités du prolétariat. Quiconque lit sim­plement la correspondance de Lénine, ses articles, ses discours de l’époque peut aisément voir courir à travers un fil rouge qui est la caractérisation répé­tée de l’opposition comme une aile droite qui reflète la pression de la bour­geoisie sur le parti prolétarien à la veille de la conquête du pouvoir. Et cette caractérisation ne se limite pas seulement à la période immédiate de lutte sévère contre l’opposition de droite, mais Lénine la répète beaucoup plus tard. Ainsi, à la fin de février 1918, c’est-à-dire quatre mois après la révolu­tion d’Octobre, pendant la lutte « féroce » contre les communistes de gauche, Lénine appelle les oppositionnels d’Octobre « les opportunistes d’Octobre ». On peut bien entendu attaquer aussi cette appréciation : pourrait-il y avoir des opportunistes dans une opposition à l’intérieur du parti bolchevique ? Mais ce type d’argument formaliste n’a pas d’effet quand c’est d’une appré­ciation politique qu’il s’agit. Et c’était une appréciation politique faite par Lénine, justifiée par lui et généralement acceptée dans le parti. Je ne sais pas pourquoi on y met maintenant un point d’interrogation.

Pourquoi une appréciation politique juste de l’opposition d’Octobre est-elle importante ? Parce qu’elle a une signification internationale ; elle n’acquerra sa pleine signification que dans l’avenir. Là nous en arrivons direc­tement à l’une des principales leçons d’Octobre et cette leçon prend mainte­nant des dimensions nouvelles gigantesques après l’expérience négative de l’Octobre allemand. Nous retrouverons cette leçon dans toute révolution pro­létarienne.

Parmi les nombreuses difficultés de la révolution prolétarienne il y en a une qui est tout à fait précise, concrète et spécifique : elle résulte du problème de la direction du parti révolutionnaire. A un tournant brusque des événements, même le parti le plus révolutionnaire, comme disait souvent Lénine, court le danger d’être distancé et d’opposer les mots d’ordre et méthodes de lutte de la veille à de nouvelles tâches et des exigences nouvelles. Et, de façon générale, il n’existe pas de tournant des événements plus brus­que que celui qui est créé par la nécessité de l’insurrection armée du prolétariat. Et c’est là qu’apparaît le danger d’une disproportion entre la direction de la direction du parti, la politique du parti dans son ensemble, et le com­portement de la classe. Dans des conditions « normales », c’est-à-dire quand la vie politique bouge avec une relative lenteur, de telles disproportions peu­vent être réglées sans aucune catastrophe, même s’il peut y avoir quelques pertes. Mais, dans les temps de crises révolutionnaires sévères il n’y a pas assez de temps pour éliminer les disproportions et, pour ainsi dire, pour les régler au front sous le feu. Les mois de la plus grande intensité dans une crise révolu­tionnaire, de par leur nature même, passent très vite. Les disparités entre la direction révolutionnaire (hésitations, vacillations, attentisme) et les tâches objectives de la révolution peuvent en quelques semaines ou même quelques jours mener à la catastrophe, la perte de ce qu’on a préparé par des mois de travail.

Bien entendu, des disparités entre la direction du parti (ou de la classe ou la situation tout entière) peuvent aussi avoir le caractère opposé : c’est quand la direction anticipe fortement sur le développement de la révolution, pre­nant le cinquième mois de la grossesse pour le neuvième. L’exemple le plus éclatant de cette disparité a été donné en Allemagne en mars 1921. Il y a eu là une manifestation extrême de « la maladie infantile de l’ultra-gauchisme » et comme résultat, du putschisme (aventurisme révolutionnaire). Ce danger aussi est un danger très réel pour l’avenir. Les leçons du IIIe congrès de l’I.C. conservent pour cette raison toute leur vitalité.

Mais l’expérience allemande de l’année dernière nous a montré le danger inverse dans des détails crus et vivants. La situation était mûre, mais la direc­tion traînait derrière. Quand la direction comprit la situation, elle changea : les masses reculèrent et le rapport des forces se dégrada brusquement.

Dans la défaite allemande de l’année dernière, il y avait bien entendu bien des traits nationaux particuliers, mais il y avait aussi des traits profondé­ment typiques qui représentent un danger général. Cela peut s’appeler la crise de la direction révolutionnaire. Les rangs inférieurs du parti révolution­naire sont relativement moins sensibles à la pression de l’opinion bourgeoise- démocratique. Mais certains éléments des couches supérieures et moyennes du parti vont être inévitablement, dans une plus ou moins grande mesure, soumis à la terreur matérielle et idéologique de la bourgeoisie au moment décisif. On ne peut pas balayer ce danger.

Bien entendu, il n’existe pas de moyen de salut valable contre ce danger en toute occasion. Mais le premier pas dans une lutte contre un danger est de comprendre sa source et sa nature. L’apparition (ou la croissance) d’un grou­pement de droite dans un parti communiste dans une période d’« Octobre » reflète d’un côté, les énormes difficultés et dangers objectifs, et de l’autre la fantastique pression de l’opinion publique bourgeoise. C’est la signification essentielle d’un groupement de droite. C’est précisément pourquoi hésita­tions et oscillations apparaissent inévitablement à l’intérieur des partis communistes précisément au moment où elles sont le plus dangereuses. Ces vacil­lations et discussions ont été dans notre cas réduites au minimum. C’est ce qui nous a permis de réaliser Octobre. A l’autre extrémité, il y a le parti com­muniste allemand, où une situation révolutionnaire a été manquée et où la crise interne dans le parti était si aiguë qu’elle conduisait à un remplacement total de l’appareil dirigeant du parti. Selon toute apparence, tous les partis communistes vont se situer quelque part entre ces deux extrêmes dans leur période d’« Octobre ». Réduire ces crises inévitables de la direction révolu­tionnaire au minimum est l’une des tâches les plus importantes de chaque parti et de l’I.C. dans son ensemble. Cela peut se faire simplement en com­prenant notre expérience d’Octobre et le contenu politique de l’opposition d’Octobre dans notre parti.

VII. PROBLÈMES DU PRÉSENT

Pour faire la transition des leçons et appréciations du passé aux problèmes actuels, je vais commencer par une accusation partielle, mais extrême­ment graphique et nette, qui m’a frappé par son caractère inattendu.

Un des critiques est allé jusqu’à dire que dans mes souvenirs sur Lénine j’avais rejeté la « responsabilité » (?!?) de la terreur rouge sur Lénine. Que pouvait bien signifier une idée comme celle-là ? Elle présuppose apparem­ment un besoin de se dissocier de la responsabilité de la terreur comme instru­ment de la lutte révolutionnaire. Mais d’où pouvait venir un tel besoin ? Je ne la comprends ni politiquement ni psychologiquement.

Il est vrai que les gouvernements bourgeois qui sont arrivés au pouvoir par des révolutions, des révolutions de palais, des conspirations, etc. ont tou­jours senti le besoin de jeter le voile de l’oubli sur les conditions dans lesquel­les ils sont venus au pouvoir. Enjoliver et falsifier leur passé « illégal », en extirper tout souvenir de l’usage sanguinaire de la force, deviennent des traits permanents du travail des gouvernements bourgeois parvenus au pouvoir par la force, une fois qu’ils ont consolidé et fortifié leur position et développé les nécessaires habitudes conservatrices.

Mais comment un tel besoin pourrait-il apparaître pour des révolutionnaires prolétariens ? Nous avons existé en tant qu’Etat pendant plus de sept ans. Nous avons des relations diplomatiques même avec le gouvernement archi-conservateur de Grande-Bretagne. Nous recevons des ambassadeurs titrés. Mais nous ne reculons pas d’un iota des méthodes qui ont mené notre parti au pouvoir et qui, à travers l’expérience d’Octobre, ont été ajoutées au puissant arsenal du mouvement révolutionnaire mondial. Aujourd’hui, nous n’avons pas plus de raison de renoncer aux méthodes de violence révolution­naire que nous avons utilisées ou de garder le silence à leur sujet que nous n’en avions dans les jours où nous avons été contraints d’y recourir pour sau­ver la révolution.

Oui, nous recevons des ambassadeurs titrés et nous permettons le com­merce capitaliste privé, une base sur laquelle une opinion du type marché de la Soukharevka s’est formée. Bien entendu, c’est un Soukharevka pan-russe qui est obligé de se soumettre au pouvoir soviétique, qui est plein d’espoirs et rêve que le gouvernement soviétique, parvenu au pouvoir par les moyens les plus « illégaux » et les plus « barbares », va acquérir quelques grâces et finale­ment devenir une puissance réellement « civilisée », « honorable » et démo­cratique, c’est-à-dire bourgeoise conservatrice. Dans ces conditions, non seu­lement notre propre bourgeoisie sous-développée mais aussi la bourgeoisie mondiale seraient prêtes à excuser le pouvoir soviétique pour ses origines «illégales» s’ils étaient certains que nous allons arrêter de le rappeler aux gens. Mais comme nous ne sommes pas prêts de changer même un tout petit peu notre nature de classe et puisque nous avons conservé notre dédain révo­lutionnaire à l’égard de l’opinion publique bourgeoise pleinement intacte, il ne peut y avoir pour nous aucun besoin de renoncer à notre passé, ou de « rejeter » la responsabilité de la Terreur rouge.

Que cette idée même de vouloir rejeter la responsabilité sur... Lénine est dénuée de toute valeur ! Qui voudrait « rejeter » sur lui ? Il en prend déjà la pleine responsabilité. Pour Octobre, pour la révolution, pour le renversement de l’ordre ancien, pour la terreur rouge, pour la guerre civile, il prend la res­ponsabilité de tout cela aux yeux de la classe ouvrière et de l’histoire et le fera « à travers les âges ».

Ou peut-être fait-on référence ici à des excès des réactions excessives ? Mais où et quand a-t-on fait une révolution sans en « faire trop », sans com­mettre des excès ? Combien de fois Lénine a-t-il expliqué cette idée simple aux philistins que les excès d’avril, de juillet et d’octobre avaient plongés dans la terreur !

Aucun pouvoir et aucun individu ne peut enlever à Lénine la « responsa­bilité » de la terreur rouge. Même pas certains défenseurs trop accommo­dants. La terreur rouge était une arme nécessaire de la révolution. Sans elle, elle aurait péri. Plus d'une fois dans le passé des révolutions ont péri par la sensiblerie, l’indécision et de façon générale la bonté des travailleurs. Même notre parti, malgré sa trempe préalable, comptait des éléments de cette atti­tude « révolutionnaire » bon enfant et complaisante. Personne n’avait réflé­chi à l’avance à toutes les incroyables difficultés de la révolution, aux dangers intérieurs et extérieurs, aussi sérieusement que Lénine. Personne ne compre­nait aussi clairement, même avant la révolution, que, sans représailles contre les classes possédantes, sans mesures qui revenaient à la plus sévère forme de terreur dans l’histoire, le pouvoir prolétarien ne serait jamais capable de survi­vre, encerclé de tous côtés par ses ennemis. Goutte à goutte, il injecta sa com­préhension de cela (et l’intense concentration de la volonté et la combativité qui en découlaient) à ses plus proches collaborateurs et, à travers eux, au parti tout entier et à la masse des ouvriers. C’est exactement ce que j’ai dit dans mes souvenirs sur Lénine. J’ai décrit la façon dont Lénine, pendant les pre­miers jours de la révolution, voyant de la négligence, des attitudes insoucian­tes, une excessive confiance en soi partout face aux dangers et aux désastres menaçants, enseignait à tout tournant à ses collaborateurs que la révolution ne pouvait être sauvée que si elle transformait son propre caractère sur une autre ligne et s’armait de l’épée de la terreur rouge. C’est ce dont j’ai parlé dans mes souvenirs. De la grande perspicacité de Lénine, de sa grande force de caractère, de son impitoyable détermination révolutionnaire — qui coexis­taient avec sa grande humanité personnelle. Voir autre chose dans mes paro­les, y découvrir un désir de « mettre devant la porte » de Lénine la responsabilité de la terreur, ne pouvait être que le résultat de la bêtise sur le plan politi­que et de la mesquinerie la plus médiocre sur le plan psychologique.

Si je voulais jeter autour de moi des suspicions venimeuses avec autant de légèreté que le font certains de mes critiques, je dirais que toute recherche de tendances népistes devraient commencer non par moi mais par ceux pour qui l’idée même de renoncer à la terreur rouge pourrait venir. Et si quelques-uns des gens de l’écume de la Soukharevka prenaient au sérieux ces accusations et d’autres semblables et commençaient à construire leurs espoirs sur cette base, cela signifierait seulement que mes accusateurs auraient créé un spectre du trotskysme valable pour Soukharevka. Mais cela ne signifierait pas une rela­tion entre ce spectre et moi.

Des arguments dérivant de la mentalité de marché de Soukharevka, qu’ils soient émigrés oii de l’intérieur, doivent en général être utilisés avec la plus grande prudence. Bien entendu, nos ennemis de toute espèce se réjouis­sent de toute divergence, de toute discussion entre nous et s’efforcent d’élar­gir toutes les brèches. Mais pour tirer telle ou telle conclusion de leurs appré­ciations, on doit examiner d’abord s’ils savent ce dont ils parlent — car seule une appréciation sérieuse, d’affaires, solidement fondée, par un ennemi intelligent peut avoir une importance comme symptôme ; et deuxièmement, on doit étudier la question de savoir s’ils ont spécialement fabriqué ces idées pour aggraver nos divergences en jetant de l’huile sur le feu de notre discus­sion. C’est particulièrement vrai pour la presse émigrée, qui n’a pas à attein­dre d’objectifs politiques immédiats, parce qu’elle n’a pas une audience de masse et qui spécule donc, la plupart du temps, sur la possibilité d’éveiller un écho de ses opinions dans la presse soviétique.

Je ne vais citer qu’un seul exemple, mais qui m’a frappé comme un exemple indicatif. Notre presse a rendu compte que le Sotsicdistitcheskii Vestnik menchevique, au cours de la discussion de l’année dernière, avait placé de grands espoirs dans l’Opposition ou certains éléments en son sein. Je n’ai pas vérifié, mais j’admets tout à fait la possibilité que des réalistes aussi pénétrants que Dan et compagnie, qui ont passé leur vie à espérer la démocratisation de la bourgeoisie, sont maintenant pleins d’espoirs dans la menchevisation du parti bolchevique. Mais il se trouve que j’ai jeté un coup d’œil au n° 7 de la publi­cation menchevique de droite Zaria et que j’y ai trouvé tout à fait par hasard un article d’un certain S. Ivanovitch avec la critique suivante dirigée contre les espoirs de Dan et Cie pour une évolution du parti bolchevique :

« Peut-être savent-ils de cette opposition quelque chose que tous les autres igno­rent. Mais s’ils savent seulement ce que tout le monde sait, ils ne peuvent pas ne pas savoir que c’est précisément parmi les oppositionnels dans le P.C.R. que l’on trouve les partisans les plus utopiques de la dictature, les défenseurs les plus durs de l’ortho­doxie, dont l’influence s’est fait sentir dans les explosions récentes de folie de gauche, dans la ligné politique anti-Nep, etc. Comment, précisément, ces gens d’“ Octobre ”, orthodoxes, produisent-ils, selon la plate-forme, des éléments capa­bles [...] à cause de leur position, de jouer un rôle significatif dans la préparation de la liquidation démocratique de la dictature ? La plate-forme découvre que tout cela peut être accompli « sous la pression du mouvement ouvrier qui se développe et arrive à la conscience de classe ». Mais c’est une hypothèse totalement arbitraire et qui a été réfutée par la vie avant même d’avoir pris place dans cette plate-forme. C’est précisément sous l’impact d’une longue vague de grèves mouvementées, lançant même parfois des revendications, que l’opposition dans le P.C.R. a appelé au renforcement de la dicta­ture, réclamé le sang de la bourgeoisie et un cours nouveau. La vie a montré que l’opposition met en avant les démagogues les plus invétérés de la dictature, mais la plate-forme cherche les éléments de démocratie à partir de cette source [... ] Que la vie est irrationnelle, de diverger autant de la plate-forme ! »

Cette citation d’une canaille blanche menchevique, je l’ai reproduite ici, dans un essai qui traite des problèmes internes du parti, avec des sentiments naturels de répugnance. Loin de moi l’idée même de penser à tirer des con­clusions politiques de cette citation — sauf une : prenez garde aux commen­taires et opinions des émigrés ! Prenez garde aux observations découpées avec soin dans la presse bourgeoise européenne !

Il est toujours utile d’examiner les idées de l’ennemi. Mais il faut le faire de façon critique et sans lui attribuer plus de pénétration qu’il n’en a en réa­lité. N’oublions pas que la bourgeoisie juge en aveugle de ces questions qui, tout en étant tout à fait incompréhensibles pour elle, sont le contenu essentiel de notre travail. N’oublions pas que la presse capitaliste mondiale, plus d’une fois pendant le régime soviétique, a affirmé que Lénine essayait de ramener la Russie en arrière sur la route nationale-conservatrice, mais que les « gauchis­tes » l’en empêchaient... avec Boukharine, Zinoviev et l’auteur de ces lignes figurant sous cette désignation. Ces opinions étaient-elles réellement sympto­matiques d’autre chose que la bêtise de la pensée bourgeoise fermée vis-à-vis des tâches de la dictature prolétarienne ? Il est particulièrement inadmissible d’agir de telle façon que c’est nous qui égarons la presse bourgeoise avec des accusations partiales et artificielles, tourmentée d’espoirs et d’attentes, comme elle est, puis de présenter ses réflexions déformées de nos propos comme une appréciation bourgeoise digne d’être prise en considération. De cette façon, nous présentons comme la réalité l’ombre du spectre que nous avons créé !

Pour accréditer un peu (ou pour actualiser) le spectre du trotskysme bâti à partir de la combinaison de citations anciennes, quelques critiques, et parti­culièrement le camarade Zinoviev ont mis en avant — il est vrai sous une forme très générale et vague — des questions de la politique intérieure actuelle. Je n’ai commencé aucune discussion sur ces questions. Et le cama­rade Zinoviev ne fait référence à aucun conflit spécifique sur ces questions.

Ma préface n’offre aucune base pour une discussion de ces questions. Nulle part je n’ai discuté les décisions du XIIIe congrès et je les ai appliquées à la lettre dans tout mon travail. D’une manière ou d’une autre, cependant, ma préface a été interprétée non par rapport au contexte de la défaite de la révolution allemande, mais par rapport à celui de la discussion de l’année der­nière. A cet égard, ma préface est devenue un prétexte pour soulever la question de ma « ligne » dans son ensemble.

Le camarade Zinoviev soulève toute une série de points qui, selon son opinion, caractérisent ma ligne comme une ligne dirigée contre celle du parti.

Je suis supposé essayer d’affaiblir le rôle dirigeant du parti dans l’Etat. Je ne peux accepter cette accusation, pas le moins du monde. Pour aborder cette question générale de façon absolument spécifique, je rappellerai seulement que, dans un certain nombre de déclarations politiques le comité central s’est exprimé une fois de plus et de façon très catégorique, contre le fait que des organismes du parti se substituent à des agences locales du pouvoir soviéti­que. Peut-on penser que cela va affaiblir le rôle du parti ? Non, l’application correcte de cette ligne ne peut que renforcer et consolider le rôle du parti. Dans ce cadre, naturellement, il peut y avoir des désaccords pratiques. Cepen­dant, même en relation avec de telles divergences pratiques, le camarade Zinoviev ne cite pas d’exemple parce qu’il n’y en a pas eu dans notre travail pratique.

Je ne puis non plus accepter d’aucune façon l’accusation selon laquelle je serais en train de transformer le parti en un conglomérat de fractions et de groupes — dans l’esprit du Labour Party britannique. La nature caricaturale de cette affirmation parle pour elle-même. Que ma compréhension des leçons d’Octobre soit juste ou non, il est absolument impossible de considérer mon livre sur Octobre comme l’outil d’un groupe fractionnel. Je ne me suis pas fixé un tel but et je ne le pouvais. De façon générale, il est absurde de penser que, dans un parti au pouvoir avec des effectifs de masse, un « groupement » puisse être bâti sur la base des interprétations historiques.

Je ne vais pas aborder les questions de « spécialistes », finances, la Com­mission de planification d’Etat, et ainsi de suite, parce que je ne vois là abso­lument aucun sujet de discussion et que je n’ai donné aucun prétexte, à aucun égard, pour que ces questions soient de nouveau soulevées.

Finalement, il reste la question de ma sous-estimation de la paysannerie comme la prétendue source fondamentale de mes erreurs, réelles ou imaginai­res. Je ne discuterai pas le passé, car cela nous entraînerait dans d’impossibles labyrinthes. Je ne m’attarderai pas sur le fait que mon erreur de Brest-Litovsk ne découlait pas de mon « ignorance » de la paysannerie (je ne comptais pas sur elle pour mener une guerre révolutionnaire), mais d’espoirs pour un déve­loppement plus rapide du mouvement révolutionnaire en Allemagne. Mais avec en tête le présent et l’avenir, je me sens obligé d’aborder cette accusation fondamentale, si informe mais si persistante.

Avant tout, il est nécessaire de rejeter la notion caricaturale que, pour moi, la formule « révolution permanente » est une sorte de fétiche ou un symbole de foi d’où je fais découler mes conclusions et déductions politiques, spécialement quand elles sont en rapports avec la paysannerie. Il n’y a pas une ombre de vérité dans cette version des choses. Après que j’aie écrit sur la révolution permanente, avec l’objectif de clarifier pour moi-même le cours futur des événements révolutionnaires, bien des années se sont écoulées. La révolu­tion a eu lieu et l’expérience extrêmement riche de l’Etat soviétique était là. Quelqu’un peut-il croire sérieusement que mon attitude actuelle à l’égard de la paysannerie est déterminée non par l’expérience collective de notre parti mais par mon expérience personnelle et mes souvenirs théoriques de la façon dont, dans telle ou telle année, j’ai attendu le développement de la révolu­tion russe ?

Nous avons traversé et même appris quelque chose de la période de la guerre impérialiste, du règne de Kerensky, des comités de la terre, des congrès paysans, de la lutte contre les s.r. de droite et des jours de réunions continues avec les délégués des soldats à Smolny quand nous luttions pour l’influence sur les paysans-en-armes. Il y a eu l’expérience de la paix de Brest-Litovsk, pendant laquelle une fraction importante du parti dirigée par de Vieux Bol­cheviks qui n’avaient aucun lien avec « la révolution permanente » ont placé leurs espoirs dans la guerre révolutionnaire et beaucoup appris au parti par l’expérience de leur erreur. Il y a eu la période de la formation de l’Armée rouge, quand, à travers une série d’expériences et d’essais, le parti a créé une alliance militaire entre l’ouvrier et le paysan. C’était la période de la réquisi­tion du grain et des sévères conflits de classe là-dessus, etc. Puis le parti lança un cours vers le paysan moyen et cela conduisit graduellement à un change­ment substantiel dans l’orientation du parti — bien entendu encore sur les mêmes bases de principe. Ensuite, ce fut le passage à la Nep et au commerce libre du grain, avec toutes les conséquences qui en découlaient.

Est-il réellement possible de mettre d’un côté de la balance toute cette expérience historique gigantesque, qui m’a nourri, et de l’autre, ma vieille formule de la révolution permanente qui m’aurait soi-disant entraîné, partout et indépendamment des conditions, à sous-estimer la paysannerie ? C’est incroyable, ce n’est pas vrai. Je rejette avec force une attitude aussi théo­logique à l’égard de la formule de la révolution permanente.

En soi, cette formule reflétait une étape dans notre développement que nous avons depuis longtemps traversée. On l’a sortie et fait éclater parce qu’il est difficile, autrement, de trouver un terrain quelconque pour la prétendue « sous-estimation de la paysannerie » aujourd’hui et pour faire apparaître le spectre du « trotskysme ».

Dans son article sur l’Inspection ouvrière et paysanne, Lénine écrivait que le principal danger politique, qui pouvait, dans certaines circonstances, devenir la source d’une scission dans le parti, était le danger d’un schisme entre le prolétariat, la paysannerie, les deux classes fondamentales dont la col­laboration est une nécessité absolue pour maintenir et développer les conquêtes d’Octobre ? Si nous abordons ce danger sous l’angle des intérêts des deux classes fondamentales, nous devons dire ceci : c’est seulement en maintenant un certain équilibre entre les intérêts matériels des ouvriers et des paysans que nous pouvons assurer la stabilité politique de l’Etat soviétique. Cet équilibre doit être réalisé par le parti dirigeant dans des circonstances qui changent continuellement, car le niveau économique du pays change, la contribution à l’entreprise commune de chacun des partenaires varie, et que chacun reçoit en retour pour ses travaux varie également.

Dans ces circonstances, que pourrait signifier réellement la sous- estimation de la paysannerie ou le manque d’attention à son égard ? Que le partenaire dirigeant dans l’alliance, le prolétariat, cherchant à travers le parti à garantir sa propre base, l’industrie, aussi vite que possible, ou à élever le plus vite possible son niveau culturel, place un poids trop lourd sur le paysan. Cela pourrait conduire à une rupture politique, dont l’initiative serait, dans ce cas, prise par la paysannerie. Cette sorte de tendance à l’impatience et à l’étroitesse, dans la mesure où elle s’est manifestée, nous l’avons plus d’une fois caractérisée comme « trade-unioniste », intéressée seulement par les con­ditions d’emploi, et nullement communiste. La question de la part actuelle du prolétariat dans l’ensemble .de l’économie nationale — une question, bien sûr, d’une importance exceptionnelle — ne peut pas êfre placée au-dessus de la question de la défense de la dictature du prolétariat comme la condition de la construction du socialisme. Je penserais que nous sommes tous d’accord là-dessus et pas seulement depuis hier.

Mais il y a autre chose qui est tout à fait évident pour nous tous, et c’est que le même danger historique d’une rupture peut nous confronter d’un pôle opposé. Si les conditions se développent de telle façon que le prolétariat soit obligé de subir trop de sacrifices pour préserver l’alliance, si la classe ouvrière en vient à la conclusion sur un certain nombre d’années qu’au nom de la pré­servation de sa dictature politique au nom de la préservation de sa dictature politique, il a été forcé d’accepter un excessif reniement de ses intérêts de classe, ce qui minerait l’Etat soviétique, à partir d’une autre direction.

Nous parlons des deux aspects d’un seul et même danger historique d’une scission entre le prolétariat et la paysannerie pas parce que nous consi­dérons ce danger lui-même comme immédiat et urgent. Non, aucun de nous ne pense cela. Nous considérons un tel danger à partir de la perspective histo­rique afin de mieux nous orienter dans la politique d’aujourd’hui. Il est hors de question que cela ne puisse être qu’une politique de manœuvre, qui exige la plus grande attention aux bruits venant du fond du chenal, une attention particulière à de possibles hauts-fonds et une application soigneuse à éviter les deux rives, la gauche et la droite. Il est également hors de question qu’à l’étape actuelle, l’équilibre des intérêts a été bouleversé, essentiellement au détriment du village et qu’il faut l’admettre sérieusement, en politique et en économie.

Les conclusions générales ci-dessus s’appliquent d’abord et avant tout à la question du développement de l’industrie et au taux de ce développement.

Si l’Etat soviétique se maintient sur la base d’une alliance des ouvriers et des paysans, la dictature du prolétariat est maintenue par l’industrie d’Etat et le transport. L’Etat soviétique sans dictature socialiste serait un corps sans « âme ». Il serait voué à une dégérescence bourgeoise inévitable. L’industrie, la base de la dictature socialiste, dépend cependant de l’économie paysanne. Mais ce rapport est réciproque. L’économie paysanne de son côté dépend de l’industrie. De ces deux composantes, la plus dynamique (élément dirigeant, qui aspire à avancer) est l’industrie. L’influence la plus forte que le pouvoir soviétique puisse exercer sur le village est celle qui passe par les canaux de l’industrie et du transport. Les autres moyens de l’influencer, très importants en eux-mêmes, restent encore de deuxième ou de troisième ordre. Sans aug­menter convenablement le rôle de l’industrie étatisée, sans renforcer son influence organisationnelle sur le village, toutes les autres mesures sont vouées en définitive à l’impuissance.

Le taux de développement industriel, dont l’accélération est dans l’inté­rêt à la fois de la ville et du village, ne dépend évidemment pas de notre bonne volonté. Il y a là des limites objectives ; le niveau de l’économie pay­sanne, l’équipement réel de l’industrie, la possibilité d’obtenir du capital tra­vail, le niveau culturel du pays, et ainsi de suite. Toute tentative de sauter par-dessus ces limites se heurterait sûrement à une âpre revanche, frappant le prolétariat à un bout et la paysannerie à l’aütre. Mais il n’y aurait pas un dan­ger moindre si l’industrie demeurerait en arrière de l’essor économique du reste du pays. Cela donnerait naissance inévitablement à un phénomène de famine de marchandises et de prix de revient élevés qui conduirait inéluctablement à son tour à l’enrichissement du capital privé. Le taux de l’accumula­tion socialiste et du développement industriel ne peut pas être illimité, et pourtant, à certains égards, aussi, il est limité non seulement par un certain maximum mais aussi par un certain minimum. Le minimum est déterminé directement par la concurrence du capital de l’intérieur et la pression du dehors du capital mondial.

Les dangers qui naissent de notre propre développement global ont un caractère à double aspect. L’industrie ne peut avancer trop vite, car elle n’a pas pour cela la base économique nécessaire. Mais il est également dangereux qu’elle reste en arrière. Tout retard, toute lacune dans l’industrie d’Etat signifie la croissance de son rival, le capital privé, la croissance du koulak au village, la croissance de l’influence économique et politique du koulak sur le village. Un retard dans l’industrie signifie un déplacement dans le rapport des forces de la ville au village et, au village, des paysans pauvres aux koulaks du nouveau type soviétique. Ce changement dans le centre de gravité, affaiblis­sant le prolétariat, doit par conséquent l’obliger à faire des concessions politi­ques et économiques au nom de la préservation de l’alliance ouvrier-paysan.

Mais il est tout à fait évident que, sur cette route, la dictature du prolétariat serait vidée de son contenu socialiste.

Ainsi, toutes les difficultés et tous les dangers qui naissent de la période de transition de notre développement économique dans lequel le prolétariat s’engage dans la construction socialiste sur la base de millions de producteurs de petites marchandises — toutes nos difficultés prises ensemble et chacune séparément, auront toujours, comme nous l’avons dit, un aspect double et non unilatéral. Essayer d’imposer un rythme trop rapide dans l’industrie est exactement aussi dangereux que d’imposer un rythme trop lent.

Ces considérations, je voudrais l’espérer, sont tout à fait indiscutables.

On peut les attaquer comme trop générales. Mais il est bien plus général et vague (pour ne pas dire extrêmement unilatéral) de m’accuser de sous-estimer la paysannerie. La paysannerie doit être estimée non pas séparément et à part, en elle-même, mais dans le cadre de l’équilibre changeant entre les classes. Il n’existe pas de formule mathématique donnée d’avance qui nous dirait jusqu’où on peut aller et où il faut s’arrêter pour concilier les intérêts du pro­létariat et de la paysannerie. Il n’existe pas au monde une telle formule. Il faut s’orienter soi-même et sentir sa voie dans la situation en manœuvrant constamment et activement. Cette manœuvre cependant n’a jamais eu et n’aura jamais un caractère sans principes, de va et vient (comme le décrivent les mencheviks et les anarchistes). Notre manœuvre, aussi bien économique que politique, revient à une série de mesures, reposant sur l’alliance des ouvriers et des paysans, par lesquelles la dictature du prolétariat et par consé­quent la possibilité de la poursuite de la construction socialiste, peut être assurée.

L’accusation persistante de « sous-estimation de la paysannerie », si fausse dans son caractère unilatéral, est d’autant plus novice qu’elle provoque des craintes — certainement non fondées — que la base théorique est posée pour un changement de cours de la dictature socialiste vers une démocratie ouvrière et paysanne. C’est évidemment un pur non-sens. Notre parti, tout en conservant une pleine liberté de manœuvre, est uni du sommet à la base par notre programme pour la réorganisation socialiste des rapports sociaux. C’est le principal héritage que nous a laissé Lénine et que nous nous sommes à l’unanimité engagés à appliquer jusqu’au bout. Et nous le ferons !


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