L. Trotsky : Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? (1925)

1925

 



Léon Trotsky

Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?

Août-septembre 1925


 

Chapitre Premier
Le langage des chiffres

 

La Commission pour la Plan d'Economie d'Etat (Gosplan) a publié un tableau d'ensemble des chiffres fournis par le « contrôle » de l'Union des Républiques soviétiques socialistes pour l'année économique 1925-26 [1]. Cela a une allure très sèche et, pour ainsi dire, bureaucratique. Mais dans ces rangées de chiffres arides, dans les statistiques et dans les commentaires presque tout aussi arides et réservés qui les accompagnent, il y a la merveilleuse musique historique du socialisme grandissant. Ce ne sont plus là de simples suppositions, de pures estimations, plus de pures espérances, plus d'argumentations théoriques — c'est le langage des chiffres avec toute son importance, langage qui agit d'une façon convaincante même à la Bourse de New York. Considérons les plus essentiels, les plus fondamentaux de ces chiffres. Ils en valent la peine.

D'abord : rien que le fait pur et simple que ce tableau d'ensemble soit publié est pour nous un véritable jour de fête économique. Le jour de sa parution (le 20 août) devrait marqué d'un trait rouge dans le calendrier soviétique. Agriculture et industrie, marché intérieur et extérieur, sommes d'argent et prix des marchandises, opérations de crédit et économie politique ont trouvé dans ce tableau l'expression de leur développement et de leurs relations. Nous sommes devant un ensemble de comparaison claires, simples et très lisibles, de toutes les indications fondamentales pour 1913, pour 1924-25, et des estimations pour 1925-26. En outre, le texte explicatif apporte, chaque fois qu'il est nécessaire, des données numériques pour les autres années du régime soviétique, si bien que nous obtenons une image d'ensemble du développement de notre construction et un plan de perspectives pour l'année à venir. La possibilité d'un pareil établissement est en soi-même et à soi seul une conquête très importante.

Socialisme est synonyme de justification. Sous la NEP, seules les formes de la justification diffèrent de celles que nous avons essayé d'appliquer sous le communisme de guerre et de celles qui trouveront leur expression parfaite dans le socialisme pleinement développé.

Cependant : socialisme est équivalent de justification et actuellement, dans le nouveau stade de la Nep, il l'est peut-être encore davantage que dans le socialisme accompli ; car alors la justification n'aura qu'une teneur purement économique, tandis qu'en ce moment elle est liée aux problèmes politiques les plus compliqués. Dans le tableau d'ensemble des chiffres de contrôle, l'Etat soviétique fait pour la première fois le compte de tous les aspects de son économie, dans leurs effets réciproques et leurs développements. C'est une victoire capitale. La possibilité de ce fait est à elle seule un témoignage irrécusable aussi bien des conquêtes matérielles de notre économie que des succès obtenus par les méthodes qui dirigent cette économie et par la pensée qui l'anime. Ce tableau peut être considéré comme un certificat de maturité. Cependant il ne faut pas oublier qu'un certificat de maturité n'est pas délivré au moment où l'on « termine » une instruction, mais au moment où l'on passe de l'instruction moyenne à l'instruction supérieure. Et ce sont justement des devoirs d'ordre supérieur devant lesquels nous place le tableau d'ensemble de la Commission du Plan d'Etat, et que nous voulons soumettre à l'analyse.

 

I

En jetant un regard sur le tableau, la première question qui se pose est celle-ci : Oui, mais est-il exact, et à quel degré ? Voilà une vaste perspective propice aux réserves, aux restrictions, et même au scepticisme. Chacun sait que notre statistique et notre comptabilité sont souvent boiteuses, non pas parce qu'elles sont plus mauvaises que d'autres branches de notre activité économique et culturelle, mais parce que ce sont elles qui reflètent tous (ou du moins presque tous) les aspects révélateurs de notre état arriéré. Mais cela ne donne nullement le droit de se défier d'une manière générale ni d'espérer que dans un an et demi ou deux ans, on pourra prouver la défectuosité de tels ou tels chiffres pour jouer le sage après-coup ! Il est plus que probable qu'il y aura beaucoup de fautes. Mais la sagesse après coup est la sagesse la moins valable. Pour l'instant, les chiffres de la Commission du Plan d'Etat représentent une donnée qui, selon les probabilités, est la plus approchante de la réalité. Et pourquoi ? Pour trois raisons :

1° — Parce qu'ils sont établis à l'aide du matériel le plus complet qu'on puisse réunir, en général, et en outre sur un matériel qui ne vient pas de n'importe où, mais est le fruit du travail quotidien des différentes sections de la Commission du Plan d'Etat.

2° — Parce que ce matériel est travaillé par des économistes, des statistiques et des techniciens; les plus autorisés et les plus qualifiés.

3° — Et finalement parce que ce travail est effectué par une institution qui n'appartient pas à l'administration publique et qui a constamment la possibilité de confondre les administrations publiques en cas de «confrontation directe» [2]

Il faut ajouter à cela que pour la Commission du Plan d'Etat, il n'existe pas de secrets «commerciaux», ni, d'une manière générale, de secrets d'administration. N'importe quel processus de production et n'importe quel calcul commercial peuvent être vérifié par cette Commission (d'une manière directe ou par le contrôle ouvrier et paysan). Tous les bilans et tous les comptes officiels sont ouverts devant elle, et cela n'est pas pure ostentation de hâbleurs ; c'est un état de fait. Sans doute certains chiffres seront contestés, et les compétences ne manqueront pas de faire des objections dans tel ou tel sens au sujet de certains rapports ; les modifications administratives, qu'elles soient acceptées ou refusées, pourront avoir de graves conséquences pour l'une ou l'autre des entreprises pratique — pour le contingent d'exportation et d'importation, pour le nombre des postes d'Etat, pour tels ou tels besoins administratifs, etc. Mais ces corrections ne changeront rien aux rapports fondamentaux. Il ne peut pas exister actuellement de chiffres plus approfondis par la pensée, mieux examinés que ceux qui nous sont offerts par le tableau que publie la Commission du Plan d'État. Une chose est en tous cas déjà incontestable : un chiffre de «contrôle» inexact mais déduit de l'ensemble des expériences économiques acquises vaut toujours mieux qu'un travail en l'air. Dans le des comptes rendus premier cas nous pouvons corriger, grâce à l'expérience, et augmentons notre savoir; dans le deuxième cas, par contre, nous vivons « au hasard ».

Le tableau va jusqu'au 1er Septembre 1926. C'est-à-dire qu'après vingt mois environ, si nous sommes en présence des comptes rendus annuels administratifs pour 1925-26, nous aurons la possibilité de comparer la réalité avec nos estimations d'aujourd'hui qui sont consignées dans des chiffres. Aussi grande que soit alors la différence, la comparaison seule constituera déjà une école irremplaçable de l'économie de plan. Quand il est question de l'exactitude plus ou moins grande d'une prévision, il faut savoir au juste de quel genre prévision il s'agit. Quand, par exemple, les statisticiens de l'Institut américain Haward s'efforcent d'établir la vitesse et la direction de développement de différentes branches de l'économie américaine, ils procèdent — jusqu'à un certain point — comme les astronomes, c'est-à-dire qu'ils essaient de saisir la dynamique de processus qui sont complètement indépendants de leur volonté. La différence consiste seulement dans le fait qu'ils ont à leur disposition des méthodes qui ne sont pas du tout aussi exactes que celles des astronomes. Mais nos statisticiens se trouvent dans une position foncièrement différente : ils opèrent en tant que membres d'institutions qui dirigent l'économie. Chez nous, le plan d'estimation n'est pas seulement le produit d'une prévision passive, mais aussi le levier de la «planisation» économique active. Là, chaque chiffre n'est pas seulement une simple copie photographique, mais aussi une directive. Le tableau des chiffres de contrôle est établi par un organe d'Etat qui est à la tête, — et à quel point ! — des positions dominantes de l'économie. Si ce tableau mentionne que dans l'année 1925-26 notre exportation doit monter de 462 millions de roubles de cette année à 1.200 millions de roubles [3], c'est-à-dire augmenter de 160%, ce n'est pas là une simple prévision, mais réellement : une directive : il le faut. Sur les bases de ce qui est, on indique ici ce qu'il faut faire. Si le tableau nous dit que les investissements de capitaux dans l'industrie (c'est-à-dire les dépenses pour le renouvellement et l'extension du capital de base) doivent s'élever à 900 millions de roubles, ce n'est encore pas là un exposé de chiffres sans signification, mais un devoir statistiquement motivé, et de la plus haute importance. Le tableau est fait ainsi du commencement à la fin. Il représente une conjonction dialectique de prévision théorique et de volonté pratique, c'est-à-dire : la réunion des conditions et tendances objectives et calculées, et des tâches subjectivement déterminées de l'Etat ouvrier et paysan qui gouverne. C'est en cela que consiste la différence foncière entre le «tableau d'ensemble» de la Commission du Plan d'Etat et toutes les vues d'ensemble, statistiques, calculs et déterminations faites d'avance par un Etat capitaliste quelconque. Comme nous le verrons, c'est là que réside l'énorme supériorité de nos méthodes socialistes sur les méthodes capitalistes.

Cependant le tableau de contrôle statistique ne donne pas d'estimation des méthodes économiques du socialisme en général, mais de leur application dans des conditions déterminées, c'est-à-dire au cours d'une certaine étape de la nouvelle politique économique (NEP). Les processus économiques élémentaires peuvent être saisis principalement d'une manière objective, statistique. Quand aux mécanismes économiquement dirigés par l'Etat, ils «rejoignent le marché» au cours d'une certaine étape et sont réunis par les méthodes du marché au processus élémentaire, presque incontrôlable (conséquence principale de l'économie paysanne «fragmentaire» qui joue un si grand rôle chez nous). Dans la période actuelle, l'administration par le plan consiste précisément en grande partie dans la liaison des processus économiques qui sont contrôlés et dirigés et de ceux qui se font selon les lois propres au marché [4]. En d'autres termes : dans notre économie, des tendances socialistes (à un degré de développement variable) s'unissent et s'enlacent avec des tendances capitalistes qui, de leur côté, n'ont pas le même degré de maturité. Les chiffres de contrôle reflètent l'enlacement de ces deux catégories de processus et révèlent ainsi les composants des forces de développement. C'est là qu'est la signification socialiste fondamentale du plan de perspective.
(Décision du Conseil des commmissaires du peuple et du Conseil du travail et de la défense. V.O. août 1926.).

Nous savons depuis toujours et nous n'avons jamais caché que les processus économiques qui se développent dans notre pays renferment ces contradictions, car ils signifient la lutte entre deux systèmes — socialisme et capitalisme — qui s'excluent l'un l'autre. Au contraire, la question historique de Lénine a été formulée, juste au moment de transition vers la NEP, en deux mots et de la manière suivante : «Lequel battra l'autre ?» Les théoriciens menchéviks, Otto Bauer en tête, saluèrent avec condescendance la NEP comme une froide capitulation, à la suite de l'emploi de méthodes prématurées, violentes, «bolchévistes», de l'économie socialiste devant un capitalisme sûr et éprouvé. Les craintes des uns et les espérances des autres ont été soumises à une expérience très sérieuse, dont le résultat a trouvé son expression dans les chiffres du contrôle de notre Etat.

Leur importante consiste en partie dans le fait que l'on n'a plus maintenant le droit de lieux communs au sujet des éléments socialistes et des éléments capitalistes de notre économie (au sujet du plan «en général» et de l'incontrôlable «en général»). Car ne serait-ce encore que sous une forme grossière et provisoire, nous sommes «au clair» avec nous-mêmes. Nous avons établi les relations réciproques du socialisme et du capitaliste dans notre économie, quantitativement. Pour aujourd'hui et pour demain. Cela nous a constitué un matériel de faits très précieux pour pouvoir répondre à cette question historique : lequel battra l'autre ?

 

II

Tout ce qui a été dit jusqu'ici n'a fait que caractériser l'importance du tableau d'ensemble de la Commission du Plan d'Etat , c'est-à-dire que nous avons indiqué l'énorme importance du fait que nous avons enfin acquis la possibilité de porter un jugement sur tous les processus fondamentaux de notre économie, dans leurs relations et leur développement, et que nous avons atteint par là un point d'appui pour une politique de plan incomparablement plus consciente et plus clairement prévoyante (et cela non seulement dans le domaine de l'économie). Mais, bien entendu, ce qui est plus important pour nous de beaucoup, c'est le contenu immédiat, matériel du tableau d'ensemble, c'est-à-dire les indications réelles données par les chiffres qui indiquent quel est notre degré de développement dans la société.

Pour obtenir une réponse juste à la question : vers le socialisme ou vers le capitaliste ? Il faut avant tout formuler la question d'une manière juste. Cette dernière se divise selon son sens en trois sous-questions :
1) — Les forces de production se développent-elles chez nous ?
2) — Dans quelles formes sociales ce développement s'effectue-il ? et
3) — Quelle est l'allure de ce développement ?

La première question est la plus simple et en même temps la plus essentielle. Sans le développement des forces de production, ni capitalisme ni socialisme n'est imaginable. Le communisme de guerre, issu d'une nécessité historique profonde, s'était vite épuisé après avoir arrêté le développement des forces de production. Le sens le plus élémentaire et constructif de la NEP consistait dans le développement des forces de production considéré comme base d'un mouvement social quelconque. La NEP fut accueillie par la bourgeoisie et par les menchéviks comme un pas nécessaire (mais évidemment insuffisant) vers le déchaînement des forces de production. Les théoriciens menchéviks — aussi bien ceux du genre de Kautsky que ceux du genre Otto Bauer — approuvaient la NEP parce qu'ils la considéraient comme l'aurore d'une restauration capitaliste en Russie. Ils ajoutaient : ou bien la NEP renversera la dictature bolcheviste (ce qui serait la «bonne» issue), ou bien la dictature bolchéviste renversera la NEP (l'issue «regrettable»). La tendance du groupe «Smena Wech» [5] dans sa forme originale vint de la croyance que la NEP assurerait le développement des forces de production dans la forme capitaliste. Et voilà que le tableau d'ensemble de la Commission du Plan d'Etat nous fournit des éléments sérieux pour répondre non seulement à la question du développement général des forces de production, mais aussi à la question de savoir dans quelle forme sociale ce développement se fraye un chemin.

Nous n'ignorons évidemment pas que la forme sociale dans laquelle notre économie se développe est double, parce qu'elle est fondée sur la collaboration et la lutte des méthodes, des formes et des buts capitalistes et socialistes. C'est la nouvelle politique économique qui assigne à notre développement de telles conditions. Je dirai même que c'est justement cela qui caractérise fondamentalement la NEP. Mais il ne nous suffit plus de nous représenter les contradictions de notre développement d'une façon aussi générale. Nous cherchons et nous exigeons pour nos contradictions économiques des mesures de comparaison aussi exactes que possible, c'est-à-dire non seulement les coefficients dynamiques du développement considéré dans son ensemble, mais aussi des coefficients de comparaison visant l'intérêt propre de l'une ou l'autre tendance. Trop de choses, ou plus exactement : tout, dépend de la réponse que l'on fait à cette question — aussi bien en politique intérieure qu'en politique extérieure.

Pour aborder la question sous son aspect le plus important, nous dirons : sans une réponse à la question des rapports de forces entre les tendances capitalistes et les tendances socialistes, à la question de la direction dans laquelle les rapports de leurs forces particulières se modifient avec la croissance des forces de production, on ne peut pas se faire une idée claire et parfaitement valable sur les perspectives et les dangers possibles de notre politique paysanne.

En effet, s'il apparaissait qu'avec le développement des forces de production, les tendances capitalistes augmentaient aux dépens des tendances socialistes, cet élargissement du cadre des échanges du capitalisme-marchandises au village pourrait avoir une importance fatale et pourrait amener d'une manière définitive un développement dans le sens du capitalisme. Et inversement : si, dans l'économie générale du pays, la valeur propre du processus de l'économie étatique, c'est-à-dire pour nous du processus socialiste, augmente, la «libération» plus ou moins grande du marché capitaliste des marchandises ne s'effectuera qu'à l'intérieur des limites d'un rapport de forces donné, et on pourra alors décider à un point de vue purement positif : comment ? Pourquoi ? jusqu'à quelle limite ? En d'autres termes : si les forces de production qui se trouvent entre les mains de l'Etat et lui assurent tous les «leviers de commande» ne font pas qu'augmenter rapidement en tant qu'elles constituent un système isolé, mais si elles augmentent plus vite que les forces de la production capitaliste privée à la ville et à la campagne ; si ce processus est confirmé par l'expérience de la période de reconstruction la plus difficile, — alors il est clair que malgré un certain élargissement des tendances capitalistes (échange de marchandises), qui proviennent des tendances profondes de la paysannerie, nous ne courons aucun danger d'être exposés à des éventualités économiques fatales, à un renversement rapide de la quantité en qualité, c'est-à-dire à un revirement subit vers le capitalisme.

En troisième lieu nous avons à répondre à cette question : que vaut l'allure de notre développement au point de vue de l'économie mondiale ? Au premier abord, il pourrait sembler que malgré l'importance de cette question, il n'y a lieu de lui accorder qu'une signification secondaire : il est certainement souhaitable d'arriver «le plus vite possible» au socialisme, mais la marche en avant étant assurée par le développement victorieux des tendances socialistes dans les conditions de la NEP, la vitesse peut paraître de moindre importance. C'est cependant un point de vue faux. Une telle conclusion serait exacte (et même pas tout à fait dans ce cas), si notre économie s'arrêtait à nous-mêmes, se suffisait à elle-même. Mais ce n'est pas le cas. C'est justement grâce à nos succès que nous sommes entrés dans le marché mondial ; c'est-à-dire dans le système mondial de la division du travail. Et avec cela nous sommes toujours dans l'encerclement capitaliste. Dans ces conditions l'allure de notre développement économique déterminera la force de notre résistance envers la pression économique du capitalisme mondial et la pression militaire et politique de l'impérialisme mondial. Et ces facteurs-là, il ne faut pas jusqu'à nouvel ordre les effacer du compte.

Si nous abordons avec nos trois questions de «contrôle» le tableau d'ensemble et le commentaire de la Commission du Plan d'Etat, nous nous rendons facilement compte qu'aux deux premières questions :
1) — Développement des forces de production, et
2) — Forme sociale de ce développement ; le tableau ne donne pas seulement une réponse claire et précise, mais aussi une réponse très satisfaisante. Et en ce qui concerne la troisième question : la vitesse, nous ne faisons — au cours de notre développement économique — qu'arriver au moment où elle se pose à l'échelle internationale. Mais à ce sujet aussi nous verrons que la réponse favorable aux deux premières questions crée du même coup des données pour la solution du troisième problème. Ce dernier sera le critérium le plus élevé, l'épreuve la plus difficile à laquelle sera soumis notre développement économique dans la période qui commence [6].

 

III

Le rétablissement rapide de nos forces de production est un fait connu et les chiffres du tableau d'ensemble l'illustrent très bien. Si on fait le calcul de la production selon les prix d'avant-guerre, la production agricole de l'année 1924-25 (qui comprend la mauvaise récolte de 1924) se monte à 71% de la production de la riche récolte de l'année 1913. La prochaine année économique 1925-26, qui compte à son actif la bonne récolte d'à présent, promet, selon les dernières indications, d'aller au delà de la production agricole de 1913 et ne sera qu'un peu en deça de l'année 1911. Dans les dernières années, le produit général du blé n'a jamais atteint 3 milliards de pouds, tandis que la récolte de cette année est estimée à peu près à 4,1 milliards de pouds [7].

Notre industrie a atteint au cours de cette année (1925-26) selon la valeur de ses produits, 71% de la production de la même année «saine» de 1913. L'année prochaine, elle n'atteindra pas moins que 95% de la production de 1913, c'est-à-dire qu'elle aura pratiquement accompli son processus de reconstruction [8]. Si on se rappelle qu'en 1920 notre production avait laissé baissé jusqu'à être entre un cinquième et un sixième de la productivité d'autrefois de nos industries, on appréciera à sa juste valeur la vitesse de notre processus de reconstruction. La production de la grande industrie a augmenté depuis 1921 de plus du triple. Notre exportation qui n'a pas atteint un demi-milliard de roubles cette année, promet de rendre l'année prochaine beaucoup plus d'un milliard [9]. Notre importation se développe de la même manière. Les finances de l'Etat promettent d'aller de 2 milliards et demie à un chiffre dépassant 3 milliards et demie. Ce sont les chiffres de contrôle fondamentaux. La qualité de nos produits, bien qu'étant encore très imparfaite, a cependant beaucoup augmenté en comparaison de la première et deuxième année de la NEP. Donc à la question : comment se développement nos forces de production ? nous obtenons cette réponse extrêmement énergique et démonstrative : La «libération» du marché a donné aux forces de production un élan puissant.

Mais précisément le fait que l'élan est parti du marché — c'est-à-dire d'un facteur de l'ordre économique capitaliste — a été et continu d'être un aliment à la joie maligne des théoriciens et des politiciens bourgeois. Il semblait que la nationalisation de l'industrie (1917-19) et les méthodes économiques de plan étaient irrémédiablement compromise rien que par le passage de la NEP et les succès économiques indubitables de cette dernière. Et c'est pour cela que seule la réponse à la deuxième question posée par nous — question de la forme sociale de l'économie — peut permettre de juger notre développement socialiste. Les forces de production s'accroissent, par exemple aussi au Canada, pays «fertilisé» par le capital des Etats-Unis. Elles s'accroissent aux Indes, malgré les chaînes de l'esclavage colonial. Finalement, un accroissement des forces de production se produit aussi depuis 1924 sous la forme du processus de reconstruction, dans l'Allemagne du plan Dawes. Mais dans tous ces cas, il s'agit d'un développement capitaliste. C'est justement en Allemagne que les plans de nationalisation, qui en 1919-20 étaient tellement en vogue — du moins dans les livres ronflants des socialistes de chaire et des personnages du genre de Kautsky — sont maintenant jetés de côté comme «vieilleries», et sous la rigoureuse tutelle américaine le principe de l'initiative capitaliste «privé» passe — avec des dents cassées et une mâchoire défoncée — par une «seconde jeunesse».

Qu'en est-il chez nous à cet égard ? Dans quelle forme sociale se produit chez nous le développement des forces de production ? Allons-nous vers le capitalisme ou vers le socialisme ?

La nationalisation des moyens de production est la condition de l'économie socialiste. Cette condition a-t-elle tenu tête aux épreuves de la NEP ? La forme du marché de la répartition des richesses a-t-elle mené à l'affaiblissement ou au renforcement de la nationalisation ?

Le tableau d'ensemble de la Commission du Plan d'Etat fournit un matériel excellent pour la critique de l'effet réciproque et de la lutte entre les tendances socialistes et capitalistes de notre économie. Nous possédons des chiffres de «contrôle» absolument sûrs qui s'étendent au capital de base, à la production, au capital d'affaires et en général à tous les processus économiques essentiels.

Les seuls chiffres qui peuvent être douteux sont ceux qui caractérisent la répartition du capital de base ; mais ce doute est bien plus valable pour les chiffres absolus que pour leur rapport. Et c'est avant tout le second point qui nous intéresse. Selon les indication de la Commission du Plan d'Etat, un capital de base d'au moins 11,7 milliards de roubles-or appartenait «selon l'évaluation la plus modeste» et au début de l'année économique en cours — à l'Etat ; 0,5 milliards de roubles-or aux Coopératives — et 7,5 milliards de roubles-or aux établissements privés, presque tous paysans. C'est-à-dire que dans le domaine des moyens de production, plus de 62% de la masse entière sont socialisés, et ce sont les parties qui sont techniquement les plus fortes. Il reste à peu près 38% non socialisées.

En ce qui concerne l'agriculture, ce ne sont pas tellement les résultats de la nationalisation du sol, que ceux de la liquidation des biens immobiliers féodaux, qui sont ici soumis à l'examen. Les résultats sont très intéressants et instructifs. La liquidation des biens féodaux et, en général, des biens territoriaux plus vastes, — allant au delà du cadre de la paysannerie — a conduit à une liquidation presque totale des grandes exploitations agricoles, parmi lesquelles il faut compter les fermes-modèles. Ce fut une des raisons — bien que ce ne fût une raison décisive — de la régression passagère de l'agriculture. Mais nous avons déjà vu qu'avec la récolte de cette année, la production agricole atteindra le niveau d'avant guerre, et ce sera sans les grandes propriétés territoriales et sans les établissements «modèles» capitalistes. Et le développement de l'agriculture délivrée des grands propriétaires ne fait que débuter ! La «liquidation» de la profession de propriétaire terrien avec tous ses nids et même le «barbare» partage noir [10] qui faisait tellement peur à ces pieux mencheviks, s'est donc réalisée économiquement. Telle est la première conclusion, qui est, nous le pensons, de quelque importance.

Pour ce qui est de la nationalisation du sol, le principe n'a pas encore pu être soumis à une épreuve réelle à cause de la dispersion de la petite paysannerie. Le vernis «populiste» [11] qui était inévitablement attaché, dans la première période, à la socialisation de la terre en est tout aussi inévitablement tombé. Mais en même temps le sens de la nationalisation, principe socialiste, a pris une suffisamment grande importance sous la direction de la classe ouvrière, pour démontrer son rôle énorme dans le développement qui se poursuit dans l'agriculture. Grâce à la nationalisation de la terre, nous avons assuré à l'Etat des possibilités illimitées dans le domaine de la répartition des terres. Aucun mur d'une propriété privée ou collective ne sera pour nous un obstacle à l'adaptation des formes de l'utilisation terrienne aux nécessités du processus du développement. Pour le moment, à peine 4% des moyens de production agricoles sont mis en commun ; les autres, 96% se trouvent dans la possession privée des paysans. Mais il ne faut pas perdre de vue que les moyens de production agricole, aussi bien ceux des paysans que ceux de l'Etat ne surpassent que de très peu 1/3 de l'ensemble des moyens de production de toute l'Union soviétique. Il serait superflu d'expliquer que la signification de la terre ne peut se manifester complètement que dans le résultat final d'un grand développement de la technique agricole et de la collectivisation de l'agriculture qui doit en résulter, c'est-à-dire, dans la perspective d'une série d'années. Mais c'est vers ce but que nous nous dirigeons.

 

IV

Pour nous, qui sommes marxistes, il était absolument clair, même avant la révolution, que la construction socialiste de l'économie devait justement commencer par l'industrie et les transports mécaniques et s'étendre de là au village. C'est pour cela qu'un examen (appuyé de chiffres) de l'activité de l'industrie nationalisée est la question fondamentale du jugement socialiste de notre économie dans l'époque de transition.

Dans le domaine de l'industrie, la socialisation des moyens de production est de 89% et en y comprenant les transports par chemin de fer, 97% ; dans l'industrie lourde à elle seule, 99%. Ces chiffres indiquent que les résultats de la nationalisation n'ont pas subi de changement en défaveur de la propriété d'Etat. Cette circonstance, à elle seule, est de la plus haute importance. Mais ce qui nous intéresse surtout, c'est autre chose : dans quel pourcentage les moyens de production spécialisés participent-ils à la production annuelle ? c'est-à-dire : dans quelle proportion de production l'Etat emploie-t-il les moyens de production qu'il s'approprie ? Voici ce qu'indique à ce sujet le tableau d'ensemble de la Commission du plan d'Etat : L'industrie étatique et socialiste a produit en 1923/24, 76% de la production brute ; cette année elle a produit 79,3% et selon le devis de la Commission du Plan d'Etat elle promet d'atteindre 79,7% l'année prochaine. En ce qui concerne l'industrie privée, sa participation à la production était en 1923/24 de 23,7%, en 1924/25, de 20,7%, et pour l'année prochaine on lui accorde 20,3%. Les chiffres prévisibles pour l'année prochaine, aussi prudemment calculés soient-ils, c'est-à-dire la comparaison de la dynamique de la production de l'Etat et de la production privée, à l'intérieur de la somme totale des marchandises produites par le pays, prend une importance énorme. Nous voyons qu'au cours de l'année passée et de l'année présente, c'est-à-dire dans les années de développement économique difficilement poursuivi, la participation de l'industrie d'Etat a augmenté de 3%, tandis que la participation privée a baissé d'autant. C'est de ce pourcentage que dans ce petit laps de temps la prépondérance du socialisme sur le capitalisme a grandi. Le pourcentage peut paraître faible, mais en fait, sa signification symptomatique est, comme nous allons le voir, énorme.

En quoi pouvait consister le danger au moment de la transition vers la nouvelle politique économique et dans les toutes premières années de celle-ci ? Il a consisté dans le fait que l'Etat, à la suite de l'épuisement complet du pays, aurait pu se montrer incapable de relever les grands établissements industriels dans un temps suffisamment court. Etant donné le travail tout à fait insuffisant des grands établissements à ce moment (nous avions à faire à une production de 10 et 20%), les établissements moyens, les petits et même les établissements de travail à domicile (artisanat) pouvaient obtenir, par leur capacité d'adaptation, par leur «élasticité», une prédominance immense : La «liquidation» de la première période, qui représentait le tribut socialiste au capitalisme pour le fonctionnement des usines et bâtiments confisqués au capital, risquait de livrer une grande partie de la fortune de l'Etat à toutes sortes de marchands, d'entremetteurs et de profiteurs. L'artisanat à domicile et les petits ateliers étaient les premiers à reprendre de la vie dans l'atmosphère de la N.E.P. La combinaison du capital d'affaires privé avec la petite industrie privée, dont faisait partie l'artisanat, aurait pu conduire à un procès suffisamment rapide de l'ancienne accumulation capitaliste, par les anciennes voies. De ce fait, on était menacé d'une perte de vitesse si grande qu'elle aurait pu aboutir à arracher les brides de la direction économique des mains de l'Etat ouvrier avec une force effrayante. Naturellement, nous ne voulons pas du tout dire par là que chaque relèvement passager ou même constant de la valeur propre de l'industrie privée dans le cadre des transactions générales renferme en lui-même des suites catastrophiques ou même grave. Ici aussi la qualité dépend de la quantité. S'il résultait des chiffres d'ensemble que le «poids spécifique», la part de la production capitaliste privée, a augmenté dans les deux ou trois dernières années de 1-2-3&%, cela ne rendrait nullement la situation menaçante ; la production d'Etat atteindrait toujours les trois-quart de la masse totale. Ce serait un problème absolument soluble que de rattraper la perte de vitesse, maintenant que les grands établissements sont de plus en plus occupés. S'il était prouvé que la part de la production capitaliste privée avait augmenté de 5 à 10%, on aurait pu prendre la situation un peu plus au sérieux, en encore que ce résultat, obtenu dans la première période — celle de la reconstruction — , ne signifierait en aucune manière que la nationalisation soit économique défavorable. La conclusion consisterait seulement en ceci, que la partie la plus importante de l'industrie nationalisée n'a pas encore déployé la force de développement nécessaire. D'autant plus important est le fait qu'arrivé au terme de la première période de la N.E.P. — uniquement occupée par la reconstruction, et qui était pour l'Etat la plus difficile et la plus dangereuse — l'industrie nationalisée n'a non seulement perdu aucun de ses avantages au bénéfice de l'industrie privée, mais a, au contraire, fait reculer celle-ci de 3%. Telle est l'énorme signification symptomatique de ce petit chiffre !

Notre conclusion gagne encore en clarté si nous examinons les indications qui se rapportent non seulement à la production mais aussi au roulement d'affaires (de commerce). Dans la première moitié de l'année 1923, le capital privé a fait dans le commerce (transit) à peu près 50%, et dans la deuxième moitié de cette année à peu près 26%. En d'autres termes : la valeur propre du capital privé dans le commerce de transit a baissé dans ces deux années du double (de la moitié au quart). On n'a pas atteint ce résultat par simple «étranglement du commerce», car dans la même période le chiffre d'affaires du commerce étatique et fédératif a augmenté de plus du double. Ainsi donc un amoindrissement de leur rôle social est perceptible non seulement dans l'industrie privée, mais aussi dans le commerce privé. Ce qui est visible si l'on considère la progression des forces de production et le roulement d'affaires. Comme nous l'avons vu, le tableau d'ensemble prévoit pour l'année en cours une nouvelle diminution, bien que petite, de la valeur propre de l'industrie privée et du commerce privé. Nous pouvons attendre en toute tranquillité la vérification dans la réalité de cette prévision. Il ne faut pas du tout se représenter la victoire de l'industrie de l'Etat sur l'industrie privée comme une ligne continuellement ascendante. Il peut y avoir des périodes où l'Etat, qui s'appuie sur sa force économique assurée et veut accélérer son développement, laisse consciemment s'accomplir une augmentation momentanée de la «valeur propre» des entreprises privées : dans l'agriculture sous la forme d'établissements «forts», c'est-à-dire, établissements du modèle fermes-capitalistes ; dans l'industrie et aussi dans l'agriculture sous forme de concessions. Si on prend en considération le caractère extrêmement «atomisé», le caractère «minuscule» de la plus grande partie de notre industrie privée, il serait naïf de croire que chaque augmentation de poids spécifique de la production privée au-dessus des 20,7% d'en ce moment, signifie inévitablement une menace quelconque pour la construction socialiste. En général, il serait faux d'établir ici une limite fixe. La question n'est pas déterminée par une limite formelle, mais par la dynamique générale du développement. Et l'étude de cette dynamique démontre que dans la période la plus difficile pendant laquelle les grands établissements faisaient ressortir plus leurs qualités négatives que leurs qualités positives, l'Etat a tenu tête à la première attaque du capital privé avec un succès complet. Au moment de l'accroissement le plus rapide, pendant les deux dernières années, le rapport des forces économiques découlant du bouleversement révolutionnaire s'est déplacé selon les prévisions, en faveur de l'Etat ! Maintenant que les positions principales sont bien plus fermement assurées, — rien qu'à cause du fait que les grands établissements approchent d'un rendement de 100%, — il ne peut y avoir de raison de craindre des changements inattendus quelconques, tant qu'il s'agit des facteurs intérieurs de notre économie.

 

V

Pour la question de la liaison [12], c'est-à-dire de la coordination du travail économique de la ville et de la campagne, le tableau d'ensemble donne des indications [13] fondamentales et pour cela même extrêmement convaincantes.

Ainsi qu'il ressort du tableau, la paysannerie jette sur le marché moins d'un tiers de sa production brute, et cette masse de marchandises constitue plus du tiers de l'échange de marchandise total.

Le rapport de valeur entre la quantité de marchandise agricole et la qualité de marchandise industrielle se meut dans d'étroites limites dans la proportion approximative de 37/63.

Cela signifie : si on évalue les marchandises non d'après les mesures, poud et archine, mais en roubles, il se fait sur le marché un échange d'un peu au-dessus d'un tiers de marchandises agricoles et d'un peu en dessous de deux tiers de marchandises venant de la ville, c'est-à-dire industrielles. Cela s'explique par le fait que le village satisfait ses propres besoins dans une grande mesure, évitant ainsi le marché, tandis que la ville jette presque toute sa production sur le marché. L'économie de consommation paysanne, si dispersée, s'exclut pour plus de deux tiers du roulement économique total, et seul le dernier tiers influe d'une manière immédiate sur l'économie du pays. L'industrie, par contre, participe par essence d'une façon immédiate au commerce total du pays ; car le trafic «interne», à l'intérieur de l'industrie, des trusts et même des syndicats, qui abaisse la quantité de marchandises produites de 11%, non seulement n'amoindrit pas l'influence de l'industrie sur le processus d'ensemble de l'économie, mais au contraire le renforce.

Mais si la quantité des produits agricoles consommés sous forme naturelle n'influence pas le marché, cela signifie naturellement pas qu'elle n'influence pas l'économie. Elle représente dans la situation économique donnée, «l'arrière» naturel, nécessaire, du tiers de marchandises de la production paysanne. De son côté, ce tiers est la valeur pour laquelle le village exige de la ville une contre-valeur équivalente. Ceci démontre clairement l'énorme importance de la production paysanne en général (et de ses tiers de marchandises en particulier) pour l'économie générale. La réalisation de la récolte et surtout l'opération d'exportation est un des facteurs les plus importants de notre bilan économique annuel. La mécanique de la réunion de la ville et du village devient d'autant plus compliquée qu'elle est longue. Depuis longtemps la chose ne se borne pas à ce que tant et tant de pouds de blé paysan soit échangé contre tant et tant d'archives de cotonnade. Notre économie est entrée dans le système mondial. Ceci a ajouté de nouveaux anneaux à la chaîne de l'union entre la ville et la campagne. Le blé paysan est échangé contre de l'or étranger. L'or, de son côté, est converti en machines, instruments agricoles et outils qui font défaut tant à la ville qu'à la campagne. Des machines textiles, obtenues grâce à l'or réalisé par l'exportation de blé, renouvellent l'équipement de l'industrie textile et abaissent, par là même, les prix des tissus qui sont destinés au village. Le mouvement circulatoire devient extrêmement compliqué, mais sa base reste après comme avant une certaine relation économique entre la ville et la campagne.

Cependant il ne faut pas oublier un instant que cette relation est une relation dynamique et que le principe dirigeant dans cette dynamique compliquée est l'industrie. C'est-à-dire que quoique la production agricole, et directement sa partie destinée au commerce, impose des limites déterminées au développement de l'industrie, ces limites ne sont cependant pas fixes et immobiles. C'est-à-dire que l'industrie n'est pas contrainte à se développer uniquement en raison de l'accroissement de la récolte. Non, la dépendance réciproque est beaucoup plus compliquée. L'industrie, en s'appuyant sur le village, surtout avec son apport de produits manufacturés, et en se développant grâce à l'accroissement du village, devient aussi en elle-même un marché de plus en plus puissant.

Maintenant que l'agriculture et l'industrie approchent de la fin du processus de reconstruction, le rôle de force motrice incombera dans une mesure incomparablement plus grande qu'autrefois à l'industrie. Le problème de l'influence de la production socialiste de la ville sur la campagne, non seulement grâce aux objets bon marché mais aussi grâce à la perfection de plus en plus grande des outils destinés à la production agricole, ce problème se pose maintenant à notre industrie avec un caractère concret et dans toute son ampleur.

Le renouvellement socialiste de l'agriculture ne se fera naturellement pas par les coopératives, considérées comme forme pure d'organisation, mais au moyen des coopératives appuyés sur l'industrialisation de l'agriculture, son électrification et son industrialisation générale. C'est-à-dire que le progrès technique et socialiste de l'agriculture ne peut pas être séparé d'une prédominance croissante de l'industrie dans l'économie générale du pays [14]. Et ceci à son tour, signifie que dans le développement économique à venir, le coefficient dynamique de l'industrie surpassera le coefficient dynamique de l'agriculture d'abord lentement, ensuite toujours plus vite, jusqu'au moment où cette opposition même aura enfin disparu.

 

VI

La production totale de l'industrie a dépassé en 1924-25 la production de l'année précédente de 48%. Pour l'année prochaine, on peut attendre, par rapport à cette année, un accroissement de 33% (si on ne tient pas compte de la baisse des prix). Mais les différentes catégories d'établissements industriels ne se développent pas uniformément.

Les grands établissements ont subi dans l'année courante un accroissement de production de 64 %. Le deuxième groupe, que nous nommerons conditionnellement le groupe des établissements moyens a subi une augmentation de 55%. Les petits établissements n'ont augmenté leur production que de 30%. Par conséquent, nous sommes dans une situation où les avantages des grands établissements par rapport aux établissements moyens et petits sont déjà très prononcés. Mais ceci ne signifie nullement que nous ayons déjà réalisé entièrement les possibilités que renferme l'économie socialiste. En tant qu'il s'agit ici de la supériorité au point de vue de la production, des grands établissements par rapport aux établissements moyens et aux petits établissements, nous ne réalisons pour l'instant que les avantages qui sont propres aux grands, établissements aussi bien sous le capitalisme. La standardisation des produits dans le cadre de l'Etat, la normalisation des processus de production, la spécialisation des exploitations, la transformation d'usines entières en d'énormes «ateliers» particuliers d'une fabrique comprenant l'union soviétique entière, la liaison réelle selon un plan, des processus de production de l'industrie lourde et de l'industrie de transformation, tout cela ne contribue qu'à nous faire approcher des tâches fondamentales de la production socialiste. Des possibilités s'étendent à perte de vue, qui nous permettront dans quelques années de dépasser de beaucoup nos anciennes mesures. Mais ceci est l'affaire de l'avenir et nous en reparlerons plus tard.

Jusqu'à présent, nous avons profité de la direction étatique de l'économie, non dans le domaine de la production proprement dite, c'est-à-dire de l'organisation et de la coordination des processus matériels, mais dans le domaine de la répartition de la production, c'est-à-dire de l'approvisionnement des branches particulières de l'industrie ne matériel, matières premières, outillage, etc. ou, pour parler dans la langue du marché, en capital d'affaires et partiellement en capital de base. Libre des liens de la propriété privée, l'Etat pouvait, au moyen du budget de l'Etat, au moyen des banques d'Etat, des banques syndicales, etc., diriger les moyens effectifs à chaque instant là où la préservation, ou la récréation, ou le développement du processus économique étaient devenus nécessaires. Cet avantage de l'administration socialistes a joué dans les dernières années un rôle véritablement sauveur.

Malgré certaines fautes et erreurs grossières dans la distribution des moyens, nous en avons cependant disposé d'une manière incomparablement plus économique et plus opportune que cela n'eut été le cas dans un processus de reconstruction des forces de production capitaliste élémentaire. Ce n'est que grâce à cette circonstance qu'en si peu de temps nous avons pu atteindre sans emprunts étrangers notre situation actuelle.

Mais ceci n'épuise pas la question. L'économie, et par suite la conformité sociale du socialisme, se montre aussi dans le fait qu'il a délivré le processus de reconstruction de l'économie de toutes les dépenses superflues au bénéfice des classes parasitaires. C'est un fait certain que nous approchons du niveau de production de 1913, et avec cela le pays est beaucoup plus pauvre qu'avant la guerre. Ceci signifie que nous atteignons les mêmes résultats de production avec des dépenses sociales additionnelles plus petites : sont supprimées les dépenses : pour la monarchie, la noblesse, la bourgeoisie ; les classes intellectuelles privilégiés, en somme, pour les superfluités entraînées par le mécanisme capitalisme en lui-même [15]. Ayant entrepris d'accomplir la tâche, il nous a été possible de mobilisés immédiatement une bien plus grande partie des moyens matériels existants et encore très limités, en vue de la production, et de préparer ainsi pour la prochaine étape une amélioration plus rapide du niveau de vie matérielle de la population.


Notre sol est donc nationalisé, et la paysannerie, dont la production en marchandises est d'un peu plus d'un tiers des valeurs négociées sur le marché, est atomisée. Il n'y a que 4% de capitaux socialisés, dans l'agriculture.

Nous avons une industrie dont la capital de base est socialisé pour 80%, et avec cela cette industrie socialisée ne fournit que 79% de la production industrielle brute.

Les 11% de moyens de production non socialisés produisent par conséquent 20% de la production brute [16]. La participation de la production d'Etat est en train de s'accroître.

Les transports par chemin de fer sont des transports socialisés à 100%. Le rendement des transports augmente sans cesse ; en 1921-22 il se montait à peu près à 25% du rendement du temps de paix, en 1922-23 à 37%, en 1923-24 à 44%, et en 1924-25 il dépassera la moitié du rendement d'avant-guerre. Pour l'année prochaine, on prévoit 75% du trafic de marchandises d'avant-guerre.

Dans le domaine du commerce, les moyens socialisés, c'est-à-dire les moyens de l'Etat et les moyens coopératifs se montant à 70% du capital total participant au roulement, et cette part augmente toujours.

Le commerce extérieur est complètement socialisé et son monopole d'Etat reste un principe immuable de notre économie politique. Le chiffre d'affaires total du commerce extérieur doit monter l'année prochaine à 2.200.000.000 roubles. La participation du capital privé dans ce chiffre d'affaires — même si on ajoute la contrebande, ce qui est entièrement justifié — doit à peine atteindre 6%.

Les banques, et en général tout le système de crédit est socialisé presque à 100%. Et cet appareil qui croit puissamment remplit son devoir d'une façon toujours plus élastique et avec une capacité de plus en plus grande, en mobilisant l'argent liquide pour l'entretien du processus de production.

Le budget de l'Etat atteint 3,7 milliards de roubles et représente 13% du revenu national brut (29 milliards) ou 24% de sa somme de marchandises (15,2 milliards).

Le budget devient un levier intérieur puissant du relèvement économique et culturel du pays. Ces chiffres sont ceux du tableau d'ensemble.


Il faut attribuer à ces chiffres une importance historique. L'activité des socialistes qui dure depuis plus de cent ans, qui a commencé par des utopies et a conduit plus tard à des théories scientifiques, a subi pour la première fois une «preuve» économique énorme qui dure depuis huit ans. Tout ce qui a été écrit sur le socialisme et le capitalisme, la liberté et la force, la dictature et la démocratie, a passé par la chaudière de la révolution d'octobre et a pris une forme nouvelle, incomparablement plus concrète. Les chiffres de la Commission du Plan d'Etat sont le premier résumé — bien qu'esquissé — du premier chapitre de la grande tentative : de transformer la société bourgeoise en société socialiste. Et ce résumé est entièrement en faveur du socialisme.

Aucun pays n'était plus dévasté et épuisé par toute une série de guerres que la Russie soviétique. Les pays capitalistes qui ont le plus souffert pendant la guerre, sans exception, n'ont pu se relever qu'à l'aide de capitaux étrangers. Seul, le pays des soviets, depuis toujours le plus arriéré, le plus dévasté et le plus épuisé par les guerres et les commotions révolutionnaires, s'est relevé de la pauvreté complète par ses propres forces, malgré l'intervention hostile du monde capitaliste entier. Ce n'est que grâce à l'abolition complète de la propriété féodale et de la propriété bourgeoise, grâce à la nationalisation de tous les moyens de production fondamentaux, grâce aux méthodes socialistes étatiques de coordination et de répartition des moyens nécessaires, que l'union soviétique s'est relevée de la poussière et redevient un facteur de plus en plus puissant de l'économie mondiale. Du tableau d'ensemble de la Commission du Plan d'Etat des fils ininterrompus remontent jusqu'au «Manifeste communiste» de 1847 de Marx et Engels, et an avant - vers l'avenir socialiste de l'humanité. L'esprit vit dans ces arides rangées de chiffres.

Léon Trotsky

 


notes

[1] Certaines parties et statistiques annexes de ce tableau d'ensemble ont été publiés dans l'«Internationale Communiste», octobre 1925, avec un commentaire de Stroumiline. Le lecteur français pourra, en outre, consulter : Statistique de l'économie soviétique par le Gosplan pour les premiers mois de 1926, dans le numéro 32 de «la Vie Économique des Soviets» (20 juin 1926), et en général toute la collection de cette revue ; Etudes économiques sur l'U.R.S.S., numéro du 19 juin 1926 de «l'Europe Nouvelle» ; L'industrie d'Etat et l'Union soviétiste en 1926, par Oulitzki, Thèse de Rykov à la XVe Conférence du P.C.R., dans le numéro spécial des «Cahiers du Bolchevisme» du 20 décembre 1926. — «Clarté» numéro 15 a publié un article résumant et condensant la plupart des renseignements que nous possédons sur les statistiques de l'économie soviétique.

[2] «Les comptes rendus des organes d'administration actifs sont plus qu'incomplets : ils sont tendancieux», observe le commentaire de la Commission du Plan d'Etat. Ce jugement sévère est à retenir. Avec le concours de la Commission du Plan d'Etat et de la Presse, il faut amener les organes actifs de l'administration à donner des comptes rendus commerciaux objectifs, c'est-à-dire conformes à la réalité. (L.T.)

[3] Pour les 11 premiers mois de 1927, les exportations se sont montées à 691 millions de roubles. Contrairement aux prévisions, l'exportation en 1925-26 fut déficitaire. «Par suite de l'augmentation des prix à l'intérieur du pays au cours du premier semestre, et de la diminution des prix mondiaux, un certain nombre d'articles d'exportation n'ont pu trouver de débouchés... C'est pourquoi le bilan du commerce extérieur au cours du premier semestre de l'exercice 1925-26 a été négatif». (Décision du Conseil des com. du peuple et du Conseil du travail et de la défense. V.O. août 1926).

[4] - Trotsky fait ici allusion à l'état de fait imposé par la NEP, qu'il va développer plus loin. Le communisme de guerre avait imposé la socialisation à l'ensemble de la production et de la consommation. En 1921, l'instauration de la NEP rendit la liberté du commerce au marché paysan. Cette mesure, parmi d'autres, constitue le pas le plus important fait dans le sens de la collaboration ouvrière et paysanne pour le développement futur du capitalisme d'Etat en socialisme. Les paysans vendirent donc librement le blé à l'Etat, ce qui suppose un marché où jouent les lois de l'offre et de la demande, lois «incontrôlables», comme dit Trotsky, c'est-à-dire échappant au contrôle du Gosplan.

[5] «Smena Wech» littéralement : «déplacement de poteaux indicateurs» ; groupe bourgeois composé de personnes voulant acquérir des notions nouvelles, pour la plupart des hommes de science et autres intellectuels qui s'étaient depuis 1921 déclarés prêts à collaborer loyalement à la reconstruction de la Russie sous le gouvernement soviétique, et obtint le permis d'entrée. (L.T.)

[6] : On peut dire que l'U.R.S.S. est actuellement entrain de subir cette "épreuve". Toute la lutte entre l'opposition et l'appareil du parti bolchevik ne fait que refléter politiquement les difficultés de cette épreuve.

[7] Ceci est l'estimation au jour où nous sommes (28 août 1926). Les modifications dans un sens ou dans l'autre sont évidemment possibles. (L.T.)
La production agricole pour 1913 s'était montée à 11.670 millions de roubles marchandises, celle de 1924-25 atteignit 9.635 millions. Celle de 1925-26 dépassa 95% du niveau de 1913, avec 11.125 millions.
La récolte de 1926 avait été estimée à 4,7 milliards de pouds elle fut en réalité de 4,4 milliards ; erreur qui est à la base du déficit dans le commerce extérieur. (Note Edit.)

[8] : Voici les chiffres de production de l'industrie d'Etat comparés à ceux de l'industrie manufacturière en 1913 (roubles marchandises) :

1913 3.940 millions
1924-25 2.314 millions
1925-26 3.550 millions

 

[9] : Les exportations ne se montèrent en 1925-26 qu'à 663 millions de roubles.

[10] : Littéralement : nouvelle répartition «noire», c'est-à-dire "sauvage" des terres, contre le tsar et contre la grande propriété ; en même temps nom d'un mouvement illégal, de petits cercles des paysans sans terres ou pauvres conduits par des révolutionnaires "intellectuels" en Russie après 1870.

[11] : «Populiste» (narôdniki) tendance romantique à apparence socialiste parmi les intellectuels russes, environ de 1860 à 1890 ; aboutit au parti des social-révolutionnaires, petits paysans et petits-bourgeois pour la plupart social-patriotes.

[12] La «Smytschka» est connue aussi dans l'Europe occidentale : union de la «ville» et de la «campagne», du prolétariat d'industrie et de la paysannerie pauvre, — un des legs de Lénine. (L.T.)

[13] Dans ce cas comme dans d'autres je ne veux pas dire que toutes les indications soient nouvelles : mais elles sont étudiées, complétées et reportées dans un système qui englobe l'économie générale. C'est en cela que réside leur extrême importance. (L.T.)

[14] : Cette explication de Trotsky est très importante. On sait que depuis le rétablissement de la NEP et du marché intérieur, le P.C.R. a déterminé la voie du socialisme à la campagne par les coopératives, en s'inspirant particulièrement des deux derniers écrits de Lénine relatifs à la coopération. Si la base technique de l'agriculture ne vient pas appuyer le rôle des coopératives, on risque d'entraîner les masses paysannes dans un mouvement de coopération sans bases socialistes ou la prédominance croissante des paysans riches peut déterminer peu à peu une nouvelle concentration des terres et une main mise sur le marché qui peuvent devenir des facteurs politiques anti-communistes.

[15] Les dépôts d'économies et comptes-courants se montaient en 1924-1925 en moyenne à 11% des versements de 1913. Pour la fin de l'année prochaine on prévoit une hausse de ces versements se montant jusqu'à 36% de ceux de 1913. Ceci est un des signes saillants de la médiocrité de notre épargne. Mais justement le fait, qu'avec une situation des versements et comptes-courants qui n'atteint qu'à peu près 11% de la situation d'avant-guerre, nous portons notre économie presque au 3/4 du niveau d'avant-guerre, est la meilleure preuve que l'état ouvrier et paysan utilise l'appareil étatique d'une façon incomparablement plus économique, plus prévue, et plus utile que cela n'est le cas dans un régime bourgeois.
Le fait que la vitesse de développement des transports est inférieure aux résultats de l'agriculture et de l'industrie s'explique en grande partie par le fait que dans la période d'avant-guerre, la «valeur spécifique» de l'importation et de l'exportation était beaucoup élevée qu'à présent. Ce qui prouve de nouveau que nous approchons du niveau d'avant-guerre de l'industrie même, avec des ressources nationales et des faits «additionnels» sociaux beaucoup plus modestes qu'ils n'étaient en 1913. (L.T.)

[16]Cette disproportion entre moyens de production et production est explicable avant tout par les différences dans la composition organique du capital ; il est naturel que dans la petite industrie et l'artisanat l'installation (k) est insignifiante en comparaison de la force humaine vivante (v) qu'on dépense sans compter. A l'autre pôle il faut ajouter le fait que le rendement de nos plus grands établissements, par exemple, les géants métallurgiques, atteint à peine 10% de leur capacité. (L.T.)
Note éditeur : Ce résultat numérique n'est qu'une conséquence mathématique de la formule du taux de profit établie par Marx, (Le Capital, Livre III).

 


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