1929

Lettre à I. Montagu, traduite du russe. (Archives publiées grâce au soutien de l'Institut Léon Trotsky)


Œuvres – septembre 1929

Léon Trotsky

La crise britannique

23 septembre 1929


Cher camarade Montagu,

Un concours de circonstances a fait que j'ai beaucoup tardé à vous répondre. Je suis resté un certain temps sans collaborateurs étrangers ; quant à ma collaboratrice russe, elle était en congé. Il m'est difficile d'écrire de longues lettres à la main, et cela prend aussi trop de temps.

Commençons par les questions d'affaires.

Je suis maintenant totalement coupé du marché russe du livre, et malheureusement, il m'est impossible aujourd'hui de vous donner des conseils. Mais je vais écrire à mon plus jeune fils [1] qui se tient à peu près au courant des nouveautés, et par lui je pourrai me procurer ce qu'il y a de plus intéressant. Je le ferai d'autant plus volontiers que nous serons heureux, ma famille et moi-même, de renouer ainsi avec la littérature russe d'aujourd'hui.

Venons-en à votre proposition concernant l'Angleterre. Bien entendu, je continue de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour partir pour l'Angleterre: je le souhaite tant du point de vue de ma santé, que de mon travail. Votre plan me paraît tout à fait acceptable et réalisable. N'importe quelle commission médicale reconnaîtra la nécessité de soins médicaux. Je crois possible également d'obtenir du gouvernement turc une déclaration par laquelle il s'engage à m'accueillir de nouveau, lorsque mon séjour en Angleterre prendra fin. Mais je ne peux entreprendre des démarches dans ce but auprès du gouvernement turc que si j'ai l'absolue certitude que le gouvernement anglais me donnera un visa. Faute de quoi, je cours le risque de me mettre dans une situation désagréable et extrêmement délicate. Une fois que je me serai adressé au gouvernement turc, vous comprenez bien que si le gouvernement britannique persiste à me refuser le visa d'entrée, ma situation en Turquie se dégradera inévitablement. Voilà pourquoi je ne peux solliciter les autorités turques que si, auparavant, je suis assuré de pouvoir entrer en Angleterre.

Les propos bienveillants de tel ou tel ministre, en coulisses, n'ont en général que peu d'effets. Vous savez comment les choses se sont passées en Allemagne: non seulement le président du Reichstag [2], mais plusieurs ministres, s'étaient exprimés en ma faveur dans des conversations privées. Et pour finir, on m'a refusé le visa.

C'est pourquoi je vous prie de poursuivre vos investigations de façon plus approfondie,,avec plus de précision. Il me semble que Paton [3], le secrétaire de l'Independant Labour Party, pourrait nous être utile. Il m'a même adressé une invitation officielle pour que je vienne donner une conférence à l'école du parti : c'est dire à quel point il était certain que j'obtiendrais le visa. Par la suite, il a entrepris des démarches auprès de ses ministres pour que je l'obtienne. En tout état de cause, il ne refusera pas de vous donner des informations.

Je vous suis très reconnaissant de m'avoir parlé de vous de façon un peu détaillée. Ce n'est pas seulement intéressant, mais aussi instructif pour moi ; cela m'ouvre des perspectives sur la vie en Angleterre, que je connais si mal. De plus, le devenir de l'Angleterre m'intéresse en ce moment au plus haut point, en parallèle avec l'évolution de l'Amérique.

Ce que publie l'Observer, ce n'est pas mon autobiographie mais de courts extraits ; une agence américaine a réalisé cet abrégé à l'usage de la presse. Mon autobiographie est un gros livre de cinq ou six cents pages, qui doit sortir en octobre à New-York, chez Scribner, et simultanément à Berlin et Paris. Naturellement, je vous l'enverrai dès qu'elle aura vu le jour.

A propos, j'espère que vous avez reçu mon ouvrage en français, qui est plus un recueil de documents qu'un livre.

Je voudrais aborder maintenant les questions politiques. Vous avez tout à fait raison de dire qu'il est très difficile de s'exprimer sur ces questions par lettre lorsqu'on connaît mal son interlocuteur, c'est-à-dire lorsqu'on n'a pu auparavant, en discuter longuement. Si vos déplacements professionnels vous permettaient de passer par Constantinople, je serais très heureux de vous accueillir chez moi et de faire ainsi directement connaissance avec vous : un échange de correspondance ne peut remplacer une relation personnelle. Mais en attendant, il faut tout de même tenter de s'expliquer par écrit.

;Vous dites beaucoup de choses intéressantes et justes sur l'empirisme britannique, sur la tendance à rechercher le compromis, etc... Il ne fait pas de doute que cette tradition nationale, qui résume les pratiques et procédés de l'Etat bourgeois britannique est un élément politique de première importance. Celui qui ne tiendrait pas compte, dans son activité pratique, de cette tradition nationale immuable, prendrait à coup sûr le risque de se casser le nez. Cependant ni cette force d'inertie propre à l'Angleterre, ni les traditions psychologiques ne sont décisives. Ce sont les facteurs économiques qui sont fondamentaux. Nous avons vu plus d'une fois que plus un régime était conservateur dans ses traditions, plus son effondrement, sous les coups des forces économiques prenait finalement un tour catastrophique.

J'ai lu récemment un éditorial du Times consacré aux projets de concentration dans l'industrie charbonnière. Le journal conservateur écrit que les pratiques et traditions de l'industrie anglaise, c'est-à-dire "l'individualisme", "l'indépendance", etc ... sont des obstacles sur la voie de la concentration. Le Times qualifie ces "grandes" traditions de la bourgeoisie britannique de facteur létal. Même le Times! En même temps, il attribue à ce facteur létal une très grande capacité de résistance à une réorganisation de l'industrie britannique. On ne peut qu'ajouter: c'est précisément pourquoi le processus de réorganisation prendra un tour d'autant plus convulsif, lourd de dangers, catastrophique. On peut dire la mime chose, à plus grande échelle, de toute la vie sociale en Angleterre. Empirisme, individualisme, esprit de compromis sont des forces puissantes, mais fatales. L'empirisme politique anglais est le produit figé d'une époque où la Grande-Bretagne allait, jour après jour, à la conquête du monde et affermissait sa domination par des moyens adaptés aux circonstances toujours changeantes.

Mais il ne reste rien aujourd'hui des prémisses objectives de l'empirisme britannique. La crise d'hystérie de Snowden à La Haye [4] est une tentative risible de ressusciter ce qui ne peut pas l'être. La flotte britannique est égalée par la flotte américaine, ce qui signifie la liquidation totale et définitive de la puissance maritime britannique. Des flottes d'égale puissance au commencement d'un conflit, cela signifie, en cas de guerre, que les Etats-Unis disposeraient d'un avantage colossal car leur capacité à renouveler et accroître rapidement leur flotte pendant le cours des combats serait bien supérieure à celle de l'Angleterre. Je ne veux pas dire par là que la guerre est pour demain ou après-demain. Mais la perspective de la supériorité écrasante de l'Amérique sur la Grande-Bretagne, même dans le domaine de l'arme navale, va dès maintenant planer sur la politique de l'Angleterre et sur toute la pensée sociale. Ce qui implique la fin de l'empirisme. Les généralisations, les grandes idées, les vastes doctrines sont l'arme du faible dans sa lutte contre le fort. Jusqu'à la fin du siècle dernier, l'Angleterre n'avait pas besoin de vastes doctrines. Mais déjà la concurrence de l'Allemagne, plus la première révolution russe, ont fait naître le Labour Party. C'est un parti tout empreint d'empirisme, vous avez parfaitement raison. Mais son existence est tout de même un coup porté à la tradition nationale, et la perspective de coups plus violents encore.

Si l'on raisonne dans l'abstrait et dans ce cas on raisonne faux, on peut dire qu'une conjoncture historique unique en son genre donne à MacDonald [5] la possibilité de réformer le système social de l'Angleterre par des voies "pacifiques", "démocratiques", en "le faisant évoluer". Si MacDonald développait aujourd'hui un programme de réformes audacieuses, avant tout un programme de nationalisations, et si, pour contrer la résistance des partis bourgeois, il faisait avec audace et détermination appel au pays, il disposerait sans aucun doute d'une solide majorité qui lui donnerait le pouvoir de conduire une évolution socialiste pacifique. J'entends par là un processus qui verrait la résistance des exploiteurs réduite au minimum et anéantie par les moyens légaux de l'appareil d'Etat. Mais vous comprenez bien que ce sont là des perspectives fantasmagoriques. MacDonald est absolument incapable d'avoir un programme radical. Son ministère se terminera par un pitoyable et honteux fiasco [6] et il en résultera non pas un apaisement, mais une exacerbation des contradictions politiques. Je crois que grâce, justement, à la politique des Fabiens [7], l'Angleterre va au devant des convulsions internes les plus violentes et les plus dramatiques.

Bien sûr, le rythme des événements sera sujet à discussion: le passage des changements quantitatifs au changement qualitatif se produira-t-il d'une manière évidente, spectaculaire? En trois ans, ou bien en cinq ou en dix? Dans ce domaine, des erreurs d'appréciation sont possibles et même inévitables. C'est que les marxistes mènent une politique à long terme - en quoi ils se distinguent des empiriques.

J'ai dit, vous me le rappelez, qu'il était fort improbable de voir se rééditer l'expérience d'une coalition ouvrière-libérale. Même si l'on considère que ce pronostic est contredit par l'existence de l'actuelle quasi- coalition (bien qu'il convienne tout de même d'attendre la suite des événements), ce fait n'infirme pas le fond de mon analyse. Et surtout, il ne faut pas oublier qu'entre la publication de ma brochure et la constitution d'un second gouvernement ouvrier en Angleterre il s'est produit une grève générale, ce que j'avais également prédit en me référant à la tradition du Chartisme [8]. Lorsqu'en 1925 j'ai écrit ma brochure, jamais je n'ai pensé que la grève générale éclaterait l'année suivante [9]. En cette circonstance les rythmes ont été plus rapides qu'on ne pouvait le penser. Il ne faut pas perdre de vue une seule minute que dans l'Angleterre de l'empirisme et du compromis, la grève générale n'est pas tombée du ciel, mais a été le produit d'une puissante évolution interne. En 1926 cette évolution est apparue au grand jour, puis tout est rentré sous terre. Mais tout cela ne s'est pas évaporé, cette évolution se poursuit, prend force en un processus moléculaire. A la prochaine étape, elle réapparaîtra avec une vigueur nouvelle.

Dans ces conditions, comment pourrais-je me rallier à l'idée que dans l'Angleterre d'aujourd'hui il n'y a rien à faire pour un marxiste ? Je ne peux en aucun cas être d'accord avec ça. Bien entendu, nombre de questions restent posée auxquelles il faut apporter les réponses adaptées : comment les communistes doivent-ils aborder leurs tâches politiques ? Quelles méthodes appliquer ? Quels mots-d'ordre lancer ? Comment modifier le centre de gravité de l'activité politique, etc...? Je n'ai pas de recettes toutes prêtes, bien sûr, et je ne peux pas en avoir, de par la nature même des choses. Pour élaborer ces méthodes, il faut s'appuyer non seulement sur les facteurs historiques fondamentaux dont je viens de parler, mais également sur des faite et des données de moindre importance, d'ordre conjoncturel, traditionnel, relevant du conservatisme national. Vous évoquez partiellement dans votre lettre cette réalité avec laquelle je ne suis pas suffisamment familiarisé. C'est une tâche que l'on ne peut mener à bien que collectivement.

Vous demandez :"Que faire ?". Ma réponse sera plus simple : il faut créer une revue marxiste, absolument indépendante, cela va de soi, du parti communiste actuel. Cette revue pourrait devenir le laboratoire théorique, l'arsenal idéologique des éléments d'avant-garde de la classe ouvrière anglaise.

Ce devrait être une revue solide sur le plan théorique, mais sans académisme. Elle devrait non seulement apporter un éclairage sur les questions et perspectives générales, mais entrer aussi dans le détail des problèmes internes qui se posent à toutes les organisations socialistes, à commencer, bien sur, par le parti communiste.

J'en termine. Je serai très heureux que notre correspondance se poursuive et prenne davantage d'ampleur.

Merci beaucoup pour le livre de ce social-démocrate allemand sur le parti ouvrier anglais. Je le lis avec intérêt.


Notes

[1] Sergéi L. Sedov (1908_1938?), le second fils de Trotsky, était resté en Union soviétique et exerçait la profession d'ingénieur.

[2] Trotsky fait allusion aux déclarations de Paul Löbe sur son éventuel asile en Allemagne. Cf. vol. 1, pp.

[3] John Paton (1886-1977) était secrétaire de l'I.L.P. depuis 1927.

[4] A la conférence de La Haye sur les Réparations, Philip Snowden avait multiplié les déclarations nationalistes.

[5] James Ramsay MacDonald (1866-1937) venait d'arriver au pouvoir pour la seconde fois en pleine crise économique.

[6] MacDonald se ralliera au programme économique des conservateurs, fera scission dans son propre parti et dirigera un gouvernement de coalition avec le soutien des conservateurs.

[7] La Fabian Society , du nom du chef romain, le temporisateur Fabius Cunctator, constituait l'aile la plus modérément réformiste du mouvement ouvrier britannique.

[8] Dans le second quart du XIXème siècle, le mouvement pour la Charte du Peuple avait été le premier grand mouvement ouvrier européen organisé sur un objectif démocratique, en Grande-Bretagne.

[9] Trotsky avait écrit en 1925 "Où va l'Angleterre".
Le conseil général des Trade-Unions, avait appelé le 12 mai 1926 à la fin de la grève générale, commencée le 3 mai.


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