1928

[Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 1, janvier 1928 à juillet 1928. Institut Léon Trotsky, Paris 1988, pp. 155-169, titre : « Les Erreurs de l’Opposition »]



Lettre à A. G. Beloborodov

Léon Trotsky

23 mai 1928


Cher Alexandre Georgievitch,

J’ai reçu hier votre lettre du 19 avril et elle m’a beaucoup plu. Elle contenait beaucoup de neuf pour moi. Les voix qui parlent d’une surestimation du glissement n’ont absolument pas atteint mes oreilles. La « lettre » dont vous parlez m’est totalement inconnue. Quand j’ai écrit ma dernière lettre (énumérant un certain nombre de points), je ne savais rien de ces voix qui parlent d’une surestimation du glissement. Si de telles voix existent, il faut leur donner l’attention qu’elles méritent.

Vous écrivez :

« Le plus risible de tout cela, c’est ce pitoyable repentir parce que nous avons surestimé la force et la vitesse du glissement. Comme s’il existe quelque part dans la nature un instrument pour mesurer le degré du glissement et puis, utilisant le taux convenable, lui appliquer le nombre d’onces de résistance appropriées? En tant que bolcheviks, nous devions combattre le glissement. Et notre estimation du glissement a été totalement confirmée dans des sphères comme la collecte des grains, la famine de biens, la campagne d’ensemencement, l’affaire de Chakhty, la Chine, la situation intérieure du parti, etc. »

Je souscris entièrement à cette formulation générale de principe. Mais j’aimerais, pour la compléter, revenir aux questions de base de la période antérieure de façon tout à fait précise pour vérifier si nous avons ou non exagéré les différences, si nous sommes allés trop à gauche, ou si nous avons surestimé la déviation de droite et le degré du glissement.

1. La grève des mineurs.

Après la fin de la grève générale, il était tout à fait clair que la grève des mineurs, en tant que grève économique à retardement, n’avait aucune perspective. Contre le Conseil général, il fallait tout de suite entreprendre de ressusciter à bref délai la grève générale. C’est dans cet esprit que nous avons rédigé un document bref prédisant le caractère inévitable de la défaite d’une grève économique passive à retardement et le caractère inévitable du renforcement du conseil général à travers cela. Piatakov se rebella : « Est-il convenable de parler de défaite inévitable?... Que vont-ils dire? », etc. Comme si la question était tranchée par ce qu’on dira aujourd’hui et non par ce que les événements démontreront demain. Mais on fit de grandes concessions à Piatakov selon la ligne du mimétisme biologique, c’est-à-dire en s’adaptant à la couleur de l’environnement.

2. Étroitement liée à la première question, il y avait le mot d’ordre de dissolution du comité anglo-russe. Nous avons lancé ce mot d’ordre un peu tard, surmontant de la résistance. Comme dans le premier cas, il y avait là aussi une sous-estimation du désaccord et des résultats qui menaçaient.

Le résultat de ces erreurs est qu’un mouvement gigantesque n’a produit que des résultats politiques et organisationnels insignifiants : le conseil général reste en place et le parti communiste a à peine grandi.

3. La Chine.

Nous avons lancé publiquement le mot d’ordre du départ du Guomindang du parti communiste, deux ans environ après l’époque où il était dicté par toute la situation et par les intérêts les plus vitaux du prolétariat et de la révolution chinois. Pire encore, dans la Déclaration des 84, il y avait un abandon ostensible du mot d’ordre de départ du Guomindang. Cela s’est fait en dépit d’une résistance résolue (insuffisante, hélas, mais résolue) de quelques-uns de ses signataires, vous et moi compris. Là aussi on avait peur de ce qui allait être dit et pas de ce que les événements allaient démontrer. Et maintenant, seul un imbécile ou un renégat pourrait ne pas comprendre ou nier que la subordination du parti communiste a coûté sa tête à la révolution chinoise. Cela signifie que là aussi, il y a eu une erreur de droite, pas de gauche.

C’est à partir de l’analyse de l’expérience et des tendances de la révolution de 1905 que le bolchevisme, le menchevisme, la gauche de la social-démocratie allemande ont été formés. L’analyse de l’expérience de la révolution chinoise n’a pas moins de signification pour le prolétariat international.

4. L’automne dernier, nous n’avons pas dit publiquement que l’expérience de 1925-27 avait déjà liquidé le mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie pour la révolution chinoise, et qu’à l’avenir ce mot d’ordre conduirait soit à une régurgitation du guomindanguisme soit à des aventures. Nous l’avons prédit tout à fait clairement et précisément. Mais, même sur ce point, nous avons fait des concessions (tout à fait inadmissibles) à ceux qui sous-estimaient la profondeur du reflux sur la question chinoise.

5. Jusqu’à présent, nous ne nous sommes pas prononcés de façon suffisamment catégorique contre la propagation de partis soi-disant « ouvriers et paysans » en Inde, au Japon, etc. Nous avons sous-estimé la profondeur du glissement, exprimé dès 1924-25 par le mot d’ordre d’illettré de « partis bi-classistes ouvrier-paysan en Orient ».

6. Trotsky devait indiquer plus tard à l’Américain Shachtman que, dans le débat à l’intérieur de l’Opposition, la position de sa fraction sur ce point avait été « trahie » par Radek et Piatakov qui se rangèrent à l’opinion de Zinoviev en refusant à lancer le mot d’ordre de départ des communistes du Guomindang.

6. Nous n’avons pas soulevé assez tôt la question du programme du Comintern. En réponse aux thèses que nous formulions là-dessus, Piatakov objectait : « Cela ne vaut pas la peine de le soulever. Ils vont dire que nous avons des divergences plus importantes encore sur le programme... » Pourtant le projet de Boukharine est, dans le meilleur des cas, une caricature social-démocrate-gauche d’un programme communiste. Boukharine ne part pas de l’économie mondiale et de ses rapports fondamentaux réciproques (Europe-Amérique-Orient-U.R.S.S.), mais d’un modèle abstrait de capitalisme national. L’adoption maintenant de ce programme ou d’un autre du même genre – après l’expérience de 1923 en Allemagne, les événements de Bulgarie et d’Esthonie, après nos discussions et en particulier nos discussions sur Amérique et Europe, après l’expérience des grèves anglaises, et surtout après l’expérience de la révolution chinoise – signifierait la ruine idéologique du Comintern, une précondition de sa ruine politique et organisationnelle. Nous avons sous-estimé l’importance de cette question.

L’allégation selon laquelle Lénine « approuvait » le programme de Boukharine est un mensonge monstrueux. Boukharine voulait que le projet fût présenté au nom du bureau politique. A l’initiative de Lénine, cela lui fut refusé, mais on lui permit de présenter le programme en son nom comme ouverture de la discussion. Zinoviev m’a raconté qu’après avoir lu le projet de Boukharine, Vladimir Ilitch lui dit : « Il aurait pu être pire » ou « J’avais craint que ce fût pire », quelque chose comme ça. Boukharine était très intéressé par l’opinion de Lénine et a accablé Zinoviev de questions à ce sujet. « J’ai une faute sur la conscience », me dit Zinoviev, « c’est d’avoir beaucoup atténué l’opinion de Lénine. »

7. Jusqu’à ce jour, nous n’avons même pas dit un tiers de ce que nous aurions dû dire des questions fondamentales de la politique de l’Internationale communiste et de son régime. C’est-à-dire qu’une fois de plus nous avons péché par l’opposé d’une exagération des divergences ou de la surestimation du glissement.

8. Mais peut-être avons-nous surestimé les divergences sur les questions intérieures? Des voix se sont élevées à ce sujet (V. N. Iakovleva, Krestinsky, Antonov-Ovseenko et autres). Elles disaient : « Les divergences sur les questions intérieures ne sont pas si grandes, mais c’est le régime du parti qui est intolérable. » A cela, nous répondons : « a) Vous ne voulez pas apprécier les divergences sur les questions intérieures à l’échelle des processus et de la politique mondiale, mais, sans cela, toute votre appréciation est réduite à un vulgaire empirisme; vous voyez des pièces et des morceaux, mais pas la façon dont les choses se développent, b) Vous rendez les choses deux fois plus confuses quand vous condamnez le régime du parti dont vous croyez qu’il a permis une ligne politique correcte. Pour nous, le régime du parti n’a pas une signification indépendante, il ne fait que refléter tout le reste. C’est pourquoi tout politique expérimenté et sérieux doit nécessairement demander : « Si vous pensez qu’il y a eu un tournant de classe sérieux dans la politique officielle, comment expliquez-vous qu’on continue à “ exporter ” des gens qui ne sont coupables que d’avoir compris les premiers et d’avoir revendiqué plus tôt un tournant de classe ? » Il ne s’agit pas du tout ici de justice, encore moins d’« injure personnelle », des adultes ne discutent pas généralement de telles choses. Non, c’est un indicateur infaillible du sérieux, de l’élaboration et de la profondeur du tournant qui s’est produit. Inutile de dire que ce que révèle cet indicateur est extrêmement peu réconfortant.

9. Pour vérifier si nous avons ou non exagéré les dangers ou surestimé le glissement, reprenons la question récente de la collecte des grains. Toutes les questions de politique intérieure se recoupent dans cette unique question plus que dans toute autre.

Le 9 décembre 1926, Boukharine, parlant au 7e plénum du C.E.I.C., a, pour la première fois, soutenu l’accusation concernant notre déviation social-démocrate :

« Quel fut l’argument le plus puissant utilisé par notre Opposition contre le comité central du parti (j’ai dans l’esprit l’automne de 1925). Ils disaient alors : “ Les contradictions grossissent de façon monstrueuse et le C.C. du parti ne le comprend pas. ” Ils disaient : “ Les koulaks, entre les mains desquels est concentré tout le surplus de grain, ont organisé contre nous une ' grève du grain '. C’est pourquoi il rentre si peu. ” Nous avons tous entendu cela. Ultérieurement, les mêmes camarades ont pris la parole pour dire : “ Le koulak s’est encore renforcé ; le danger a grandi. ” Camarades si ces deux allégations sont exactes, nous aurions eu cette année une “ grève du grain ” plus grave encore. En réalité [...] le chiffre pour la collecte du grain a déjà augmenté de 35 % en comparaison des chiffres de l’année dernière, ce qui constitue un succès indiscutable dans le domaine économique. Mais, selon l’Opposition, tout devrait être à l’opposé. L’Opposition nous calomnie quand elle dit que nous contribuons à la croissance des koulaks, que nous aidons les koulaks à organiser une grève du grain ; les véritables résultats prouvent précisément le contraire » (Compte rendu sténographique, vol. II, p. 118).

C’est exactement ce qu’il dit : « le contraire ». Mettant complètement à côté. Notre théoricien mal inspiré trouvera des preuves « du contraire » dans toutes les questions sans exception. Et ce n’est pas sa faute, ou plutôt, pas seulement sa faute. En général, la politique du glissement ne peut tolérer les généralisations théoriques. Mais, comme Boukharine ne peut vivre sans ce poison, il est obligé à tous les enterrements de proclamer devant le cercueil : « Emportez-le, mais ne l’emportez pas trop loin ! »

Sous la pression de ceux qui craignaient de « surestimer », « exagérer », ou emporter les choses trop loin, nous avons parlé en sourdine au 7e plénum. En tout cas, nous n’avons pas répondu à la philosophie de Boukharine sur les collectes de grain. C’est-à-dire que nous ne lui avons pas expliqué qu’on ne peut juger des tendances fondamentales du développement économique par des épisodes conjoncturels, mais qu’on doit évaluer les épisodes conjoncturels à la lumière des processus fondamentaux.

10. Mais peut-être sur cette question allons-nous trop loin, tandis que d’autres tiennent compte de la « spécificité » de la nouvelle situation en temps opportun ? Là-dessus, nous avons le témoignage irréfutable et valable de Rykov. Lors d’une réunion du soviet de Moscou du 9 mars 1928, il a déclaré : « Cette campagne a incontestablement tous les traits distinctifs du travail d’une brigade de choc. Si on me demandait s’il n’aurait pas mieux valu administrer de façon plus normale, c’est-à-dire sans recourir à une telle campagne de brigades de choc afin de surmonter la crise des collectes de grain, j’aurais répondu avec candeur que ç’aurait été mieux. Nous devons reconnaître que nous avons perdu du temps, que nous avons laissé passer le commencement des difficultés dans la collecte du grain, nous n’avons pas su prendre à temps une série de mesures qui étaient nécessaires pour un développement victorieux de la campagne de la collecte des grains » (Pravda, 11 mars 1928).

Ce témoignage n’a besoin d’aucun commentaire.

11. Dans le document « Nouvelle étape », nous disions, si vous vous en souvenez : « La pseudo-lutte des staliniens contre les deux partis dissimule la formation d’un parti bourgeois sur le flanc du V.K.P., qui utilise son drapeau pour se camoufler. »

Au plénum de février du C.E.I.C., Boukharine donna de cette phrase l’interprétation suivante : Trotsky dit : « Ce n’est pas nous qui sommes un second parti, c’est le V.K.P., il a dégénéré ; nous conservons ses traditions ; donc, nous sommes le premier parti et lui, il est le deuxième. Par ces paroles mêmes, il admet l’existence de deux partis » (Pravda, 17 février 1928).

Ainsi, même en février de cette année, Boukharine identifiait l’entrelacement des bureaucrates et nouveaux propriétaires avec le P.C.U.S. Quand nous parlions du germe d’un deuxième parti, du quartier général semi-oustrialoviste recouvert du drapeau du P.C.U.S. – grâce à la lutte contre la gauche – Boukharine, jusqu’en février de cette année encore – répondait : « Mais, voyez-vous, ce quartier général semi-oustrialoviste, c’est en fait le P.C.U.S. » De plus, dans la crise de la collecte des grains, il a été brutalement révélé qu’il y a parmi nous des éléments nombreux et influents qui ne reconnaissent pas les classes, ou qui veulent réaliser la théorie martynoviste du bloc des quatre classes. Pendant deux jours on a mené grand bruit autour de ces éléments. Mais je n’ai pas relevé quand ces éléments, qui contrôlent les collectes de grain, non seulement au centre, mais également dans les provinces, ont été appelés par leur nom, condamnés ou quelque chose comme ça. Je ne mentionne même pas le fait qu’aucun de ces éléments n’a abouti à Oust-Koulom.

En tout cas, nous n’avons rien exagéré ni rien surestimé en ce qui concerne les collectes de grains ou le quartier général semi-oustrialoviste qui se constitue sous le couvert du P.C.U.S., à la jonction entre son flanc droit et les nouveaux propriétaires.

12. Ainsi, politiquement, nous n’avons jamais été coupables d’exagération, de surestimation, de déviation excessive ou d’ultra-gauchisme. Au contraire, nous avons commis les fautes opposées, en cédant à la faiblesse de caractère, à l’indécision, au centrisme de gauche et aux exigences d’une coloration protectrice. S’il fallait une preuve, tout cela a été démontré plus haut. Il existe cependant une autre question : n’avons-nous pas, peut-être, tiré quelques conclusions organisationnelles et tactiques exagérées de nos appréciations politiques? Pas le moins du monde. Les faits attestent que nous n’avons pas été indulgents avec ceux qui ont essayé, même dans des murmures, de déclarer que la révolution d’Octobre était liquidée, le parti, thermidorien, l’État soviétique, bourgeois. Nous avons rompu sans retour avec quelques révolutionnaires excellents quand ils ont manifesté à quelques indices qu’ils s’engageaient dans la voie d’un second parti (soit dit en passant, il vaut la peine de relever que Zinoviev lui-même était opposé à cette rupture). Nous avons accepté les « Leçons du plénum de juillet » de Zinoviev sans nous fermer les yeux devant le délayage et l’évidente fausseté de nombreuses formulations. Nous avons considéré comme indiscutable l’idée de base de ces thèses, l’opposition à deux partis, et c’est justement pour cela que nous les avons acceptées en dépit de protestations isolées de camarades, qui, dans cette question, allaient trop « à gauche ». A la veille et pendant le XVe congrès, la pression pour une coloration protectrice nous a totalement débordés sur notre droite. Cela s’est exprimé dans un certain nombre de déclarations qui étaient dénuées de sens ou de fait erronées. Nous avons corrigé cette déviation difficilement et avec préjudice pour le parti.

13. En Europe, nous avons aussi mené une lutte résolue contre la ligne des deux partis. C’était en partie clairement exprimé dans les deux lettres publiées dans la Pravda du 15 janvier 1928. Ces dernières étaient entièrement consacrées à une justification concise de notre cours pour le parti et à travers lui. En relation avec les derniers événements, je vais citer deux paragraphes, le 8e et le 9e, qui ont été correctement cités :

« 8. Les considérations exprimées plus haut, ainsi que les expériences faites récemment en Allemagne (Altona) parlent contre la présentation de candidats à part. Nous n’avons pas le droit de briser notre ligne pour de problématiques mandats.

9. La formation d’une Ligue des communistes de gauche est fausse. Le nom de l’Opposition est assez populaire et il a un caractère international. Le terme de « ligue » n’ajoute rien, mais peut devenir le pseudonyme d’un deuxième parti.

En relation avec cela, il faut expliquer l’épisode du récent télégramme du camarade Radek publié dans la Pravda avec une note de la rédaction indiquant que Trotsky avait refusé de le signer. En fait, j’ai répondu à Radek que l’envoi de ce télégramme ne me paraissait ni nécessaire ni opportun, surtout du fait que notre déclaration sur cette même question avait déjà été publiée aussi bien dans la Pravda que dans Die rote Fahne. Ainsi, si la direction officielle veut utiliser notre opinion dans son intérêt contre les avocats de candidats parallèles, elle a pleine possibilité de le faire. Il était particulièrement incorrect d’envoyer un télégramme particulier seulement sur les élections allemandes parce que, selon la Pravda, Treint et autres présentaient apparemment des candidats en France aussi. Si la rédaction de la Pravda n’avait pas joué sur l’opposition de Radek contre moi, elle aurait joué sur le fait que nous nous taisions sur les élections françaises ou sur l’existence même du Leninbund, ou sur mille et une autres choses. En un mot, il est tout à fait clair que si la Pravda a publié notre télégramme, elle ne l’a fait que pour entretenir plus de confusion ensuite. Cela a été entièrement confirmé. Les conditions dans lesquelles nous sommes placés excluent pour nous toute possibilité d’une « politique épisodique ». Nous n’avons même pas assez d’informations pour des interventions particulières. Par exemple, jusqu’à présent, je ne sais pas vraiment si Treint a posé sa candidature. C’est pourquoi, tel que je le vois, le télégramme de Radek était une bourde – Dieu sait exactement quel genre, mais une bourde néanmoins.

En rapport avec cela, je rappelle un épisode curieux. Passant par Berlin, Kamenev a donné sa bénédiction à la gauche pour la présentation de ses propres candidats. Un des camarades russes m’a écrit là-dessus une lettre indignée, et, qui plus est, suggérait que Kamenev ne poussait la gauche sur la voie des candidatures parallèles avec autant de légèreté que parce qu’il était décidé d’avance à s’en dissocier avec « le profit maximum » à la première occasion. A l’époque, cette hypothèse me parut invraisemblable, cynique même. Mais maintenant...

14. Sommes-nous peut-être allés trop loin du point de vue tactique, dans la façon dont nous avons présenté nos idées? Krestinsky nous en a accusés. Je lui ai répondu une lettre détaillée (Krestinsky y apparaît comme X.). Krestinsky ne comprenait pas l’essence du désaccord, pas plus qu’Antonov-Ovseenko dont j’ai écrit que c’était dans sa position « que la confusion sans espoir et l’étroitesse d’esprit trouvaient leur expression la plus achevée. Il ne pourra même pas tenir trois mois cette position. Le proche avenir montrera quelle route Ovseenko, qui a oublié de penser comme un marxiste, prendra pour échapper à cette confusion et étroitesse d’esprit » (29 novembre 1927).

La période de trois mois s’est révélée fatale pour Antonov-Ovseenko. Comme on dit dans les livres, que cela serve de leçon et d’avertissement.

Mais revenons à la question des « excès tactiques ». Nous n’avons jamais eu d’autre objectif que de présenter nos idées au parti. Nous avons utilisé toutes les méthodes que la situation nous permettait d’utiliser. Comme l’expérience l’a montré, nous n’avons atteint que trop peu de membres du parti avec trop peu de nos idées. S’il en va de notre faute et non seulement des conditions objectives, cette faute réside dans le fait qu’à certains moments, quelques-uns d’entre nous ont sous-estimé les divergences et les dangers, et que, par notre comportement, nous avons donné aux gens des raisons de penser qu’il s’agissait de divergences secondaires et épisodiques. Dans des cas semblables, la plus grande erreur et le pire danger sont de s’aligner sur ceux qui sous-estiment les divergences, qui ne voient pas le sens dans lequel se développent les processus et éprouvent donc le besoin d’une coloration protectrice. En gros, nous avons défendu la ligne juste. Mais, comme je viens de le montrer, nous avons commis des erreurs isolées, mais pas insignifiantes. Et toujours des erreurs de droite, pas de gauche. Tactiquement, nous avons été capables d’avancer avec succès jusqu’au moment où nous tombions dans un piège, posé par le « Maître » en la matière. Toutes nos déclarations ont un caractère propagandiste et n’ont que cela.

Plus vigoureuse a été notre action du 7 novembre. De même notre mot d’ordre : « Feu contre la droite, contre le koulak, le spéculateur et le bureaucrate ! », contre les koulaks et les spéculateurs qui perturbent la collecte de grains et contre les bureaucrates qui ont organisé ou laissé faire l’affaire Chakhty. Le 7 novembre, nous nous sommes trouvés devant une tentative de plus du « Maître » d’aiguiller la lutte interne du parti vers les rails de la guerre civile. Nous avons battu en retraite devant ce plan criminel. Ainsi les zigzags tactiques découlaient-ils de l’ensemble de la situation, qui était le résultat à la fois des conditions de la dictature en général et de ses particularités en période de reflux.

Le soir du 7 novembre, après la manifestation, nous avons appelé Zinoviev, afin qu’il revienne à Moscou pour que soit posée la question d’un repli tactique. Zinoviev saisit l’occasion de répondre par lettre. Une description des événements du 7 novembre à Léningrad y était jointe. Dans cette lettre, il disait :

« La description est photographiquement juste. Toutes les informations suggèrent que toutes ces choses regrettables profiteront beaucoup à notre cause. Nous sommes inquiets de ce qui vous est arrivé. Les smytchki se passent bien ici. Le retournement en notre faveur est important. Nous n’avons pas l’intention de partir d’ici maintenant. »

Tout cela fut écrit, je le répète, le soir ou dans la nuit qui suivit le 7 novembre. Nous avons répété notre exigence du départ immédiat de Zinoviev pour Moscou. Ce qui est arrivé à sa venue, 24 heures plus tard, est bien connu.

Mais assez sur le passé. Je n’y ai touché que dans la mesure où il le faut pour nous, maintenant et dans l’avenir immédiat. Celui qui dit que nous avons « surestimé », celui qui ne dit pas cela inconsidérément, ou impulsivement (ce genre de choses peut arriver à tout le monde), mais délibérément et par conviction, celui-là ne peut tenir semblable position même trois mois...

Quelques camarades ont posé différemment la question : « Nous avons tout fait de façon fondamentalement juste, nous avons avancé au bon moment et opéré un tournant au prix de grands sacrifices quand nos prédictions ont été confirmées par les événements. Maintenant, il ne faut pas manquer ce tournant : il faut l’admettre et l’utiliser comme une chance pour une solution plus normale et plus saine des conflits dans le parti. » Sous cette forme générale, j’accepte sans réserve cette formule algébrique. Il faut seulement y introduire des quantités arithmétiques plus précises. Mais le problème crucial est que, jusqu’à présent, ces quantités arithmétiques sont, ou bien totalement inconnues ou presque infinitésimales.

Que se passe-t-il ? Un tournant de classe ou une manœuvre bureaucratique? A mon sens, semblable formulation simplifie trop la question. En ce qui concerne l' « auto-critique », la démocratie de parti, les soviets chinois, etc., il est tout à fait loisible de supposer qu’il existe un désir d’échapper aux difficultés par des manœuvres. Mais qu’en est-il de la collecte des grains, des queues et files d’attente, des difficultés dans les affaires extérieures? Bien sûr, ceux qui font cette politique savent bien qu’une manœuvre au sommet ne fera pas livrer du grain. Et pourtant il leur faut avoir du grain; généralement parlant, c’est la précondition de toutes sortes de manœuvres possibles à l’avenir. C’est là qu’est le nœud de quelque chose de bien plus significatif qu’une simple manœuvre de sommet. Les auteurs de cette politique sont plongés dans une situation où un tournant sérieux et profond est nécessaire. Mais, du fait de leur position et de leurs habitudes invétérées, ils aimeraient opérer ce tournant inévitable – dont, soit dit en passant, ils ne voient pas encore très bien les formes concrètes – par les méthodes de manœuvre bureaucratique.

Il ne peut y avoir de doute (seul un idiot peut maintenant en douter) que, si notre travail antérieur n’avait pas existé – nos analyses, prédictions, critiques, exposés et encore de nouvelles prédictions – , il se serait produit un net tournant vers la droite sous la pression de la crise de la collecte des grains. Sokolnikov attendait cela quand il a renoncé aux divergences. Nous le considérions alors comme vraisemblable. Ainsi « A une nouvelle étape » parle d’un tournant économique imminent à droite sous la pression de difficultés aggravées. Il s’est avéré que le tournant était à gauche. Cela signifie que nous ayons nous-mêmes sous-estimé le bon et solide coin que nous avions enfoncé. Oui, c’est précisément notre coin qui leur a rendu impossible, à cette époque précise, de chercher une issue aux contradictions sur la voie de droite. En soi, ce fut une importante réalisation, même si elle était transitoire, car le temps est un facteur important en politique. Il ne suffit pas qu’aient été faits un certain nombre de pas qui, tout en restant pour le moment dans les limites de la manœuvre bureaucratique, indiquent un tournant à gauche. Pour apprécier ce tournant, il ne suffit pas d’avoir seulement des quantités arithmétiques fondamentales, car, après tout, ce dont il s’agit ici, c’est des classes, de l’interaction de l’appareil du parti avec l’appareil d’État et de l’appareil d’État avec les diverses classes. Ce serait trop téméraire de dire que la mer a pris feu parce que la mésange a dit qu’elle le ferait. Khristian Rakovsky, de qui j’ai reçu une lettre hier, applique, de façon très appropriée, à cette situation l’expression anglaise « Wait and see ».

Il est vrai qu’un certain nombre de généralisations ont été faites dans la presse qui semblent avoir été directement empruntées à nos documents. Mais ici aussi il est tout à fait possible pour eux de sonner la retraite, et oh, combien fort ils pourraient la sonner. Penser que la droite est faible, c’est ne rien comprendre. Les opportunistes sont toujours faibles par eux-mêmes dans le cadre d’un parti prolétarien de masse. Ils tirent leur force d’autres classes. En soi, l’aile droite dans notre parti représente le maillon auquel sont accrochés les nouveaux propriétaires et à travers eux la bourgeoisie mondiale également. Si on coupe ce maillon de la chaîne, en lui-même il ne vaut pas un sou. Mais, dans la situation actuelle, l’extraordinaire pression des classes hostiles au prolétariat est transmise par son intermédiaire. Les droitiers se taisent; ils cèdent et reculent sans un combat. Ils comprennent que, dans le cadre du parti, le noyau prolétarien, même dans sa condition actuelle, pourrait les réduire en pièces en un clin d’œil. Ils ne peuvent encore montrer ouvertement leurs têtes. En outre, ils comprennent la nécessité de la manœuvre à gauche. Oustrialov lui-même a écrit aux spécialistes : « Laissons à la direction quelque crédit pour qu’elle manœuvre à gauche, sans cela, elle ne pourra pas s’occuper du véritable ennemi. »

Pour ces gens, il ne s’agit que de manœuvres. Ils comptent fermement sur le fait qu’il n’y aura pas de tournant, que la tentative de tourner se brisera contre la résistance du matériel économique (c’est-à-dire les propriétaires) et qu’alors, après la faillite de la tentative de tournant, leur tour viendra, celui de la droite. Dans une lettre que je viens de recevoir de lui, le camarade Valentinov montre à juste titre cet aspect du processus.

Mais si, pour la droite et leurs patrons sans parti, la question n’est qu’une manœuvre pour se préparer à un tournant à droite, pour le centre, et, derrière lui, pour de larges cercles du parti, la question est plus complexe. Il y a ici toutes les nuances, depuis le trucage bureaucratique jusqu’au désir sincère d’aiguiller toute la politique sur les rails prolétariens-révolutionnaires. Ici aussi, il est nécessaire d’attendre et de voir comment se définissent les éléments qui composent le « tournant » avant qu’il prenne son cours. Nous avons eu un petit exemple, mais le plus clair possible, dans la sphère de l' « autocritique ». Je pense à l’affaire Bleskov-Zatonsky. Le camarade Sosnovsky est en train de la populariser car il la trouve hautement symptomatique. Il me semble que c’est tout à fait juste. L’ « autocritique » n’est-elle qu’une manœuvre. S’occuper de paris à ce sujet, en d’autres termes des intentions est dénué de sens. Mais le fait est que le mécanicien Bleskov a pris cela au sérieux et même tenté le très innocent Zatonsky par l’énergie de sa bonne foi. Zatonsky a pris la fuite et utilisé son influence pour ouvrir toute grande la porte du Kharkov Proletarii. Et Moscou a donné le signal pour fermer la porte. Que le nez de Zatonsky ou quelque autre partie de son vénérable corps « ouvrier et paysan » soit blessé comme conséquence de cette affaire, nous ne pouvons le dire d’ici. Mais il est clair qu’un nœud n’a pas été dénoué, ce qui signifie la possibilité que la manœuvre se transforme en tournant – avec l’aide énergique de la base.

La même chose vaut pour le « cours nouveau » dans son ensemble. Si nous pouvions nous risquer à une analogie sans que les conspirateurs et les escrocs essaient de fabriquer une thèse Clemenceau, nous pourrions dire cela : « Le vrai printemps de 1905 est sorti du “ printemps ” de Sviatopolsk-Mirsky. Mais ce serait un piètre révolutionnaire que celui qui chercherait à attraper la queue de l’hirondelle en pensant que cela règle le problème du printemps. » Bien sûr, il ne s’agit pas pour nous de révolution, mais de réforme dans le parti, et, à travers elle, dans l’État. Mais dans le rapport entre les éléments évoqués ci-dessus, il existe une analogie. Pris tous ensemble, c’est du matériel pour une « thèse Sviatopolsk-Mirsky ».

Que conclure ? Je vais citer ici la lettre du camarade Valentinov :


« Conclusion 1 : plus de ténacité. Conclusion 2 : comme avant, s’en tenir à une politique à long terme. Conclusion 3 : surveiller ce qui se passe au sommet, mais suivre avec plus d’attention encore ce qui se passe dans les masses, car c’est là qu’est la source de force pour la défense de la révolution et la résistance à Thermidor. »

J’ai tiré les conclusions pratiques pour les jours qui viennent dans ma lettre précédente, où je parlais de l’appel au VIe congrès de l’Internationale communiste.

Mais il est temps de terminer. Ma lettre a déjà dépassé les limites prévues à l’origine.


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