1925

Archives Trotsky, Houghton Library, T 2972, avec la permission de la Houghton Library. Ce texte correspond aux pages du journal de Trotsky consacrées à l'apparition de l'opposition de Léningrad dirigées par Zinoviev et Kamenev et qui permettent de comprendre son opposition initiale à celle-ci. Première publication en français, dans "Cahiers Léon Trotsky" numéro 34, juin 1988.


Œuvres – décembre 1925

Léon Trotsky

Un bloc avec Zinoviev ?

9 décembre 1925


I. SOURCES ET MÉTHODES DE LA DISCUSSION ACTUELLE

1. La discussion dans le parti qui se déroule en ce moment entre l’organisation de Leningrad et le comité central et qui devient de plus en plus chaude, a ses racines sociales dans les rapports entre le prolétariat et la paysannerie dans les conditions de l’encerclement capitaliste. Aucun des deux camps n’a fait de propositions spécifiques, pratiques, qui modifieraient d’une façon ou une autre les rapports politiques et économiques des forces entre le prolé­tariat et la paysannerie. La légalisation de la location de terre et de l’embau­che de travailleurs agricoles ont été réalisées, autant que le parti le sache, sans lutte interne. La diminution des impôts ruraux s’est passée aussi de la même façon. Quand on a élaboré les mesures pour la campagne de collecte des grains, il n’y a pas eu de division notable au comité central entre partisans de prix élevés et partisans de prix bas. Il en est de même pour la décision sur le montant des hausses de salaires. Il n’y a pas eu non plus d’indices de diver­gences, autant que le parti puisse dire, quand le budget national pour 1925-1926 a été dressé. En d’autres termes, sur toutes les questions qui détermi­nent directement ou indirectement l’ampleur et le rythme du développement de l’industrie et de ses différentes branches, le montant de l’aide à l’écono­mie paysanne par l’intermédiaire de ses différentes couches, ou sur des ques­tions qui déterminent directement ou indirectement la part de la classe ouvrière (salaires, etc.) dans le revenu de l’économie nationale dans son ensemble, il n’y a eu aucune indication de désaccord entre la majorité du comité central et sa minorité, qui repose sur l’organisation de Leningrad. Finalement, les résolutions du plénum d’Octobre, qui ont dressé le bilan de tout le travail mentionné ci-dessus et qui formaient la base de la résolution que le comité central présente au congrès, ont été adoptées à l’unanimité.

2. Néanmoins, la lutte autour de ces résolutions adoptées à l’unanimité est en train de devenir de plus en plus chaude, quoiqu’elle ait d’abord un caractère organisationnel et ne se reflète que partiellement et de façon plutôt informe dans la presse et dans la discussion. Le parti ou plutôt, sa couche supérieure, ses membres bien informés, sont devenus les témoins et les demi- participants à une lutte d’appareil extrêmement féroce sur les questions-clés des rapports entre le prolétariat et la paysannerie ; il n’est fait pourtant aucune proposition législative spécifique ni contre-proposition et aucune plate-forme clarifiant les principes qui s’opposent n’est présentée.

3. En ce qui concerne l’essence des divergences, elle est née incontesta­blement, comme il a déjà été dit, de l’orientation générale des deux classes fondamentales — de leur désir d’établir ou de définir plus précisément leurs relations entre elles à l’étape actuelle, nouvelle, du développement, de leurs appréhensions sur l’avenir, etc. Quant aux formes et aux méthodes de la dis­cussion, elles résultent entièrement du régime du parti tel qu’il a pris forme dans les deux ou trois dernières années.

4. L’extraordinaire difficulté, au moins à l’étape actuelle, à déterminer le contenu de classes réel des divergences est engendrée par le rôle absolument sans précédent de l’appareil du parti : à cet égard on est allé bien au-delà de ce qui existait il y a un an. Il suffit de considérer l’importance du fait qu’à Leningrad une résolution dirigée contre le comité central a été adoptée à l’unanimité ou virtuellement à l’unanimité, pendant que, au même moment, l’organisation de Moscou, à l’unanimité — sans une seule abstention — adoptait une résolution directement dirigée contre Léningrad. Il est tout à fait clair que des circonstances locales, dont l’origine se trouve dans la composition et le travail de l’appareil des secrétaires du parti et pas dans la vie des masses elles-mêmes, a joué un rôle décisif dans ce phénomène frappant. Certains sentiments des masses, qui n’ont pas la moindre chance d’être représentés correctement dans les organisations de masse, syndicats ou parti, se sont frayés un chemin dans les cercles supérieurs du parti par des moyens obscurs et détournés ou par des troubles ouverts (grèves), déclenchant ainsi certaines lignes de pensée et ultérieurement prenant pied ou non solide­ment, en fonction des désirs de l’appareil chargé d’une zone particulière.

II. L’ESSENCE DES DIVERGENCES

5. Ce n’est néanmoins pas par hasard que Leningrad est devenu le lieu de l’opposition d’appareil au comité central. Les manœuvres complexes et prolongées en ce qui concerne la campagne, le développement du poids économique et politique des zones rurales dans la vie d’ensemble du pays, l’incapacité de l’industrie de faire face aux exigences du marché, l’apparition de telle ou telle contradiction dans l’économie, la hausse relativement lente des salaires, la pression du chômage rural, tout cela pris ensemble ne peut pas donner naissance à des anxiétés sur l’avenir précisément parmi les éléments les plus réfléchis du prolétariat. Indépendamment du fait que telle ou telle con­tradiction résulte d’erreurs de prévision ou de direction ou de facteurs objec­tifs (les deux en fait, peuvent arriver), les faits restent les faits et puisque ces problèmes ne sont pas débattus dans des discussions systématiques dans le parti et en public, elles deviennent de temps en temps la source de sentiments d’alarme qui, à leur tour, deviennent la source d’accès de panique dans l’appareil, comme il est incontestablement en train d’arriver à Leningrad.

6. Tout en rejetant toute la démagogie, la recherche de mots d’ordre populaires, les mécanismes de défense de l’appareil, etc., on doit dire encore que la position prise par les cercles dirigeants à Leningrad est une expression bureaucratiquement déformée de l’anxiété politique qui étreint la fraction la plus avancée du prolétariat quant au cours de notre développement économi­que dans son ensemble et quant au destin de la dictature du prolétariat.
Bien entendu, cela ne signifie pas que les ouvriers des autres régions du pays ne partagent pas, l’anxiété en question ou qu’à Leningrad elle s’est répandue dans toute la classe ouvrière. La question de l’endroit et de la façon dont ces sentiments trouvent une expression dépend dans une énorme mesure de l’appareil des secrétaires du parti.

7. Le caractère de cette lutte — enveloppée et pour l’instant confinée au sommet — a pour résultat un caractère extrêmement schématique, doctri­naire et même scolastique aux réflexions dans les idées qui sont apparues. Supprimée et étouffée par l'unanimité de l’appareil, la pensée du parti, quand elle rencontre de nouvelles questions ou dangers, se fraie son chemin par des itinéraires en rond et se perd en abstractions, réminiscences et cita­tions innombrables. Il semble cependant qu'en ce moment la presse officielle s’efforce de centrer l’attention du parti sur la définition théorique de notre régime dans son ensemble.

III. CAPITALISME D’ÉTAT ET SOCIALISME

8. En 1921, pendant le passage à la Nep, Lénine insistait particulière­ment pour qu’on définisse le régime économique d’ensemble qui prenait forme dans notre pays comme un capitalisme d’État. A cette époque où l’industrie était dans un état de paralysie totale, il y avait bien des raisons de penser que son développement allait se faire principalement par la voie de compagnies mixtes, attirant des capitaux étrangers, de l’octroi de concessions, de locations, etc. — c’est-à-dire par la voie de formes capitalistes et semi- capitalistes, contrôlées par l’État prolétarien et sous sa direction. Dans ce con­ditions, les organisations coopératives devaient devenir distributrices des biens produits par l’industrie capitaliste d’État et par conséquent devaient devenir une partie constituante de l’appareil économique capitaliste d’État liant l’industrie et la paysannerie.

Le développement réel cependant suivit des lignes plus favorables. L’industrie d’État s’empara de la position décisive. En comparaison, non seu­lement les compagnies mixtes, les concessions, les entreprises louées, mais même l’industrie rurale prirent une part insignifiante du marché. Les coopé­ratives distribuaient des biens obtenus essentiellement par des trusts d’État c’est-à-dire les unités de base de l’économie socialiste en construction. Cela donne aux coopératives elles-mêmes un caractère différent en dépit du fait qu’à leur niveau le plus bas elles reposent sur une économie paysanne frag­mentée de production de marchandises. Les coopératives sont en train de devenir une partie et même un morceau non d’un appareil capitaliste d’État, mais d’un appareil économique socialiste en cours de formation et elles sont une arène pour la lutte de cet appareil contre les tendances capitalistes.

Il est tout à fait clair qu’une définition générale de notre régime écono­mique comme « capitalisme d’État » devient dans ces conditions dénuée de sens : ni l’industrie d’État ni l’économie paysanne ne conviennent à cette définition. Définir tout le système sur la base de ses composantes les moins significatives (compagnies mixtes, concessions, locations, etc.) serait violer outrageusement toutes les proportions.

On pourrait aisément démontrer que, pendant la discussion de 1923, le terme de « capitalisme d’État » fut appliqué sans discrimination à notre système dans son ensemble, y compris les trusts appartenant à l’État, en viola­tion évidente du sens que Lénine donnait à ce concept quand il esquissait une ligne de développement moins favorable, avec un rôle faible pour les indus­tries purement d’État et un rôle important pour le capital privé, surtout étranger, dans les premières années.

9. Laissant cependant de côté la confusion passée qui entoure cette ques­tion — confusion résultant du fait qu’une sélection non critique de citations a été substituée à une analyse léniniste vivante — il est possible de dire à coup sûr que la discussion actuelle sur le terme « capitalisme d’État », bien que doctrinaire dans sa forme, reflète le désir de ceux des membres du parti qui réfléchissent de réexaminer la question des rapports entre l’industrie et l’agri­culture, compte tenu de la façon non satisfaisante dont cette question a été formulée au cours des dernières années.

10. A l’automne 1923, la pensée officielle du parti était que le danger principal résidait dans un développement trop rapide de l’industrie, pour lequel il n’y aurait pas de marché véritable. Le principal mot d’ordre en ce qui concernait l’industrie était « pas trop vite ». On comprenait statistiquement la corrélation entre agriculture et industrie de façon statistique mais pas de façon dynamique, c’est-à-dire qu’on ne reconnaissait pas du tout l'idée que l’industrie était le principe directeur, que précisément pour cette raison, l’industrie doit « dépasser l’agriculture pour la mener en avant et qu’avec une direction juste un tel rapport peut grandement hâter le rythme d’ensemble de la croissance économique. Toute l’orientation économique était présentée avec beaucoup de modestie. Le résultat est que des plans quinquennaux et d'autres programmes pour l’industrie, le transport, le crédit, etc. étaient appliqués au point de devenir des caricatures. Une étape entière de dévelop­pement économique et politique a été colorée d’une révérence passive aux conditions du marché paysan et chaque phase particulière a été marquée par la sous-estimation ou l’incompréhension du rôle de l’industrie comme prin­cipe économique ne s’adaptant pas passivement aux conditions du marché mais dessinant et étendant le marché.

Affirmer maintenant, après coup, que les avertissements et exhortations de 1923 concernant l’agriculture et l’industrie étaient justifiés, c’est contre­dire le cours réel du développement des deux dernières et demie. Des projections à long terme et des programmes portant la marque de la timidité et de la mesquinerie ont été invariablement révisés en hausse sous la pression directe des revendications de trimestre en trimestre et souvent de mois en mois, avec l’inévitable perte non seulement de la possibilité de prévision mais même de maintenir le contrôle quotidien.

11. Nous vivons maintenant dans une période de queues. Le manque de produits industriels a créé les plus graves difficultés dans l’exportation de biens qui, à leur tour, frappent l’industrie. Il va sans dire que les queues d’aujourd’hui sont fondamentalement différentes de celles des premières années du pouvoir soviétique : celles-ci étaient le produit d’.un réel déclin économique, les queues d’aujourd’hui résultent d’une expansion. Mais elles sont l’expression la plus claire du fait qu’en évaluant les perspectives pour le développement économique, la pensée officielle a été frappée d’indécision, de minimalisme et de sous-estimation du potentiel réel.

12. La contradiction éclatante entre le développement prévu et le déve­loppement réel ne pouvait pas ne pas accroître anxiété et doutes dans les cou­ches de la classe ouvrière qui réfléchissent le plus. La prévision disait : « pas d’extrémités, ne courons pas trop vite pour éviter de créer une brèche avec la campagne ». Mais la réalité montrait à chaque pas que l’industrie traînait loin en arrière et qu’il fallait se dépêcher d’improviser dans le domaine de la planification industrielle. Le point culminant de tout cela, ce sont les queues.

13. En ce qui concerne ce qu’on a appelé l’intervention sur les marchan­dises, c’est-à-dire la suggestion de ne pas oublier la division internationale du travail et le marché mondial et d’accélérer notre propre développement économique — fut déclarée être une concession au koulak. Cette orientation nourrit une attitude passive et craintive à l’égard du marché mondial et, dans ses conclusions, pour tomber tête première sur la théorie de l’économie nationale se suffisant. La réalité a totalement refusé cette façon de voir le pro­blème. L’intervention sur les marchandises nous a été imposée par l’expansion de notre propre économie. Elle s'est montrée un instrument puissant de l'accélération du développement de l’industrie étatisée. Ses conséquences négatives se sont faites sentir seulement dans la mesure où il a été introduit comme une improvisation hâtive — au mépris de toutes les prévisions et de tous les plans.

14. Il est devenu de plus en plus évident que la planification n’est pas une coordination passive de plans ministériels — dont les limites ont été éta­blies par le commissariat aux finances, avec les processus économiques dans le secteur privé, que l’on a estimés ou anticipés sur la base des statistiques. La planification d’État basée sur un puissant complexe d'industrie, de transport, de commerce et de crédit, est l’établissement conscient de grandes tâches éco­nomiques et la création des conditions pour leur réalisation. Le minimalisme ou menchevisme existe comme façon d’aborder les tâches et les possibilités. Et il n’existe pas seulement en politique, mais aussi en économie spécialement, puisque les neuf dixièmes de la politique aujourd’hui résident dans la solu­tion des problèmes économiques. Le minimalisme par rapport à la production est un résultat de la sous-estimation, d’un côté, du rôle dirigeant de l’indus­trie d’État, et, de l’autre, des ressources et méthodes à la disposition de l’État ouvrier.

Le parti a besoin d’une nouvelle orientation sur cette question fonda­mentale. L’industrie d’État doit devenir la colonne vertébrale de la planifica­tion économique, basée sur la coordination ferme et effective des unités constituantes des secteurs étatiques et de propriété sociale de l’économie, tant dans leurs relations internes l’une avec l’autre que dans leurs rapports avec le secteur privé.


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