1929

Octobre 1929. Les suites de la déclaration de Rakovsky du 8.8.1929, l'évolution du Leninbund, le conflit sino-soviétique...
Au jour le jour, le combat de Trotsky.
Article du Bulletin de l'Opposition n°6, octobre 1929, traduit du russe.


Œuvres - octobre 1929

Léon Trotsky

4 octobre 1929

Le désarmement et les Etats Unis d'Europe

Comment unifier l'Europe ?


Briand ressent le besoin d'améliorer le sort historique de 350 millions d'Européens qui sont porteurs de la plus haute civilisation mais ne peuvent vivre un siècle sans une douzaine de guerres et de révolutions. Pour planifier notre planète, MacDonald a traversé l'Atlantique. Les Etats-Unis d'Europe, le désarmement, la liberté du commerce, la paix, sont à l'ordre du jour. La diplomatie capitaliste prépare partout une soupe pacifiste. Peuples d'Europe, peuples du monde entier, préparez de larges cuillères pour en puiser.

Pourquoi tout ce raffut ? Après tout, les socialistes ne sont-ils pas au pouvoir dans les plus importants pays d'Europe ou ne se préparent-ils pas à y parvenir ? C'est précisément pour cela qu'il apparaît dès maintenant que les plans de "pacification" de Briand et de MacDonald suivent des voies opposées. Briand veut unifier l'Europe pour qu'elle se défende contre l'Amérique. MacDonald veut mériter la gratitude de l'Amérique en l'aidant à opprimer l'Europe. Deux trains vont à la rencontre l'un de l'autre pour sauver leurs passagers d'une catastrophe de chemin de fer !

L'accord naval franco-anglais de juillet 1928 a été liquidé devant un simple froncement de sourcils des Etats-Unis. Ce fait est suffisamment démonstratif du rapport des forces dans le monde :

" Vous imaginez-vous par hasard, insinua l'Amérique, que je vais m'adapter à vos résolutions prises sur les deux rives du Channel ? Si vous voulez que vos pourparlers soient pris au sérieux, donnez-vous la peine de franchir l'Atlantique. "

MacDonald réserva vite son billet et c'est ce qu'il y a de plus tangible dans son programme pacifiste.

A Genève, les futurs "Unificateurs" du continent ne se sentaient guère plus à l'aise, que les bootleggers de l'autre côté de l'Océan. C'est avec effroi qu'ils jetaient des coups d'oeil vers la police américaine. Briand commençait et terminait ses discours en jurant ses grands dieux que l'unification de l'Europe ne devait, en aucun cas et aucune circonstance, être dirigée contre l'Amérique. Dieu nous garde ! A la lecture de ces déclarations, les politiciens américains devaient éprouver une double joie :

" Briand nous craint passablement, mais ne réussira pas à nous donner le change ! "

Tout en répétant les propos de Briand sur l'Amérique, Stresemann [1] polémiquait avec lui de façon voilée. Henderson [2] polémiquait avec l'un et l'autre, mais surtout le président français. En fait, toute la discussion de Genève s'est déroulée selon le schéma suivant :

" Briand - En aucun cas contre les Etats-Unis d'Amérique !
Stresemann - Très juste. Mais certains ont des arrière-pensées. L'Amérique ne peut avoir confiance qu'en l'Allemagne.
MacDonald - Je jure sur la Bible que la loyauté et l'amitié sont l'apanage exclusif des britanniques et particulièrement des Ecossais. "

C'est ainsi qu'a été créée à Genève la "nouvelle atmosphère internationale".

La faiblesse de l'Europe actuelle provient d'abord et avant tout de son délabrement économique. La force économique des Etats-Unis provient au contraire de leur unité. La question est : comment s'y prendre pour que l'unification de l'Europe ne soit pas dirigée contre l'Amérique, c'est-à-dire que le rapport de forces ne change pas au détriment de cette dernière ?

L'organe officieux de MacDonald, le Daily Herald, écrivait le 10 septembre que l'idée des Etats-Unis d'Europe était "grotesque" et même que c'était une provocation. Si toutefois cette fantaisie était réalisable, les Etats-Unis d'Europe dresseraient contre l'Amérique une formidable barrière douanière et le résultat serait que la Grande-Bretagne se trouverait dans les mâchoires de l'étau des continents. Ainsi raisonnait le Daily Herald, demandant au surplus comment, dans de telles conditions, on pourrait obtenir l'aide de l'Amérique.

Pratiquement, personne ne sait ce que signifient exactement les Etats-Unis d'Europe. Pour Stresemann, cela se réduirait à une unification de la monnaie et aussi des timbres-poste. C'est un peu maigre. Briand propose d'"étudier" un problème dont on ne sait pas exactement en quoi il consiste.

La tâche fondamentale de l'unification devrait être économique, non seulement au sens commercial mais aussi productif. Il faut un régime qui élimine les barrières artificielles entre le charbon et le fer européens. Il faut permettre une expansion du système d'électrification conforme aux conditions naturelles et économiques et pas aux frontières de Versailles. Il faut unifier les chemins de fer européens en un réseau unique, etc. Tout cela est inconcevable sans la destruction de l'ancien système des frontières douanières à l'intérieur de l'Europe. Cela signifierait alors une union douanière unique de toute l'Europe - contre l'Amérique.

Il est hors de doute que si les barrières douanières internes était abattues, l'Europe capitaliste, après une certaine période de crises de regroupement et de réajustement, atteindrait un niveau élevé sur une nouvelle base de répartition des forces productives C'est aussi indiscutable que le fait que, dans les conditions économiques données, les grandes entreprises sont supérieures aux petites. Mais nous n'avons pas encore entendu parler de petits entrepreneurs renonçant à leurs affaires pour cette raison. Pour conquérir le marché, le gros capitaliste doit d'abord ruiner le petit. Il en va de même entre états. Les barrières douanières sont édifiées précisément parce qu'elles sont profitables et indispensables pour une bourgeoisie donnée au détriment d'une autre, indépendamment du fait qu'elles nuisent à l'économie dans son ensemble.

A la suite de là conférence économique convoquée par la S.D.N. pour restaurer la liberté de commerce en Europe, il s'est déroulé une incessante guerre douanière. Le gouvernement britannique vient juste de proposer des "vacances douanières" pour deux ans, c'est-à-dire pas d'augmentation des tarifs dans les deux années prochaines. Voilà une modeste contribution aux Etats-Unis d'Europe, mais qui reste sur le papier.

Pour défendre ces murailles douanières qui ont grandi sans cesse depuis la guerre, il y a les armées nationales qui ont également dépassé le niveau d'avant-guerre [3]. Les dépenses militaires générales (terre, mer, air), des cinq plus grandes puissances sont passées, au cours des trois dernières années de 2.170 millions de dollars à 2.292. Ces chiffres suffisent à montrer combien chacune des bourgeoisies nationales des trente pays d'Europe attache de prix à sa propre muraille douanière. S'il faut qu'un gros capitaliste en ruine un plus petit, il faut qu'un Etat puissant en écrase de plus faibles pour abattre leurs murailles douanières.

Comparant l'Europe actuelle à la vieille Allemagne où des dizaines de petites patries allemandes avaient leurs propres frontières douanières, Stresemann essayait de trouver dans l'unification économique de l'Allemagne l'antécédent de la fédération économique d'Europe et du monde. Ce n'est pas une mauvaise analogie. Mais Stresemann a oublié de souligner que pour réaliser son unification - et seulement sur une base nationale -, l'Allemagne a dû traverser une révolution (1848) et trois guerres (1864, 1866 et 1870), pour ne pas mentionner les guerres de la Réforme. Tandis qu'aujourd'hui encore, après la révolution "républicaine" (1918), l'Autriche allemande demeure en dehors de l'Allemagne. Dans ces conditions, il est difficile de croire qu'il suffira de quelques déjeuners diplomatiques pour unifier économiquement les nations européennes.

Désarmement à l'américaine

Mais après tout,la question de la réduction des armements de l'Europe n'est-elle pas à l'ordre du jour en même temps que celle de son unification ? MacDonald a déclaré que la voie du désarmement graduel était le moyen le plus sûr d'assurer la paix perpétuelle. Un pacifiste peut nous faire cette objection. Bien sûr, si tous les pays désarmaient, cela constituerait une sérieuse garantie de paix. Mais l'auto-désarmement est aussi exclu, précisément, que la démolition volontaire des murailles douanières. Dans l'Europe d'aujourd'hui, il n'y a qu'un seul grand pays qui soit sérieusement désarmé, à savoir l'Allemagne. Mais, ainsi qu'on le sait, elle n'a pu être désarmée que parce qu'elle a été écrasée dans une guerre où elle-même avait cherché à "unifier l'Europe" sous sa domination.

De façon générale, la question du "désarmement graduel", quand on l'observe de près, revêt l'aspect d'une farce tragique. A la question du désarmement, on a substitué celle de la réduction des armements et finalement celle de l'établissement d'une parité navale entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. On salue d'avance aujourd'hui cette "réalisation" comme la garantie de paix la plus importante. Cela revient à dire que le moyen le plus sûr de supprimer les duels consiste dans la réduction du calibre des pistolets utilisés par les duellistes. Le sens commun indiquerait plutôt que la situation suggère le contraire. Si deux des plus grandes puissances navales marchandent aussi âprement sur quelques milliers de tonnes, cela ne fait que démontrer que chacune s'efforce, par des moyens diplomatiques, de s'assurer la meilleure position dans le prochain conflit militaire.

Que signifie cependant l'établissement d'une "parité" entre les flottes américaine et britannique du point de vue de la situation internationale ? Il signifie l'établissement d'une disparité totale entre elles, en faveur de l'Amérique. Et tous les participants sérieux de ce jeu le comprennent parfaitement, particulièrement les amirautés de Londres et de Washington. Et s'ils se taisent là-dessus, c'est seulement par timidité diplomatique. Nous n'avons aucune raison d'en faire autant.

Après l'expérience de la dernière guerre, il n'est personne qui ne comprenne que la prochaine guerre entre les Titans du monde ne sera pas brève mais longue. Le sort en sera déterminé par le rapport entre la puissance productive des deux camps. Cela signifie entre autres que les flottes de guerre des puissances maritimes doivent être non seulement complétées et rénovées, mais développées et recréées dans le cours même de la guerre.

Nous avons vu le rôle exceptionnel qu'ont joué les sous-marins allemands dans les opérations militaires de la troisième année du massacre. Nous avons vu comment l'Angleterre et les Etats-Unis ont créé, dans le cours même de la guerre, des armées puissantes, mieux armées et mieux équipées que les vieilles armées du continent européen. Cela veut dire que les soldats, les marins, les bateaux, les canons, les chars d'assaut et les avions qui existent au début des hostilités ne sont qu'un point de départ. La question sera tranchée par la capacité d'un pays donné à produire sous le feu des bateaux, des canons, des soldats et des marins. Même le gouvernement tsariste s'est montré capable de préparer certaines réserves pour l'éclatement de la guerre. Mais ce qui était au-dessus de ses forces était de compléter cet de renouveler ses forces sous le feu. En cas de guerre avec l'Amérique, l'unique condition de succès de la Grande-Bretagne théoriquement concevable serait de s'assurer, avant le début de la guerre, une très grande prépondérance militaire technique qui compenserait dans une certaine mesure l'incomparable prépondérance technique et économique des Etats-Unis. Mais l'égalisation des deux flottes avant la guerre signifie que dans les tout premiers mois de la guerre l'Amérique posséderait une incontestable prépondérance. Ce n'est pas pour rien que les Américains, il y a plusieurs années, on menacé en cas de nécessité de fabriquer des croiseurs comme des petits pains.

Dans les négociations entre Hoover [4] et MacDonald, il ne s'agit pas de désarmement ni même de limitation des armements navals, mais seulement de rationaliser les préparatifs de guerre.

Les navires vieillissent très vite. Aujourd'hui que l'expérience colossale de la guerre et le flot d'inventions et de découvertes qui en résultent ne sont utilisées que pour la guerre, tous les instruments de la technologie militaire s'avèrent dépassés avant même d'avoir été utilisés. Cela signifie que le gros de la flotte pourrait se révéler vieilli avant même d'avoir été utilisé. Dans ces conditions, quel sens y a-t-il à accumuler d'avance des bateaux ? Une approche rationnelle du problème exige que la flotte soit suffisamment importante pour la phase initiale de la guerre et soit suffisante en temps de paix pour servir de laboratoire pour tester et vérifier découvertes et inventions afin de passer à la production standardisée en série, dans le cours de la guerre.

Toutes les grandes puissances sont plus ou moins intéressées à la "régulation" des armements, surtout des armements aussi coûteux que les armements navals. Mais cette régulation se transforme inexorablement en énorme avantage pour le pays le plus fort économiquement.

Au cours des dernières années, les départements des Etats-Unis à la guerre et à la Marine se sont employés systématiquement à préparer l'ensemble de l'industrie américaine aux besoins de la prochaine guerre. Schwab [5], un des magnats de l'industrie de la marine de guerre, concluait récemment son discours au Collège de la Guerre par les mots suivants: "Il faut bien vous rendre compte que la guerre, dans la période présente, doit être assimilée à une grande entreprise de la grosse industrie".

La presse impérialiste française a naturellement fait tout son possible pour pousser l'Amérique contre l'Angleterre. Dans un article sur la question de l'accord naval, le Temps écrit que la parité navale ne signifie nullement la mise à égalité des puissances navales, dans la mesure où l'Amérique ne peut même pas rêver de s'assurer des bases navales comme celle que l'Angleterre s'est assurées depuis des siècles. Les bases navales britanniques sont sans conteste supérieures. Mais après tout, l'accord sur la parité navale, s'il est conclu, ne serait pas le dernier mot des Etats-Unis là-dessus. Leur mot d'ordre est "liberté des mers" c'est-à-dire un régime qui doit d'abord limiter sérieusement l'usage de ses bases pour la Grande-Bretagne. Non moins significatif est l'autre mot d'ordre des Etats-Unis : "la porte ouverte". Sous ce drapeau, l'Amérique dressera non seulement la Chine, mais l'Inde et l'Egypte contre la domination navale de la Grande-Bretagne. L'Amérique mènera son offensive contre les bases navales et les points d'appui britanniques non par mer, mais par terre, c'est-à-dire à travers les colonies et les dominions de la Grande-Bretagne. L'Amérique fera entrer sa flotte en action quand la situation sera mûre. Tout cela, c'est évidemment la musique de l'avenir. Mais nous n'en sommes pas séparés par des siècles ou des décennies. Le Temps n'a pas à s'inquiéter. Les Etats-Unis prendront séparément ce qui peut être pris séparément, altérant le rapport des forces - technique, commercial, financier, militaire - au détriment de leur rivale principale, sans perdre de vue un seul instant les bases navales de l'Angleterre.

La presse américaine a parlé avec dédain des acclamations des Britanniques pour Snowden, qui, par des gestes menaçants, a arraché à la conférence de La Haye 20 millions de dollars au profit de la Grande-Bretagne, c'est-à-dire la somme que les touristes américains dépensent pour leurs cigares. Snowden vainqueur ? s'interrogeait le New York Times. Et il répondait :

" Non. Le véritable vainqueur, c'est le plan Young. [6] ", c'est-à-dire le capital financier américain. Grâce à la Banque des règlements internationaux, le plan Young donne à l'Amérique le moyen de garder la main sur le pouls de l'Europe en matière d'or. A partir des fers financiers aux pieds de l'Allemagne partent de solides chaînes qui lient les mains de la France, les pieds de l'Italie et le cou de la Grande-Bretagne. MacDonald, aujourd'hui gardien du lion britannique, montre fièrement son collier de chien, l'appelant le meilleur instrument de la paix. Et figurez-vous que pour atteindre ces résultats-là, tout ce que l'Amérique a dû faire a été d'étaler sa magnanimité en "aidant" l'Europe à liquider la guerre et en "acceptant" la parité navale avec une Grande-Bretagne affaiblie.

La dictature impérialiste de l'Amérique

Depuis 1923, il nous a fallu batailler pour que la direction de l'Internationale communiste daigne finalement s'apercevoir de l'existence des Etats-Unis et comprendre que l'antagonisme anglo-américain constitue la ligne fondamentale sur laquelle se produisent regroupements et conflits mondiaux. On considérait cela comme une hérésie même à l'époque du Vème congrès de l'I.C. au milieu de 1924. On nous accusait de "surestimer" le rôle de l'Amérique. On inventa une légende spéciale selon laquelle nous aurions annoncé la disparition des contradictions capitalistes européennes face au péril américain. Osinsky, Larine  et autres ont noirci pas mal de papier pour "détrôner" la force américaine. Radek, à la suite des journalistes bourgeois, affirmait que commençait une époque de collaboration anglo-américaine, confondant ainsi des rapports temporaires et épisodiques avec le fond du développement mondial.

Peu à peu cependant, l'Amérique fut "reconnue" par la direction officielle du Comintern qui commença à répéter nos formules d'hier, sans oublier naturellement d'ajouter chaque fois que l'Opposition de gauche surestime le rôle de l'Amérique. Une juste appréciation de l'Amérique était, comme on sait, à cette époque l'apanage de Pepper [7] et de Lovestone.

Cependant, dès que commença le "cours à gauche", toutes les réserves furent balayées. Aujourd'hui les théoriciens officiels sont obligés de proclamer que l'Angleterre et l'Amérique marchent directement à la guerre. A cet égard, j'écrivais en février dernier à nos amis exilés en Sibérie :

"L'antagonisme anglo-américain est finalement parvenu à la surface de façon sérieuse. Il semble que maintenant même Staline et Boukharine commencent à comprendre ce dont il s'agit. Mais nos journaux simplifient trop le problème lorsqu'ils dépeignent la situation comme si l'antagonisme anglo-américain s'exaspérait sans cesse et devait conduire directement à la guerre. Il n'est pas douteux qu'il y aura encore quelques crises dans ce développement. La guerre se révélerait une entreprise trop dangereuse pour les deux camps. Ils vont faire plus dune tentative pour arriver à un accord et élaborer une solution pacifique. Mais dans l'ensemble, tout le développement marche à grand pas vers un dénouement sanglant".

L'étape actuelle revêt une fois de plus l'aspect d'une "collaboration" militaro-navale entre l'Amérique et l'Angleterre et quelques journaux français ont même exprimé leurs craintes d'une dictature mondiale anglo-saxonne. Probablement les Etats-Unis peuvent utiliser et utiliseront la "collaboration" avec l'Angleterre pour serrer la bride au Japon et à la France. Mais ce ne seront que des phases vers la domination, non pas anglo-saxonne, mais américaine du monde, Grande-Bretagne comprise.

Dans cette perspective, les dirigeants du Comintern peuvent répéter une fois de plus que nous sommes incapables de prévoir autre chose que le triomphe de l'impérialisme américain. De même, les théoriciens petits-bourgeois du populisme accusaient les pionniers russes du marxisme de ne rien prévoir d'autre que la victoire du capitalisme. Ces deux accusations vont de pair. Quand nous disons que l'Amérique va vers la domination mondiale, cela ne signifie nullement que cette domination sera entièrement réalisée et encore moins que si elle l'est dans une mesure ou une autre, cela durera des siècles ou même des décennies. Nous discutons d'une tendance historique qui, dans la réalité sera croisée et modifiée par d'autres tendances historiques. Si le monde capitaliste était capable de durer quelques décennies supplémentaires sans bouleversements révolutionnaires, alors ces décennies verraient sans aucun doute grandir sans cesse la domination mondiale de l'Amérique. Mais la question est que ce processus va inévitablement développer ses propres contradictions qui se combineront avec toutes les autres contradictions du régime capitaliste. L'Amérique va forcer l'Europe à lutter pour toujours plus de rationalisation et en même temps elle ne lui laissera qu'une part toujours plus réduite du marché mondial. Il en résultera une aggravation continuelle des difficultés de l'Europe. La concurrence entre puissances européennes pour cette part du marché mondial va inéluctablement s'aggraver. En même temps, sous la pression de l'Amérique, les Etats européens vont essayer de coordonner leurs forces. Telle est la source principale du programme de Briand des Etats-Unis d'Europe. Mais, quelles que puissent être les étapes particulières du développement, une chose est claire : l'aggravation continuelle du déséquilibre mondial en faveur de l'Amérique deviendra la source principale des crises et convulsions  révolutionnaires dans la prochaine période. Ceux qui considèrent que la stabilisation européenne est assurée pour des décennies ne comprennent rien à la situation mondiale et vont inévitablement plonger tête première dans le marais du réformisme.

Si l'on aborde ce processus de l'autre côté de l'Océan atlantique, c'est-à-dire du point de vue du destin des Etats-Unis, les perspectives ouvertes, là aussi, ne ressemblent guère à une paisible idylle capitaliste. Avant la guerre, la puissance des Etats-Unis s'est développée sur la base de leur marché intérieur, c'est-à-dire d'un équilibre dynamique entre leur industrie et leur agriculture. Dans ce développement, la guerre a provoqué une rupture brutale. Les Etats-Unis exportent toujours plus de capitaux et de produits manufacturés. La croissance de la puissance mondiale de l'Amérique signifie que tout le système de l'industrie et de la banque américaine, ce gratte-ciel capitaliste géant, repose toujours plus sur les bases de l'économie mondiale. Mais ce fondement est miné et les Etats-Unis eux-mêmes le minent un peu plus chaque jour. En exportant des marchandises et des capitaux, en construisant sa marine, en poussant de côté l'Angleterre, en achetant en Europe des entreprises-clés, en s'ouvrant un passage en Chine, etc. le capital financier américain est en train de creuser de ses propres mains des caves pleines de poudre et de dynamite, sous ses propres fondations. Où la mèche sera-t-elle allumée ? En Asie, en Europe, en Amérique du Sud, ou, ce qui est le plus probable en plusieurs endroits au même moment, ce n'est qu'une question secondaire.

Le malheur est que l'actuelle direction de l'Internationale communiste est totalement incapable de suivre toutes les étapes de ce processus gigantesque. Elle se dégage des faits par des platitudes. Mais l'agitation pacifiste en faveur des Etats-Unis d'Europe l'a prise à l'improviste.

Les Etats-Unis soviétiques d'Europe

La question des Etats-Unis d'Europe considérée d'un point de vue prolétarien a été soulevée par moi en septembre 1914, c'est-à-dire au tout début de la guerre impérialiste. Dans sa brochure La Guerre et l'Internationale, l'auteur de ces lignes cherchait à démontrer que l'unification de l'Europe était incontestablement mise au premier plan par tout le développement économique de l'Europe, mais que les Etats-Unis d'Europe n'étaient concevables que comme la forme politique de la dictature du prolétariat d'Europe.

En 1923, quand l'occupation de la Ruhr posa une fois de plus de façon aiguë les problèmes fondamentaux de l'économie européenne (avant tout charbon et minerai de fer) et, coïncidant avec eux, les problèmes de la révolution également, nous avons obtenu que le mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe soit officiellement adopté par la direction du Comintern. Mais l'hostilité demeurait à l'égard de ce mot d'ordre. N'étant pas en position de le rejeter, les dirigeants du Comintern le considéraient comme un enfant abandonné du "trotskysme".

Après l'échec de la révolution de 1923 en Allemagne, l'Europe connut la stabilisation. Les problèmes révolutionnaires fondamentaux disparaissaient de l'ordre du jour. Le mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe fut abandonné. Il ne fut pas inclus dans le programme de l'Internationale communiste. Staline expliqua ce nouveau zigzag de façon particulièrement profonde : " Puisqu'on ne peut pas prévoir clans quel ordre les divers pays feront leur révolution, il en découle qu'il est impossible de prévoir si les Etats-Unis d'Europe seront nécessaires". En d'autres termes, il est plus facile de faire un pronostic après l'événement qu'avant lui. En fait, il ne s'agit pas du tout, de l'ordre dans lequel vont se produire les révolutions. Là-dessus on ne peut que faire des spéculations. Mais cela ne dispense ni les ouvriers européens, ni l'Internationale dans son ensemble de répondre à la question : " Comment arracher l'économie européenne à sa dispersion actuelle et comment sauver les masses populaires d'Europe du déclin et de la servitude ? "

Le malheur, cependant, est que le fondement économique du mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe met en cause une des idées fondamentales de l'actuel programme du Comintern : l'idée de la construction du socialisme dans un seul pays.

Le trait essentiel de notre époque consiste en ce que les forces productives ont définitivement débordé le cadre de l'Etat national et ont pris, particulièrement en Europe et en Amérique, des proportions en partie continentales et en partie mondiales. La guerre impérialiste est née de la contradiction entre les forces productives et les frontières nationales. Et la paix de Versailles qui a terminé la guerre a encore aggravé cette contradiction. En d'autres termes, face au développement des forces productives, le capitalisme ne peut exister dans un seul pays. En outre le socialisme peut se baser et se basera sur des forces productives bien plus développées : autrement, le socialisme ne serait pas un progrès mais une régression vis-à-vis du capitalisme. J'écrivais en 1914 :

" Si le problème du socialisme pouvait se résoudre dans le cadre d'un Etat national, il serait du coup compatible avec la défense nationale. "  La formule Etats-Unis soviétiques d'Europe exprime 1'idée que le socialisme est impossible dans un seul pays. Il ne peut même atteindre la plénitude de son développement dans les limites d'un continent !

Les Etats-Unis socialistes d'Europe représentent le mot d'ordre historique qui constitue une étape sur la voie de la fédération socialiste mondiale.

Il est arrivé plus d'une fois dans l'histoire que, lorsque la révolution n'était pas assez forte pour résoudre des tâches historiquement mûres, leur solution était entreprise par la réaction. Ainsi Bismarck unifia-t-il l'Allemagne à sa façon après l'échec de la révolution de 1848. Ainsi Stolypine tenta-t-il de résoudre la question agraire après la défaite de la révolution de 1905 [8]. Ainsi les vainqueurs de Versailles ont-ils résolu à leur façon la question nationale que toutes les révolutions bourgeoises antérieures en Europe avaient été impuissantes à régler. L'Allemagne des Hohenzollern a essayé d'organiser l'Europe à sa façon, c'est-à-dire en l'unissant sous son heaume. C'est alors que Clemenceau vainqueur a décidé d'utiliser la victoire pour tailler l'Europe en un grand nombre de tranches. Briand, armé aujourd'hui de fil et d'aiguille, se prépare à recoudre les morceaux, m8me s'il ne sait par quoi commencer.

La direction du Comintern, particulièrement la direction du P.C. français, dénonce l'hypocrisie du pacifisme officiel. Mais ce n'est pas suffisant. Se contenter d'expliquer le cours vers l'unification de l'Europe seulement comme un moyen de préparer la guerre contre l'U.R.S.S., c'est, pour être modéré, puéril et cela ne fait que compromettre la défense de la République soviétique. Le mot d'ordre d'Etats-Unis d'Europe n'est pas une invention rusée diplomatique. Il découle des besoins économiques de l'Europe qui s'expriment d'autant plus douloureusement et de façon plus aiguë que s'exerce plus fort la pression des Etats-Unis d'Amérique. C'est particulièrement maintenant que les partis communistes doivent opposer le mot d'ordre des Etats-Unis soviétiques d'Europe au concoctions pacifistes de l'impérialisme européen.

Mais les partis communistes ont les mains liées. Ce mot d'ordre vivant, avec un profond contenu historique, a été arraché du programme de l'Internationale communiste seulement dans l'intérêt de la lutte contre l'Opposition. L'Opposition doit d'autant plus résolument lancer ce mot d'ordre. Par la bouche de l'Opposition, l'avant-garde du prolétariat européen dit à ses maîtres actuels : pour unifier l'Europe, il faut avant tout arracher le pouvoir de vos mains. Nous le ferons. Nous unirons l'Europe. Nous l'unirons contre le monde capitaliste hostile. Nous en ferons la première puissance du socialisme militant. Nous en ferons la pierre angulaire de la fédération socialiste mondiale.


Notes

[1] Gustav Stresemann (1878-1929) était alors ministre des affaires étrangères de l'Allemagne

[2] Arthur Henderson (1863-1935) était ministre des affaires étrangères du gouvernement MacDonald.

[3] Avant la guerre, la Grande-Bretagne dépensait pour sa flotte 237 millions de dollars. Elle en dépense aujourd'hui 270. La flotte des Etats-Unis coûtait en 1913 130 millions de dollars. Aujourd'hui, 364. Pour le Japon, les mêmes dépenses sont passées de 48 millions de dollars à 127, soit près du triple. On comprend que les ministres des finances, devant ce flux, commencent à éprouver le mal de mer. (Note de Trotsky)

[4] Herbert C. Hoover (1874-1964) président républicain conservateur, avait pris ses fonctions en mars.

[5] Charles M. Schwab (1862-1939), magnat de l'acier, était président de la Bethlehem Steel Co quand il fut porté à la tête des fabrications de matériel de guerre pendant la première guerre.

[6] La conférence de La Haye, en août 1929 portait sur les réparations. Elle adopta le plan Young. Owen D. Young (1874-1962) était un avocat d'affaires.

[7] Jozef Pogany dit Pepper (1886-1937), un hongrois, avait été jusqu'en 1929, l'éminence grise du P.C. américain.

[8] Piotr A. Stolypine (1863-1911) essaya de constituer une couche de paysans aisés au moyen d'une réforme modérée.


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