1929

Article, traduit du russe. (Archives publiées grâce au soutien de l'Institut Léon Trotsky)


Œuvres – septembre 1929

Léon Trotsky

Le conflit sino-soviétique et la position des communistes de gauche belges

30 septembre 1929


Je crois nécessaire de répondre spécialement à l'article du camarade Van Overstraeten [1] paru dans le nº 23 du journal Le Communiste, pour trois raisons :

a). La question elle-même a une importance décisive pour la détermination de la voie de l'Opposition.

b). L'Opposition belge tient une grande place dans nos rangs internationaux.

c). Le camarade Van Overstraeten exerce à juste titre un rôle dirigeant dans l'Opposition belge.

Tandis qu'en Allemagne, de même qu'en France ou en Tchécoslovaquie, l'Opposition de gauche ne peut et ne doit être qu'une fraction, l'0pposition belge peut devenir un parti indépendant en opposition directe à la social-démocratie belge. C'est le devoir immédiat de l'Opposition internationale d'aider l'Opposition belge à occuper la place qui lui revient et surtout de l'aider à publier son hebdomadaire.

D'autant plus importante dès lors, pour l'Opposition internationale tout entière est la ligne politique de nos amis belges sur chaque question spécifique. L'erreur de Contre le Courant n'a qu'une valeur de symptôme. Une erreur du Communiste peut acquérir une valeur politique. Voilà pourquoi je crois nécessaire d'examiner séparément la position du camarade van Overstraeten sur le conflit sino-soviétique. Je le ferai aussi brièvement que possible, sous la forme de quelques points séparés puisque j'ai déjà développé les principales considérations dans ma brochure La Défense de l'U.R.S.S. et l'Opposition.

1 . Van Overstraeten écrit :

"L'affirmation que Thermidor est accompli serait, à notre avis une absurdité monstrueuse. Elle ne pourrait conduire qu'aux pires erreurs. Ce serait une rupture complète avec toutes les possibilités quelles qu'elles soient d'activité révolutionnaire".

C'est un principe au plus haut degré important, qui nous sépare de façon irréductible des ultra-gauches. Et il y a une solidarité complète entre van Overstraeten et nous.

Mais van Overstraeten a tort quand il pense que la question de Thermidor n'a pas de lien direct avec l'appréciation du conflit sino-soviétique. Le camarade Patri [2] (dans La Lutte de Classes) a tout à fait correctement dévoilé l'erreur fondamentale de Louzon qui comprend l'impérialisme non à la façon de Marx et de Lénine, mais à la façon de... Dühring [3]. Du point de vue marxiste, l'impérialisme est le stade suprême du capitalisme et n'est concevable que sur une base capitaliste. Pour Louzon, l'impérialisme est une politique d'"intervention" et de "conquête" en général, indépendamment du régime, des conditions, des objectifs de ces interventions et de ces conquêtes. C'est pourquoi la définition de classe du régime soviétique est un postulat fondamental dans tout le débat. Louzon, qui est un formaliste, ne s'en rend pas compte.

Mais van Overstraeten est un marxiste. Le soutien qu'il apporte à Louzon dans cette question est évidemment un malentendu.

2 . Le camarade van Overstraeten soutient Louzon dans une autre de ses erreurs. Au sujet de ma démonstration que le maintien du chemin de fer de l'Est chinois aux mains des soviets n'a pas seulement une grande importance pour la sécurité de la révolution russe, mais également pour le développement de la révolution russe. Van Overstraeten écrit :

"R.Louzon dit justement qu'une telle action fait reposer sur l'U.R.S.S. le devoir élémentaire de lutter sans merci pour la libération de toute la Mandchourie de toute sorte d'oppression réactionnaire".

En d'autres termes, ou bien la république soviétique restituera de son plein gré le chemin de fer au pire oppresseur de la Mandchourie ou bien elle est obligée en même temps de libérer d'un coup toute la Mandchourie, de toute espèce d'oppression. Cette alternative ne correspond à rien, Si la république soviétique était assez forte elle aurait évidemment le devoir de venir en aide aux masses opprimées de Mandchourie et de toute la Chine, les armes à la main. Mais la république soviétique n'est pas assez forte pour le faire.

Ce manque de force ne lui impose cependant pas l'obligation politique diamétralement opposée d'abandonner volontairement le chemin de fer à l'oppresseur réactionnaire de la Mandchourie et à l'agent du Japon qui, il est intéressant de le rappeler, est actuellement opposé à 1'unifîcation de la Chine, même sous l'autorité de Tchiang Kai-chek.

3 . Van Overstraeten écrit :

"Une offre pure et simple de restitution du chemin de fer de l'Est chinois eût à la fois révélé aux masses chinoises toute la fausseté de l'accusation d'"impérialisme rouge" portée par Tchiang Kai-chek contre l'U.R.S.S."

Ici, la restitution du chemin de fer à l'ennemi est envisagée du point de vue de la propagande et des meilleures méthodes pour démasquer Tchiang Kai-chek. Mais si on pousse l'argument plus loin, on découvre qu'en livrant toutes ses armes à ses voisins bourgeois, la Russie soviétique réfuterait de la meilleure manière l'accusation de militarisme rouge. Le meilleur moyen de démontrer que vous ne vous préparez à attaquer personne est de vous couper la gorge.

4 . Van Overstraeten formule mon "erreur" de la façon suivante :

"Il (Trotsky) substitue la défense fictive de l'intérêt révolutionnaire du prolétariat mandchou à la défense réelle des intérêts économiques de l'U.R.S.S."

Il y a ici deux idées fausses réunies. Premièrement, je n'ai nulle part envisagé la question du point de vue des intérêts du prolétariat mandchou. Pour moi, il s'agit des intérêts de la révolution russe et chinoise dans leur ensemble. La Mandchourie est l'une des principales et plus solides têtes de pont de la contre-révolution chinoise. Même le Guomindang de Tchiang Kai-chek n'a pas pu se rendre maître de la situation en Mandchourie - pas formellement, mais réellement - sauf en faisant la guerre aux gens du Nord. Au cas où cette guerre éclaterait, le chemin de fer serait aux mains de Zhang Suolin, une arme formidable contre l'unification bourgeoise de la Chine. Dans l'éventualité d'une nouvelle - c'est-à-dire d'une troisième - révolution, la Mandchourie jouerait fatalement le rôle joué dans la révolution russe par le Don ou le Kouban, ou dans la révolution française par la Vendée. Il va sans dire que le chemin de fer pourrait aussi trouver place dans ce rôle.

La deuxième erreur dans ces lignes est que, on ne sait pourquoi, il n'est question que des intérêts économiques de la république soviétique en Orient qui jouent en réalité un rôle de troisième ordre. Nous parlons de la situation de l'U.R.S.S. dans un encerclement international. L'impérialisme éprouve la résistance de la république soviétique en différents endroits. Chaque "épreuve" de ce type pose ou peut poser la question : cela vaut-il la peine de faire la guerre pour le chemin de fer chinois ? Pour la Mongolie ? Ou pour la Carélie ? Ou est-ce pour la Géorgie ? Cela vaut-il la peine d'entreprendre une guerre pour le remboursement des dettes du tsar ? Pour la remise des usines américaines à leurs ex-propriétaires ? Ou pour la reconnaissance des droits de la banque russo-asiatique ? Et ainsi de suite. Seul un formaliste peut opérer des distinctions principielles entre ces questions. Ce sont au fond des variantes courantes d'une seule et même question : faut-il, dans le cas présent, livrer bataille ou vaut-il mieux battre en retraite devant l'attaque de l'impérialisme ? Les circonstances peuvent dicter la retraite (et elles l'ont dictée, souvent). Mais alors il est nécessaire d'appeler l'abandon d'une position, une capitulation partielle inévitable, et de ne pas se couvrir derrière le principe de l'"auto-détermination nationale", c'est-à-dire sans faire de nécessité vertu, comme disent les Allemands.

5 . Van Overstfaeten voit ma principale erreur dans le fait que je pose "la question de la défense de l'U.R.S.S. même avant d'avoir répondu à la question de la défense de la paix"

Malheureusement ici, van Overstraeten sombre complètement dans le pacifisme. Il n'existe pas de défense de la paix en général, si l'on fait bien entendu abstraction des découvertes tardives de Briand sur la nécessité d'éduquer les enfants dans l'esprit de l'amour pour leurs prochains (et pour les réparations allemandes). Pour le prolétariat révolutionnaire, le conflit sino-soviétique pose la question non de la défense de la paix en général - quelle paix ? à quelles conditions ? dans l'intérêt de qui ? - mais précisément de la défense de la république soviétique. C'est le critère principal. Ce n'est qu'ensuite que se pose la deuxième question. Comment assurer la défense de la répub1ique soviétique dans les circonstances concrètes présentes : par des hostilités ou par une retraite temporaire pour nous protéger contre une attaque ? Cette question est résolue approximativement de la même façon que les syndicats résolvent celle de savoir s'il faut faire des concessions aux capitalistes qui baissent les salaires ou appeler à la grève. S'il est dirigé par des révolutionnaires, le syndicat résout la question de la grève en conformité avec la situation d'ensemble qui détermine le rapport de forces des deux côtés, mais d'aucune façon conformément au principe du maintien de la "paix industrielle". Si on aborde la conflit sino-soviétique avec un critère marxiste, il dst impossible de ne pas reconnaître que la défense de la paix en général est aussi inacceptable que celle de la paix industrielle, car, dans les deux cas, il s'agit de la lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie, à l'échelle nationale ou internationale.

Si van Overstraeten avait simplement dit :

"Mieux vaut renoncer au chemin de fer de l'Est chinois, mais préserver la paix", on pourrait comprendre sa position. Certainement la question demeurait ouverte de savoir si cette concession n'aiguiserait pas les appétits de nos (nombreux) ennemis et si elle n'aggraverait pas encore la situation. Mais c'est là une question pratique de simple analyse qui n'a rien à voir du tout avec la philosophie de l'impérialisme soviétique. Ce dont il s'agirait, ce ne serait pas de remplir un pseudo-devoir vis-à-vis d'une pseudo-indépendance chinoise, mais de nous débarrasser de nos ennemis. Cela signifierait  que l'on ne peut placer la défense de la paix au-dessus de celle de l'Union soviétique, mais que l'on estime que, dans les conditions présentes, la défense de l'Union soviétique peut être mieux assurée par l'abandon d'une partie de sa propriété à l'ennemi de classe.

Après l'écrasement de la révolution chinoise, étant donné l'affermissement de la stabilisation en Europe, la guerre est particulièrement dommageable pour la république soviétique. Il ne saurait y avoir de doute à ce sujet. Mais le camp ennemi également se résout difficilement à la guerre. Tchiang Kai-chek ne peut se lancer qu'avec l'intervention active de l'impérialisme mondial. Or, pour ce dernier, l'attitude du prolétariat, voire de certains secteurs du prolétariat, est d'une importance immense. Celui qui clame qu'il faut abandonner à l'agent japonais Zhang Suolin ou au contre-révolutionnaire Tchiang Kai-chek le chemin de fer qui appartient à la république soviétique, celui qui cache la signification du mot d'ordre "Bas les pattes devant la Chine", celui qui, directement ou indirectement, appuie l'accusation d'"impérialisme rouge", celui-là modifie, ce faisant, le rapport des forces à l'avantage de Zhang Suolin Tchiang Kai-chek et l'impérialisme mondial et par conséquent, dans les circonstances pr6sentes, accroît en pratique les chances d'un conflit militaire.

6 . Dans les premières semaines qui ont suivi la prise du chemin de fer, les dépêches de presse, de m8me que les déclarations des représentants du gouvernement soviétique, laissaient à penser avec assez de certitude qu'il pourrait y avoir un règlement pacifique du conflit. Mais le fait qu'il se prolonge non seulement complique beaucoup la situation, mais permet de penser qu'une troisième force, sur laquelle nous ne connaissons que trop peu de choses, prend également part à ce jeu. La diplomatie soviétique a-t-elle bien ou mal manoeuvré ? Telle est la question fondamentale. Pour la résoudre, nous manquons des éléments nécessaires. Mais si elle a commis des erreurs de tactique, ce qui est très vraisemblable, ce n'est pas au sens d'une atteinte impérialiste aux droits nationaux de la Chine, mais au sens d'une appréciation factuelle de la situation. Si, comme le prédit avec assurance l'Humanité du 25 septembre, la guerre vient à éclater dès l'automne, on peut considérer que les conséquences en seront incalculables, Nous ignorons la source de cette information de l'Humanité. Mais l'Opposition doit être solidement préparée, elle aussi, à un tournant brutal de ce genre.

Van Overstraeten termine son article par deux mots-d'ordre : "Pour la Défense de l'Union soviétique !" et "Contre le Stalinisme !". Ils sont tout à fait justes. L'Opposition russe a toujours posé la question de cette façon. Mais cela signifie aussi précisément qu'en cas de guerre, les Oppositionnels seront entièrement et sans réserves du c8té de la république soviétique. Et ils doivent, dès maintenant, devant les masses ouvrières, se séparer implacablement de tous ceux qui, sur cette question capitale, adoptent une position ambiguë.


Notes

[1] War van Overstraeten (1891-1981) avait été l'un des fondateurs du P.C. belge et son secrétaire général. Il avait entraîné avec lui la majorité du comité central sur une position de solidarité avec les Oppositionnels de gauche russe déportés et avait été exclu. Il était alors le principal dirigeant de l'Opposition belge.

[2] Aimé Patri (1904-1983), un professeur de philosophie, ancien du groupe de La Lutte de Classes était l'un des collaborateurs de la Vérité, il signait souvent André Ariat.

[3] Karl Eugen Dühring (1833-1921), économiste et philosophe positiviste allemand, avait été la cible d'un célèbre ouvrage d'Engels : M. Dühring bouleverse la science.


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